LeBonhomme-lune est une création imaginaire et poétique qui évoque la magie et l’imaginaire, où une planète devient à la fois créature et montgolfière Le dessin peint est découpé et collé en sur-impression sur un fond de nuit noire, et encadré d’un joli passe-partout carré blanc crème et d’un cadre à bord noir fin et brillant protégé par une vitre en verre. Vous avez mal installé votre protection d'écran en verre trempé ? Vous souhaitez peut-être retirer la vitre de protection de l'écran pour la nettoyer ? Il existe plusieurs raisons pour lesquelles vous pouvez avoir besoin de recoller une protection d'écran. Voyons comment réinstaller la protection d'écran sans perdre ses propriétés protectrices. Comment retirer le protecteur d'écran en verre trempé Avant de commencer la procédure, préparez un lieu de travail. Effectuez un nettoyage humide pour éliminer autant que possible la poussière présente dans l'air. Préparez des produits de nettoyage, du ruban adhésif et une carte de crédit pour retirer le verre. Si possible, utilisez des gants en caoutchouc fins pour éviter de laisser accidentellement des empreintes sur la surface propre du verre ou du film. Retirez également l'étui ou le pare-chocs du téléphone au préalable afin qu'il n'y ait aucune interférence avec le retrait et la réinstallation de la vitre de sécurité. Étape 1 Soulevez la vitre À l'aide d'une carte de crédit ou d'un cure-dent, tirez sur le bord de la vitre de sécurité et soulevez-la doucement. Commencez par le bord large, en tirant progressivement le verre à partir des extrémités. Si vous commencez par les extrémités, le verre risque de se briser. Étape 2 Retirer le verre Retirez délicatement la protection d'écran en verre trempé et placez-la dans un endroit propre, la base adhésive vers le haut. Étape 3 Recoller le verre Vous pouvez maintenant recoller la protection d'écran. Remettez la protection d'écran en place. Agissez de la même manière que lorsque vous avez installé la protection d'écran pour la première fois. Lorsque vous installez le verre trempé, essayez de l'installer uniformément et d'éviter les bulles d'air. Si vous remarquez que le protecteur d'écran est placé dans une mauvaise position, interrompez l'installation, retirez le verre et installez-le à nouveau. Lisez également notre article Comment enlever une bulle d'air sur un verre trempé ?». Pour éviter que le verre ne se brise, maintenez le bord non collé à 1-3 cm au-dessus de l'écran. Peut-on réutiliser un écran de protection en verre trempé ? Bien que certaines personnes aient trouvé le moyen de le faire avec succès, il est généralement déconseillé de réutiliser une protection d'écran en verre trempé. Une fois retirée de l'appareil d'origine, la colle laissée sur le protecteur attire la poussière. En outre, la colle n'aura pas la même capacité à adhérer à une nouvelle surface après avoir été utilisée une fois. Sans la surface de colle fraîche, il est peu probable qu'un joint sûr puisse être réalisé avec l'écran du nouvel appareil, ce qui entraîne la formation de bulles ou la défaillance de la protection d'écran. Quand faut-il remplacer un écran de protection en verre trempé ? Vous l’avez lu, il est fortement déconseillé de réutiliser une protection d’écran en verre trempé. Par conséquent, si votre verre trempé ne colle plus, c’est qu’il était de mauvaise qualité ou mal installé. Dès lors que votre verre trempé ne colle plus, il faudra donc le remplacer par un nouveau verre trempé de très bonne qualité. Mais comment connaître le bon moment pour remplacer un écran de protection en verre trempé ? Si le verre présente un défaut quelconque, même un petit creux, il est important de remplacer la protection le plus rapidement possible. Aussi, en cas de mauvaise installation il est tout à fait possible de décoller instantanément le verre trempé pour le recoller, mais si ce n’est pas fait tout de suite, votre verre trempé sera inefficace. Il vous faudra donc le remplacer prématurément. Tout comme un pare-brise de voiture, les protections d'écran en verre trempé utilisent des couches de verre laminées pour répartir la force le long de la surface du protecteur. Tout défaut servira de point de rupture, entraînant des fissures plus importantes, qui pourraient potentiellement conduire à des doigts rayés. Vous voudrez également remplacer une protection d'écran qui a commencé à se décoller sur un bord. Cela indique que la colle commence à s'effriter et que le protecteur risque de se déplacer ou de ne pas protéger votre écran en cas de choc direct. Comment enlever une protection d'écran en verre trempé ? L'enlèvement de la protection d'écran est sans effort si cette dernière est de bonne qualité. Utilisez un ongle ou un morceau mince de plastique pour soulever un coin de la protection doucement. Une fois que la séparation se produit, continuez lentement à soulever le protecteur de l'écran. Ne forcez pas, car vous risqueriez de casser le protecteur, ce qui entraînerait davantage de travail. Idéalement, le protecteur devrait se détacher en un seul morceau. Placez l'ancienne protection d'écran dans un endroit sûr jusqu'à ce que vous ayez placé la nouvelle protection sur votre appareil. Placez l'ancienne protection dans le conteneur dans lequel la nouvelle protection d'écran en verre trempé est arrivée, afin de l'éliminer en toute sécurité. De nombreux événements peuvent conduire à la nécessité de remplacer une protection d'écran en verre trempé, de la panne à l'usure générale, en passant par des raisons esthétiques. Pour une solution de qualité qui est moins chère que les protecteurs du fabricant dédié, sans sacrifier la qualité, consultez notre gamme Getkord de protecteurs d'écran en verre trempé. En tant que spécialistes de la marque Samsung, nous sommes en capacité de vous fournir des coques de protection et des verres trempés entièrement adaptés aux besoins de votre téléphone mobile. Chacune de nos protections est fournie avec un kit d’installation pour vous simplifier la vie et vous aider à conserver longtemps votre téléphone portable.
Dautant plus que c'est lui qui a cherché la merde à frapper le gars. Si il y a bien une putain de règle dans ce bas monde, c'est de pas frapper les filles ! MasterChief: Posté le: 4/11/2013 18:16 Mis à jour: 4/11/2013 18:16 #8. Je suis accro. Inscrit le: 25/4/2008. Envois: 1654. Re: Un homme frappe une fille qui passe à travers une vitre 0 . Je tiens juste à préciser un truc,
Télécharger l'article Télécharger l'article Les gouttes de colle ou de peinture peuvent sécher et durcir sur les fenêtres, créant une tache indésirable. Les autocollants que vous retirez de votre parebrise peuvent laisser un résidu collant, gluant et graisseux derrière eux. Les puissants adhésifs sont particulièrement résistants à l’eau et aux autres techniques traditionnelles de lavage, cependant vous devrez être en mesure de nettoyer vos fenêtres avec une combinaison de solvant et un racloir. Il y a différentes astuces que vous pouvez essayer pour résoudre le problème. 1 Frottez la colle avec de l’alcool isopropylique. Versez sur une serviette en papier l’équivalent d’un bouchon d’alcool isopropylique ou de dissolvant. Appliquez en mouvement circulaire pour ramollir la colle ou la peinture. Vous n’aurez pas besoin de beaucoup de solvant, car une petite dose concentrée à un endroit sera largement plus efficace que si vous aspergez toute la fenêtre [1] . Vaporisez un nettoyant classique pour fenêtres sur la tache avant de frotter avec un chiffon propre. Cela décollera les résidus de tache et masquera l’odeur de l’alcool ou du dissolvant. 2Essayez le vinaigre blanc. Si vous avez affaire à des résidus laissés par du ruban de masquage, vous pouvez utiliser du vinaigre blanc pour les nettoyer. Cette méthode est efficace sur les fenêtres en verre sur lesquelles le ruban est resté trop longtemps ou a séché rapidement sous le soleil. Essuyez le résidu plusieurs fois avec un chiffon doux imbibé de vinaigre, laissez agir une minute puis frottez avec une partie propre de votre chiffon déjà humide. Frottez et appliquez plus de vinaigre jusqu’à ce que tous les résidus aient disparu. 3 Utilisez des agents dégraissants commerciaux. Rendez-vous au magasin d’articles automobiles le plus proche. Vous y trouverez de nombreux produits qui vous aideront à traiter les résidus tenaces de colle. Privilégiez les marques comme Fast Orange, Goof-Off ou encore Goo Gone. Ces produits sont conçus pour nettoyer l’huile moteur et la graisse sur les mains, mais ils sont également efficaces sur les autocollants, les rubans adhésifs et les résidus de colle grâce aux puissants agents dégraissants qu’ils contiennent. Dans le cas des nettoyants aux agrumes comme Fast Orange, l’agent dégraissant est généralement le limonène. Pour les autres, il s’agit des heptanes qui sont un puissant solvant. Pour des raisons de sécurité, vous devez utiliser ces deux types de produit à petites doses dans un endroit bien aéré. 4Appliquez du WD40 ou un diluant à peinture. Vaporisez le produit directement sur la colle puis frottez la surface avec un chiffon propre [2] . 5 Traitez la colle avec de l’essence à briquet. Faites gicler le fluide sur un chiffon ou une serviette en papier et faites attention à ne pas en répandre. Frottez la tache de colle avec une serviette humide jusqu’à ce qu’elle ait complètement disparu. Une autre solution consiste à tremper la colle dans de l’essence à briquet. Appliquez ou tamponnez l’essence directement sur la colle en veillant à ne pas déborder autour. Laissez reposer une minute puis essuyez avec une serviette propre et humide. Soit dit en passant, vous pouvez utiliser cette méthode pour nettoyer les marques de crayon sur un mur. Quelques traces légères peuvent persister, mais l’essence à briquet retirera le gros de la tache. Une fois la tache nettoyée, vous pourrez retoucher la peinture. 6Chauffez le verre avec un sèche-cheveu. Passez un sèche-cheveu réglé à température élevée sur la surface tachée pendant au moins 1 minute pour détacher la colle de la fenêtre. Vous pouvez également utiliser un pistolet thermique pour obtenir le même résultat. Réglez le pistolet à faible température et appliquez la chaleur en mouvement circulaire. Une fois que la colle aura ramolli et qu’elle semblera chaude au toucher, vous pourrez la frotter avec un solvant ou la détacher avec un outil de raclage comme une lame de rasoir [3] . 1 Considérez le type de colle. Les mesures à prendre en cas de colle humide dépendront du type de colle auquel vous avez affaire. Certaines colles décollent presque toujours du verre sans laisser de trace une fois qu’elles sont sèches. D’autres devront être frottées avec de l’eau chaude et des solvants. D’autres encore ne partiront qu’au prix de nombreux efforts susceptibles d’abimer le verre. C’est pourquoi il est important de déterminer le type de colle qui a été utilisé. La colle chaude peut être pelée » une fois sèche. Attendez quelques instants avant d’essayer de la décoller. La colle liquide Elmer décollera également sans laisser de trace une fois sèche. Le bâton de colle Elmer peut être traité avec de l’eau chaude, toutefois il est plus tenace que certains autres types de colle. Le Tacky glue se décolle facilement une fois sec, mais vous pouvez essayer de le détacher avec de l’eau chaude pour faciliter le nettoyage avant qu’il n’ait eu le temps de se fixer. La super glue ne partira que si vous frottez fort. Il y a de fortes chances que vous rayez votre fenêtre durant le processus de nettoyage. 2Agissez vite. Il est possible que la colle devienne plus difficile à nettoyer une fois sèche. Si vous agissez tant qu’elle est humide et gluante, vous devrez être en mesure d’en retirer une bonne partie avant qu’elle n’ait eu le temps de durcir sur vos fenêtres. 3 Essuyez la colle humide avec un gant de toilette trempé. Si la colle n’a pas encore séché, de l’eau chaude et un gant de toilette devraient faire l’affaire. Vous pouvez également utiliser une serviette en papier, un vieux teeshirt ou la partie rugueuse d’une éponge. Frottez la fenêtre pendant quelques minutes jusqu’à ce que toute la colle ait disparu. Une fois la fenêtre propre, séchez-la complètement avec un chiffon. Inspectez le verre et recommencez le processus s’il est encore collant. Notez que la colle humide peut accrocher le gant de toilette et peut être difficile à retirer. Utilisez quelque chose que vous ne craignez pas d’abimer pour nettoyer vos fenêtres. Frotter la colle humide risque simplement de l’étaler davantage, ce qui augmentera la surface à traiter. Si l’eau et le gant de toilette ne suffisent pas, essayez un solvant plus puissant. 4Utilisez les solvants qui servent à nettoyer la colle sèche. L’alcool isopropylique, le dissolvant, le WD-40, les dégraissants industriels, le vinaigre et l’essence à briquet sont tous efficaces pour décoller d’une vitre la colle encore visqueuse. Comme avec la colle sèche, frottez la fenêtre avec une serviette en papier ou un chiffon imbibé du solvant de votre choix jusqu’à ce que toute la tache ait disparu. 5Ramollissez la colle avec une éponge chaude. Plongez une éponge dans de l’eau bouillante pendant quelques minutes. Secouez-la avant de l’appliquer sur la tache et attendez quelques minutes. Lorsque vous retirerez l’éponge, une bonne partie de la colle devrait partir en même temps. Rincez l’éponge puis essuyez les traces restantes jusqu’à ce que la vitre soit complètement propre. 6Traitez la tache avec de l’eau bouillante. Versez un flot constant d’eau bouillante directement sur la colle pendant quelques secondes. Cela devrait la décoller suffisamment pour qu’il soit possible de la racler. Après avoir chauffé la colle, passez tout de suite un racloir sur la surface tachée. 7Congelez la colle humide avec un glaçon. Appliquez un glaçon contre la tache de colle pendant quelques minutes pour la congeler. Une fois qu’elle aura durci, raclez-la avec un couteau à beurre ou le bord d’une carte de crédit. 1Raclez la colle après avoir appliqué du solvant. Le solvant vous aidera à détacher la colle de la surface en verre. L’outil à racler vous donnera le tranchant et l’effet de levier nécessaires pour faciliter le processus. Utilisez un racloir métallique, si possible aiguisé et solide. N’utilisez pas de lame fine ou fragile, car vous devrez appuyer fort pour détacher la colle et une lame fine peut devenir dangereuse en cas de casse [4] . 2 Utilisez un outil à racler pour traiter les taches tenaces. Choisissez le même type de racloir que vous utiliserez pour retirer les autocollants de voiture. Si vous n’en avez pas, vous pouvez également utiliser une lame de rasoir neuve, un couteau à lame rétractable ou un tournevis à tête plate [5] . Inclinez la lame d’environ 30 degrés par rapport à la surface du verre puis raclez prudemment et méthodiquement les résidus de colle. Poussez en un mouvement fluide et n’oubliez pas que vous devez racler et non trancher. Autrement, le verre risque de s’abimer [6] . Le raclage n’est pas seulement efficace contre la colle, vous pouvez également l’utiliser pour retirer la peinture tenace qui a durci. 3Utilisez une paille de fer. Si la tache est particulièrement tenace, essayez de frotter la fenêtre avec un morceau de paille de fer. Plongez la paille dans l’eau puis ajoutez quelques gouttes de liquide vaisselle. Faites très attention à ne pas frotter trop fort, car une trop forte pression risque de rayer le verre. 4Essuyez la fenêtre avec une serviette propre et sèche. Terminez le nettoyage en essuyant la surface traitée avec une serviette propre ou avec une section propre de votre serviette en papier imbibée d’alcool ou de vinaigre. S’il y a des petites taches de peinture visibles sur la fenêtre, vous pouvez laisser tomber le solvant et utiliser simplement la serviette propre. Conseils Avant de faire quoi que ce soit, testez d’abord le racloir sur une surface en verre que vous n’utilisez plus pour vous assurer qu’il ne risque pas de rayer vos fenêtres. Utilisez une pâte de bicarbonate de soude et d’eau. Laissez agir quelques instants puis raclez avec un racloir en plastique. C’est rapide, simple, pas cher et non toxique. Avertissements Utilisez un racloir avec une poignée plutôt qu’une lame de rasoir nue. Il y a un risque que la lame glisse et tranche votre main au contact d’une goutte de colle. Éléments nécessaires De l’alcool isopropylique, du dissolvant, du vinaigre blanc, du dégraissant commercial Une lame de rasoir ou un racloir Des serviettes ou des chiffons pour frotter et nettoyer À propos de ce wikiHow Cette page a été consultée 72 562 fois. Cet article vous a-t-il été utile ?
Selonla servitude d’égout des toits qui découle de l’application de l’article 681 du Code civil, vous devez impérativement installer une gouttière pour récupérer cette eau et la diriger sur votre propre terrain. De plus cette gouttière ne doit pas dépasser sur le terrain voisin. Si tel est le cas, votre voisin est en droit de Emile Zola L'Argent I Onze heures venaient de sonner à la Bourse, lorsque Saccard entra chez Champeaux, dans la salle blanc et or, dont les deux hautes fenêtres donnent sur la place. D'un coup d'oeil, il parcourut les rangs de petites tables, où les convives affamés se serraient coude à coude ; et il parut surpris de ne pas voir le visage qu'il cherchait. Comme, dans la bousculade du service, un garçon passait, chargé de plats " Dites donc, M. Huret n'est pas venu ? - Non, monsieur, pas encore. " Alors, Saccard se décida, s'assit à une table que quittait un client, dans l'embrasure d'une des fenêtres. Il se croyait en retard ; et, tandis qu'on changeait la serviette, ses regards se portèrent au-dehors, épiant les passants du trottoir. Même, lorsque le couvert fut rétabli, il ne commanda pas tout de suite, il demeura un moment les yeux sur la place, toute gaie de cette claire journée des premiers jours de mai. A cette heure où le monde déjeunait, elle était presque vide sous les marronniers, d'une verdure tendre et neuve, les bancs restaient inoccupés ; le long de la grille, à la station des voitures, la file des fiacres s'allongeait, d'un bout à l'autre ; et l'omnibus de la Bastille s'arrêtait au bureau, à l'angle du jardin, sans laisser ni prendre de voyageurs. Le soleil tombait d'aplomb, le monument en était baigné, avec sa colonnade, ses deux statues, son vaste perron, en haut duquel il n'y avait encore que l'armée des chaises, en bon ordre. Mais Saccard, s'étant tourné, reconnut Mazaud, l'agent de change, à la table voisine de la sienne Il tendit la main. " Tiens ! c'est vous. Bonjour ! - Bonjour ! " répondit Mazaud, en donnant une poignée de main distraite. Petit, brun, très vif, joli homme, il venait d'hériter de la charge d'un de ses oncles, à trente-deux ans. Et il semblait tout au convive qu'il avait en face de lui, un gros monsieur à figure rouge et rasée, le célèbre Amadieu, que la Bourse vénérait, depuis son fameux coup sur les Mines de Selsis. Lorsque les titres étaient tombés à quinze francs, et que l'on considérait tout acheteur comme un fou, il avait mis dans l'affaire sa fortune, deux cent mille francs, au hasard, sans calcul ni flair, par un entêtement de brute chanceuse. Aujourd'hui que la découverte de filons réels et considérables avait fait dépasser aux titres le cours de mille francs, il gagnait une quinzaine de millions ; et son opération imbécile qui aurait dû le faire enfermer autrefois, le haussait maintenant au rang des vastes cerveaux financiers. Il était salué, consulté surtout. D'ailleurs, il ne donnait plus d'ordres, comme satisfait, trônant désormais dans son coup de génie unique et légendaire. Mazaud devait rêver sa clientèle. Saccard, n'ayant pu obtenir d'Amadieu même un sourire, salua la table d'en face, où se trouvaient réunis trois spéculateurs de sa connaissance, Pillerault, Moser et Salmon. " Bonjour ! ça va bien ? - Oui, pas mal... Bonjour ! " Chez ceux-ci encore, il sentit la froideur, l'hostilité presque. Pillerault pourtant, très grand, très maigre, avec des gestes saccadés et un nez en lame de sabre, dans un visage osseux de chevalier errant, avait d'habitude la familiarité d'un joueur qui érigeait en principe le casse-cou, déclarant qu'il culbutait dans des catastrophes, chaque fois qu'il s'appliquait à réfléchir. Il était d'une nature exubérante de haussier, toujours tourné à la victoire, tandis que Moser, au contraire, de taille courte, le teint jaune, ravagé par une maladie de foie, se lamentait sans cesse, en proie à de continuelles craintes de cataclysme. Quant à Salmon, un très bel homme luttant contre la cinquantaine, étalant une barbe superbe, d'un noir d'encre, il passait pour un gaillard extraordinairement fort. Jamais il ne parlait, il ne répondait que par des sourires, on ne savait dans quel sens il jouait, ni même s'il jouait ; et sa façon d'écouter impressionnait tellement Moser, que souvent celui-ci, après lui avoir fait une confidence, courait changer un ordre, démonté per son silence. Dans cette indifférence qu'on lui témoignait, Saccard était resté les regards fiévreux et provocants, achevant le tour de la salle. Et il n’échangea plus un signe de tête qu'avec un grand jeune homme, assis a trois tables de distance, le beau Sabatani, un Levantin, à la face longue et brune, qu'éclairaient des yeux noirs magnifiques, mais qu'une bouche mauvaise, inquiétante, gâtait. L'amabilité de ce garçon acheva de l'irriter quelque exécuté d'une Bourse étrangère, un de ces gaillards mystérieux aimé des femmes, tombé depuis le dernier automne sur le marché, qu'il avait déjà vu à l'oeuvre comme prête-nom dans un désastre de banque, et qui peu à peu conquérait la confiance de la corbeille et de la coulisse, par beaucoup de correction et une bonne grâce infatigable, même pour les plus tarés. Un garçon était debout devant Saccard. " Qu'est-ce que monsieur prend ? - Ah ! oui... Ce que vous voudrez, une côtelette, des asperges. " Puis, il rappela le garçon. " Vous êtes sûr que M. Huret n'est pas venu avant moi et n'est pas reparti ? - Oh ! absolument sûr ! " Ainsi, il en était là , après la débâcle qui, en octobre, l'avait forcé une fois de plus à liquider sa situation, à vendre son hôtel du parc Monceau, pour louer un appartement les Sabatanis seuls le saluaient, son entrée dans un restaurant, où il avait régné, ne faisait plus tourner toutes les têtes, tendre toutes les mains. Il était beau joueur, il restait sans rancune, à la suite de cette dernière affaire de terrains, scandaleuse et désastreuse, dont il n'avait guère sauvé que sa peau. Mais une fièvre de revanche s'allumait dans son être ; et l'absence d'Huret qui avait formellement promis d'être là , dès onze heures, pour lui rendre compte de la démarche dont il s'était chargé près de son frère Rougon, le ministre alors triomphant, l'exaspérait surtout contre ce dernier. Huret, député docile, créature du grand homme, n'était qu'un commissionnaire. Seulement, Rougon, lui qui pouvait tout, était-ce possible qu'il l'abandonnât ainsi ? Jamais il ne s'était montré bon frère. Qu'il se fût fâché après la catastrophe, qu'il eût rompu ouvertement pour n'être point compromis lui-même, cela s'expliquait ; mais, depuis six mois, n'aurait-il pas dû lui venir secrètement en aide et, maintenant, allait-il avoir le coeur de refuser le suprême coup d'épaule qu'il lui faisait demander par un tiers, n'osant le voir en personne, craignant quelque crise de colère qui l'emporterait ? Il n'avait qu'un mot à dire, il le remettrait debout, avec tout ce lâche et grand Paris sous les talons. " Quel vin désire monsieur ? demanda le sommelier. - Votre bordeaux ordinaire. " Saccard, qui laissait refroidir sa côtelette, absorbé, sans faim, leva les yeux, en voyant une ombre passer sur la nappe. C'était Massias, un gros garçon rougeaud, un remisier qu'il avait connu besogneux, et qui se glissait entre les tables, sa cote à la main. Il fut ulcéré de le voir filer devant lui, sans s'arrêter, pour aller tendre la cote à Pillerault et à Moser. Distraits, engagés dans une discussion, ceux-ci y jetèrent à peine un coup d'oeil non, ils n'avaient pas d'ordre à donner, ce serait pour une autre fois, Massias, n'osant s'attaquer au célèbre Amadieu, penché au-dessus d'une salade de homard, en train de causer à voix basse avec Mazaud, revint vers Salmon, qui prit la cote, l'étudia longuement, puis la rendit, sans un mot. La salle s'animait. D'autres remisiers, à chaque minute, en faisaient battre les portes. Des paroles hautes s'échangeaient de loin, toute une passion d'affaires montait, à mesure que s'avançait l'heure. Et Saccard, dont les regards retournaient sans cesse au-dehors, voyait aussi la place se remplir peu à peu, les voitures et les piétons affluer ; tandis que, sur les marches de la Bourse, éclatantes de soleil, des taches noires, des hommes se montraient déjà , un à un. " Je vous répète, dit Moser de sa voix désolée, que ces élections complémentaires du 20 mars sont un symptôme des plus inquiétants... Enfin, c'est aujourd'hui Paris tout entier acquis à l'opposition. " Mais Pillerault haussait les épaules. Carnot et Garnier-Pagés de plus sur les bancs de la gauche, qu’est-ce que ça pouvait faire ? " C'est comme la question des duchés, reprit Moser, eh bien, elle est grosse de complications... Certainement ! vous avez beau rire. Je ne dis pas que nous devions faire la guerre à la Prusse, pour l'empêcher de s'engraisser aux dépens du Danemarck ; seulement, il y avait des moyens d'action... Oui, oui, lorsque les gros se mettent à manger les petits, on ne sait jamais où ça s'arrête... Et, quant au Mexique... Pillerault, qui était dans un de ses jours de satisfaction universelle, l'interrompit d'un éclat de rire " Ah ! non, mon cher, ne vous ennuyez plus, avec vos terreurs sur le Mexique... Le Mexique, ce sera la page glorieuse du règne... Où diable prenez-vous que l’empire soit malade ? Est-ce qu'en janvier l'emprunt de trois cents millions n'a pas été couvert plus de quinze fois ? Un succès écrasant !... Tenez ! je vous donne rendez-vous en 67, oui, dans trois ans d'ici, lorsqu'on ouvrira l'Exposition universelle que l'empereur vient de décider. - Je vous dis que tout va mal ! affirma désespérément Moser. - Eh ! fichez-nous la paix, tout va bien ! " Salmon les regardait l'un après l'autre, en souriant de son air profond. Et Saccard, qui les avait écoutés, ramenait aux difficultés de sa situation personnelle cette crise où l'empire semblait entrer. Lui, une fois encore, était par terre est-ce que cet empire, qui l'avait fait, allait comme lui culbuter, croulant tout d'un coup de la destinée la plus haute à la plus misérable ? Ah ! depuis douze ans, qu'il l'avait aimé et défendu, ce régime où il s'était senti vivre, pousser, se gorger de sève, ainsi que l'arbre dont les racines plongent dans le terreau qui lui convient. Mais, si son frère voulait l'en arracher, si on le retranchait de ceux qui épuisaient le sol gras des jouissances, que tout fût donc emporté, dans la grande débâcle finale des nuits de fête ! Maintenant, il attendait ses asperges, absent de la salle où l'agitation croissait sans cesse, envahi par des souvenirs. Dans une large glace, en face, il venait d'apercevoir son image ; et elle l'avait surpris. L'âge ne mordait pas sur sa petite personne, ses cinquante ans n'en paraissaient guère que trente-huit, il gardait une maigreur, une vivacité de jeune homme. Même, avec les années, son visage noir et creusé de marionnette, au nez pointu, aux minces yeux luisants, s'était comme arrangé, avait pris le charme de cette jeunesse persistante, si souple, si active, les cheveux touffus encore, sans un fil blanc. Et, invinciblement, il se rappelait son arrivée à Paris, au lendemain du coup d'Etat, le soir d'hiver où il était tombé sur le pavé, les poches vides, affamé, ayant toute une rage d'appétits à satisfaire. Ah ! cette première course à travers les rues, lorsque, avant même de défaire sa malle, il avait eu le besoin de se lancer par la ville, avec ses bottes éculées, son paletot graisseux, pour la conquérir ! Depuis cette soirée, il était souvent monté très haut, un fleuve de millions avait coulé entre ses mains, sans que jamais il eût possédé la fortune en esclave, ainsi qu'une chose à soi, dont on dispose, qu'on tient sous clef, vivante, matérielle. Toujours le mensonge, la fiction avait habité ses caisses, que des trous inconnus semblaient vider de leur or. Puis, voilà qu'il se retrouvait sur le pavé, comme à l'époque lointaine du départ, aussi jeune, aussi affamé, inassouvi toujours, torturé du même besoin de jouissances et de conquêtes. Il avait goûté à tout, et il ne s'était pas rassasié, n'ayant pas eu l'occasion ni le temps, croyait-il, de mordre assez profondément dans les personnes et dans les choses. A cette heure, il se sentait cette misère d'être, sur le pavé, moins qu'un débutant, qu'auraient soutenu l'illusion et l'espoir. Et une fièvre le prenait de tout recommencer pour tout reconquérir, de monter plus haut qu'il n'était jamais monté, de poser enfin le pied sur la cité conquise. Non plus la richesse menteuse de la façade, mais l'édifice solide de la fortune, la vraie royauté de l'or trônant sur des sacs pleins ! La voix de Moser qui s'élevait de nouveau, aigre et très aiguÃ, tira un instant Saccard de ses réflexions. " L'expédition du Mexique coûte quatorze millions par mois, c'est Thiers qui l'a prouvé... Et il faut vraiment être aveugle pour ne pas voir que, dans la Chambre, la majorité est ébranlée. Ils sont trente et quelques maintenant, à gauche. L'empereur lui-même comprend bien que le pouvoir absolu devient impossible, puisqu'il se fait le promoteur de la liberté. " Pillerault ne répondait plus, se contentait de ricaner d'un air de mépris. " Oui, je sais, le marché vous paraÃt solide, les affaires marchent. Mais attendez la fin... On a trop démoli et trop reconstruit, à Paris, voyez-vous ! Les grands travaux ont épuisé l'épargne. Quant aux puissantes maisons de crédit qui vous semblent si prospères, attendez qu'une d'elles fasse le saut, et vous les verrez toutes culbuter à la file... Sans compter que le peuple se remue. Cette Association internationale des travailleurs, qu'on vient de fonder pour améliorer la condition des ouvriers, m'effraie beaucoup, moi. Il y a, en France, une protestation, un mouvement révolutionnaire qui s'accentue chaque jour... Je vous dis que le ver est dans le fruit. Tout crèvera. " Alors ce fut une protestation bruyante. Ce sacré Moser avait sa crise de foie, décidément. Mais lui-même, en parlant, ne quittait pas des yeux la table voisine, où Mazaud et Amadieu continuaient, dans le bruit, à causer très bas. Peu à peu, la salle entière s'inquiétait de ces longues confidences. Qu'avaient-ils à se dire, pour chuchoter ainsi ? Sans doute, Amadieu donnait des ordres, préparait un coup. Depuis trois jours, de mauvais bruits couraient sur les travaux de Suez. Moser cligna les yeux, baissa également la voix. " Vous savez, les Anglais veulent empêcher qu'on travaille là -bas. On pourrait bien avoir la guerre. " Cette fois, Pillerault fut ébranlé, par l'énormité même de la nouvelle. C'était incroyable, et tout de suite le mot vola de table en table, acquérant la force d'une certitude l'Angleterre avait envoyé un ultimatum, demandant la cessation immédiate des travaux. Amadieu, évidemment, ne causait que de ça avec Mazaud, à qui il donnait l'ordre de vendre tous ses Suez. Un bourdonnement de panique s'éleva dans l'air chargé d'odeurs grasses, au milieu du bruit croissant des vaisselles remuées. Et, à ce moment, ce qui porta l'émotion à son comble, ce fut l'entrée brusque d'un commis de l'agent de change, le petit Flory, un garçon à figure tendre, mangée d'une épaisse barbe châtaine. Il se précipita, un paquet de fiches à la main, et les remit au patron, en lui parlant à l'oreille. " Bon ! " répondit simplement Mazaud, qui classa les fiches dans son carnet. Puis, tirant sa montre " Bientôt midi ! Dites à Berthier de m'attendre. Et soyez là vous- même, montez chercher les dépêches. " Lorsque Flory s'en fut allé, il reprit sa conversation avec Amadieu, tira d'autres fiches de sa poche, qu'il posa sur la nappe, à côté de son assiette ; et, à chaque minute, un client qui partait se penchait au passage, lui disait un mot, qu'il inscrivait rapidement sur un des bouts de papier, entre deux bouchées. La fausse nouvelle, venue on ne savait d'où, née de rien, grossissait comme une nuée d'orage. " Vous vendez, n'est-ce pas ? " demanda Moser à Salmon.. Mais le muet sourire de ce dernier fut si aiguisé de finesse, qu'il en resta anxieux, doutant maintenant de cet ultimatum de l'Angleterre, qu'il ne savait même pas avoir inventé. " Moi, j'achète tant qu'on voudra " , conclut Pillerault, avec sa témérité vaniteuse de joueur sans méthode. Les tempes chauffées par la griserie du jeu, que fouettait cette fin bruyante de déjeuner, dans l'étroite salle, Saccard s'était décidé à manger ses asperges, en s'irritant de nouveau contre Huret, sur lequel il ne comptait plus. Depuis des semaines, lui, si prompt à se résoudre, il hésitait, combattu d'incertitudes. Il sentait bien l'impérieuse nécessité de faire peau neuve, et il avait rêvé d'abord une vie toute nouvelle, dans la haute administration ou dans la politique. Pourquoi le Corps législatif ne l’aurait-il pas mené au conseil des ministres, comme son frère ? Ce qu'il reprochait à la spéculation, c'était la continuelle instabilité, les grosses sommes aussi vite perdues que gagnées jamais il n'avait dormi sur le million réel, ne devant rien à personne. Et, à cette heure où il faisait son examen de conscience, il se disait qu'il était peut-être trop passionné pour cette bataille de l'argent, qui demandait tant de sang-froid. Cela devait expliquer comment, après une vie si extraordinaire de luxe et de gêne, il sortait vidé, brûlé, de ces dix années de formidables trafics sur les terrains du nouveau Paris, dans lesquels tant d'autres, plus lourds, avaient ramassé de colossales fortunes. Oui, peut-être s'était-il trompé sur ses véritables aptitudes, peut-être triompherait-il d'un bond, dans la bagarre politique, avec son activité, sa foi ardente. Tout allait dépendre de la réponse de son frère. Si celui-ci le repoussait, le rejetait au gouffre de l'agio, eh bien ! ce serait sans doute tant pis pour lui et les autres, il risquerait le grand coup dont il ne parlait encore à personne, l'affaire énorme qu'il rêvait depuis des semaines et qui l'effrayait lui-même, tellement elle était vaste, faite, si elle réussissait ou si elle croulait, pour remuer le monde. Pillerault élevait la voix. " Mazaud, est-ce fini, l'exécution de Schlosser ? - Oui, répondit l'agent de change, l'affiche sera mise aujourd'hui... Que voulez-vous ? c'est toujours ennuyeux, mais j'avais reçu les renseignements les plus inquiétants et je l'ai escompté le premier. Il faut bien, de temps à autre, donner un coup de balai. - On m'a affirmé, dit Moser, que vos collègues, Jacoby et Delarocque, y étaient pour des sommes rondes. " L'agent eut un geste vague. " Bah ! c'est la part du feu... Ce Schlosser devait être d'une bande, et il en sera quitte pour aller écumer la Bourse de Berlin ou de Vienne. " Les yeux de Saccard s'étaient portés sur Sabatani, dont un hasard lui avait révélé l'association secrète avec Schlosser tous deux jouaient le jeu connu, l'un à la hausse, l'autre à la baisse sur une même valeur, celui qui perdait en étant quitte pour partager le bénéfice de l'autre, et disparaÃtre. Mais le jeune homme payait tranquillement l'addition du déjeuner fin qu'il venait de faire. Puis, avec sa grâce caressante d'Oriental mâtiné d'Italien, il vint serrer la main de Mazaud, dont il était le client. Il se pencha, donna un ordre, que celui-ci écrivit sur une fiche. " Il vend ses Suez " , murmura Moser. Et, tout haut, cédant à un besoin, malade de doute " Hein ? que pensez-vous du Suez ? " Un silence se fit dans le brouhaha des voix, toutes les têtes des tables voisines se tournèrent. La question résumait l’anxiété croissante. Mais le dos d’Arnadieu qui avait simplement invité Mazaud pour lui recommander un de ses neveux, restait impénétrable, n'ayant rien à dire ; tandis que l'agent, que les ordres de vente qu'il recevait commençaient à étonner, se contentait de hocher la tête, par une habitude professionnelle de discrétion. " Le Suez, c'est très bon ! " déclara de sa voix chantante Sabatani, qui, avant de sortir, se dérangea de son chemin, pour serrer galamment la main de Saccard. Et Saccard garda un moment la sensation de cette poignée de main, si souple, si fondante, presque féminine.. Dans son incertitude de la route à prendre, de sa vie à refaire, il les traitait tous de filous, ceux qui étaient là . Ah ! si on l'y forçait, comme il les traquerait, comme il les tondrait, les Moser trembleurs, les Pillerault vantards, et ces Salmon plus creux que des courges, et ces Amadieu dont le succès a fait le génie ! Le bruit des assiettes et des verres avait repris, les voix s'enrouaient, les portes battaient plus fort, dans la hâte qui les dévorait tous d'être là -bas, au jeu, si une débâcle devait se produire sur le Suez. Et, par la fenêtre, au milieu de la place sillonnée de fiacres, encombrée de piétons, il voyait les marches ensoleillées de la Bourse comme mouchetées maintenant d'une montée continue d'insectes humains, des hommes correctement vêtus de noir, qui peu à peu garnissaient la colonnade ; pendant que, derrière les grilles, apparaissaient quelques femmes, vagues, rôdant sous les marronniers. Brusquement, au moment où il entamait le fromage qu'il venait de commander, une grosse voix lui fit lever la tête. " Je vous demande pardon, mon cher. Il m’a été impossible de venir plus tôt. " Enfin, c’était Huret, un normand du Calvados, une figure épaisse et large de paysan rusé, qui jouait l’homme simple. Tout de suite, il se fit servir n’importe quoi, le plat du jour, avec un légume. " Eh bien " demanda sèchement Saccard, qui se contenait. Mais l’autre ne se pressait pas, le regardait en homme finassier et prudent. Puis, en se mettant à manger, avançant la face et baissant la voix " Et bien, j’ai vu le grand homme... Oui, chez lui, ce matin... Oh ! il a été très gentil, très gentil pour vous. " Il s’arrêta, but un grand verre de vin, se mit une pomme de terre dans la bouche. " Alors ? - Alors, mon cher, voici... Il veut bien faire pour vous tout ce qu’il pourra, il vous trouvera une très jolie situation, mais pas en France... Ainsi, par exemple, gouverneur dans une de nos colonies, une des bonnes. Vous y seriez le maÃtre, un vrai petit prince. " Saccard était devenu blême. " Dites donc, c’est pour rire, vous vous fichez du monde !... Pourquoi pas tout de suite la déportation !... Ah ! Il veut se débarrasser de moi. Qu’il prenne garde que je finisse par le gêner pour de bon ! " Huret restait la bouche pleine, conciliant. " Voyons, voyons, on ne veut que votre bien, laissez-nous faire. - Que je me laisse supprimer, n’est-ce pas ?... Tenez ! tout à l’heure, on disait que l’empire n’aurait bientôt plus une faute à commettre. Oui, la guerre d’Italie, le Mexique, l’attitude vis-à -vis de la Prusse. Ma parole, c’est la vérité !... Vous ferez tant de bêtises et de folies, que la France entière se lèvera pour vous flanquer dehors " Du coup, le député, la fidèle créature du ministre, s’inquiéta, palissant, regardant autour de lui. " Ah ! permettez, permettez, je ne peux pas vous suivre... Rougon est un honnête homme, il n'y a pas de danger, tant qu'il sera là ... Non, n'ajoutez rien, vous le méconnaissez, je tiens à le dire. " Violemment, étouffant sa voix entre ses dents serrées, Saccard l'interrompit. " Soit, aimez-le, faites votre cuisine ensemble... Oui ou non, veut- il me patronner ici, à Paris ? - A Paris, jamais ! " Sans ajouter un mot, il se leva, appela le garçon, pour payer, tandis que, très calme, Huret, qui connaissait ses colères, continuait à avaler de grosses bouchées de pain et le laissait aller, de peur d'un esclandre. Mais, à ce moment, dans la salle, il y eut une forte émotion. Gundermann venait d'entrer, le banquier roi, le maÃtre de la Bourse et du monde, un homme de soixante ans, dont l'énorme tête chauve, au nez épais, aux yeux ronds, à fleur de tête, exprimait un entêtement et une fatigue immenses. Jamais il n'allait à la Bourse, affectant même de n'y pas envoyer de représentant officiel ; jamais non plus il ne déjeunait dans un lieu public. Seulement, de loin en loin, il lui arrivait, comme ce jour-là , de se montrer au restaurant Champeaux, où il s'asseyait à une des tables pour se faire simplement servir un verre d'eau de Vichy, sur une assiette. Souffrant depuis vingt ans d'une maladie d'estomac, il ne se nourrissait absolument que de lait. Tout de suite, le personnel fut en l'air pour apporter le verre d'eau, et tous les convives présents s'aplatirent. Moser, l'air anéanti, contemplait cet homme qui savait les secrets, qui faisait à son gré la hausse ou la baisse, comme Dieu fait le tonnerre. Pillerault lui-même le saluait, n'ayant foi qu'en la force irrésistible du milliard. Il était midi et demi, et Mazaud, qui lâchait vivement Amadieu, revint, se courba devant le banquier, dont il avait parfois l'honneur de recevoir un ordre. Beaucoup de boursiers étaient ainsi en train de partir, qui restèrent debout, entourant le dieu, lui faisant une cour d’échines respectueuses, au milieu de la débandade des nappes salies ; et ils le regardaient avec vénération prendre le verre d'eau, d'une main tremblante, et le porter à ses lèvres décolorées. Autrefois, dans les spéculations sur les terrains de la plaine Monceau ; Saccard avait eu des discussions, toute une brouille même avec Gundermann. Ils ne pouvaient s’entendre, l'un passionné et jouisseur, l'autre sobre et d’une froide logique. Aussi le premier, dans sa colère, exaspéré encore par cette entrée triomphale, s’en allait-il, lorsque l'autre l'appela. " Dites donc, mon bon ami, est-ce vrai ? vous les affaires... Ma foi, vous faites bien, ça vaut mieux. " Ce fut, pour Saccard, un coup de fouet en plein visage. Il redressa sa petite taille, il répliqua d'une voie aiguà comme une épée " Je fonde une maison de crédit au capital de vingt-cinq millions, et je compte aller vous voir bientôt. " Et il sortit, laissant derrière lui le brouhaha ardent de la salle, où tout le monde se bousculait, pour ne pas manquer l'ouverture de la Bourse. Ah ! réussir enfin, remettre le talon sur ces gens qui lui tournaient lui tournaient le dos, et lutter de puissance avec ce roi de l'or, et l'abattre peut-être un jour ! Il n'était pas décidé à lancer sa grande affaire, il demeurait surpris de la phrase que le besoin de répondre lui avait tirée. Mais pourrait-il tenter la fortune ailleurs, maintenant que son frère l'abandonnait et que les hommes et les choses le blessaient pour le rejeter à la lutte, comme le taureau saignant est ramené dans l'arène ? Un instant, il resta frémissant, au bord du trottoir. C'était l'heure active où la vie de Paris semble affluer sur cette place centrale, entre la rue Montmartre et la rue Richelieu, les deux artères engorgées qui charrient la foule. Des quatre carrefours, ouverts aux quatre angles de la place, des flots ininterrompus de voitures coulaient, sillonnant le pavé, au milieu des remous d'une cohue de piétons. Sans arrêt, les deux files de fiacres de la station, le long des grilles, se rompaient et se reformaient ; tandis que, sur la rue Vivienne, les victorias des remisiers s'allongeaient en un rang pressé, que dominaient les cochers, guides en main, prêts à fouetter au premier ordre. Envahis, les marches et le péristyle étaient noirs d'un fourmillement de redingotes ; et, de la coulisse, installée déjà sous l'horloge et fonctionnant, montait la clameur de l'offre et de la demande, ce bruit de marée de l'agio, victorieux du grondement de la ville. Des passants tournaient la tête, dans le désir et la crainte de ce qui se faisait là , ce mystère des opérations financières où peu de cervelles françaises pénètrent, ces ruines, ces fortunes brusques, qu'on ne s'expliquait pas, parmi cette gesticulation et ces cris barbares. Et lui, au bord du ruisseau, assourdi par les voix lointaines, coudoyé par la bousculade des gens pressés, il rêvait une fois de plus la royauté de l'or, dans ce quartier de toutes les fièvres, où la Bourse, d'une heure à trois, bat comme un coeur énorme, au milieu. Mais, depuis sa déconfiture, il n'avait point osé rentrer à la Bourse ; et, ce jour-là encore, un sentiment de vanité souffrante, la certitude d'y être accueilli, en vaincu, l'empêchait de monter les marches. Comme les amants chassés de l'alcôve d'une maÃtresse, qu'ils désirent davantage, même en croyant l'exécrer, il revenait fatalement là , il faisait le tour de la colonnade sous des prétextes, traversant le jardin, marchant d'un pas de promeneur, à l’ombre des marronniers. Dans cette sorte de square poussiéreux, sans gazon ni fleurs, où grouillait sur les bancs, parmi les urinoirs et les kiosques à journaux, un mélangé de spéculateurs louches et de femmes du quartier, en cheveux, allaitant des poupons, il affectait une flânerie désintéressée, levait les yeux, guettait, avec la furieuse pensée qu'il faisait le siège du monument, qu'il l'enserrait d'un cercle étroit, pour y rentrer un jour en triomphateur. Il pénétra dans l'angle de droite, sous les arbres qui font face à la rue de la Banque, et tout de suite il tomba sur la petite bourse des valeurs déclassées les " Pieds humides " , comme on appelle avec un ironique mépris ces joueurs de la brocante, qui cotent en plein vent, dans la boue des jours pluvieux, les titres des compagnies mortes. Il y avait là , en un groupe tumultueux, toute une juiverie malpropre, de grasses faces luisantes, des profils desséchés d'oiseaux voraces, une extraordinaire réunion de nez typiques, rapprochés les uns des autres, ainsi que sur une proie, s'acharnant au milieu de cris gutturaux, et comme près de se dévorer entre eux. Il passait, lorsqu'il aperçut un peu à l'écart un gros homme, en train de regarder au soleil un rubis, qu'il levait en l'air, délicatement, entre ses doigts énormes et sales. " Tiens, Busch !... Vous me faites songer que je voulais monter chez vous. " Busch, qui tenait un cabinet d'affaires, rue Feydeau, au coin de la rue Vivienne, lui avait, à plusieurs reprises, été d'une utilité grande, en des circonstances difficiles. Il restait extasié, à examiner l'eau de la pierre précieuse, sa large face plate renversée, ses gros yeux gris comme éteints par la lumière vive ; et l'on voyait, roulée en corde, la cravate blanche qu'il portait toujours ; tandis que sa redingote d'occasion, anciennement superbe, mais extraordinairement râpée et, maculée de taches, remontait jusque dans ses cheveux pâles, qui tombaient en mèches rares et rebelles de son crâne nu. Son chapeau, roussi par le soleil, lavé par les averses, n'avait plus d'âge. Enfin, il se décida à redescendre sur terre. " Ah ! monsieur Saccard, vous faites un petit tour par ici.. - Oui... C'est une lettre en langue russe, une lettre d'un banquier russe, établi à Constantinople. Alors, j'ai pensé à votre frère, pour me la traduire. " Busch, qui, d'un mouvement inconscient et tendre, roulait toujours le rubis dans sa main droite, tendit la gauche, en disant que, le soir même, la traduction serait envoyée. Mais Saccard expliqua qu'il s'agissait seulement de dix lignes. " Je vais monter, votre frère me lira ça tout de suite... " Et il fut interrompu par l'arrivée d'une femme énorme, Mme Méchain, bien connue des habitués de la Bourse, une de ces enragées et misérables joueuses, dont les mains grasses tripotent dans toutes sortes de louches besognes. Son visage de pleine lune, bouffi et rouge, aux minces yeux bleus, au petit nez perdu, à la petite bouche d'où sortait une voix flûtée d'enfant, semblait déborder du vieux chapeau mauve, noué de travers par des brides grenat ; et la gorge géante, et le ventre hydropique, crevaient la robe de popeline verte, mangée de boue, tournée au jaune. Elle tenait au bras un antique sac de cuir noir, immense, aussi profond qu'une valise, qu'elle ne quittait jamais. Ce jour-là , le sac gonflé, plein à crever, la tirait à droite, penchée comme un arbre. " Vous voilà , dit Busch qui devait l'attendre. - Oui, et j'ai reçu les papiers de Vendôme, je les apporte. - Bon ! filons chez moi... Rien à faire aujourd'hui, ici " Saccard avait eu un regard vacillant sur le vaste sac de cuir. Il savait que, fatalement, allaient tomber là les titres délassés, les actions des sociétés mises en faillite, sur lesquelles les Pieds humides agiotent encore, des actions de cinq cents francs qu'ils se disputent à vingt sous, à dix sous, dans le vague espoir d'un relèvement improbable, ou plus pratiquement comme une marchandise scélérate, qu'ils cèdent avec bénéfice aux banquiers désireux de gonfler leur passif. Dans les batailles meurtrières de la finance, la Méchain était le corbeau qui suivait les armées en marche ; pas une compagnie, pas une grande maison de crédit ne se fondait, sans qu'elle apparût, avec son sac, sans qu'elle flairât l'air, attendant les cadavres, même aux heures prospères des émissions triomphantes ; car elle savait bien que la déroute était fatale, que le jour du massacre viendrait, où il y aurait des morts à manger, des titres à ramasser pour rien dans la boue et dans le sang. Et lui, qui roulait son grand projet d'une banque, eut un léger frisson, fut traversé d'un pressentiment, à voir ce sac, ce charnier des valeurs dépréciées, dans lequel passait tout le sale papier balayé de la Bourse. Comme Busch emmenait la vieille femme, Saccard le retint. " Alors, je puis monter, je suis certain de trouver votre frère ? " Les yeux du juif s'adoucirent, exprimèrent une surprise inquiète. " Mon frère, mais certainement ! Où voulez-vous qu’il soit ? - Très bien, à tout à l'heure ! " Et, Saccard, les laissant s'éloigner, poursuivit sa marche lente, le long des arbres, vers la rue Notre-Dame des Victoires. Ce côté de la place est un des plus fréquentés, occupé par des fonds de commerce, des industries en chambre, dont les enseignes d'or flambaient sous le soleil. Des stores battaient aux balcons, toute une famille de province restait béante, à la fenêtre d'un hôtel meublé. Machinalement, il avait levé la tête, regardé ces gens dont l'ahurissement le faisait sourire, en le réconfortant par cette pensée qu'il y aurait toujours, dans les départements, des actionnaires. Derrière son dos, la clameur de la Bourse, le bruit de la marée lointaine continuait, l'obsédait, ainsi qu'une menace d'engloutissement qui allait le rejoindre. Mais une nouvelle rencontre l'arrêta. " Comment, Jordan, vous à la Bourse ? " s'écria-t-il, en serrant la main d'un grand jeune homme brun, aux petites moustaches, à l'air décidé et volontaire. Jordan, dont le père, un banquier de Marseille, s'était autrefois suicidé, à la suite de spéculations désastreuses, battait depuis dix ans le pavé de Paris, enragé de littérature, dans une lutte brave contre la misère noire. Un de ses cousins, installé à Plassans, où il connaissait la famille de Saccard, l'avait autrefois recommandé à ce dernier, lorsque celui-ci recevait tout Paris, dans son hôtel du parc Monceau. " Oh ! à la Bourse, jamais ! " répondÃt le jeune homme, avec un geste violent, comme s'il chassait le souvenir tragique de son père. Puis, se remettant à sourire " Vous savez que je me suis marié... Oui, avec une petite amie d'enfance. On nous avait fiancés aux jours où j'étais riche, et elle s'est entêtée à vouloir quand même du pauvre diable que je suis devenu. - Parfaitement, j'ai reçu la lettre de faire part, dit Saccard. Et imaginez-vous que j'ai été en rapport, autrefois, avec votre beau-père, M. Maugendre, lorsqu'il avait sa manufacture de bâches, à la Villette. Il a dû y gagner une jolie fortune. " Cette conversation avait lieu prés d'un banc, et Jordan l’interrompit, pour présenter un monsieur gros et court, à l'aspect militaire, qui se trouvait assis, et avec lequel il causait, lors de la rencontre. " Monsieur le capitaine Chave, un oncle de ma femme... Mme Maugendre, ma belle-mère, est une Chave, de Marseille " Le capitaine s'était levé, et Saccard salua. Celui-ci connaissait de vue cette figure apoplectique, au cou raidi par l'usage du col de crin, un de ces types d'infimes joueurs au comptant, qu'on était certain de rencontrer tous les jours là , d'une heure à trois. C'est un jeu de gagne-petit, un gain presque assuré de quinze à vingt francs, qu'il faut réaliser dans la même Bourse. Jordan avait ajouté avec son bon rire expliquant sa présence " Un boursier féroce, mon oncle, dont je ne fais, parfois, que serrer la main en passant. - Dame ! dit simplement le capitaine, il faut bien jouer, puisque le gouvernement, avec sa pension, me laisse crever de faim. " Ensuite, Saccard, que le jeune homme intéressait par sa bravoure à vivre, lui demanda si les choses de la littérature marchaient. Et Jordan, s'égayant encore, raconta l'installation de son pauvre ménage à un cinquième de l'avenue de Clichy ; car les Maugendre, qui se défiaient d'un poète, croyant avoir beaucoup fait en consentant au mariage, n'avaient rien donné, sous le prétexte que leur fille, après eux, aurait leur fortune intacte, engraissée d'économies. Non, la littérature ne nourrit pas son homme, il avait en projet un roman qu'il ne trouvait pas le temps d'écrire, et il était entré forcément dans le journalisme, où il bâclait tout ce qui concernait son état, depuis des chroniques, jusqu'à des comptes rendus de tribunaux et même des faits divers. " Eh bien, dit Saccard, si je monte ma grande affaire, j'aurai peut- être besoin de vous. Venez donc me voir. " Après avoir salué, il tourna derrière la Bourse. Là , enfin, la clameur lointaine, les abois du jeu cessèrent, ne furent qu'une rumeur vague, perdue dans le grondement de la place. De ce côté, les marches étaient également envahies de monde ; mais le cabinet des agents de change, dont on voyait les tentures rouges par les hautes fenêtres, isolait du vacarme de la grande salle la colonnade, où des spéculateurs, les délicats, les riches, s'étaient assis commodément à l'ombre, quelques-uns seuls, d'autres par petits groupes, transformant en une sorte de club ce vaste péristyle ouvert au plein ciel. C'était un peu, ce derrière du monument, comme l'envers d'un théâtre, l'entrée des artistes, avec la rue louche et relativement tranquille, cette rue Notre-Dame-des-Victoires, occupée toute par des marchands de vin, des cafés, des brasseries, des tavernes, grouillant d'une clientèle spéciale, étrangement mêlée. Les enseignes indiquaient aussi la végétation mauvaise, poussée au bord d'un grand cloaque voisin des compagnies d'assurances mal famées, des journaux financiers de brigandage, des sociétés, des banques, des agences, des comptoirs, la série entière des modestes coupe-gorge, installés dans des boutiques ou à des entresols, larges comme la main. Sur les trottoirs, au milieu de la chaussée partout, des hommes rôdaient, attendaient, ainsi qu'à la corne d'un bois. Saccard s'était arrêté à l'intérieur des grilles. Levant les yeux sur la porte qui conduit au cabinet des agents de d'ange, avec le regard aigu d'un chef d'armée examinant sous toutes ses faces la place dont il veut tenter l'assaut, lorsqu’un grand gaillard, qui sortait d'une taverne, traversa la rue et vint s'incliner très bas. " Ah ! monsieur Saccard, n'avez-vous rien pour moi ? J'ai quitté définitivement le Crédit mobilier, je cherche une situation. " Jantrou était un ancien professeur, venu de Bordeaux à Paris, à la suite d'une histoire restée louche. Obligé de quitter l'Université, déclassé, mais beau garçon avec sa barbe noire en éventail et sa calvitie précoce, d'ailleurs lettré, intelligent et aimable, il était débarqué à la Bourse vers vingt-huit ans, s'y était traÃné et sali pendant dix années comme remisier, en n'y gagnant guère que l'argent nécessaire a ses vices. Et, aujourd'hui, tout à fait chauve, se désolant ainsi qu'une fille dont les rides menacent le gagne-pain, il attendait toujours l'occasion qui devait le lancer au succès, à la fortune. Saccard, à le voir si humble, se rappela avec amertume, le salut de Sabatani, chez Champeaux décidément, les tarés et les ratés seuls lui restaient. Mais il n'était pas sans estime pour l'intelligence vive de celui-ci, et il savait bien qu'on fait les troupes les plus braves avec les désespérés, ceux qui osent tout, ayant tout à gagner. Il se montra bonhomme. " Une situation, répéta-t-il. Eh ! ça peut se trouver. Venez me voir. - Rue Saint-Lazare, maintenant, n'est-ce pas ? - Oui, rue Saint-Lazare. Le matin. " Ils causèrent. Jantrou était très animé contre la Bourse, répétant qu'il fallait être un coquin pour y réussir, avec la rancune d'un homme qui n'avait pas eu la coquinerie chanceuse. C'était fini, il voulait tenter autre chose, il lui semblait que, grâce à sa culture universitaire, à sa connaissance du monde, il pouvait se faire une belle place dans l’administration. Saccard l'approuvait d'un hochement de tête. Et, comme ils étaient sortis des grilles, longeant le trottoir jusqu'à la rue Brongniart, tous deux s'intéressèrent à un coupé sombre, d'un attelage très correct, qui était arrêté dans cette rue, le cheval tourné vers la rue Montmartre. Tandis que le dos du cocher, haut perché, demeurait d'une immobilité de pierre, ils avaient remarqué qu'une tête de femme, à deux reprises, paraissait a la portière et disparaissait, vivement. Tout d'un coup, la tête se pencha, s'oublia, avec un long regard d'impatience en arrière, du côté de la Bourse. " La baronne Sandorff " , murmura Saccard. C'était une tête brune très étrange, des yeux noirs brûlants sous des paupières meurtries, un visage de passion à la bouche saignante, et que gâtait seulement un nez trop long. Elle semblait fort jolie, d'une maturité précoce, pour ses vingt-cinq ans, avec son air de bacchante habillée par les grands couturiers du règne. " Oui, la baronne, répéta Jantrou. Je l'ai connue, quand elle était jeune fille, chez son père, le comte de Ladricourt. Oh ! un enragé joueur, et d'une brutalité révoltante. J'allais prendre ses ordres chaque matin, il a failli me battre un jour. Je ne l'ai pas pleuré, celui-là , quand il est mort d'un coup de sang, ruiné, à la suite d'une série de liquidations lamentables... La petite alors à dû se résoudre à épouser le baron Sandorff, conseiller à l'ambassade d'Autriche, qui avait trente-cinq ans de plus qu'elle, et qu'elle avait positivement rendu fou, avec ses regards de feu. - Je sais " , dit simplement Saccard. De nouveau, la tête de la baronne avait replongé dans le coupé. Mais, presque aussitôt, elle reparut, plus ardente, le cou tordu pour voir au loin, sur la place. " Elle joue, n'est-ce pas ? - Oh ! comme une perdue ! Tous les jours de crise, on peut la voir la, dans sa voiture, guettant les cours, prenant fiévreusement des notes sur son carnet, donnant des ordres... Et, tenez ! c'était Massias qu'elle attendait le voici qui la rejoint. " En effet, Massias courait de toute la vitesse de ses jambes courtes, sa cote a la main, et ils le virent qui s'accoudait a la portière du coupé, y plongeant la tête a son tour, en grande conférence avec la baronne. Puis, comme ils s'écartaient un peu, pour ne pas être surpris dans leur espionnage, et comme le remisier revenait, toujours courant, ils l'appelèrent. Lui, d'abord, jeta un regard de côté, s'assurant que le coin de la rue le cachait ; ensuite, il s'arrêta net, essoufflé, son visage fleuri congestionné, gai quand même, avec ses gros yeux bleus d'une limpidité enfantine. " Mais qu'est-ce qu'ils ont ? cria-t-il. Voilà le Suez qui dégringole. On parle d'une guerre avec l'Angleterre. Une nouvelle qui les révolutionne, et qui vient on ne sait d'où... Je vous le demande un peu, la guerre ! qui est-ce qui peut bien avoir inventé ça ? A moins que ça ne se soit inventé tout seul... Enfin, un vrai coup de chien. " Jantrou cligna des yeux. " La dame mord toujours ? - Oh ! enragée ! Je porte ses ordres a Nathansohn. " Saccard, qui écoutait, fit tout haut une réflexion. " Tiens ! c'est vrai, on m'a dit que Nathansohn était entré à la coulisse. - Un garçon très gentil, Nathansohn, déclara Jantrou, et qui mérite de réussir. Nous avons été ensemble au Crédit mobilier... Mais il arrivera, lui, car il est juif. Son père, un Autrichien, est établi à Besançon, horloger, je crois... Vous savez que ça l'a pris un jour, là - bas, au Crédit, en voyant comment ça se manigançait. Il s'est dit que ce n'était pas si malin, qu'il n'y avait qu'à avoir une chambre et à ouvrir un guichet ; et il a ouvert un guichet... Vous êtes content, vous, Massias ? - Oh ! content ! Vous y avez passé, vous avez raison de dire qu'il faut être juif ; sans ça, inutile de chercher à comprendre, on n'y a pas la main, c'est la déveine noire... Quel sale métier ! Mais on y est, on y reste. Et puis, j'ai encore de bonnes jambes, j’espère tout de même. " Et il repartit, courant et riant. On le disait fils d'un magistrat de Lyon, frappé d'indignité, tombé lui-même à la Bourse, après la disparition de son père, n'ayant pas voulu continuer ses études de droit. Saccard et Jantrou, à petits pas, revinrent vers la rue Brongniart ; et ils y retrouvèrent le coupé de la baronne ; mais les glaces étaient levées, la voiture mystérieuse paraissait vide, tandis que l'immobilité du cocher semblait avoir grandi, dans cette attente qui se prolongeait souvent jusqu'au dernier cours. " Elle est diablement excitante, reprit brutalement Saccard. Je comprends le vieux baron. " Jantrou eut un sourire singulier. " Oh ! le baron, il y a longtemps qu'il en a assez, je crois. Il est très ladre, dit-on... Alors, vous savez avec qui elle s'est mise, pour payer ses factures, le jeu ne suffisant jamais ? - Non. - Avec Delcambre. - Delcambre, le procureur général ! ce grand homme sec, si jaune, si rigide !... Ah ! je voudrais bien les voir ensemble ! " Et tous deux, très égayés, très allumés, se séparèrent avec une vigoureuse poignée de main, après que l’un ait rappelé à l'autre qu'il se permettrait d'aller le voir prochainement. Dès qu'il se retrouva seul, Saccard fut repris par la voix haute de la Bourse, qui déferlait avec l’entêtement du flux à son retour. Il avait tourné le coin, il descendait vers la rue Vivienne, par ce côté de la place que l'absence de cafés rend sévère. Il longea commerce, le bureau de poste, les grandes agences d’annonces, de plus en plus assourdi et enfiévré, à mesure qu’il revenait devant la façade principale ; et, quand il put enfiler le péristyle d'un regard oblique, il fit une nouvelle pause comme s'il ne voulait pas encore achever le tour de la colonnade, cette sorte d'investissement passionné dont il l'enserrait. Là , sur cet élargissement du pavé, la vie s'étalait, éclatait un flot de consommateurs envahissait les cafés, la boutique du pâtissier ne désemplissait pas, les étalages attroupaient la foule, celui d’un orfèvre surtout, flambant de grosses pièces d'argenterie. Et, par les quatre angles, les quatre carrefours, il semblait que le fleuve des fiacres et des piétons augmentât, dans un enchevêtrement inextricable ; tandis que le bureau des omnibus aggravait les embarras et que les voitures des remisiers, en ligne, barraient le trottoir presque d’un bout à l'autre de la grille. Mais ses yeux s’étaient fixés sur les marches hautes, où des redingotes s’égrenaient au plein soleil. Puis, ils remontèrent vers les colonnes dans la masse compacte, un grouillement noir, à peine éclairé par les taches pâles des visages. Tous étaient debout, on ne voyait pas les chaises, le rond que faisait la coulisse, assise sous l'horloge, ne se devinait qu’à une sorte de bouillonnement, une furie de gestes et de paroles dont l'air frémissait. Vers la gauche, le groupe des banquiers occupés à des arbitrages, à des opérations sur le change et sur les chèques anglais, restait plus calme, sans cesse traversé par la queue de monde qui entrait, allant au télégraphe. Jusque sous les galeries latérales, les spéculateurs débordaient, s'écrasaient ; et, entre les colonnes, appuyés aux rampes de fer, il y en avait qui présentaient le ventre ou le dos, comme chez eux, contre le velours d'une loge. La trépidation, le grondement de machine sous vapeur, grandissait, agitait la Bourse entière, dans un vacillement de flamme. Brusquement, il reconnut le remisier Massias qui descendait les marches à toutes jambes, puis qui sauta dans sa voiture, dont le cocher lança le cheval au galop. Alors, Saccard sentit ses poings se serrer. Violemment, il s'arracha, il tourna dans la rue Vivienne, traversant la chaussée pour gagner le coin de la rue Feydeau, où se trouvait la maison de Busch. Il venait de se rappeler la lettre russe qu'il avait à se faire traduire. Mais, comme il entrait, un jeune homme, planté devant la boutique du papetier qui occupait le rez-de-chaussée, le salua ; et il reconnut Gustave Sédille, le fils d'un fabricant de soie de la rue des Jeûneurs, que son père avait placé chez Mazaud, pour étudier le mécanisme des affaires financières. Il sourit paternellement à ce grand garçon élégant, se doutant bien de ce qu'il faisait là , en faction. La papeterie Conin fournissait de carnets toute la Bourse, depuis que la petite Mme Conin y aidait son mari, le gros Conin, qui, lui, ne sortait jamais de son arrière-boutique, s'occupait de la fabrication, tandis qu'elle, toujours, allait et venait, servant au comptoir, faisant les courses dehors. Elle était grasse, blonde, rose, un vrai petit mouton frisé, avec des cheveux de soie pâle, très gracieuse, très câline, et d'une continuelle gaieté. Elle aimait bien son mari, disait-on, ce qui ne l'empêchait pas, quand un boursier de la clientèle lui plaisait, d'être tendre ; mais pas pour de l'argent, uniquement pour le plaisir, et une seule fois, dans une maison amie du voisinage, à ce que racontait la légende. En tout cas, les heureux qu'elle faisait devaient se montrer discrets et reconnaissants, car elle restait adorée, fêtée, sans un vilain bruit autour d'elle. Et la papeterie continuait de prospérer, c'était un coin de vrai bonheur. En passant, Saccard aperçut Mme Conin qui souriait à Gustave à travers les vitres. Quel joli petit mouton ! Il en eut une sensation délicieuse de caresse. Enfin ; il monta. Depuis vingt ans, Busch occupait tout en haut, au cinquième étage, un étroit logement composé de deux chambres et d'une cuisine. Né à Nancy, de parents allemands, il était débarqué là de sa ville natale, il y avait peu à peu étendu son cercle d'affaires, d'une extraordinaire complication, sans éprouver le besoin d'un cabinet plus grand, abandonnant à son frère Sigismond la pièce sur la rue, se contentant de la petite pièce sur la cour, où les paperasses ; les dossiers, les paquets de toutes sortes s'empilaient tellement, que la place d'une unique chaise, contre le bureau, se trouvait réservée. Une de ses grosses affaires était bien le trafic sur les valeurs dépréciées ; il les centralisait, il servait d’intermédiaire entre la petite Bourse et les " Pieds humides " et les banqueroutiers, qui ont des trous à combler dans leur bilan ; aussi suivait-il les cours, achetant directement parfois, alimenté surtout par les stocks qu'on lui apportait. Mais, outre l'usure et tout un commerce caché sur les bijoux et les pierres précieuses, il s'occupait particulièrement de l'achat des créances. C'était là ce qui emplissait son cabinet à en faire craquer les murs, ce qui le lançait dans Paris, aux quatre coins, flairant, guettant, avec des intelligences dans tous les mondes. Dès qu'il apprenait une faillite, il accourait, rôdait autour du syndic, finissait par acheter tout ce dont on ne pouvait rien tirer de bon immédiatement. Il surveillait les études de notaire, attendait les ouvertures de successions difficiles, assistait aux adjudications des créances désespérées. Lui-même publiait des annonces, attirait les créanciers impatients qui aimaient mieux toucher quelques sous tout de suite que de courir le risque de poursuivre leurs débiteurs. Et, de ces sources multiples, du papier arrivait, de véritables hottes, le tas sans cesse accru d'un chiffonnier de la dette billets impayés, traités inexécutés, reconnaissances restées vaines, engagements non tenus. Puis, là -dedans, commençait le triage, le coup de fourchette dans cet arlequin gâté, ce qui demandait un flair spécial, très délicat. Dans cette mer de créanciers disparus ou insolvables, il fallait faire un choix, pour ne pas trop éparpiller son effort. En principe, il professait que toute créance, même la plus compromise, peut redevenir bonne, et il avait une série de dossiers admirablement classés, auxquels correspondait un répertoire des noms, qu'il relisait de temps à autre, pour s'entretenir la mémoire. Mais, parmi les insolvables, il suivait naturellement de plus près ceux qu'il sentait avoir des chances de fortune prochaine son enquête dénudait les gens, pénétrait les secrets de famille, prenait note des parentés riches, des moyens d'existence, des nouveaux emplois surtout, qui permettaient de lancer des oppositions. Pendant des années souvent, il laissait ainsi mûrir un homme, pour l'étrangler au premier succès. Quant aux débiteurs disparus, ils le passionnaient plus encore, le jetaient dans une fièvre de recherches continuelles, l'oeil sur les enseignes et sur les noms que les journaux imprimaient, quêtant les adresses comme un chien quête le gibier. Et, dès qu'il les tenait, les disparus et les insolvables, il devenait féroce, les mangeait de frais, les vidait jusqu'au sang, tirant cent francs de ce qu'il avait payé dix sous, en expliquant brutalement ses risques de joueur, forcé de gagner avec ceux qu'il empoignait ce qu'il prétendait perdre sur ceux qui lui filaient entre les doigts, ainsi qu'une fumée. Dans cette chasse aux débiteurs, la Méchain était une des aides que Busch aimait le mieux à employer ; car, s'il devait avoir ainsi une petite troupe de rabatteurs à ses ordres, il vivait dans la défiance de ce personnel, mal famé et affamé ; tandis que la Méchain avait pignon sur rue, possédait derrière la butte Montmartre toute une cité, la Cité de Naples, un vaste terrain planté de huttes branlantes qu'elle louait au mois un coin d'épouvantable misère, des meurt-de-faim en tas dans l'ordure, des trous à pourceau qu'on se disputait et dont elle balayait sans pitié les locataires avec leur fumier, dès qu'ils ne payaient plus. Ce qui la dévorait, ce qui lui mangeait les bénéfices de sa cité, c'était sa passion malheureuse du jeu. Et elle avait aussi le goût des plaies d'argent, des ruines, des incendies, au milieu desquels on peut voler des bijoux fondus. Lorsque Busch la chargeait d'un renseignement à prendre, d'un débiteur à déloger, elle y mettait parfois du sien, se dépensait pour le plaisir. Elle se disait veuve, mais personne n'avait connu son mari. Elle venait on ne savait d'où, et elle paraissait avoir eu toujours cinquante ans, débordante, avec sa mince voix de petite fille. Ce jour-là , dès que la Méchain se trouva assise sur l'unique chaise, le cabinet fut plein, comme bouché par ce dernier paquet de chair, tombé à cette place. Devant son bureau, Busch, prisonnier, semblait enfoui, ne laissant émerger que sa tête carrée, au-dessus de la mer des dossiers. " Voici, dit-elle en vidant son vieux sac de l'énorme tas de papiers qui le gonflait, voici ce que Fayeux m'envoie de Vendôme... Il a tout acheté pour vous, dans cette faillite Charpier que vous m'aviez dit de lui signaler... Cent dix francs. Fayeux, qu'elle appelait son cousin, venait d'installer là -bas un bureau de receveur de rentes. Il avait pour négoce avoué de toucher les coupons des petits rentiers du pays ; et, dépositaire de ces coupons et de l'argent, il jouait frénétiquement. " Ça ne vaut pas grand-chose, la province, murmura Busch, mais on y fait des trouvailles tout de même. " Il flairait les papiers, les triait déjà d'une main experte, les classait en gros d'après une première estimation, à l'odeur. Sa face plate se rembrunissait, il eut une moue désappointée. " Hum ! il n'y a pas gras, rien à mordre. Heureusement que ça n'a pas coûté cher... Voici des billets... Encore des billets... Si ce sont des jeunes gens, et s'ils sont venus à Paris, nous les rattraperons peut- être... " Mais il eut une légère exclamation de surprise. " Tiens ! qu'est-ce que c'est que ça ? " Il venait de lire, au bas d'une feuille de papier timbre, la signature du comte de Beauvilliers, et la feuille ne portait que trois lignes, d'une grosse écriture sénile. " Je m'engage à payer la somme de dix mille francs mademoiselle Léonie Cron, le jour de sa majorité. " " Le comte de Beauvilliers, reprit-il lentement, réfléchissant tout haut, oui, il a eu des fermes, tout un domaine, du côté de Vendôme... Il est mort d'un accident de chasse, il a laissé une femme et deux enfants dans la gêne. J'ai eu des billets autrefois, qu'ils ont payés difficilement... Un farceur, un pas-grand-chose... " Tout d'un coup, il éclata d'un gros rire, reconstruisant l'histoire. " Ah ! le vieux filou, c'est lui qui a fichu dedans la petite !... Elle ne voulait pas, et il l'aura décidée avec ce chiffon de papier, qui était légalement sans valeur. Puis, il est mort... Voyons, c'est daté de 1854, il y a dix ans. La fille doit être majeure, que diable ! Comment cette reconnaissance pouvait-elle se trouver entre les mains de Charpier ?... Un marchand de grains, ce Charpier, qui prêtait à la petite semaine. Sans doute la fille lui a laissé ça en dépôt pour quelques écus ; ou bien peut-être s'était-il chargé du recouvrement... - Mais, interrompit la Méchain, c'est très bon, ça, un vrai coup ! Busch haussa dédaigneusement les épaules. " Eh ! non, je vous dis qu'en droit ça ne vaut rien... Que je présente ça aux héritiers, et ils peuvent m'envoyer promener, car il faudrait faire la preuve que l'argent est réellement dû... Seulement, si nous retrouvons la fille, j'espère les amener à être gentils et à s'entendre avec nous, pour éviter un tapage désagréable... Comprenez- vous ? cherchez cette Léonie Cron, écrivez à Fayeux pour qu'il nous déniche là -bas. Ensuite, nous verrons à rire. " Il avait fait des papiers deux tas qu'il se promettait d'examiner à fond, quand il serait seul, et il restait immobile, les mains ouvertes, une sur chaque tas. Après un silence, la Méchain reprit " Je me suis occupée des billets Jordan... J'ai bien cru que j'avais retrouvé notre homme. Il a été employé quelque part, il écrit maintenant dans les journaux. Mais on vous reçoit si mal, dans les journaux ; on refuse de vous donner les adresses. Et puis, je crois qu'il ne signe pas ses articles de son vrai nom. " Sans une parole, Busch avait allongé le bras pour prendre, à sa place alphabétique, le dossier Jordan. C'étaient six billets de cinquante francs, datés de cinq années déjà et échelonnés de mois en mois, une somme totale de trois cents francs, que le jeune homme avait souscrite à un tailleur, aux jours de misère. Impayés à leur présentation, les billets s'étaient grossis de frais énormes, et le dossier débordait d'une formidable procédure. A cette heure, la dette atteignait sept cent trente francs quinze centimes. " Si c'est un garçon d'avenir, murmura Busch, nous le pincerons toujours. " Puis, une liaison d'idées se faisant sans doute en lui, il s'écria " Et dites donc, l'affaire Sicardot, nous l'abandonnons ? " La Méchain leva au ciel ses gros bras éplorés. Toute sa monstrueuse personne en eut un remous de désespoir. " Ah ! Seigneur Dieu ! gémit-elle de sa voix de flûte, j'y laisserai ma peau ! " L'affaire Sicardot était toute une histoire romanesque qu'elle aimait conter. Une petite-cousine à elle, Rosalie Chavaille, la fille tardive d'une soeur de son père avait été prise à seize ans, un soir, sur les marches de l'escalier, dans une maison de la rue de la Harpe, où elle et sa mère occupaient un petit logement au sixième. Le pis était que le monsieur, un homme marié, débarqué depuis huit jours à peine, avec sa femme, dans une chambre que sous-louait une dame du second, s'était montré si amoureux, que la pauvre Rosalie, renversée d'une main trop prompte contre l'angle d'une marche, avait eu l'épaule démise. De là , juste colère de la mère, qui avait failli faire un esclandre affreux, malgré les larmes de la petite, avouant qu'elle avait bien voulu, que c'était un accident et qu'elle aurait trop de peine, si l'on envoyait le monsieur en prison. Alors, la mère, se taisant, s'était contentée d'exiger de celui-ci une somme de six cents francs, répartie en douze billets, cinquante francs par mois, pendant une année ; et il n'avait pas eu de marché vilain, c’était même modeste, car sa fille, qui finissait son apprentissage de couturière, ne gagnait plus rien, malade, au lit, coûtant gros, si mal soignée d'ailleurs, que, les muscles de son bras s'étant rétractés, elle devenait infirme. Avant la fin du premier mois, le monsieur avait disparu, sans laisser son adresse. Et les malheurs continuaient, tapaient dru comme grêle " Rosalie accouchait d'un garçon, perdait sa mère, tombait à une sale vie, à une misère noire. Echouée à la Cité de Naples, chez sa petite-cousine, elle avait traÃné les rues jusqu'à vingt-six ans, ne pouvant se servir de son bras, vendant parfois des citrons aux Halles, disparaissant pendant des semaines avec des hommes, qui la renvoyaient ivre et bleue de coups. Enfin, l'année d'auparavant, elle avait eu la chance de crever, des suites d'une bordée plus aventureuse que les autres. Et la Méchain avait dû garder l'enfant, Victor ; et il ne restait de toute cette aventure que les douze billets unpayés, signés Sicardot. On n'avait jamais pu en savoir davantage le monsieur s'appelait Sicardot. D’un nouveau geste, Busch prit le dossier Sicardot, une mince chemise de papier gris. Aucun frais n'avait été fait, il n'y avait là que les douze billets. " Encore si Victor était gentil ! expliquait lamentablement la vieille femme. Mais imaginez-vous, un enfant épouvantable... Ah ! c'est dur de faire des héritages pareils, un gamin qui finira sur l'échafaud, et ces morceaux de papier dont jamais je ne tirerai rien ! " Busch tenait ses gros yeux pâles obstinément fixés sur les billets. Que de fois il les avait étudiés ainsi, espérant, dans un détail inaperçu, dans la forme des lettres, jusque dans le grain du papier timbré, découvrir un indice. Il prétendait que cette écriture pointue et fine ne devait pas lui être inconnue. " C'est curieux, répétait-il une fois encore, j'ai certainement vu déjà des a et des o pareils, si allongés, qu'ils ressemblent à des i . " Juste à ce moment, on frappa ; et il pria la Méchain d'allonger la main pour ouvrir ; car la pièce donnait directement sur l'escalier. Il fallait la traverser si l'on voulais gagner l'autre, celle qui avait vue sur la rue. Quant à la cuisine, un trou sans air, elle se trouvait de l'autre côté du palier. " Entrez, monsieur. " Et ce fut Saccard qui entra. Il souriait, égayé intérieurement par la plaque de cuivre, vissée sur la porte et portant en grosses lettres noires le mot Contentieux. " Ah ! oui, monsieur Saccard, vous venez pour cette traduction... Mon frère est là , dans l'autre pièce... Entrez, entrez donc. " Mais la Méchain bouchait absolument le passage, et elle dévisageait le nouveau venu, l'air de plus en plus surpris. Il fallut tout une manoeuvre lui recula dans l'escalier, elle-même sortit, s'effaçant sur le palier, de façon qu'il pût entrer et gagner enfin la chambre voisine, où il disparut. Pendant ces mouvements compliqués, elle ne l'avait pas quitté des yeux. " Oh ! souffla-t-elle, oppressée, ce M. Saccard, je ne l'avais jamais tant vu... Victor est tout son portrait. " Busch sans comprendre d'abord, la regardait. Puis, une brusque illumination se fit, il eut un juron étouffé. " Tonnerre de Dieu ! c'est ça, je savais bien que j'avais vu ça quelque part ! " Et, cette fois, il se leva, bouleversa les dossiers, finit par trouver une lettre que Saccard lui avait écrite, l'année précédente, pour lui demander du temps en faveur d'une dame insolvable. Vivement, il compara l'écriture des billets à celle de cette lettre c'étaient bien les mêmes a et les mêmes o , devenus avec le temps plus aigus encore et il y avait aussi une identité de majuscules évidente. " C'est lui, c'est lui, répétait-il. Seulement, voyons, pourquoi Sicardot, pourquoi pas Saccard ? " Mais, dans sa mémoire, une histoire confuse s’éveillait, le passé de Saccard, qu'un agent d'affaires Larsonneau, millionnaire aujourd'hui, lui avait conté. Saccard tombant à Paris au lendemain du coup d’Etat, venant exploiter la puissance naissante de son frère Rougon, et d’abord sa misère dans les rues noires de l’ancien Quartier latin, et ensuite sa fortune rapide, à la faveur d'un louche mariage quand il avait eu la chance d’enterrer sa femme. C'était lors de ces débuts difficiles qu’il avait changé son nom de Rougon contre celui de Saccard, en transformant simplement le nom de cette première femme, qui se nommait Sicardot. " Oui, oui, Sicardot, je me souviens parfaitement, murmura Busch. Il a eu le front de signer le nom du nom de sa femme. Sans doute le ménage avait donné ce nom, en descendant rue de la Harpe. Et puis, le bougre prenait toutes sortes de précautions, devait déménager à la moindre alerte... Ah ! il ne guettait pas que les écus, il culbutait aussi les gamines dans les escaliers ! C'est bête, ça finira par lui jouer un vilain tour. - Chut ! chut, reprit la Méchain. Nous le tenons, et on peut bien dire qu'il y a un bon Dieu. Enfin, je vas donc être récompensée de tout ce que j'ai fait pour ce pauvre petit Victor, que j'aime bien tout de même, allez, quoiqu'il soit indécrottable. " Elle rayonnait, ses yeux minces pétillaient dans la graisse fondante de son visage. Mais Busch, après le coup de fièvre de cette solution longtemps cherchée, que le hasard lui apportait, se refroidissait à la réflexion, hochait la tête. Sans doute Saccard, bien que ruiné pour le moment, était encore bon à tondre. On pouvait tomber sur un père moins avantageux. Seulement, il ne se laisserait pas ennuyer, il avait la dent terrible. Et puis, quoi ? il ne savait certainement pas lui-même qu'il avait un fils, il pourrait nier, malgré cette ressemblance extraordinaire qui stupéfiait la Méchain. Du reste, il était une seconde fois veuf, libre, il ne devait compte de son passé à personne, de sorte que, même s'il acceptait le petit, aucune peur, aucune menace n'était à exploiter contre lui. Quant à ne tirer de sa paternité que les six cents francs des billets, c'était en vérité trop misérable, ça ne valait pas la peine d'avoir été si miraculeusement aidé par le hasard. Non, non ! il fallait réfléchir, nourrir ça, trouver le moyen de couper la moisson en pleine maturité. " Ne nous pressons pas, conclut Busch. D'ailleurs, il est par terre, laissons-lui le temps de se relever. " Et, avant de congédier la Méchain, il acheva d'examiner avec elle les menues affaires dont elle était chargée, une jeune femme qui avait engagé ses bijoux pour un amant, un gendre dont la dette serait payée par sa belle-mère, sa maÃtresse, si l'on savait s'y prendre, enfin les variétés les plus délicates du recouvrement si complexe et si difficile des créances. Saccard, en entrant dans la chambre voisine, était resté quelques secondes ébloui par la clarté blanche de la fenêtre, aux vitres ensoleillées, sans rideaux. Cette pièce, tapissée d'un papier pâle à fleurettes bleues, était nue simplement un petit lit de fer dans un coin, une table de sapin au milieu, et deux chaises de paille. Le long de la cloison de gauche, des planches à peine rabotées servaient de bibliothèque, chargées de livres, de brochures, de journaux, de papiers de toutes sortes. Mais la grande lumière du ciel, à ces hauteurs, mettait dans cette nudité comme une gaieté de jeunesse, un rire de fraÃcheur ingénue. Et le frère de Busch, Sigismond, un garçon de trente- cinq ans, imberbe, aux cheveux châtains, longs et rares, se trouvait là , assis devant la table, son vaste front bossu dans sa maigre main, si absorbé par la lecture d'un manuscrit, qu'il ne tourna point la tête, n'ayant pas entendu la porte s'ouvrir. C'était une intelligence, ce Sigismond, élevé dans les universités allemandes, qui, outre le français, sa langue maternelle, parlait l'allemand, l'anglais et le russe. En 1849, à Cologne, il avait connu Karl Marx, était devenu le rédacteur le plus aimé de sa Nouvelle Gazette rhénane ; et, dès ce moment, sa religion s'était fixée, il professait le socialisme avec une foi ardente, ayant fait le don de sa personne entière à l'idée d'une prochaine rénovation sociale, qui devait assurer le bonheur des pauvres et des humbles. Depuis que son maÃtre, banni d'Allemagne, forcé de s'exiler de Paris à la suite des journées de Juin, vivait à Londres, écrivait, s'efforçait d'organiser le parti, lui végétait de son côté, dans ses rêves, tellement insoucieux de sa vie matérielle, qu'il serait sûrement mort de faim, si son frère ne l'avait recueilli, rue Feydeau, près de la Bourse, en lui donnant la pensée d'utiliser sa connaissance des langues pour s'établir traducteur. Ce frère aÃné adorait son cadet, d'une passion maternelle, loup féroce aux débiteurs, très capable de voler dix sous dans le sang d'un homme, mais tout de suite attendri aux larmes, d'une tendresse passionnée et minutieuse de femme, dès qu'il s'agissait de ce grand garçon distrait, resté enfant. Il lui avait donné la belle chambre sur la rue, il le servait comme une bonne, menait leur étrange ménage, balayant, faisant les lits, s'occupant de la nourriture qu'un petit restaurant du voisinage montait deux fois par jour. Lui, si actif, la tête bourrée de mille affaires, le tolérait oisif, car les traductions ne marchaient pas, entravées de travaux personnels ; et il lui défendait même de travailler, inquiet d'une petite toux mauvaise ; et malgré son dur amour de l'argent, sa cupidité assassine qui mettait dans la conquête de l'argent l'unique raison de vivre, il souriait indulgemment des théories du révolutionnaire, il lui abandonnait le capital comme un joujou à un gamin, quitte à le lui voir briser. Sigismond, de son côté, ne savait même pas ce que son frère faisait dans la pièce voisine. Il ignorait tout de cet effroyable négoce sur les valeurs déclassées et sur l'achat des créances, il vivait plus haut, dans un songe souverain de justice. L'idée de charité le blessait, le jetait hors de lui la charité, c'était l'aumône, l'inégalité consacrée par la bonté ; et il n'admettait que la justice ; les droits de chacun reconquis, posés en immuables principes de la nouvelle organisation sociale. Aussi, à la suite de Karl Marx, avec lequel il était en continuelle correspondance, épuisait-il ses jours à étudier cette organisation, modifiant, améliorant sans cesse sur le papier la société de demain, couvrant de chiffres d'immenses pages, basant sur la science l'échafaudage compliqué de l'universel bonheur. Il retirait le capital aux uns pour le répartir entre tous les autres, il remuait les milliards, déplaçait d'un trait de plume la fortune du monde ; et cela, dans cette chambre nue, sans une autre passion que son rêve, sans un besoin de jouissance à satisfaire, d'une frugalité telle, que son frère devait se fâcher pour qu'il bût du vin et mangeât de la viande. Il voulait que le travail de tout homme, mesuré selon ses forces, assurât le contentement de ses appétits lui, se tuait à la besogne et vivait de rien. Un vrai sage, exalté dans l'étude, dégagé de la vie matérielle, très doux et très pur. Depuis le dernier automne, il toussait de plus en plus, la phtisie l'envahissant qu'il daignât même s'en apercevoir et se soigner. Mais Saccard ayant fait un mouvement, Sigismond enfin leva ses grands yeux vagues, et s'étonna, bien qu'il connût le visiteur. " C'est pour une lettre à traduire. " La surprise du jeune homme augmentait, car il avait découragé les clients, les banquiers, les spéculateurs, les agents de change, tout ce monde de la Bourse, qui reçoit particulièrement d'Angleterre et d'Allemagne, une correspondance nombreuse, des circulaires, des statuts de société. " Oui, une lettre en langue russe. Oh ! dix lignes seulement. " Alors, il tendit la main, le russe étant resté sa spécialité, lui seul le traduisant couramment, au milieu des autres traducteurs du quartier, qui vivaient de l'allemand et de l'anglais. La rareté des documents russes, sur le marché de Paris, expliquait ses longs chômages. Tout haut, il lut la lettre, en français. C'était, en trois phrases, une réponse favorable d'un banquier de Constantinople, un simple oui, dans une affaire. " Ah ! merci " , s'écria Saccard, qui parut enchanté. Et il pria Sigismond d'écrire les quelques lignes de la traduction au revers de la lettre. Mais celui-ci fut pris d'un terrible accès de toux, qu'il étouffa dans son mouchoir, pour ne pas déranger son frère, qui accourait, dès qu'il l'entendait tousser ainsi. Puis, la crise passée, il se leva, alla ouvrir la fenêtre toute grande, étouffant, voulant respirer l'air. Saccard, qui l'avait suivi, jeta un coup d'oeil dehors, eut une légère exclamation. " Tiens ! vous voyez la Bourse. Oh ! qu'elle est drôle, d’ici " Jamais, en effet, il ne l'avait vue sous un si singulier aspect, à vol d'oiseau, avec les quatre vastes pentes de zinc de sa toiture, extraordinairement développées, hérissées d'une forêt de tuyaux. Les pointes des paratonnerres se dressaient, pareilles à des lances gigantesques menaçant le ciel. Et le monument lui-même n'était plus qu'un cube de pierre, strié régulièrement par les colonnes, un cube d'un gris sale, nu et laid, planté d'un drapeau en loques. Mais, surtout, les marches et le péristyle l'étonnaient, piquetés de fourmis noires, toute une fourmilière en révolution, s'agitant, se donnant un mouvement énorme, qu'on ne s'expliquait plus, de si haut, et qu'on prenait en pitié. " Comme ça rapetisse ! reprit-il. On dirait qu'on va tous les prendre dans la main, d'une poignée. " Puis, connaissant les idées de son interlocuteur, il ajouta en riant " Quand balayez-vous tout ça, d'un coup de pied ? " Sigismond haussa les épaules. " A quoi bon ? vous vous démolissez bien vous-mêmes. " Et, peu à peu, il s'anima, il déborda du sujet dont il était plein. Un besoin de prosélytisme le lançait, au moindre mot, dans l'exposition de son système. " Oui, oui, vous travaillez pour nous, sans vous en douter... Vous êtes là quelques usurpateurs, qui expropriez la masse du peuple ; et quand vous serez gorgés, nous n'aurons qu'à vous exproprier à notre tour... Tout accaparement, toute centralisation conduit au collectivisme. Vous nous donnez une leçon pratique, de même que les grandes propriétés absorbant les lopins de terre, les grands producteurs dévorant les ouvriers en chambre, les grandes maisons de crédit et les grands magasins tuant toute concurrence, s'engraissant de la ruine des petites banques et des petites boutiques, sont un acheminement lent, mais certain, vers le nouvel état social... Nous attendons que tout craque, que le mode de production actuelle ait abouti au malaise intolérable des ses dernières conséquences. Alors, les bourgeois et les paysans eux-mêmes nous aideront. " Saccard, intéressé, le regardait avec une vague inquiétude, bien qu’il le prÃt pour un fou. " Mais enfin, expliquez-moi, qu’est-ce que c’est que votre collectivisme ? Le collectivisme, c’est la transformation des capitaux privés, vivant des luttes de la concurrence, en un capital social unitaire, exploité par le travail de tous.... Imaginez une société où les instruments de la production sont la propriété de tous, où tout le monde travaille selon son intelligence et sa vigueur, et où les produits de cette coopération sociale sont distribués à chacun, au prorata de son effort. Rien n’est plus simple, n’est-ce pas ? une production commune dans les usines, les chantiers et les ateliers de la nation ; puis, un échange, un paiement en nature. Si il y a surcroÃt de production, on le met dans des entrepôts publics, d’où il est repris pour combler les déficits qui peuvent se produire. C'est une balance à faire... Et cela, comme d’un coup de hache, abat l’arbre pourri. Plus de concurrence, plus de capital privé, donc plus d’affaires d’aucune sorte, ni commerce, ni marchés, ni Bourses. L’idée de gain n’a plus aucun sens. Les sources de la spéculation, les rentes gagnées sans travail, sont taries. Oh ! oh ! interrompit Saccard, ça changerait diablement les habitudes de bien du monde ! Mais ceux qui ont des rentes aujourd’hui, qu’en faite vous ? Ainsi, Gundermann, vous lui prenez son milliard ? - Nullement, nous ne sommes pas des voleurs. Nous le rachèterions son milliard, toutes ses valeurs, ses titres de rente, par de bons de jouissance, divisés en annuités. Et vous imaginez-vous ce capital immense remplacé ainsi par une richesse suffocante de moyens de consommation en moins de cent années, les descendants de votre Gundermann seraient réduits, comme les autres citoyens, au travail personnel ; car les annuités finiraient bien par s'épuiser, et ils n'auraient pu capitaliser leurs économies forcées, le trop-plein de cet écrasement de provisions, en admettant même qu'on conserve intact le droit d'héritage... Je vous dis que cela balaie d'un coup, non seulement les affaires individuelles, les sociétés d'actionnaires, les associations de capitaux privés, mais encore toutes les sources indirectes de rentes, tous les systèmes de crédit, prêts, loyers, fermages... Il n'y a plus, comme mesure de la valeur, que le travail. Le salaire se trouve naturellement supprimé, n'étant pas, dans l'état capitaliste actuel, équivalent au produit exact du travail, puisqu'il ne représente jamais que ce qui est strictement nécessaire au travailleur pour son entretien quotidien. Et il faut reconnaÃtre que l'état actuel est seul coupable, que le patron le plus honnête est bien forcé de suivre la dure loi de la concurrence, d'exploiter ses ouvriers, s'il veut vivre. C'est notre système social entier à détruire... Ah ! Gundermann étouffant sous l'accablement de ses bons de jouissance ! les héritiers de Gundermann n'arrivant pas à tout manger, obligés de donner aux autres et de reprendre la pioche ou l'outil, comme les camarades ! " Et Sigismond éclata d'un bon rire d'enfant en récréation, toujours debout près de la fenêtre, les regards sur la Bourse, où grouillait la noire fourmilière du jeu. Des rougeurs ardentes montaient à ses pommettes, il n'avait d'autre amusement que de s'imaginer ainsi les plaisantes ironies de la justice de demain. Le malaise de Saccard avait grandi. Si ce rêveur éveillé disait vrai, pourtant ? s'il avait deviné l'avenir ? Il expliquait des choses qui semblaient très claires et sensées. " Bah ! murmura-t-il pour se rassurer, tout ça n'arrivera pas l'année prochaine. - Certes ! reprit le jeune homme, redevenu grave et las. Nous sommes dans la période transitoire, la période d'agitation. Peut-être y aura-t- il des violences révolutionnaires, elles sont souvent inévitables. Mais les exagérations, les emportements sont passagers... Oh ! je ne me dissimule pas les grandes difficultés immédiates. Tout cet avenir rêvé semble impossible, on n'arrive pas à donner aux gens une idée raisonnable de cette société future, cette société de juste travail, dont les moeurs seront si différentes des nôtres. C'est comme un autre monde dans une autre planète... Et puis, il faut bien le confesser, la réorganisation n'est pas prête, nous cherchons encore. Moi, qui ne dors plus guère, j'y épuise mes nuits. Par exemple, il est certain qu'on peut nous dire " Si les choses sont ce qu'elles sont, c'est que la logique des faits humains les a faites ainsi. " Dès lors, quel labeur pour ramener le fleuve à sa source et le diriger dans une autre vallée !... Certainement, l'état social actuel a dû sa prospérité séculaire au principe individualiste, que l'émulation, l'intérêt personnel rend d'une fécondité de production sans cesse renouvelée. Le collectivisme arrivera-t-il jamais à cette fécondité, et par quel moyen activer la fonction productive du travailleur, quand l'idée de gain sera détruite ? Là est, pour moi, le doute, l'angoisse, le terrain faible où il faut que nous nous battions, si nous voulons que la victoire du socialisme s'y décide un jour... Mais nous vaincrons, parce que nous sommes la justice. Tenez ! vous voyez ce monument devant vous... Vous le voyez ? " - La Bourse ? dit Saccard. Parbleu ! oui, je la vois ! - Eh bien, ce serait bête de la faire sauter, qu'on la rebâtirait ailleurs... Seulement, je vous prédis qu'elle sautera d'elle-même, quand l'Etat l'aura expropriée, devenu logiquement l'unique et universelle banque de la nation ; et, qui sait ? elle servira alors d'entrepôt public à nos richesses trop grandes, un des greniers d'abondance où nos petits-fils trouveront le luxe de leurs jours de fête ! " D'un geste large, Sigismond ouvrait cet avenir de bonheur général et moyen. Et il s'était tellement exalté, qu'un nouvel accès de toux le secoua, revenu à sa table, les coudes parmi ses papiers, la tête entre les mains, pour étouffer le râle déchiré de sa gorge. Mais, cette fois, il ne se calmait pas. Brusquement, la porte s'ouvrit, Busch accourut, ayant congédié la Méchain, l'air bouleversé, souffrant lui-même de cette toux abominable. Tout de suite, il s'était penché, avait pris son frère dans ses grands bras, comme un enfant dont on berce la douleur. " Voyons, mon petit, qu'est-ce que tu as encore, à t'étrangler ? Tu sais, je veux que tu fasses venir un médecin. Ce n'est pas raisonnable... Tu auras trop causé, c’est sûr. " Et il regardait d'un oeil oblique Saccard, resté au milieu de la pièce, décidément bousculé par ce qu'il venait d'entendre, dans la bouche de ce grand diable, si passionné et si malade, qui, de sa fenêtre, là -haut, devait jeter un sort sur la Bourse, avec ses histoires de tout balayer pour tout reconstruire. " Merci, je vous laisse, dit le visiteur, ayant hâte d'être dehors. Envoyez-moi ma lettre, avec les dix lignes de traduction... J'en attends d'autres, nous réglerons le tout ensemble. " Mais, la crise étant finie, Busch le retint un instant encore. " A propos, la dame qui était là tout à l’heure vous a connu autrefois, oh, il y a longtemps. - Ah ! Où donc ? - Rue de la harpe, en 52 " Si maÃtre qu'il fût de lui, Saccard devint pâle. Un tic nerveux tira sa bouche. Ce n'était point qu'il se rappelât à cette minute, la gamine culbutée dans l'escalier il ne l’avait même pas sue enceinte, il ignorait l'existence de l'enfant. Mais le rappel des misérables années de ses débuts lui était toujours désagréable. " Rue de la Harpe, oh ! je n'y ai habité que huit jours lors de mon arrivée à Paris, le temps de rechercher un logement... Au revoir ! ! - Au revoir ! " accentua Busch, qui se trompa, voyant un aveu dans cet embarras, et qui déjà cherchait de quelle façon large il exploiterait l'aventure. De nouveau dans la rue, Saccard retourna machinalement vers la place de la Bourse. Il était tout frissonnant, il ne regarda même pas la petite Mme Conin, dont la jolie figure blonde souriait, à la porte de la papeterie. Sur la place, l'agitation avait grandi, la clameur du jeu venait battre les trottoirs grouillant de monde, avec la violence débridée d'une marée haute. C'était le coup de gueule de trois heures moins un quart, la bataille des derniers cours, l'enragement à savoir qui s'en irait les mains pleines. Et, debout à l'angle de la rue de la Bourse en face du péristyle, il croyait reconnaÃtre, dans la bousculade confuse, sous les colonnes, le baissier Moser et le haussier Pillerault, tous les deux aux prises ; tandis qu’il s'imaginait entendre, sortie du fond de la grande salle, la voix aiguà de l'agent de change Mazaud, que couvraient par moments les éclats de Nathansohn, assis sous l’horloge, à la coulisse. Mais une voiture, qui rasait le ruisseau, faillit l'éclabousser. Massias sauta, avant même que le cocher eût arrêté, monta les marches d'un bond, apportant, hors d'haleine, le dernier ordre d'un client. Et lui, toujours immobile et debout, les yeux sur la mêlée, là -haut, remâchait sa vie, hanté par le souvenir de ses débuts, que la question de Busch venait de réveiller. Il se rappelait la rue de la Harpe, puis la rue Saint-Jacques, où il avait traÃné ses bottes éculées d'aventurier conquérant, débarqué à Paris pour le soumettre ; et une fureur le reprenait, à l'idée qu'il ne l'avait pas soumis encore, qu'il était de nouveau sur le pavé, guettant la fortune, inassouvi, torturé d'une faim de jouissance telle, que jamais il n'en avait souffert davantage. Ce fou de Sigismond le disait avec raison le travail ne peut faire vivre, les misérables et les imbéciles travaillent seuls, pour engraisser les autres. Il n'y avait que le jeu, le jeu qui, du soir au lendemain, donne d'un coup le bien- être, le luxe, la vie large, la vie tout entière. Si ce vieux monde social devait crouler un jour, est-ce qu'un homme comme lui n'allait pas encore trouver le temps et la place de combler ses désirs, avant l'effondrement ? Mais un passant le coudoya, qui ne se retourna même pas pour s'excuser. Il reconnut Gundermann faisant sa petite promenade de santé, il le regarda entrer chez un confiseur, d'où ce roi de l'or rapportait parfois une boÃte de bonbons d'un franc à ses petites-filles. Et ce coup de coude, à cette minute, dans la fièvre dont l’accès montait en lui, depuis qu'il tournait ainsi autour de la Bourse, coude, à cette minute, dans la fièvre dont l'accès montait fut comme le cinglement, la poussée dernière qui le décida. Il avait achevé d'enserrer la place, il donnerait l'assaut. C'était le serment d'une lutte sans merci il ne quitterait pas la France, il braverait son frère, il jouerait la partie suprême, une bataille de terrible audace, qui lui mettrait Paris sous les talons, ou qui le jetterait au ruisseau, les reins cassés. Jusqu'à la fermeture, Saccard s'entêta, debout à son poste d'observation et de menace. Il regarda le péristyle se vider, les marches se couvrir de la lente débandade de tout ce monde échauffé et las. Autour de lui, l'encombrement du pavé et des trottoirs continuait, un flot ininterrompu de gens, l'éternelle foule à exploiter, les actionnaires de demain, qui ne pouvaient passer devant cette grande loterie de la spéculation, sans tourner la tête, dans le désir et la crainte de ce qui se faisait là , ce mystère des opérations financières, d'autant plus attirant pour les cervelles françaises, que très peu d'entre elles le pénètrent. II - Après sa dernière et désastreuse affaire de terrains, lorsque Saccard dut quitter son palais du parc Monceau, qu'il abandonnait à ses créanciers, pour éviter une catastrophe plus grande, son idée fut d'abord de se réfugier chez son fils Maxime. Celui-ci, depuis la mort de sa femme, qui dormait dans un petit cimetière de la Lombardie, occupait seul un hôtel de l'avenue de l'Impératrice, où il avait organisé sa vie avec un sage et féroce égoïsme ; il y mangeait la fortune de la morte sans une faute, en garçon de faible santé que le vice avait précocement mûri ; et, d'une voix nette, il refusa à son père de le prendre chez lui, pour continuer à vivre tous deux en bon accord, expliquait-il de son air souriant et avisé. Dès lors, Saccard songea à une autre retraite. Il allait louer une petite maison à Passy, un asile bourgeois de commerçant retiré, lorsqu'il se souvint que le rez-de-chaussée et le premier étage de l'hôtel d'Orviedo, rue Saint-Lazare, n'étaient toujours pas occupés, portes et fenêtres closes. La princesse d'Orviedo, installée dans trois chambres du second depuis la mort de son mari, n'avait pas même fait mettre d'écriteau à la porte cochère, que les herbes envahissaient. Une porte basse, à l'autre bout de la façade, menait au deuxième étage, par un escalier de service. Et, souvent en rapport d'affaires avec la princesse, dans les visites qu'il lui rendait, il s'était étonné de la négligence qu'elle apportait à tirer un parti convenable de son immeuble. Mais elle hochait la tête, elle avait sur les choses de l'argent des idées à elle. Pourtant, lorsqu'il se présenta pour louer en son nom, elle consentit tout de suite, elle lui céda, moyennant un loyer dérisoire de dix mille francs, ce rez-de-chaussée et ce premier étage somptueux, d'installation princière, qui en valait certainement le double. On se souvenait du faste affiché par le prince d'Orviedo. C'était dans le coup de fièvre de son immense fortune financière, lorsqu'il était venu d'Espagne, débarquant à Paris au milieu d'une pluie de millions, qu'il avait acheté et fait réparer cet hôtel, en l'attendant le palais de marbre et d'or dont il rêvait d'étonner le monde. La construction datait du siècle dernier, une de ces maisons de plaisance, bâties au milieu de vastes jardins par des seigneurs galants ; mais, démolie en partie, rebâtie dans de plus sévères proportions, elle n'avait gardé, de son parc d'autrefois, qu'une large cour bordée d'écuries et de remises, que la rue projetée du Cardinal-Fesch allait sûrement emporter. Le prince la tenait de la succession d'une demoiselle Saint-Germain, dont la propriété s'étendait jadis jusqu'à la rue des Trois-Frères, l'ancien prolongement de la rue Taitbout. D'ailleurs, l'hôtel avait conservé son entrée sur la rue Saint-Lazare, côte à côte avec une grande bâtisse de la même époque, la Folie-Beauvilliers d'autrefois, que les Beauvilliers occupaient encore, à la suite d'une ruine lente ; et eux possédaient un reste d'admirable jardin, des arbres magnifiques, condamnés aussi à disparaÃtre, dans le bouleversement prochain du quartier. Au milieu de son désastre, Saccard traÃnait une queue de serviteurs, les débris de son trop nombreux personnel un valet de chambre, un chef de cuisine et sa femme, chargée de la lingerie, une autre femme restée on ne savait pourquoi, un cocher et deux palefreniers ; et il encombra les écuries et les remises, y mit deux chevaux, trois voitures, installa au rez-de-chaussée un réfectoire pour ses gens. C'était l'homme qui n'avait pas cinq cents francs solides dans sa caisse, mais qui vivait sur un pied de deux ou trois cent mille francs par an. Aussi trouva-t-il le moyen de remplir de sa personne les vastes appartements du premier étage, les trois salons, les cinq chambres à coucher, sans compter l'immense salle à manger, où l'on dressait une table de cinquante couverts. Là , autrefois, une porte ouvrait sur un escalier intérieur, conduisant au second étage, dans une autre salle à manger, plus petite ; et la princesse, qui avait récemment loué cette partie du second à un ingénieur, M. Hamelin, un célibataire vivant avec sa soeur, s'était contentée de faire condamner la porte, à l'aide de deux fortes vis. Elle partageait ainsi l'ancien escalier de service avec ce locataire, tandis que Saccard avait seul la jouissance du grand escalier. Il meubla en partie quelques pièces de ses dépouilles du parc Monceau, laissa les autres vides, parvint quand même à rendre la vie à cette enfilade de murailles tristes et nues, dont une main obstinée semblait avoir arraché jusqu'aux moindres bouts de tenture, dès le lendemain de la mort du prince. Et il put recommencer le rêve d'une grande fortune. La princesse d'Orviedo était alors une des curieuses physionomies de Paris. Il y avait quinze ans, elle s'était résignée à épouser le prince, qu'elle n'aimait point, pour obéir à un ordre formel de sa mère, la duchesse de Combeville. A cette époque, cette jeune fille de vingt ans avait un grand renom de beauté et de sagesse, très religieuse, un peu trop grave, bien qu'aimant le monde avec passion. Elle ignorait les singulières histoires qui couraient sur le prince, les origines de sa royale fortune évaluée à trois cents millions, toute une vie de vols effroyables, non plus au coin des bois, à main armée, comme les nobles aventuriers de jadis, mais en correct bandit moderne, au clair soleil de la Bourse, dans la poche du pauvre monde crédule, parmi les effondrements et la mort. Là -bas en Espagne, ici en France, le prince s'était, pendant vingt années, fait sa part du lion dans toutes les grandes canailleries restées légendaires. Bien que ne soupçonnant rien de la boue et du sang où il venait de ramasser tant de millions, elle avait éprouvé pour lui, dès la première rencontre, une répugnance que sa religion devait rester impuissante à vaincre ; et, bientôt, une rancune sourde, grandissante, s'était jointe à cette antipathie, celle de n'avoir pas un enfant de ce mariage subi par obéissance. La maternité lui aurait suffi, elle adorait les enfants, elle en arrivait à la haine contre cet homme qui, après avoir désespéré l'amante, ne pouvait même contenter la mère. C'était à ce moment qu'on avait vu la princesse se jeter dans un luxe inouï, aveugler Paris de l'éclat de ses fêtes, mener un train fastueux, que les Tuileries, disait-on, jalousaient. Puis, brusquement, au lendemain de la mort du prince, foudroyé par une apoplexie, l'hôtel de la rue Saint-Lazare était tombé à un silence absolu, à une nuit complète. Plus une lumière, plus un bruit, les portes et les fenêtres demeuraient closes, et la rumeur se répandait que la princesse, après avoir déménagé violemment le rez-de-chaussée et le premier étage, s'était retirée comme une recluse, dans trois petites pièces du second, avec une ancienne femme de chambre de sa mère, la vielle Sophie, qui l'avait élevée. Quand elle avait reparu, elle était vêtue d'une simple robe de laine noire, les cheveux cachés sous un fichu de dentelle, petite et grasse toujours, avec son front étroit, son joli visage rond aux dents de perles entre des lèvres serrées, mais ayant déjà le teint jaune, le visage muet, enfoncé dans une volonté unique, d'une religieuse cloÃtrée depuis longtemps. Elle venait d'avoir trente ans, elle n'avait plus vécu depuis lors que pour des oeuvres immenses de charité. Dans Paris, la surprise était grande, et il circula toutes sortes d'histoires extraordinaires. La princesse avait hérité de la fortune totale, les fameux trois cents millions dont la chronique des journaux eux-mêmes s'occupait. Et la légende qui finit par s'établir fut romantique. Un homme, un inconnu vêtu de noir, racontait-on, comme la princesse allait se mettre au lit, était un soir apparu tout d'un coup dans sa chambre, sans qu'elle eût jamais compris par quelle porte secrète il avait pu entrer ; et ce que cet homme lui avait dit, personne au monde ne le savait ; mais il devait lui avoir révélé l'origine abominable des trois cents millions, en exigeant peut-être d'elle le serment de réparer tant d'iniquités, si elle voulait éviter d'affreuses catastrophes. Ensuite, l'homme avait disparu. Depuis cinq ans qu'elle se trouvait veuve, était-ce en effet pour obéir à un ordre venu de l'au- delà , était-ce plutôt dans une simple révolte d'honnêteté, lorsqu'elle avait eu en main le dossier de sa fortune ? la vérité était qu'elle ne vivait plus que dans une ardente fièvre de renoncement et de réparation. Chez cette femme qui n'avait pas été amante et qui n'avait pu être mère, toutes les tendresses refoulées, surtout l'amour avorté de l'enfant, s'épanouissaient en une véritable passion pour les pauvres, pour les faibles, les déshérités, les souffrants, ceux dont elle croyait détenir les millions volés, ceux à qui elle jurait de les restituer royalement, en pluie d'aumônes. Dès lors, l'idée fixe s'empara d'elle, le clou de l'obsession entra dans son crâne elle ne se considéra plus que comme un banquier, chez qui les pauvres avaient déposé trois cents millions, pour qu'ils fussent employés au mieux de leur usage ; elle ne fut plus qu'un comptable, un homme d'affaires, vivant dans les chiffres, au milieu d'un peuple de notaires, d'ouvriers et d'architectes. Au-dehors, elle avait installé tout un vaste bureau avec une vingtaine d'employés. Chez elle, dans ses trois pièces étroites, elle ne recevait que quatre ou cinq intermédiaires, ses lieutenants ; et elle passait là ses journées, à un bureau, comme un directeur de grandes entreprises, cloÃtrée loin des importuns, parmi un amoncellement paperasses qui la débordait. Son rêve était de soulager toutes les misères, depuis l'enfant qui souffre d'être né jusqu'au vieillard qui ne peut mourir sans souffrance. Pendant ces cinq années, jetant l'or à pleines mains, elle avait fondé, à la Villette, la Crèche Sainte-Marie, avec des berceaux blancs pour les tout-petits, des lits bleus pour les plus grands, une vaste et claire installation que fréquentaient déjà trois cents enfants ; un orphelinat à Saint-Mandé, l'Orphelinat Saint-Joseph, où cent garçons et cent filles recevaient une éducation et une instruction telles qu'on les donne dans les familles bourgeoises ; enfin, un asile pour les vieillards à Châtillon, pouvant admettre cinquante hommes et cinquante femmes, et un hôpital de deux cents lits dans un faubourg, l'Hôpital Saint-Marceau, dont on venait seulement d'ouvrir les salles. Mais son oeuvre préférée, celle qui absorbait en ce moment tout son coeur, était l'Oeuvre du Travail, une création à elle, une maison qui devait remplacer la maison de correction, où trois cents enfants, cent cinquante filles et cent cinquante garçons, ramassés sur le pavé de Paris, dans la débauche et dans le crime, étaient régénérés par de bons soins et par l'apprentissage d'un métier. Ces diverses fondations, des dons considérables, une prodigalité folle dans la charité, lui avaient dévoré près de cents millions en cinq ans. Encore quelques années de ce train, et elle serait ruinée, sans avoir réservé même la petite rente nécessaire au pain et au lait dont elle vivait maintenant. Lorsque sa vieille bonne, Sophie, sortant de son continuel silence, la grondait d'un mot rude, en lui prophétisant qu'elle mourrait sur la paille, elle avait un faible sourire, le seul qui parût désormais sur ses lèvres décolorées, un divin sourire d'espérance. Ce fut justement à l'occasion de l'Oeuvre du Travail que Saccard fit la connaissance de la princesse d'Orviedo. Il était un des propriétaires du terrain qu'elle acheta pour cette oeuvre, un ancien jardin planté de beaux arbres, qui touchait au parc de Neuilly et qui se trouvait en bordure, le long du boulevard Bineau. Il l'avait séduite par la façon vive dont il traitait les affaires, elle voulut le revoir, à la suite de certaines difficultés avec ses entrepreneurs. Lui-même s'était intéressé aux travaux, l'imagination prise, charmé du plan grandiose qu'elle imposait à l'architecte deux ailes monumentales, l'une pour les garçons, l'autre pour les filles, reliées entre elles par un corps de logis, contenant la chapelle, la communauté, l'administration, tous les services ; et chaque aile avait son préau immense, ses ateliers, ses dépendances de toutes sortes. Mais surtout ce qui le passionnait, dans son propre goût du grand et du fastueux, c'était le luxe déployé, la construction énorme et faite de matériaux à défier les siècles, les marbres prodigués, une cuisine revêtue de faïence où l'on aurait fait cuire un boeuf, des réfectoires gigantesques aux riches lambris de chêne, des dortoirs inondés de lumière, égayés de claires peintures, une lingerie, une salle de bains, une infirmerie installées avec des raffinements excessifs ; et, partout, des dégagements vastes, des escaliers, des corridors, aérés l'été, chauffés l'hiver ; et la maison entière baignant dans le soleil, une gaieté de jeunesse, un bien-être de grosse fortune. Quand l'architecte, inquiet, trouvant toute cette magnificence inutile, parlait de la dépense, la princesse l'arrêtait d'un mot elle avait eu le luxe, elle voulait le donner aux pauvres, pour qu'ils en jouissent à leur tour, eux qui font le luxe des riches. Son idée fixe était faite de ce rêve combler les misérables, les coucher dans les lits, les asseoir à la table des heureux de ce monde, non plus l'aumône d'une croûte de pain, d'un grabat de hasard, mais la vie large au travers de palais où ils seraient chez eux, prenant leur revanche, goûtant les jouissances des triomphateurs. Seulement, dans ce gaspillage, au milieu des devis énormes, elle était abominablement volée ; une nuée d'entrepreneurs vivaient d'elle, sans compter les pertes dues à la mauvaise surveillance ; on dilapidait le bien des pauvres. Et ce fut Saccard qui lui ouvrit les yeux, en la priant de le laisser tirer les comptes au clair, absolument désintéressé d'ailleurs, pour l'unique plaisir de régler cette folle danse de millions qui l'enthousiasmait. Jamais il ne s'était montré si scrupuleusement honnête. Il fut, dans cette affaire colossale et compliquée, le plus actif, le plus probe des collaborateurs, donnant son temps, son argent même, simplement récompensé par cette joie des sommes considérables qui lui passaient entre les mains. On ne connaissait guère que lui à l'Oeuvre du Travail, où la princesse n'allait jamais, pas plus qu'elle n'allait visiter ses autres fondations, cachée au fond de ses trois petites pièces, comme la bonne déesse invisible ; et lui, adoré, il y était béni, accablé de toute la reconnaissance dont elle semblait ne pas vouloir. Sans doute, depuis cette époque, Saccard nourrissait un vague projet, qui, tout d'un coup, lorsqu'il fut installé dans l'hôtel d'Orviedo comme locataire, prit la netteté aiguà d'un désir. Pourquoi ne se consacrerait-il pas tout entier à l'administration des bonnes oeuvres de la princesse ? Dans l'heure de doute où il était, vaincu de la spéculation, ne sachant quelle fortune refaire, cela lui apparaissait comme une incarnation nouvelle, une brusque montée d'apothéose devenir le dispensateur de cette royale charité, canaliser ce flot d'or qui coulait sur Paris. Il restait deux cents millions, quelles oeuvres à créer encore, quelle cité du miracle à faire sortir du sol ! Sans compter que, lui, les ferait fructifier, ces millions, les doublerait, les triplerait, saurait si bien les employer qu'il en tirerait un monde. Alors, avec sa passion, tout s'élargit, il ne vécut plus que de cette pensée grisante, les répandre en aumônes sans fin, en noyer la France heureuse ; et il s'attendrissait, car il était d'une probité parfaite, pas un sou ne lui demeurait aux doigts. Ce fut, dans son crâne de visionnaire, une idylle géante, l'idylle d'un inconscient, où ne se mêlait aucun désir de racheter ses anciens brigandages financiers. D'autant plus que, tout de même, au bout, il y avait le rêve de sa vie entière, sa conquête de Paris. Etre le roi de la charité, le Dieu adoré de la multitude des pauvres, devenir unique et populaire, occuper de lui le monde, cela dépassait son ambition. Quels prodiges ne réaliserait-il pas, s'il employait à être bon ses facultés d'homme d'affaires, sa ruse, son obstination, son manque complet de préjugés ! Et il aurait la force irrésistible qui gagne les batailles, l'argent, l'argent à pleins coffres, l'argent qui fait tant de mal souvent et qui ferait tant de bien, le jour où l'on mettrait à donner son orgueil et son plaisir ! Puis, agrandissant encore son projet, Saccard en arriva à se demander pourquoi il n'épouserait pas la princesse d'Orviedo. Cela fixerait les positions, empêcherait les interprétations mauvaises. Pendant un mois, il manoeuvra adroitement, exposa des plans superbes, crut se rendre indispensable ; et un jour, d'une voix tranquille, redevenu naïf, il fit sa proposition, développa son grand projet. C'était une véritable association qu'il offrait, il se donnait comme le liquidateur des sommes volées par le prince, il s'engageait à les rendre aux pauvres, décuplées. D'ailleurs, la princesse, dans son éternelle robe noire, avec son fichu de dentelle sur la tête, l'écouta attentivement, sans qu'une émotion quelconque animât sa face jaune. Elle était très frappée des avantages que pourrait avoir une association pareille, indifférente, du reste, aux autres considérations. Puis, ayant remis sa réponse au lendemain, elle finit par refuser sans doute elle avait réfléchi qu'elle ne serait plus seule maÃtresse de ses aumônes, et elle entendait en disposer en souveraine absolue, même follement. Mais elle expliqua qu'elle serait heureuse de le garder comme conseiller, elle montra combien précieuse elle estimait sa collaboration, en le priant de continuer à s'occuper de l'Oeuvre du Travail, dont il était le véritable directeur. Toute une semaine, Saccard éprouva un violent chagrin, ainsi qu'à la perte d'une idée chère ; non pas qu'il se sentÃt retomber au gouffre du brigandage ; mais, de même qu'une romance sentimentale met des larmes aux yeux des ivrognes les plus abjects, cette colossale idylle du bien fait à coups de millions avait attendri sa vieille âme de corsaire. Il tombait une fois encore, et de très haut il lui semblait être détrôné. Par l'argent, il avait toujours voulu, en même temps que la satisfaction de ses appétits, la magnificence d'une vie princière ; et jamais il ne l'avait eue, assez haute. Il s'enrageait, à mesure que chacune de ses chutes emportait un espoir. Aussi, lorsque son projet croula devant le refus tranquille et net de la princesse, se trouva-t-il rejeté à une furieuse envie de bataille. Se battre, être le plus fort dans la dure guerre de la spéculation, manger les autres pour ne pas qu'ils vous mangent, c'était, après sa soif de splendeur et de jouissance, la grande cause, l'unique cause de sa passion des affaires. S'il ne thésaurisait pas, il avait l'autre joie, la lutte des gros chiffres, les fortunes lancées comme des corps d'armée, les chocs des millions adverses, avec les déroutes, avec les victoires, qui le grisaient. Et tout de suite reparut sa haine de Gundermann, son effréné besoin de revanche abattre Gundermann, cela le hantait d'un désir chimérique, chaque fois qu'il était par terre, vaincu. S'il sentait l'enfantillage d'une pareille tentative, ne pourrait-il du moins l'entamer, se faire une place en face de lui, le forcer au partage, comme ces monarques de contrées voisines et d'égale puissance, qui se traitent de cousins ? Ce fut alors que, de nouveau, la Bourse l'attira, la tête emplie d'affaires à lancer, sollicité en tous sens par des projets contraires, dans une telle fièvre, qu'il ne sut que décider, jusqu'au jour où une idée suprême, démesurée, se dégagea des autres et s'empara peu à peu de lui tout entier. Depuis qu'il habitait l'hôtel d'Orviedo, Saccard apercevait parfois la soeur de l'ingénieur Hamelin qui habitait le petit appartement du second, une femme d'une taille admirable, Mme Caroline, comme on la nommait familièrement. Surtout, ce qui l'avait frappé, à la première rencontre, c'était ses cheveux blancs superbes, une royale couronne de cheveux blancs, d'un si singulier effet sur ce front de femme jeune encore, âgée de trente-six ans à peine. Dès vingt-cinq ans, elle était ainsi devenue toute blanche. Ses sourcils, restés noirs et très fournis, gardaient une jeunesse, une étrangeté vive à son visage encadré d'hermine. Elle n'avait jamais été jolie, avec son menton et son nez trop forts, sa bouche large dont les grosses lèvres exprimaient une bonté exquise. Mais, certainement, cette toison blanche, cette blancheur envolée de fins cheveux de soie, adoucissait sa physionomie un peu dure, lui donnait un charme souriant de grand-mère, dans une fraÃcheur et une force de belle amoureuse. Elle était grande, solide, la démarche franche et très noble. Chaque fois qu'il la rencontrait, Saccard, plus petit qu'elle, la suivait des yeux, intéressé, enviant sourdement cette taille haute, cette carrure saine. Et, peu à peu, par l'entourage, il connut toute l'histoire des Hamelin. Ils étaient, Caroline et Georges, les enfants d'un médecin de Montpellier, savant remarquable, catholique exalté, mort sans fortune. Lorsque le père s'en alla, la fille avait dix-huit ans, le garçon dix-neuf ; et, comme celui-ci venait d'entrer à l'Ecole polytechnique, elle le suivit à Paris, où elle se plaça institutrice. Ce fut elle qui lui glissa des pièces de cent sous, qui l'entretint d'argent de poche, pendant les deux années de cours ; plus tard, lorsque, sorti dans un mauvais rang, il dut battre le pavé, ce fut elle encore qui le soutint, en attendant qu'il trouvât une situation. Ces deux enfants s'adoraient, faisaient le rêve de ne se quitter jamais. Pourtant, un mariage inespéré s'étant présenté, la bonne grâce et l'intelligence vive de la jeune fille ayant conquis un brasseur millionnaire, dans la maison où elle était en place, Georges voulut qu'elle acceptât ce dont il se repentit cruellement, car, au bout de quelques années de ménage, Caroline fut obligée d'exiger une séparation pour ne pas être tuée par son mari, qui buvait et la poursuivait avec un couteau, dans des crises d'imbécile jalousie. Elle était alors âgée de vingt-six ans, elle se retrouvait pauvre, s'étant obstinée à ne réclamer aucune pension de l'homme qu'elle quittait. Mais son frère avait enfin, après bien des tentatives, mis la main sur une besogne qui lui plaisait il allait partir pour l'Egypte, avec la Commission chargée des premières études du canal de Suez ; et il emmena sa soeur, elle s'installa vaillamment à Alexandrie, recommença à donner des leçons, pendant que lui courait le pays. Ils restèrent ainsi en Egypte jusqu'en 1859, ils assistèrent aux premiers coups de pioche sur la plage de Port- Saïd une maigre équipe de cent cinquante terrassiers à peine, perdue au milieu des sables, commandée par une poignée d'ingénieurs. Puis, Hamelin, envoyé en Syrie pour assurer les approvisionnements, y resta, à la suite d'une fâcherie avec ses chefs. Il fit venir Caroline à Beyrouth, où d'autres élèves l'attendaient, il se lança dans une grosse affaire, patronnée par une compagnie française, le tracé d'une route carrossable de Beyrouth à Damas, la première, l'unique voie ouverte à travers les gorges du Liban ; et ils vécurent encore trois années là , jusqu'à l'achèvement de la route, lui visitant les montagnes, s'absentant deux mois pour un voyage à Constantinople, à travers le Taurus, elle le suivant dès qu'elle pouvait s'échapper, épousant les projets de réveil qu'il faisait, à battre cette vieille terre endormie sous la cendre des civilisations mortes. Il avait amassé tout un portefeuille débordant d'idées et de plans, il sentait l'impérieuse nécessité de rentrer en France, s'il voulait donner un corps à ce vaste ensemble d'entreprises, former des sociétés, trouver des capitaux. Et, après neuf années de séjour en Orient, ils partirent, ils eurent la curiosité de repasser par l'Egypte, où les travaux du canal de Suez les enthousiasmèrent une ville avait poussé en quatre ans dans les sables de la plage de Port-Saïd, tout un peuple s'agitait là , les fourmis humaines s'étaient multipliées, changeaient la face de la terre. Mais, à Paris, une malchance noire attendait Hamelin. Depuis quinze mois, il s'y débattait avec ses projets, sans pouvoir communiquer sa foi à personne, trop modeste, peu bavard, échoué à ce deuxième étage de l'hôtel d'Orviedo, dans un petit appartement de cinq pièces qu'il louait douze cents francs, plus loin du succès que lorsqu'il courait les monts et les plaines de l'Asie. Leurs économies s'épuisaient rapidement, le frère et la soeur en arrivaient à une grande gêne. Ce fut même ce qui intéressa Saccard, cette tristesse croissante de Mme Caroline, dont la belle gaieté s'assombrissait du découragement où elle voyait tomber son frère. Dans leur ménage, elle était un peu l'homme. Georges, qui lui ressemblait beaucoup physiquement, en plus frêle, avec des facultés de travail rares ; mais il s'absorbait dans ses études, il ne fallait point l'en sortir. Jamais il n'avait voulu se marier, n'en éprouvant pas le besoin, adorant sa soeur, ce qui lui suffisait. Il devait avoir des maÃtresses d'un jour, qu'on ne connaissait pas. Et cet ancien piocheur de l'Ecole polytechnique, aux conceptions si vastes, d'un zèle si ardent pour tout ce qu'il entreprenait, montrait parfois une telle naïveté, qu'on l'aurait jugé un peu sot. Elevé dans le catholicisme le plus étroit, il avait gardé sa religion d'enfant, il pratiquait, très convaincu ; tandis que sa soeur s'était reprise par une lecture immense, par toute la vaste instruction qu'elle se donnait à son côté, aux longues heures où il s'enfonçait dans ses travaux techniques. Elle parlait quatre langues, elle avait lu les économistes, les philosophes, passionnée un instant pour les théories socialistes et évolutionnistes ; mais elle s'était calmée, elle devait surtout à ses voyages, à son long séjour parmi des civilisations lointaines, une grande tolérance, un bel équilibre de sagesse. Si elle ne croyait plus, elle demeurait très respectueuse de la foi de son frère. Entre eux, il y avait eu une explication, et jamais ils n'en avaient reparlé. Elle était une intelligence, dans sa simplicité et sa bonhomie ; et, d'un courage à vivre extraordinaire, d'une bravoure joyeuse qui résistait aux cruautés du sort, elle avait coutume de dire qu'un seul chagrin était resté saignant en elle, celui de n'avoir pas eu d'enfant. Saccard put rendre à Hamelin un service, un petit travail qu'il lui procura, des commanditaires qui avaient besoin d'un ingénieur pour un rapport sur le rendement d'une machine nouvelle. Et il força ainsi l'intimité du frère et de la soeur, il monta fréquemment passer une heure entre eux, dans leur salon, leur seule grande pièce, qu'ils avaient transformée en cabinet de travail. Cette pièce restait d'une nudité absolue, meublée seulement d'une longue table à dessiner, d'une autre table plus petite, encombrée de papiers, et d'une demi-douzaine de chaises. Sur la cheminée, des livres s'empilaient. Mais, aux murs, une décoration improvisée égayait ce vide, une série de plans, une suite d'aquarelles claires, chaque feuille fixée avec quatre clous. C'était son portefeuille de projets qu'Hamelin avait ainsi étalé, les notes prises en Syrie, toute sa fortune future ; et les aquarelles étaient de Mme Caroline, des vues de là -bas, des types, des costumes, ce qu'elle avait remarqué et croqué en accompagnant son frère, avec un sens très personnel de coloriste, sans aucune prétention d'ailleurs. Deux larges fenêtres, ouvrant sur le jardin de l'hôtel Beauvilliers, éclairaient d'une lumière vive cette débandade de dessins, qui évoquait une vie autre, le rêve d'une antique société tombant en poudre, que les épures, aux lignes fermes et mathématiques, semblaient vouloir remettre debout, comme sous l'étayement du solide échafaudage de la science moderne. Et quand il se fut rendu utile, avec cette dépense d'activité qui le faisait charmant, Saccard s'oublia surtout devant les plans et les aquarelles, séduit, demandant sans cesse de nouvelles explications. Dans sa tête, tout un vaste lançage germait déjà . Un matin, il trouva Mme Caroline seule, assise à la petite table dont elle avait fait son bureau. Elle était mortellement triste, les mains abandonnées parmi les papiers. " Que voulez-vous ? cela tourne décidément mal... je suis brave pourtant. Mais tout va nous manquer à la fois ; et ce qui me navre, c'est l'impuissance ou le malheur réduit mon pauvre frère, car il n'est vaillant, il n'a de force qu'au travail... J'avais songé à me replacer institutrice quelque part, pour l'aider au moins. J'ai cherché et je n'ai rien trouvé... Pourtant, je ne puis pas me mettre à faire des ménages. " Jamais Saccard ne l'avait vue ainsi démontée, abattue. " Que diable ! vous n'en êtes pas là ! " cria-t-il. Elle hocha la tête, elle se montrait amère contre la vie, qu'elle acceptait d'habitude si gaillardement, même mauvaise. Et Hamelin étant rentré à ce moment, rapportant la nouvelle d'un dernier échec, elle eut de grosses larmes lentes, elle ne parla plus, les poings serrés, à sa table, les yeux perdus devant elle. " Et dire, laissa échapper Hamelin, qu'il y a, là -bas, des millions qui nous attendent, si quelqu'un voulait seulement m'aider à les gagner ! " Saccard s'était planté devant une épure représentant l'élévation d'un pavillon construit au centre de vastes magasins. " Qu'est-ce donc ? demanda-t-il. - Oh ! je me suis amusé, expliqua l'ingénieur. C'est un projet d'habitation " là -bas, à Beyrouth, pour le directeur de la Compagnie que j'ai rêvée, vous savez, la Compagnie générale des Paquebots réunis. " Il s'animait, il donna de nouveaux détails. Pendant son séjour en Orient, il avait constaté combien le service des transports était défectueux. Les quelques sociétés, installées à Marseille, se tuaient par la concurrence, n'arrivaient pas à avoir le matériel suffisant et confortable ; et une de ses premières idées, à la base même de tout l'ensemble de ses entreprises, était de syndiquer ces sociétés, de les réunir en une vaste Compagnie, pourvue de millions, qui exploiterait la Méditerranée entière et s'en assurerait la royauté, en établissant des lignes pour tous les ports de l'Afrique, de l'Espagne, de l'Italie, de la Grèce, de l'Egypte, de l'Asie, jusqu'au fond de la mer Noire. Rien n'était à la fois, d'un organisateur de plus de flair, ni d'un meilleur citoyen c'était l'Orient conquis, donné à la France, sans compter qu'il rapprochait ainsi la Syrie, où allait s'ouvrir le vaste champ de ses opérations. " Les syndicats, murmura Saccard, l'avenir semble être là , aujourd'hui... C'est une forme si puissante de l'association ! Trois ou quatre petites entreprises, qui végètent isolément, deviennent d'une vitalité et d'une prospérité irrésistibles, si elles se réunissent... Oui, demain est aux gros capitaux, aux efforts centralisés des grandes masses. Toute l'industrie, tout le commerce finiront par n'être qu'un immense bazar unique, où l'on s'approvisionnera de tout. " Il s'était arrêté encore, debout cette fois devant une aquarelle qui représentait un site sauvage, une gorge aride, que bouchait un écroulement gigantesque de rochers, couronnés de broussailles. " Oh ! oh ! reprit-il, voici le bout du monde. On ne doit pas être coudoyé par les passants dans ce coin-là . - Une gorge du Carmel, répondit Hamelin Ma soeur a pris ça, pendant les études que j'ai faites de ce côté. " Et il ajouta simplement " Tenez ! entre les calcaires crétacés et les porphyres qui ont relevé ces calcaires, sur tout le flanc de la montagne, il y a là un filon d'argent sulfuré considérable, oui ! une mine d'argent dont l'exploitation, d'après mes calculs, assurerait des bénéfices énormes. - Une mine d'argent " , répéta vivement Saccard. Mme Caroline, les yeux toujours au loin, dans sa tristesse, avait entendu ; et, comme si une vision se fût évoquée " Le Carmel, ah ! quel désert, quelles journées de solitude ! C'est plein de myrtes et de genêts, cela sent bon l'air tiède en est embaumé. Et il y a des aigles, sans cesse, qui planent très haut... Mais tout cet argent qui dort dans ce sépulcre, à côté de tant de misère. On voudrait des foules heureuses, des chantiers, des villes naissantes, un peuple régénéré par le travail. - Une route serait facilement ouverte du Carmel à Saint-Jean-d'Acre, continua Hamelin. Et je crois bien qu'on découvrirait également du fer, car il abonde dans les montagnes du pays... J'ai aussi étudié un nouveau mode d'extraction, qui réaliserait d'importantes économies. Tout est prêt, il ne s'agit plus que de trouver des capitaux. - La Société des mines d'argent du Carmel ! " murmura Saccard. Mais c'était maintenant l'ingénieur qui, les regards levés, allait d'un plan à l'autre, repris par le labeur de toute sa vie, enfiévré à la pensée de l'avenir éclatant qui dormait là , pendant que la gêne le paralysait. " Et ce ne sont que les petites affaires du début, reprit-il. Regardez cette série de plans, c'est ici le grand coup, tout un système de chemins de fer traversant l'Asie Mineure, de part en part... Le manque de communications commodes et rapides, telle est la cause première de la stagnation où croupit ce pays si riche. Vous n'y trouveriez pas une voie carrossable, les voyages et les transports s'y font toujours à dos de mulet ou de chameau... Imaginez alors quelle révolution, si des lignes ferrées pénétraient jusqu'aux confins du désert ! Ce serait l'industrie et le commerce décuplés, la civilisation victorieuse, l'Europe s'ouvrant enfin les portes de l'Orient... Oh ! pour peu que cela vous intéresse, nous en causerons en détail. Et vous verrez, vous verrez ! " Tout de suite, du reste, il ne put s'empêcher d'entrer dans des explications. C'était surtout pendant son voyage à Constantinople, qu'il avait étudié le tracé de son système de chemins de fer. La grande, l'unique difficulté se trouvait dans la traversée des monts Taurus ; mais il avait parcouru les différents cols, il affirmait la possibilité d'un tracé direct et relativement peu dispendieux. D'ailleurs, il ne songeait pas à exécuter d'un coup le système complet. Lorsqu'on aurait obtenu du sultan la concession totale, il serait sage de n'entreprendre d'abord que la branche mère, la ligne de Brousse à Beyrouth par Angora et Alep. Plus tard, on songerait à l'embranchement de Smyrne à Angora, et à celui de Trébizonde à Angora, par Erzeroum et Sivas. " Plus tard, plus tard encore... " , continua-t-il. Et il n'acheva pas, il se contentait de sourire, n'osant dire jusqu'où il avait poussé l'audace de ses projets. C'était le rêve. " Ah ! les plaines au pied du Taurus, reprit Mme Caroline de sa voix lente de dormeuse éveillée, quel paradis délicieux ! On n'a qu'à gratter la terre, les moissons poussent, débordantes. Les arbres fruitiers, les pêchers, les cerisiers, les figuiers, les amandiers, cassent sous les fruits. Et quels champs d'oliviers et de mûriers, pareils à de grands bois ! Et quelle existence naturelle et facile, dans cet air léger, constamment bleu ! " Saccard se mit à rire, de ce rire aigu de bel appétit, qu'il avait lorsqu'il flairait la fortune. Et, comme Hamelin parlait encore d'autres projets, notamment de la création d'une banque à Constantinople, en disant un mot des relations toutes-puissantes qu'il y avait laissées, surtout près du grand vizir, il l'interrompit gaiement. " Mais c'est un pays de cocagne, on en vendrait ! " Puis, très familier, appuyant les deux mains aux épaules de Mme Caroline, toujours assise " Ne vous désespérez donc pas, madame ! Je vous aime bien, vous verrez que je ferai avec votre frère quelque chose de très bon pour nous tous... Ayez de la patience. Attendez. " Pendant le mois qui suivit, Saccard procura de nouveau à l'ingénieur quelques petits travaux ; et, s'il ne reparlait plus des grandes affaires, il devait y penser constamment, préoccupé, hésitant devant l'ampleur écrasante des entreprises. Mais ce qui resserra davantage le lien naissant de leur intimité, ce fut la façon toute naturelle dont Mme Caroline vint à s'occuper de son intérieur d'homme seul, dévoré de frais inutiles, d'autant plus mal servi qu'il avait davantage de serviteurs. Lui, si habile au-dehors, réputé pour sa main vigoureuse et adroite dans le gâchis des grands vols, laissait aller chez lui tout à la débandade, insoucieux du coulage effrayant qui triplait ses dépenses ; et l'absence d'une femme se faisait aussi cruellement sentir, jusque dans les plus petites choses. Lorsque Mme Caroline s'aperçut du pillage, elle lui donna d'abord des conseils, puis finit par s'entremettre et lui faire réaliser deux ou trois économies ; si bien qu'en riant, un jour, il lui offrit d'être son intendante pourquoi pas ? elle avait cherché une place d'institutrice, elle pouvait bien accepter une situation honorable pour elle, qui lui permettrait d'attendre. L'offre, faite en manière de plaisanterie, devint sérieuse. N'était-ce pas une façon de s'occuper, de soulager son frère, avec les trois cents francs que Saccard voulait donner par mois ? Et elle accepta, elle réforma la maison en huit jours, renvoya le chef et sa femme pour ne prendre qu'une cuisinière, qui, avec le valet de chambre et le cocher, devait suffire au service. Elle ne garda aussi qu'un cheval et une voiture, prit la haute main sur tout, examina les comptes avec un soin si scrupuleux, qu'à la fin de la première quinzaine elle avait obtenu une réduction de moitié. Il était ravi, il plaisantait en disant que c'était lui qui la volait maintenant, et qu'elle aurait dû exiger un tant pour cent sur tous les bénéfices qu'elle lui faisait faire. Alors, une vie très étroite avait commencé. Saccard venait d'avoir l'idée de faire enlever les vis qui condamnaient la porte de communication entre les deux appartements, et l'on remontait librement, d'une salle à manger dans l'autre, par l'escalier intérieur ; de sorte que, pendant que son frère travaillait en haut, enfermé du matin au soir pour mettre en ordre ses dossiers d'Orient, Mme Caroline, laissant son propre ménage aux soins de l'unique bonne qui les servait, descendait à chaque heure de la journée, donner des ordres, comme chez elle. C'était devenu la joie de Saccard, la continuelle apparition de cette grande belle femme, qui traversait les pièces de son pas solide et superbe, avec la gaieté toujours inattendue de ses cheveux blancs, envolés autour de son jeune visage. Elle était de nouveau très gaie, elle avait retrouvé sa bravoure à vivre, depuis qu'elle se sentait utile, occupant ses heures, continuellement debout. Sans affectation de simplicité, elle ne portait plus qu'une robe noire, dans la poche de laquelle on entendait la sonnerie claire du trousseau de clefs ; et cela l'amusait certainement, elle la savante, la philosophe, de n'être plus qu'une bonne femme de ménage, la gouvernante d'un prodigue, qu'elle se mettait à aimer, comme on aime les enfants mauvais sujets. Lui, un instant très séduit, calculant qu'il n'y avait après tout qu'une différence de quatorze ans entre eux, s'était demandé ce qu'il arriverait, s'il la prenait un beau soir entre ses bras. Etait-il admissible que, depuis dix ans, depuis sa fuite forcée de chez son mari, dont elle avait reçu autant de coups que de caresses, elle eût vécu en guerrière voyageuse, sans voir un homme ? Peut-être les voyages l'avaient-ils protégée. Cependant, il savait qu'un ami de son frère, un M. Beaudoin, un négociant resté à Beyrouth, et dont le retour était prochain, l'avait beaucoup aimée, au point d'attendre pour l'épouser la mort de son mari, qu'on venait d'enfermer dans une maison de santé, fou d'alcoolisme. Evidemment, ce mariage n'aurait fait que régulariser une situation bien excusable, presque légitime. Dès lors, puisqu'il devait y en avoir eu un, pourquoi n'aurait-il pas été le second ? Mais Saccard en restait au raisonnement, la trouvant si bonne camarade, que la femme souvent disparaissait. Lorsque, à la voir passer, avec sa taille admirable, il se posait sa question savoir ce qu'il arriverait s'il l'embrassait, il se répondait qu'il arriverait des choses fort ordinaires, ennuyeuses peut-être ; et il remettait l'expérience à plus tard, il lui donnait des poignées de main vigoureuses, heureux de sa cordialité. Puis, tout d'un coup, Mme Caroline retomba à un grand chagrin. Un matin, elle descendit abattue, très pâle, les yeux gros ; et il ne put rien apprendre d'elle ; il cessa de l'interroger devant son obstination à dire qu'elle n'avait rien, qu'elle était comme tous les jours. Ce fut le lendemain seulement qu'il comprit, en trouvant en haut une lettre de faire part, la lettre qui annonçait le mariage de M. Beaudoin avec la fille d'un consul anglais, très jeune et immensément riche. Le coup avait dû être d'autant plus dur, que la nouvelle était arrivée par cette lettre banale, sans aucune préparation, sans même un adieu. C'était tout un écroulement dans l'existence de la malheureuse femme, la perte de l'espoir lointain où elle se raccrochait, aux heures de désastre. Et, le hasard ayant, lui aussi, des cruautés abominables, elle avait justement appris, l'avant-veille, que son mari était mort, elle venait enfin de croire, pendant quarante-huit heures, à la réalisation prochaine de son rêve. Sa vie s'effondrait, elle en restait anéantie. Le soir même, une autre stupeur l'attendait comme, à son habitude, avant de remonter se coucher, elle entrait chez Saccard causer des ordres du lendemain, il lui parla de son malheur, si doucement, qu'elle éclata en sanglots ; puis, dans cet attendrissement invincible, dans une sorte de paralysie de sa volonté, elle se trouva entre ses bras, elle lui appartint, sans joie ni pour l'un ni pour l'autre. Quand elle se reprit, elle n'eut pas de révolte, mais sa tristesse en fut accrue, à l'infini. Pourquoi avait- elle laissé s'accomplir cette chose ? elle n'aimait pas cet homme, lui- même ne devait pas l'aimer. Ce n'était point qu'il lui parût d'un âge et d'une figure indignes de tendresse ; sans beauté certes, et vieux déjà , il l'intéressait par la mobilité de ses traits, par l'activité de toute sa petite personne noire ; et, l'ignorant encore, elle voulait le croire serviable, d'une intelligence supérieure, capable de réaliser les grandes entreprises de son frère, avec l'honnêteté moyenne de tout le monde. Seulement, quelle chute imbécile ! Elle, si sage, si instruite par la dure expérience, si maÃtresse d'elle-même, avoir ainsi succombé, sans savoir pourquoi ni comment, dans une crise de larmes, en grisette sentimentale ! Le pis était qu'elle le sentait, autant qu'elle, étonné, presque fâché de l'aventure. Lorsque, cherchant à la consoler, il lui avait parlé de M. Beaudoin comment d'un amant ancien, dont la basse trahison ne méritait que l'oubli, et qu'elle s'était récriée, en jurant que jamais rien ne s'était passé entre eux, il avait d'abord cru qu'elle mentait, par une fierté de femme ; mais elle était revenue sur ce serment avec tant de force, elle montrait des yeux si beaux, si clairs de franchise, qu'il avait fini par être convaincu de la vérité de cette histoire, elle par droiture et dignité se gardant pour le jour des noces, l'homme patientant deux années, puis se lassant et en épousant une autre, quelque occasion trop tentante de jeunesse et de richesse. Et le singulier était que cette découverte, cette conviction qui aurait dû passionner Saccard, l'emplissait au contraire d'une sorte d'embarras, tellement il comprenait la fatalité sotte de sa bonne fortune. Du reste, ils ne recommencèrent pas, puisque ni l'un ni l'autre ne paraissait en avoir l'envie. Pendant quinze jours, Mme Caroline resta ainsi affreusement triste. La force de vivre, cette impulsion qui fait de la vie une nécessité et une joie, l'avait abandonnée. Elle vaquait à ses occupations si multiples, mais comme absente, sans s'illusionner même sur la raison et l'intérêt des choses. C'était la machine humaine travaillant dans le désespoir du néant de tout. Et, au milieu de ce naufrage de sa bravoure et de sa gaieté, elle ne goûtait qu'une distraction, celle de passer toutes ses heures libres le front aux vitres d'une fenêtre du grand cabinet de travail, les regards fixés sur le jardin de l'hôtel voisin, cet hôtel Beauvilliers, où, depuis les premiers jours de son installation, elle devinait une détresse, une de ces misères cachées, si navrantes dans leur effort à sauvegarder les apparences. Il y avait là aussi des êtres qui souffraient, et son chagrin était comme trempé de ces larmes, elle agonisait de mélancolie, jusqu'à se croire insensible et morte dans la douleur des autres. Ces Beauvilliers, qui autrefois, sans compter leurs immenses domaines de la Touraine et de l'Anjou, possédaient, rue de Grenelle, un hôtel magnifique, n'avaient plus à Paris que cette ancienne maison de plaisance, bâtie en dehors de la ville au commencement du siècle dernier, et qui se trouvait aujourd'hui enclavée parmi les constructions noires de la rue Saint-Lazare. Les quelques beaux arbres du jardin restaient là comme au fond d'un puits, la mousse mangeait les marches du perron, émietté et fendu. On eût dit un coin de nature mis en prison, un coin doux et morne, d'une muette désespérance, où le soleil ne descendait plus qu'en un jour verdâtre, dont le frisson glaçait les épaules. Et, dans cette paix humide de cave, en haut de ce perron disjoint, la première personne que Mme Caroline avait aperçue était la comtesse de Beauvilliers, une grande femme maigre de soixante ans, toute blanche, l'air très noble, un peu surannée. Avec son grand nez droit, ses lèvres minces, son cou particulièrement long, elle avait l'air d'un cygne très ancien, d'une douceur désolée. Puis, derrière elle, presque aussitôt, s'était montrée sa fille, Alice de Beauvilliers, âgée de vingt-cinq ans, mais si appauvrie, qu'on l'aurait prise pour une fillette, sans le teint gâté et les traits déjà tirés du visage. C'était la mère encore, chétive, moins l'aristocratique noblesse, le cou allongé jusqu'à la disgrâce, n'ayant plus que le charme pitoyable d'une fin de grande race. Les deux femmes vivaient seules, depuis que le fils, Ferdinand de Beauvilliers, s'était engagé dans les zouaves pontificaux, à la suite de la bataille de Castelfidardo, perdue par Lamoricière. Tous les jours, lorsqu'il ne pleuvait pas, elles apparaissaient ainsi, l'une derrière l'autre, elles descendaient le perron, faisaient le tour de l'étroite pelouse centrale, sans échanger une parole ; il n'y avait que des bordures de lierre, les fleurs n'auraient pas poussé, ou peut-être auraient-elles coûté trop cher. Et cette promenade lente, sans doute une simple promenade de santé, par ces deux femmes si pâles, sous ces arbres centenaires qui avaient vu tant de fêtes et que les bourgeoises maisons du voisinage étouffaient, prenait une mélancolique douleur, comme si elles eussent promené le deuil des vieilles choses mortes. Alors, intéressée, Mme Caroline avait guetté ses voisines par une sympathie tendre, sans curiosité mauvaise ; et, peu à peu, dominant le jardin, elle pénétra leur vie, qu'elles cachaient avec un soin jaloux, sur la rue. Il y avait toujours un cheval dans l'écurie, une voiture sous la remise, que soignait un vieux domestique, à la fois valet de chambre, cocher et concierge ; de même qu'il y avait une cuisinière, qui servait aussi de femme de chambre ; mais, si la voiture sortait de la grand-porte, correctement attelée, menant ces dames à leurs courses, si la table gardait un certain luxe, l'hiver, aux dÃners de quinzaine où venaient quelques amis, par quels longs jeûnes, par quelles sordides économies de chaque heure était achetée cette apparence menteuse de fortune ! Dans un petit hangar, à l'abri des yeux, c'étaient de continuels lavages, pour réduire la note de la blanchisseuse, de pauvres nippes usées par le savon, rapiécées fil à fil ; c'étaient quatre légumes épluchés pour le repas du soir, du pain qu'on faisait rassir sur une planche, afin d'en manger moins ; c'étaient toutes sortes de pratiques avaricieuses, infimes et touchantes, le vieux cocher recousant les bottines trouées de mademoiselle, la cuisinière noircissant a l'encre les bouts de gants trop défraÃchis de madame ; et les robes de la mère qui passaient à la fille après d'ingénues transformations, et les chapeaux qui duraient des années, grâce à des échanges de fleurs et de rubans. Lorsqu'on n'attendait personne, les salons de réception, au rez-de-chaussée, étaient fermés soigneusement, ainsi que les grandes chambres du premier étage ; car, de toute cette vaste habitation, les deux femmes n'occupaient plus qu'une étroite pièce, dont elles avaient fait leur salle à manger et leur boudoir. Quand la fenêtre s'entrouvrait, on pouvait apercevoir la comtesse raccommodant son linge, comme une petite bourgeoise besogneuse ; tandis que la jeune fille, entre son piano et sa boÃte d'aquarelle, tricotait des bas et des mitaines pour sa mère. Un jour de gros orage, toutes deux furent vues descendant au jardin, ramassant le sable que la violence de la pluie emportait. Maintenant, Mme Caroline savait leur histoire. La comtesse de Beauvilliers avait beaucoup souffert de son mari, qui était un débauché, et dont elle ne s'était jamais plainte. Un soir, on le lui avait rapporté, à Vendôme, râlant, avec un coup de feu au travers du corps. On avait parlé d'un accident de chasse quelque balle envoyée par un garde jaloux, dont il devait avoir pris la femme ou la fille. Et le pis était que s'anéantissait avec lui cette fortune des Beauvilliers, autrefois colossale, assise sur des terres immenses, des domaines royaux, que la Révolution avait déjà trouvée amoindrie, et que son père et lui venaient d'achever. De ces vastes biens fonciers, une seule ferme demeurait, les Aublets, à quelques lieues de Vendôme, rapportant environ quinze mille francs de rente, l'unique ressource de la veuve et de ses deux enfants. L'hôtel de la rue de Grenelle était depuis longtemps vendu, celui de la rue Saint-Lazare mangeait la grosse part des quinze mille francs de la ferme, écrasé d'hypothèques, menacé d'être mis en vente à son tour, si l'on ne payait pas les intérêts ; et il ne restait guère que six ou sept mille francs pour l'entretien de quatre personnes, ce train d'une noble famille qui ne voulait pas abdiquer. Il y avait déjà huit ans, lorsqu'elle était devenue veuve, avec un garçon de vingt ans et une fille de dix-sept, au milieu de l'écroulement de sa maison, la comtesse s'était raidie dans son orgueil nobiliaire, en se jurant qu'elle vivrait de pain plutôt que de déchoir. Dès lors, elle n'avait plus eu qu'une pensée, se tenir debout à son rang, marier sa fille à un homme d'égale noblesse, faire de son fils un soldat. Ferdinand lui avait causé d'abord de mortelles inquiétudes, à la suite de quelques folies de jeunesse, des dettes qu'il fallut payer ; mais, averti de leur situation en un solennel entretien, il n'avait pas recommencé, coeur tendre au fond, simplement oisif et nul, écarté de tout emploi, sans place possible dans la société contemporaine. Maintenant, soldat du pape, il était toujours pour elle une cause d'angoisse secrète, car il manquait de santé, délicat sous son apparence fière, de sang épuisé et pauvre, ce qui lui rendait le climat de Rome dangereux. Quant au mariage d'Alice, il tardait tellement, que la triste mère en avait les yeux pleins de larmes, quand elle la regardait, vieillie déjà , se flétrissant à attendre. Avec son air d'insignifiance mélancolique, elle n'était point sotte, elle aspirait ardemment à la vie, à un homme qui l'aurait aimée, à du bonheur ; mais, ne voulant pas désoler davantage la maison, elle feignait d'avoir renoncé à tout, plaisantant le mariage, disant qu'elle avait la vocation d'être vieille fille ; et, la nuit, elle sanglotait dans son oreiller, elle croyait mourir de la douleur d'être seule. La comtesse, par ses miracles d'avarice, était pourtant arrivée à mettre de côté vingt mille francs, toute la dot d'Alice ; elle avait également sauvé du naufrage quelques bijoux, un bracelet, des bagues, des boucles d'oreilles, qu'on pouvait estimer à une dizaine de mille francs ; dot bien maigre, corbeille de noces dont elle n'osait même parler, à peine de quoi faire face aux dépenses immédiates, si l'épouseur attendu se présentait. Et, cependant, elle ne voulait pas désespérer, luttant quand même, n'abandonnant pas un des privilèges de sa naissance, toujours aussi haute et de fortune convenable, incapable de sortir à pied et de retrancher un entre-mets un soir de réception, mais rognant sur sa vie cachée, se condamnant à des semaines de pommes de terre sans beurre, pour ajouter cinquante francs à la dot éternellement insuffisante de sa fille. C'était un douloureux et puéril héroïsme quotidien, tandis que, chaque jour, la maison croulait un peu plus sur leurs têtes. Cependant, jusque-là , Mme Caroline n'avait point eu l'occasion de parler à la comtesse et à sa fille. Elle finissait par connaÃtre les détails les plus intimes de leur vie, ceux qu'elles croyaient cacher au monde entier, et il n'y avait eu encore entre elles que des échanges de regards, ces regards qui se tournent dans une brusque sensation de sympathie, derrière soi. La princesse d'Orviedo devait les rapprocher. Elle avait eu l'idée de créer, pour son Oeuvre du Travail, une sorte de commission de surveillance, composée de dix dames, qui se réunissaient deux fois par mois, visitaient l'Oeuvre en détail, contrôlaient tous les services. Comme elle s'était réservé de choisir elle-même ces dames, elle avait désigné, parmi les premières, Mme de Beauvilliers, une de ses grandes amies d'autrefois, devenue simplement sa voisine, aujourd'hui qu'elle s'était retirée du monde. Et il était arrivé que, la commission de surveillance ayant brusquement perdu son secrétaire, Saccard, qui gardait la haute main sur l'administration de l'établissement, venait d'avoir l'idée de recommander Mme Caroline, comme un secrétaire modèle, qu'on ne trouverait nulle part en effet, la besogne était assez pénible, il y avait beaucoup d'écritures, même des soins matériels qui répugnaient un peu à ces dames ; et, dès le début, Mme Caroline s'était révélée une hospitalière admirable, que sa maternité inassouvie, son amour désespéré des enfants, enflammait d'une tendresse active pour tous ces pauvres êtres, qu'on tâchait de sauver du ruisseau parisien. Donc, à la dernière séance de la commission, elle s'était rencontrée avec la comtesse de Beauvilliers ; mais celle-ci ne lui avait adressé qu'un salut un peu froid, cachant sa secrète gêne, ayant sans doute la sensation qu'elle avait en elle un témoin de sa misère. Toutes deux, maintenant, se saluaient, chaque fois que leurs yeux se rencontraient et qu'il y aurait eu une trop grosse impolitesse à feindre de ne pas se reconnaÃtre. Un jour, dans le grand cabinet, pendant qu'Hamelin rectifiait un plan d'après de nouveaux calculs, et que Saccard, debout, suivait son travail, Mme Caroline, devant la fenêtre, comme à son habitude, regardait la comtesse et sa fille faire leur tour de jardin. Ce matin- là , elle leur voyait, aux pieds, des savates qu'une chiffonnière n'aurait pas ramassées contre une borne. " Ah ! les pauvres femmes ! murmura-t-elle, que cela doit être terrible, cette comédie du luxe qu'elles se croient forcées de jouer. " Et elle se reculait, se cachait derrière le rideau de vitrage, de peur que la mère ne l'aperçût et ne souffrit davantage d'être ainsi guettée. Elle-même s'était apaisée, depuis trois semaines qu'elle s'oubliait, chaque matin, à cette fenêtre le grand chagrin de son abandon s'endormait, il semblait que la vue du désastre des autres lui fit accepter plus courageusement le sien, cet écroulement qu'elle avait cru être celui de toute sa vie. De nouveau, elle se surprenait à rire. Un instant encore, elle suivit les deux femmes dans le jardin vert de mousse, d'un air de profonde songerie. Puis, se retournant vers Saccard, vivement " Dites-moi donc pourquoi je ne peux pas être triste... Non, ça ne dure pas, ça n'a jamais duré, je ne peux pas être triste, quoi qu'il m'arrive... Est-ce de l'égoïsme ? Vraiment, je ne crois pas. Ce serait trop vilain, et d'ailleurs j'ai beau être gaie, j'ai le coeur fendu tout de même au spectacle de la moindre douleur. Arrangez cela, je suis gaie et je pleurerais sur tous les malheurs qui passent, si je ne me retenais, comprenant que le moindre morceau de pain ferait bien mieux leur affaire que mes larmes inutiles. " En disant cela, elle riait de son beau rire de bravoure, en vaillante qui préférait l'action aux apitoiements bavards. " Dieu sait pourtant, continua-t-elle, si j'ai eu lieu de désespérer de tout. Ah ! la chance ne m'a pas gâtée jusqu'ici... Après mon mariage, dans l'enfer où je suis tombée, injuriée, battue, j'ai bien cru qu'il ne me restait qu'à me jeter à l'eau. Je ne m'y suis pas jetée, j'étais vibrante d'allégresse, gonflée d'un espoir immense, quinze jours après, quand je suis partie avec mon frère pour l'Orient... Et, lors de notre retour à Paris, lorsque tout a failli nous manquer, j'ai eu des nuits abominables, où je nous voyais mourant de faim sur nos beaux projets. Nous ne sommes pas morts, je me suis remise à rêver des choses énormes, des choses heureuses qui me faisaient rire parfois toute seule... Et, dernièrement, quand j'ai reçu ce coup affreux dont je n'ose parler encore, mon coeur a été comme déraciné ; oui, je l'ai positivement senti qui ne battait plus ; je l'ai cru fini, je me suis crue finie, anéantie moi-même. Puis, pas du tout ! voici que l'existence me reprend, je ris aujourd'hui, demain, j'espérerai ! je voudrai vivre encore, vivre toujours... Est-ce extraordinaire, de ne pas pouvoir être triste longtemps ! " Saccard, qui riait lui aussi, haussa les épaules. " Bah ! vous êtes comme tout le monde. C'est l'existence, ça. - Croyez-vous, s'écria-t-elle, étonnée. Il me semble, à moi, qu'il y a des gens si tristes, qui ne sont jamais gais, qui se rendent la vie impossible, tellement ils se la peignent en noir... Oh ! ce n'est pas que je m'abuse sur la douceur et la beauté qu'elle offre. Elle a été trop dure, je l'ai trop vue de près, partout et librement. Elle est exécrable, quand elle n'est pas ignoble. Mais, que voulez-vous ! je l'aime. Pourquoi ? je n'en sais rien. Autour de moi, tout a beau péricliter, s'effondrer, je suis quand même, dès le lendemain, gaie et confiante sur les ruines... J'ai pensé souvent que mon cas est, en petit, celui de l'humanité, qui vit, certes, dans une misère affreuse, mais que ragaillardit la jeunesse de chaque génération. A la suite de chacune des crises qui m'abattent, c'est comme jeunesse nouvelle, un printemps dont les promesses de sève me réchauffent et me relèvent le coeur. Cela est tellement vrai, que, après une grosse peine, si je sors dans la rue, au soleil, tout de suite je me remets à aimer, à espérer, à être heureuse. Et l'âge n'a pas de prise sur moi, j'ai la naïveté de vieillir sans m'en apercevoir... Voyez-vous, j'ai beaucoup trop lu pour une femme, je ne sais plus du tout où je vais, pas plus, d'ailleurs, que ce vaste monde ne le sait lui-même. Seulement, c'est malgré moi, il me semble que je vais, que nous allons tous à quelque chose de très bien et de parfaitement gai. " Elle finissait par tourner à la plaisanterie, émue pourtant, voulant cacher l'attendrissement de son espoir ; tandis que son frère, qui avait levé la tête, la regardait avec une adoration pleine de gratitude. " Oh ! toi, déclara-t-il, tu es faite pour les catastrophes, tu es l'amour de la vie ! " Dans ces quotidiennes causeries du matin, une fièvre s'était peu à peu déclarée, et si Mme Caroline retournait à cette joie naturelle, inhérente à sa santé même, cela provenait du courage que leur apportait Saccard, avec sa flamme active des grandes affaires. C'était chose presque décidée, on allait exploiter le fameux portefeuille. Sous les éclats de sa voix aiguÃ, tout s'animait, s'exagérait. D'abord, on mettait la main sur la Méditerranée, on la conquérait, par la Compagnie générale des Paquebots réunis ; et il énumérait les ports de tous les pays du littoral où l'on créerait des stations, et il mêlait des souvenirs classiques effacés à son enthousiasme d'agioteur, célébrant cette mer, la seule que le monde ancien eût connue, cette mer bleue autour de laquelle la civilisation a fleuri, dont les flots ont baigné les antiques villes, Athènes, Rome, Tyr, Alexandrie, Carthage, Marseille, toutes celles qui ont fait l'Europe. Puis, lorsqu'on s'était assuré ce vaste chemin de l'Orient, on débutait là -bas, en Syrie, par la petite affaire de la Société des mines d'argent du Carmel, rien que quelques millions à gagner en passant, mais un excellent lançage, car cette idée d'une mine d'argent, de l'argent trouvé dans la terre, ramassé à la pelle, était toujours passionnante pour le public, surtout quand on pouvait y accrocher l'enseigne d'un nom prodigieux et retentissant comme celui du Carmel. Il y avait aussi là -bas des mines de charbon, du charbon à fleur de roche, qui vaudrait de l'or, lorsque le pays se couvrirait d'usines ; sans compter les autres menues entreprises qui serviraient d'entractes, des créations de banques, des syndicats pour les industries florissantes, une exploitation des vastes forêts du Liban, dont les arbres géants pourrissent sur place, faute de routes. Enfin, il arrivait au gros morceau, à la Compagnie des chemins de fer d'Orient, et là , il délirait, car ce réseau de lignes ferrées, jeté d'un bout à l'autre sur l'Asie Mineure, comme un filet, c'était pour lui la spéculation, la vie de l'argent, prenant d'un coup ce vieux monde, ainsi qu'une proie nouvelle, encore intacte, d'une richesse incalculable, cachée sous l'ignorance et la crasse des siècles. Il en flairait le trésor, il hennissait comme un cheval de guerre, à l'odeur de la bataille. Mme Caroline, d'un bon sens si solide, très réfractaire d'habitude aux imaginations trop chaudes, se laissait pourtant aller à cet enthousiasme, n'en voyait plus nettement l'outrance. A la vérité, cela caressait en elle sa tendresse pour l'Orient, son regret de cet admirable pays, où elle s'était crue heureuse ; et, sans calcul, par un contre-effet logique, c'était elle, ses descriptions colorées, ses renseignements débordants, qui fouettaient de plus en plus la fièvre de Saccard. Quand elle parlait de Beyrouth, elle avait habité trois ans, elle ne tarissait pas Beyrouth, au pied du Liban, sur sa langue de terre, entre des grèves de sable rouge et des écroulements de rochers, Beyrouth avec ses maisons en amphithéâtre, au milieu de vastes jardins, un paradis délicieux planté d'orangers, de citronniers et de palmiers. Puis, c'étaient toutes les villes de la côte, au nord Antioche, déchue de sa splendeur, au sud Saida, l'ancienne Sidon, Saint-Jean-d'Acre, Jaffa et Tyr, la Sour actuelle, qui les résume toutes, Tyr dont les marchands étaient des rois, dont les marins avaient fait le tour de l'Afrique, et qui, aujourd'hui, avec son port comblé par les sables, n'est plus qu'un champ de ruines, une poussière de palais, où ne se dressent, misérables et éparses, que quelques cabanes de pécheurs. Elle avait accompagné son frère partout, elle connaissait Alep, Angora, Brousse, Smyrne, jusqu'à Trézibonde ; elle avait vécu un mois à Jérusalem, endormie dans le trafic des lieux saints, puis deux autres mois à Damas, la reine de l'Orient, au centre de sa vaste plaine, la ville commerçante et industrielle, dont les caravanes de La Mecque et de Bagdad font un centre grouillant de foule. Elle connaissait aussi les vallées et les montagnes, les villages des Maronites et des Druses perchés sur les plateaux, perdus au fond des gorges, les champs cultivés et les champs stériles. Et, des moindres coins, des déserts muets comme des grandes villes, elle avait rapporté la même admiration pour l'inépuisable, la luxuriante nature, la même colère contre les hommes stupides et mauvais. Que de richesses naturelles dédaignées ou gâchées ! Elle disait les charges qui écrasent le commerce et l'industrie, cette loi imbécile qui empêche de consacrer les capitaux à l'agriculture, au- delà d'un certain chiffre, et la routine qui laisse aux mains du paysan la charrue dont on se sert avant Jésus-Christ, et l'ignorance où croupissent encore de nos jours ces millions d'hommes, pareils à des enfants idiots, arrêtés dans leur croissance. Autrefois, la côte se trouvait trop petite, les villes se touchaient ; maintenant, la vie s'en est allée vers l'Occident, il semble qu'on traverse un immense cimetière abandonné. Pas d'écoles, pas de routes, le pire des gouvernements, la justice vendue, un personnel administratif exécrable, des impôts trop lourds, des lois absurdes, la paresse, le fanatisme ; sans compter les continuelles secousses des guerres viles, des massacres qui emportent des villages entiers. Alors, elle se fâchait, elle demandait s'il était permis de gâter ainsi l'oeuvre de la nature, une terre bénie, d'un charme exquis, où tous les climats se retrouvaient, les plaines ardentes, les flancs tempérés des montagnes, les neiges éternelles des hauts sommets. Et son amour de la vie, sa vivace espérance la faisaient se passionner, à l'idée du coup de baguette tout-puissant dont la science et la spéculation pouvaient frapper cette vieille terre endormie, pour la réveiller. " Tenez ! criait Saccard, cette gorge du Carmel, que vous avez dessinée là , où il n'y a que des pierres et des lentisques, eh bien, dès que la mine d'argent sera en exploitation, il y poussera d'abord un village, puis une ville... Et tous ces ports encombrés de sable, nous les nettoierons, nous les protégerons de fortes jetées. Des navires de haut bord stationneront où des barques n'osent s'amarrer aujourd'hui... Et, dans ces plaines dépeuplées, ces cols déserts, que nos lignes ferrées traverseront, vous verrez toute une résurrection, oui ! les champs se défricher, des routes et des canaux s'établir, des cités nouvelles sortir du sol, la vie enfin revenir comme elle revient à un corps malade, lorsque, dans les veines appauvries, on active la circulation d'un sang nouveau... Oui ! l'argent fera des prodiges. " Et, devant l'évocation de cette voix perçante, Mme Caroline voyait réellement se lever la civilisation prédite. Ces épures sèches, ces tracés linéaires s'animaient, se peuplaient c'était le rêve qu'elle avait fait parfois d'un Orient débarbouillé de sa crasse, tiré de son ignorance, jouissant du sol fertile, du ciel charmant, avec tous les raffinement de la science. Déjà , elle avait assisté au miracle, ce Port- Saïd qui, en si peu d'années, venait de pousser sur une plage nue, d'abord des cabanes pour abriter les quelques ouvriers de la première heure, puis la cité de deux mille âmes, la cité de dix mille âmes, des maisons, des magasins immenses, une jetée gigantesque, de la vie et du bien-être créés avec entêtement par les fourmis humaines. Et c'était bien cela qu'elle voyait se dresser de nouveau, la marche en avant, irrésistible, la poussée sociale qui se rue au plus de bonheur possible, le besoin d'agir, d'aller devant soi, sans savoir au juste où l'on va, mais d'aller plus à l'aise, dans des conditions meilleures ; et le globe bouleversé par la fourmilière qui refait sa maison, et le continuel travail, de nouvelles jouissances conquises, le pouvoir de l'homme décuplé, la terre lui appartenant chaque jour davantage. L'argent, aidant la science, faisait le progrès. Hamelin, qui écoutait en souriant, avait eu alors un mot sage. " Tout cela, c'est la poésie des résultats, et nous n'en sommes même pas à la prose de la mise en oeuvre. " Mais Saccard ne s'échauffait que par l'outrance de ses conceptions, et ce fut pis le jour où, s'étant mis à lire des livres sur l'Orient, il ouvrit une histoire de l'expédition d'Egypte. Déjà , le souvenir des Croisades le hantait, ce retour de l'Occident vers l'Orient, son berceau, ce grand mouvement qui avait ramené l'extrême Europe aux pays d'origine, en pleine floraison encore, et où il y avait tant à apprendre. Seulement, la haute figure de Napoléon le frappa davantage, allant guerroyer là -bas, dans un but grandiose et mystérieux. S'il parlait de conquérir l'Egypte, d'y installer un établissement français, de donner ainsi à la France le commerce du Levant, il ne disait certainement pas tout ; et Saccard voulait voir, dans le côté de l'expédition qui est resté vague et énigmatique, il ne savait au juste quel projet de colossale ambition, un immense empire reconstruit, Napoléon couronné à Constantinople, empereur d'Orient et des Indes, réalisant le rêve d'Alexandre, plus grand que César et Charlemagne. Ne disait-il pas, à Sainte-Hélène, en parlant de Sidney, le général anglais qui l'avait arrêté devant Saint-Jean-d'Acre " Cet homme m'a fait manquer ma fortune ? " Et ce que les Croisades avaient tenté, ce que Napoléon n'avait pu accomplir, c'était cette pensée gigantesque de la conquête de l'Orient qui enflammait Saccard, mais une conquête raisonnée, réalisée par la double force de la science et de l'argent. Puisque la civilisation était allée de l'est en l'ouest, pourquoi donc ne reviendrait-elle pas vers l'est, retournant au premier jardin de l'humanité, à cet Eden de la presqu'Ãle hindoustanique, qui dormait dans la fatigue des siècles ? Ce serait une nouvelle jeunesse, il galvanisait le paradis terrestre, le refaisait habitable par la vapeur et l'électricité, replaçait l'Asie Mineure comme centre du vieux monde, comme point de croisement des grands chemins naturels qui relient les continents. Ce n'étaient plus des millions à gagner, mais des milliards et des milliards. Dès lors, chaque matin, Hamelin et lui eurent de longues conférences. Si l'espoir était vaste, les difficultés se présentaient, nombreuses, énormes. L'ingénieur, qui justement était à Beyrouth, en 1862, pendant l'horrible boucherie que les Druses firent des chrétiens maronites, et qui nécessita l'intervention de la France, ne cachait pas les obstacles qu'on rencontrerait parmi ces populations en continuelle bataille, livrées au bon plaisir des autorités locales. Seulement, il avait, à Constantinople, de puissantes relations, il s'était assuré l'appui du grand vizir, Fuad-Pacha, homme de réel mérite, partisan déclaré des réformes ; et il se flattait d'obtenir de lui toutes les concessions nécessaires. D'autre part, bien qu'il prophétisât la banqueroute fatale de l'empire Ottoman, il voyait plutôt une circonstance favorable dans ce besoin effréné d'argent, ces emprunts qui se suivaient d'année en année un gouvernement besogneux, s'il n'offre pas de garantie personnelle, est tout prêt à s'entendre avec les entreprises particulières, dès qu'il y trouve le moindre bénéfice. Et n'était-ce pas une manière pratique de trancher l'éternelle et encombrante question d'Orient, en intéressant l'empire à de grands travaux civilisateurs, en l'amenant au progrès, pour qu'il ne fût plus cette monstrueuse borne, plantée entre l'Europe et l'Asie ? Quel beau rôle patriotique joueraient là des compagnies françaises ! Puis, un matin, tranquillement, Hamelin aborda le programme secret auquel il faisait parfois allusion, ce qu'il appelait, en souriant, le couronnement de l'édifice. " Alors, quand nous serons les maÃtres, nous referons le royaume de Palestine, et nous y mettrons le pape... D'abord, on pourra se contenter de Jérusalem, avec Jaffa comme port de mer. Puis, la Syrie sera déclarée indépendante, et on la joindra... Vous savez que les temps sont proches où la papauté ne pourra rester dans Rome, sous les révoltantes humiliations qu'on lui prépare. C'est pour ce jour-là qu'il nous faudra être prêts. " Saccard, béant, l'écoutait dire ces choses d'une voix simple, avec sa foi profonde de catholique. Lui-même ne reculait pas devant les imaginations extravagantes, mai jamais il ne serait allé jusqu'à celle- ci. Cet homme de science, d'apparence si froide, le stupéfiait. Il cria " C'est fou ! La Porte ne donnera pas Jérusalem. - Oh ! pourquoi ? reprit paisiblement Hamelin. Elle a tant besoin d'argent ! Jérusalem l'ennuie, ce sera un bon débarras. Souvent, elle ne sait quel parti prendre, entre les diverses communions qui se disputent la possession des sanctuaires... D'ailleurs, le pape aurait en Syrie un véritable appui parmi les Maronites, car vous n'ignorez pas qu'il a installé, à Rome, un collège pour leurs prêtres... Enfin, j'ai bien réfléchi, j'ai tout prévu, et ce sera l'ère nouvelle, l'ère triomphale du catholicisme. Peut-être dira-t-on que c'est aller trop loin, que le pape se trouvera comme séparé, désintéressé des affaires de l'Europe. Mais de quel éclat, de quelle autorité ne rayonnera-t-il pas, lorsqu'il trônera aux lieux saints, parlant au nom du Christ, de la terre sacrée où le Christ a parlé ! C'est là qu'est son patrimoine, c'est là que doit être son royaume. Et, soyez tranquille, nous le ferons puissant et solide, ce royaume, nous le mettrons à l'abri des perturbations politiques, en basant son budget, avec la garantie des ressources du pays, sur une vaste banque dont les catholiques du monde entier se disputeront les actions. " Saccard, qui s'était mis a sourire, déjà séduit par l'énormité du projet, sans être convaincu, ne put s'empêcher de baptiser cette banque, dans un cri joyeux de trouvaille. " Le trésor du Saint-Sépulcre, hein ? superbe ! l'affaire est là ! " Mais il rencontra le regard raisonnable de Mme Caroline, qui souriait elle aussi, sceptique, un peu fâchée même ; et il eut honte de son enthousiasme. " N'importe, mon cher Hamelin, nous ferons bien de tenir secret ce couronnement de l'édifice, comme vous dites. On se moquerait de nous. Et puis, notre programme est déjà terriblement chargé, il est bon d'en réserver les conséquences extrêmes, la fin glorieuse, aux seuls initiés. - Sans doute, telle a toujours été mon intention, déclara l'ingénieur. Ceci sera le mystère. " Et ce fut sur ce mot, ce jour-là , que l'exploitation du portefeuille, la mise en oeuvre de toute l'énorme série des projets fut définitivement résolue. On commencerait par créer une modeste maison de crédit pour lancer les premières affaires ; puis, le succès aidant, peu à peu on se rendrait maÃtre du marché, on conquerrait le monde. Le lendemain, comme Saccard était monté chez la princesse d'Orviedo, pour prendre un ordre au sujet de l'Oeuvre du Travail, le souvenir lui revint du rêve qu'il avait caressé un moment, d'être le prince époux de cette reine de l'aumône, simple dispensateur et administrateur de la fortune des pauvres. Et il sourit, car il trouvait cela un peu niais, à cette heure. Il était bâti pour faire de la vie et non pour panser les blessures que la vie a faites. Enfin, il allait se retrouver sur son chantier, en plein dans la bataille des intérêts, dans cette course au bonheur qui a été la marche même de l'humanité, de siècle en siècle, vers plus de joie et plus de lumière. Ce même jour, il trouva Mme Caroline seule, dans le cabinet aux épures. Elle était debout devant une des fenêtres, retenue là par une apparition de la comtesse de Beauvilliers et de sa fille, dans le jardin voisin, à une heure inaccoutumée. Les deux femmes lisaient une lettre, d'un air de grande tristesse sans doute une lettre du fils, de Ferdinand, dont la situation ne devait pas être brillante, à Rome. " Regardez, dit Mme Caroline, en reconnaissant Saccard. Encore quelque chagrin pour ces malheureuses. Les pauvresses, dans la rue, me font moins de peine. - Bah ! s'écria-t-il gaiement, vous les prierez de venir me voir. Nous les enrichirons, elles aussi, puisque nous allons faire la fortune de tout le monde. " Et, dans sa fièvre heureuse, il chercha ses lèvres, pou les baiser. Mais, d'un mouvement brusque, elle avait retiré la tête, devenue grave et pâlie d'un involontaire malaise. " Non, je vous en prie. " C'était la première fois qu'il tentait de la reprendre, depuis qu'elle s'était abandonnée à lui, dans une minute de complète inconscience. Les affaires sérieuses arrangées, il pensait à sa bonne fortune, voulant aussi, de ce côté, régler la situation. Ce vif mouvement de recul l'étonna. " Bien vrai, cela vous ferait de la peine ? - Oui, beaucoup de peine. " Elle se calmait, elle souriait à son tour. " D'ailleurs, avouez que vous-même n'y tenez guère. - Oh ! moi, je vous adore. - Non, ne dites pas ça, vous allez être si occupé ! Et puis, je vous assure que je suis prête à avoir de la vraie amitié pour vous, si vous êtes l'homme actif que je crois, et si vous faites toutes les grandes choses que vous dites... Voyons, c'est bien meilleur, l'amitié ! " Il l'écoutait, souriant toujours, gêné et combattu pourtant. Elle le refusait, c'était ridicule de ne l'avoir eue qu'une fois, par surprise. Mais sa vanité seule en souffrait. " Alors ? amis seulement ? - Oui, je serai votre camarade, je vous aiderai... Amis, grands amis ! " Elle tendit ses joues, et, conquis, trouvant qu'elle avait raison, il y posa deux gros baisers. III - La lettre du banquier russe de Constantinople, que Sigismond avait traduite, était une réponse favorable, attendue pour mettre à Paris l'affaire en branle ; et, dès le sur-lendemain, Saccard, à son réveil, eut l'inspiration qu'il fallait agir ce jour-là même, qu'il devait avoir, d'un, coup, avant la nuit, formé le syndicat dont il voulait être sûr, pour placer à l'avance les cinquante mille actions de cinq cents francs de sa société anonyme, lancée au capital de vingt-cinq millions. En sautant du lit, il venait de trouver enfin le titre de cette société, l'enseigne qu'il cherchait depuis longtemps. Les mots la Banque universelle, avaient brusquement flambé devant lui, comme en caractères de feu, dans la chambre encore noire. " La Banque universelle, ne cessa-t-il de répéter, tout en s'habillant, la Banque universelle, c'est simple, c'est grand, ça englobe tout, ça couvre le monde... Oui, oui, excellent ! la Banque universelle ! " Jusqu'à neuf heures et demie, il marcha à travers les vastes pièces, absorbé, ne sachant par où il commencerait sa chasse aux millions, dans Paris. Vingt-cinq millions, cela se trouve encore au tournant d'une rue ; même, c'était l'embarras du choix qui le faisait réfléchir, car il y voulait mettre quelque méthode. Il but une tasse de lait, il ne se fâcha pas, lorsque le cocher monta lui expliquer que le cheval n'était pas bien, à la suite d'un refroidissement sans doute, et qu'il serait plus sage de faire venir le vétérinaire. " C'est bon, faites... Je prendrai un fiacre. " Mais, sur le trottoir, il fut surpris par le vent aigre qui soufflait un brusque retour de l'hiver, dans ce mai si doux la veille encore. Il ne pleuvait pourtant pas, de gros nuages montaient à l'horizon. Et il ne prit pas de fiacre, pour se réchauffer en marchant ; il se dit qu'il descendrait d'abord à pied chez Mazaud, l'agent de change, rue de la Banque ; car l'idée lui était venue de le sonder sur Daigremont, le spéculateur bien connu, l'homme heureux de tous les syndicats, seulement, rue Vivienne, du ciel envahi de nuées livides, une telle giboulée creva, mêlée de grêle, qu'il se réfugia sous une porte cochère. Depuis une minute, Saccard était là , à regarder tomber l'averse, lorsque, dominant le roulement de l'eau, une claire sonnerie de pièces d'or lui fit dresser l'oreille. Cela semblait sortir des entrailles de la terre, continu, léger et musical, comme dans un conte des Mille et une Nuits . Il tourna la tête, se reconnut, vit qu'il se trouvait sous la porte de la maison Kolb, un banquier qui s'occupait surtout d'arbitrages sur l'or, achetant le numéraire dans les Etats où il était à bas cours, puis le fondant, pour vendre les lingots ailleurs, dans les pays où l'or était en hausse ; et, du matin au soir, les jours de fonte, montait du sous-sol ce bruit cristallin des pièces d'or, remuées à la pelle, prises dans des caisses, jetées dans le creuset. Les passants du trottoir en ont les oreilles qui tintent, d'un bout de l'année à l'autre. Maintenant, Saccard souriait complaisamment à cette musique, qui était comme la voix souterraine de ce quartier de la Bourse, il y vit un heureux présage. La pluie ne tombait plus, il traversa la place, se trouva tout de suite chez Mazaud. Par une exception, le jeune agent de change avait son domicile personnel, au premier étage, dans la maison même où les bureaux de sa charge étaient installés, occupant tout le second. Il avait simplement repris l'appartement de son oncle, lorsque, à la mort de celui-ci, il s'était entendu avec ses cohéritiers pour racheter la charge. Dix heures sonnaient, et Saccard monta directement aux bureaux, à la porte desquels il se rencontra avec Gustave Sédille. " Est-ce que M. Mazaud est là ? - Je ne sais pas, monsieur, j'arrive. " Le jeune homme souriait, toujours en retard, prenant à l'aise son emploi de simple amateur, qu'on ne payait pas, résigné à passer là un an ou deux pour faire plaisir à son père, le fabricant de soie de la rue des Jeûneurs. Saccard traversa la caisse, salué par le caissier d'argent et par le caissier des titres ; puis, il entra dans le cabinet des deux fondés de pouvoirs, où il ne trouva que Berthier, celui des deux qui était chargé des relations avec les clients et qui accompagnait le patron à la Bourse. " Est-ce que M. Mazaud est là ? - Mais je le pense, je sors de son cabinet... Tiens non, il n'y est plus... C'est qu'il est dans le bureau du comptant. " Il avait poussé une porte voisine, il faisait du regard le tour d'une assez vaste pièce, où cinq employés travaillaient, sous les ordres du premier commis. " Non, c'est particulier !... Voyez donc vous-même à la liquidation, là , à côté. " Saccard entra dans le bureau de la liquidation. C'était là que le liquidateur, le pivot de la charge, aidé de sept employés, dépouillait le carnet que lui remettait l'agent chaque jour, après la Bourse, puis appliquait aux clients les affaires faites selon les ordres reçus, en s'aidant de fiches, conservées pour savoir les noms ; car le carnet ne porte pas les noms, ne contient que l'indication brève de l'achat ou de la vente telle valeur, telle quantité, tel cours, de tel agent. " Est-ce que vous avez vu M. Mazaud ? " demanda Saccard. Mais on ne lui répondit même pas. Le liquidateur étant sorti, trois employés lisaient leur journal, deux autres regardaient en l'air ; tandis que l'entrée de Gustave Sédille venait d'intéresser vivement le petit Flory, qui, le matin, faisait des écritures, échangeait des engagements, et qui, l'après-midi, à la Bourse, était chargé des télégrammes. Né à Saintes, d'un père employé à l'enregistrement, d'abord commis à Bordeaux chez un banquier, tombé ensuite à Paris chez Mazaud, vers la fin du dernier automne, il n'y avait d'autre avenir que d'y doubler peut-être ses appointements, en dix années. Jusque-là , il s'y était bien conduit, régulier, consciencieux. Seulement depuis un mois que Gustave était entré à la charge, il se dérangeait, entraÃné par son nouveau camarade, très élégant, très lancé, pourvu d'argent, et qui lui avait fait connaÃtre des femmes. Flory, le visage mangé de barbe, avait là -dessous un nez à passions, une bouche aimable, des yeux tendres ; et il en était aux petites parties fines, pas chères, avec Mlle Chuchu, une figurante des Variétés, une maigre sauterelle du pavé parisien, la fille ensauvée d'une concierge de Montmartre, amusante avec sa figure de papier mâché, où luisaient de grands yeux bruns admirables. Gustave, avant même d'ôter son chapeau, lui contait sa soirée. " Oui, mon cher, j'ai bien cru que Germaine me flanquerait dehors, parce que Jacoby est venu. Mais c'est lui qu'elle a trouvé le moyen de mettre à la porte, ah ! je ne sais comment, par exemple ! Et je suis resté. " Tous deux s'étouffèrent de rire. Il s'agissait de Germaine Coeur, une superbe fille de vingt-cinq ans, un peu indolente et molle, dans l'opulence de sa gorge, qu'un collègue de Mazaud, le juif Jacoby, entretenait au mois. Elle avait toujours été avec des boursiers, et toujours au mois, ce qui est commode pour des hommes très occupés, la tête embarrassée de chiffres, payant l'amour comme le reste, sans trouver le temps d'une vraie passion. Elle était agitée d'un souci unique, dans son petit appartement de la rue de la Michodière, celui d'éviter les rencontres entre les messieurs qui pouvaient se connaÃtre. " Dites donc, questionna Flory, je croyais que vous vous réserviez pour la jolie papetière ? " Mais cette allusion à Mme Conin rendit Gustave sérieux. Celle-ci, on la respectait c'était une femme honnête ; et, quand elle voulait bien, il n'y avait pas d'exemple qu'un homme se fût montré bavard, tellement on restait bons amis. Aussi, ne voulant pas répondre, Gustave posa-t-il à son tour une question. " Et Chuchu, vous l'avez menée à Mabille ? - Ma foi, non ! c'est trop cher. Nous sommes rentrés, nous avons fait du thé. " Derrière les jeunes gens, Saccard avait entendu ces noms de femme, qu'ils chuchotaient d'une voix rapide. Il eut un sourire. Il s'adressa à Flory. " Est-ce que vous n'avez pas vu M. Mazaud ? - Si, monsieur, il est venu me donner un ordre, et il est redescendu à son appartement... Je crois que son petit garçon est malade, on l'a averti que le docteur était là ... Vous devriez sonner chez lui, car il peut très bien sortir, sans remonter. " Saccard remercia, se hâta de descendre un étage. Mazaud était un des plus jeunes agents de change, comblé par le sort, ayant eu cette chance de la mort de son oncle, qui l'avait rendu titulaire d'une des plus fortes charges de Paris, à un âge où l'on apprend encore les affaires. Dans sa petite taille, il était de figure agréable, avec de minces moustaches brunes, des yeux noirs perçants ; et il montrait une grande activité, l'intelligence très alerte, elle aussi. On le citait déjà , à la corbeille, pour cette vivacité d'esprit et de corps, si nécessaire dans le métier, et qui, jointe à beaucoup de flair, à une intuition remarquable, allait le mettre au premier rang ; sans compter qu'il avait une voix aiguÃ, des renseignements de Bourses étrangères de première main, des relations chez tous les grands banquiers, enfin un arrière- cousin, disait-on, à l'agence Havas. Sa femme, épousée par amour, lui avait apporté douze cent mille francs de dot, une jeune femme charmante dont il avait déjà deux enfants, une fillette de trois ans et un petit garçon de dix-huit mois. Justement, Mazaud reconduisait jusqu'au palier le docteur, qui le rassurait, en riant. " Entrez donc, dit-il à Saccard. C'est vrai, avec ces petits êtres, on s'inquiète tout de suite, on les croit perdus pour le moindre bobo. " Et il l'introduisit ainsi dans le salon, où sa femme se trouvait encore, tenant le bébé sur ses genoux, tandis que la petite fille, heureuse de voir sa mère gaie, se haussait pour l'embrasser. Tous les trois étaient blonds, d'une fraÃcheur de lait, la jeune mère d'air aussi délicat et ingénu que les enfants. Il lui mit un baiser sur les cheveux. " Tu vois bien que nous étions fous. - Ah ! ça ne fait rien, mon ami, je suis si contente qu'il nous ait rassurés ! " Devant ce grand bonheur, Saccard s'était arrêté, en saluant. La pièce, luxueusement meublée, sentait bon la vie heureuse de ce ménage, que rien encore n'avait désuni ; à peine, depuis quatre ans qu'il était marié, donnait-on à Mazaud une courte curiosité pour une chanteuse de l'opéra-Comique. Il restait un mari fidèle, de même qu'il avait la réputation de ne pas encore trop jouer pour son compte, malgré la fougue de sa jeunesse. Et cette bonne odeur de chance, de félicité sans nuage, se respirait réellement dans la paix discrète des tapis et des tentures, dans le parfum dont un gros bouquet de roses, débordant d'un vase de Chine, avait imprégné toute la pièce. Mme Mazaud, qui connaissait un peu Saccard, lui dit gaiement " N'est-ce pas, monsieur, qu'il suffit de le vouloir pour être toujours heureux ? - J'en suis convaincu, madame, répondit-il. Et puis, il y a des personnes si belles et si bonnes, que le malheur n'ose jamais les toucher. " Elle s'était levée, rayonnante. Elle embrassa à son tour son mari, elle s'en alla, emportant le petit garçon, suivie de la fillette, qui s'était pendue au cou de son père. Celui-ci, voulant cacher son émotion, se retourna vers le visiteur, avec un mot de blague parisienne. " Vous voyez, on ne s'embête pas, ici. " Puis, vivement " Vous avez quelque chose à me dire ?... Montons, voulez-vous ? nous serons mieux. " En haut, devant la caisse, Saccard reconnut Sabatani, qui venait toucher des différences ; et il fut surpris de la poignée de main cordiale que l'agent échangea avec son client. D'ailleurs, dès qu'il fut assis dans le cabinet, il expliqua sa visite, en le questionnant sur, les formalités, pour faire admettre une valeur à la cote officielle. Négligemment, il dit l'affaire qu'il allait lancer, la Banque universelle, au capital de vingt-cinq millions. Oui, une maison de crédit créée surtout dans le but de patronner de grandes entreprises, qu'il indiqua d'un mot. Mazaud l'écoutait, ne bronchait pas ; et, avec une obligeance parfaite, il expliqua les formalités à remplir. Mais il n'était pas dupe, il se doutait que Saccard ne se serait pas dérangé pour si peu. Aussi, lorsque ce dernier prononça enfin le nom de. Daigremont, eut-il un sourire involontaire. Certes, Daigremont avait l'appui d'une fortune colossale ; on disait bien qu'il n'était pas d'une fidélité très sûre ; seulement, qui était fidèle, en affaires et en amour ? personne ! Du reste, lui, Mazaud, se serait fait un scrupule de dire la vérité sur Daigremont, après leur rupture, qui avait occupé toute la Bourse. Celui-ci, maintenant, donnait la plupart de ses ordres à Jacoby, un juif de Bordeaux, un grand gaillard de soixante ans, à large figure gaie, dont la voix mugissante était célèbre, mais qui devenait lourd, le ventre empâté ; et c'était comme une rivalité qui se posait entre les deux agents, le jeune favorisé par la chance, le vieux arrivé à l'ancienneté, ancien fondé de pouvoirs à qui des commanditaires avaient enfin permis d'acheter la charge de son patron, d'une pratique et d'une ruse extraordinaires, perdu malheureusement par une passion du jeu, toujours à la veille d'une catastrophe, malgré des gains considérables. Tout se fondait dans les liquidations. Germaine Coeur ne lui coûtait que quelques billets de mille francs, et on ne voyait jamais sa femme. " Enfin, dans cette affaire de Caracas, conclut Mazaud, cédant à la rancune malgré sa grande correction, il est certain que Daigremont a trahi et qu'il a raflé les bénéfices... Il est très dangereux. " Puis, après un silence " Mais pourquoi ne vous adressez-vous pas à Gundermann ? - Jamais ! " cria Saccard, que la passion emportait. A ce moment, Berthier, le fondé de pouvoirs, entra et chuchota quelques mots à l'oreille de l'agent. C'était la baronne Sandorff qui venait payer des différences et qui soulevait toutes sortes de chicanes, pour réduire son compte. D'habitude, Mazaud s'empressait, recevait lui-même la baronne ; mais, quand elle avait perdu, il l'évitait comme la peste, certain d'un trop rude assaut à sa galanterie. Il n'y a pires clientes que les femmes, d'une mauvaise foi plus absolue, dès qu'il s'agit de payer. " Non, non, dites que je n'y suis pas, répondit-il avec humeur. Et ne faites pas grâce d'un centime, entendez-vous ! " Et, lorsque Berthier fut parti, voyant au sourire de Saccard qu'il avait entendu. " C'est vrai, mon cher, elle est très gentille, celle-là , mais vous n'avez pas idée de cette rapacité... Ah ! les clients, comme ils nous aimeraient, s'ils gagnaient toujours ! Et plus ils sont riches, plus ils sont du beau monde, Dieu me pardonne ! plus je me méfie, plus je tremble de n'être pas payé... Oui, il y a des jours où, en dehors des grandes maisons, j'aimerais mieux n'avoir qu'une clientèle de province. " La porte s'était rouverte, un employé lui remit un dossier qu'il avait demandé le matin, et sortit. " Tenez ! ça tombe bien. Voici un receveur de rentes, installé à Vendôme, un sieur Fayeux... Eh bien, vous n'avez pas idée de la quantité d'ordres que je reçois de ce correspondant. Sans doute, ces ordres sont de peu d'importance, venant de petits bourgeois, de petits commerçants, de fermiers. Mais il y a le nombre... En vérité, le meilleur de nos maisons, le fond même est fait des joueurs modestes, de la grande foule anonyme qui joue. " Une association d'idées se fit, Saccard se rappela Sabatani au guichet de la caisse. " Vous avez donc Sabatani, maintenant ? demanda-t-il. - Depuis un an, je crois, répondit l'agent d'un air d'aimable indifférence. C'est un gentil garçon, n'est-ce pas ? il a commencé petitement, il est très sage et il fera quelque chose. " Ce qu'il ne disait point, ce dont il ne se souvenait même plus, c'était que Sabatani avait seulement déposé chez lui une couverture de deux mille francs. De là le jeu si modéré du début. Sans doute, comme tant d'autres, le Levantin attendait que la médiocrité de cette garantie fût oubliée ; et il donnait des preuves de sagesse, il n'augmentait que graduellement l'importance de ses ordres, en attendant le jour où, culbutant dans une grosse liquidation, il disparaÃtrait. Comment montrer de la défiance vis-à -vis d'un charmant garçon dont on est devenu l'ami ? comment douter de sa solvabilité, lorsqu'on le voit gai, d'apparence riche, avec cette tenue élégante qui est indispensable, comme l'uniforme même du vol à la Bourse ? " Très gentil, très intelligent " répéta Saccard, qui prit soudain la résolution de songer à Sabatani, le jour où il aurait besoin d'un gaillard discret et sans scrupules. Puis, se levant et prenant congé " Allons, adieu !... Lorsque nos titres seront prêts, je vous reverrai, avant de tâcher de les faire admettre à la cote. " Et comme Mazaud, sur le seuil du cabinet, lui serrait la main, en disant " Vous avez tort, voyez donc Gundermann pour votre syndicat. - Jamais ! " cria-t-il de nouveau, l'air furieux. Enfin, il sortait, lorsqu'il reconnut devant le guichet de la caisse Moser et Pillerault le premier empochait d'un air navré son gain de la quinzaine, sept ou huit billets de mille francs ; tandis que l'autre, qui avait perdu, payait une dizaine de mille francs, avec des éclats de voix, l'air agressif et superbe, comme après une victoire. L'heure du déjeuner et de la Bourse approchait, la charge allait se vider en partie ; et, la porte du bureau de la liquidation s'étant entrouverte, des rires s'en échappèrent, le récit que Gustave faisait à Flory d'une partie de canot, dans laquelle la barreuse, tombée à la Seine, avait perdu jusqu'à ses bas. Dans la rue, Saccard regarda sa montre. Onze heures, que de temps perdu ! Non, il n'irait pas chez Daigremont ; et, bien qu'il se fût emporté au seul nom de Gundermann, il se décida brusquement à monter le voir. D'ailleurs, ne l'avait-il pas prévenu de sa visite, chez Champeaux, en lui annonçant sa grande affaire, pour lui clouer aux lèvres son mauvais rire ? Il se donna même comme excuse qu'il n'en voulait rien tirer, qu'il désirait seulement le braver, triompher de lui, qui affectait de le traiter en petit garçon. Et, une nouvelle giboulée s'étant mise à battre le pavé d'un ruissellement de fleuve, il sauta dans un fiacre, il cria l'adresse au cocher, rue de Provence. Gundermann occupait là un immense hôtel, tout juste assez grand pour son innombrable famille. Il avait cinq filles et quatre garçons, dont trois filles et trois garçons mariés, qui lui avaient déjà donné quatorze petits-enfants. Lorsque, au repas du soir, cette descendance se trouvait réunie, ils étaient, en les comptant, sa femme et lui, trente et un à table. Et, à part deux de ses gendres qui n'habitaient pas l'hôtel, tous les autres avaient là leurs appartements, dans les ailes de gauche et de droite, ouvertes sur le jardin ; tandis que le bâtiment central était pris entièrement par l'installation des vastes bureaux de la banque. En moins d'un siècle, la monstrueuse fortune d'un milliard était née, avait poussé, débordé dans cette famille, par l'épargne, par l'heureux concours aussi des événements. Il y avait là comme une prédestination, aidée d'une intelligence vive, d'un travail acharné, d'un effort prudent et invincible, continuellement tendu vers le même but. Maintenant, tous les fleuves de l'or allaient à cette mer, les millions se perdaient dans ces millions, c'était un engouffrement de la richesse publique au fond de cette richesse d'un seul, toujours grandissante ; et Gundermann était le vrai maÃtre, le roi tout-puissant, redouté et obéi de Paris et du monde. Pendant que Saccard montait le large escalier de pierre, aux marches usées par le continuel va-et-vient de la foule, plus usées déjà que le seuil des vieilles églises, il se sentait contre cet homme un soulèvement d'une inextinguible haine. Ah ! le juif ! il avait contre le juif l'antique rancune de race, qu'on trouve surtout dans le midi de la France ; et c'était comme une révolte de sa chair même, une répulsion de peau qui, à l'idée du moindre contact, l'emplissait de dégoût et de violence, en dehors de tout raisonnement, sans qu'il pût se vaincre. Mais le singulier était que lui, Saccard, ce terrible brasseur d'affaires, ce bourreau d'argent aux mains louches, perdait la conscience de lui-même, dès qu'il s'agissait d'un juif, en parlait avec une âpreté, avec des indignations vengeresses d'honnête homme, vivant du travail de ses bras, pur de tout négoce usuraire. Il dressait le réquisitoire contre la race, cette race maudite qui n'a plus de patrie, plus de prince, qui vit en parasite chez les nations, feignant de reconnaÃtre les lois, mais en réalité n'obéissant qu'à son Dieu de vol, de sang et de colère ; et il la montrait remplissant partout la mission de féroce conquête que ce Dieu lui a donnée, s'établissant chez chaque peuple, comme l'araignée au centre de sa toile, pour guetter sa proie, sucer le sang de tous, s'engraisser de la vie des autres. Est-ce qu'on a jamais vu un juif faisant oeuvre de ses dix doigts ? est-ce qu'il y a des juifs paysans, des juifs ouvriers ? Non, le travail déshonore, leur religion le défend presque, n'exalte que l'exploitation du travail d'autrui. Ah ! les gueux ! Saccard semblait pris d'une rage d'autant plus grande, qu'il les admirait, qu'il leur enviait leurs prodigieuses facultés financières, cette science innée des chiffres, cette aisance naturelle dans les opérations les plus compliquées, ce flair et cette chance qui assurent le triomphe de tout ce qu'ils entreprennent. A ce jeu de voleurs, disait-il, les chrétiens ne sont pas de force, ils finissent toujours par se noyer ; tandis que prenez un juif qui ne sache même pas la tenue des livres, jetez-le dans l'eau trouble de quelque affaire véreuse, et il se sauvera, et il emportera tout le gain sur son dos. C'est le don de la race, sa raison d'être à travers les nationalités qui se font et se défont. Et il prophétisait avec emportement la conquête finale de tous les peuples par les juifs, quand ils auront accaparé la fortune totale du globe, ce qui ne tarderait pas, puisqu'on leur laissait chaque jour étendre librement leur royauté, et qu'on pouvait déjà voir, dans Paris, un Gundermann régner sur un trône plus solide et plus respecté que celui de l'empereur. En haut, au moment d'entrer dans la vaste antichambre, Saccard eut un mouvement de recul, en la voyant pleine de remisiers, de solliciteurs, d'hommes, de femmes, de tout un grouillement tumultueux de foule. Les remisiers surtout luttaient à qui arriverait le premier, dans l'espoir improbable d'emporter un ordre ; car le grand banquier avait ses agents à lui ; mais c'était déjà un honneur, une recommandation que d'être reçu, et chacun d'eux voulait pouvoir s'en vanter. Aussi l'attente n'était-elle jamais longue, les deux garçons de bureau ne servaient guère qu'à organiser le défilé, un défilé incessant, un véritable galop, par les portes battantes. Et, malgré la foule, Saccard presque tout de suite fut introduit dans le flot. Le cabinet de Gundermann était une immense pièce, dont il n'occupait qu'un petit coin, au fond, près de la dernière fenêtre. Assis devant un simple bureau d'acajou, il se plaçait de façon à tourner, le dos à la lumière, il avait le visage complètement dans l'ombre. Levé dès cinq heures, il était au travail, lorsque Paris dormait encore ; et quand, vers neuf heures, la bousculade des appétits se ruait, galopant devant lui, sa journée déjà était faite. Au milieu du cabinet, à des bureaux plus vastes, deux de ses fils et un de ses gendres l'aidaient, rarement assis, s'agitant au milieu des allées et venues d'un monde d'employés. Mais c'était là le fonctionnement intérieur de la maison. La rue traversait toute la pièce, n'allait qu'à lui, au maÃtre, dans son coin modeste ; tandis que, durant des heures, jusqu'au déjeuner, l'air impassible et morne, il recevait, souvent d'un signe, parfois d'un mot, s'il voulait se montrer très aimable. Dès que Gundermann aperçut Saccard, sa figure s'éclaira d'un faible sourire goguenard. " Ah ! c'est vous, mon bon ami... Asseyez-vous donc un instant, si vous avez quelque chose à me dire. Je suis à vous tout à l'heure. " Ensuite, il affecta de l'oublier. Saccard, du reste, ne s'impatientait pas, intéressé par le défilé des remisiers, qui, les uns sur les talons des autres, entraient avec le même salut profond, tiraient de leur redingote correcte le même petit carton, leur cote portant les cours de la Bourse, qu'ils présentaient au banquier du même geste suppliant et respectueux. Il en passait dix, il en passait vingt. Le banquier, chaque fois, prenait la cote, y jetait un coup d'oeil, puis la rendait ; et rien n'égalait sa patience, si ce n'était son indifférence complète, sous cette grêle d'offres. Mais Massias se montra, avec son air gai et inquiet de bon chien battu. On le recevait si mal parfois, qu'il en aurait pleuré. Ce jour- là , sans doute il était à bout d'humilité, car il se permit une insistance inattendue. " Voyez donc, monsieur, le Mobilier est très bas... Combien faut-il que je vous en achète ? " Gundermann, sans prendre la cote, leva ses yeux glauques sur ce jeune homme si familier. Et, rudement " Dites donc, mon ami, croyez-vous que ça m'amuse de vous recevoir ? - Mon Dieu ! monsieur, reprit Massias devenu pâle, ça m'amuse encore moins de venir chaque matin pour rien, depuis trois mois. - Eh bien, ne revenez pas. " Le remisier salua et se retira, après avoir échangé, avec Saccard, le coup d'oeil furieux et navré d'un garçon qui avait la brusque conscience qu'il ne ferait jamais fortune. Saccard se demandait, en effet, quel intérêt Gundermann pouvait avoir à recevoir tout ce monde. Evidemment, il avait une faculté d'isolement spéciale, il s'absorbait, il continuait de penser ; sans compter qu'il devait y avoir là une discipline, une façon de procéder chaque matin à une revue du marché, dans laquelle il trouvait toujours un gain à faire, si minime fut-il. Très âprement, il rabattit quatre-vingts francs à un coulissier, qu'il avait chargé d'un ordre la veille, et qui le volait d'ailleurs. Puis, un marchand de curiosités arriva, avec une boite en or émaillé du dernier siècle, un objet refait en partie, dont le banquier flaira immédiatement le truquage. Ensuite, ce furent deux dames, une vieille à nez d'oiseau de nuit, une jeune, brune, très belle, qui avaient à lui montrer, chez elles, une commode Louis XV, qu'il refusa nettement d'aller voir. Il vint encore un bijoutier avec des rubis, deux inventeurs, des Anglais, des Allemands, des Italiens, toutes les langues, tous les sexes. Et le défilé des remisiers se poursuivait quand même, coupant les autres visites, s'éternisant, avec la reproduction du même geste, la présentation mécanique de la cote ; pendant que le flot des employés, à mesure que l'heure de la Bourse approchait, traversait la pièce plus nombreux, apportant des dépêches, venant demander des signatures. Mais ce fut le comble au tapage un petit garçon de cinq ou six ans, à cheval sur un bâton, fit irruption dans le cabinet en jouant de la trompette ; et, coup sur coup, il vint encore deux enfants, deux fillettes, l'une de trois ans, l'autre de huit, qui assiégèrent le fauteuil du grand-père, lui tirèrent les bras, se pendirent à son cou ; ce qu'il laissa faire placidement, les baisant lui-même avec cette passion juive de la famille, de la lignée nombreuse qui fait la force et qu'on défend. Tout d'un coup, il parut se souvenir de Saccard. " Ah ! mon bon ami, vous m'excuserez, vous voyez que je n'ai pas une minute à moi... Vous allez m'expliquer votre affaire. " Et il commençait à l'écouter, lorsqu'un employé qui avait introduit un grand monsieur blond, vint lui dire un nom à l'oreille, il se leva aussitôt, sans hâte pourtant, alla conférer avec le monsieur devant une autre des fenêtres, tandis qu'un de ses fils continuait à recevoir les remisiers et les coulissiers à sa place. Malgré sa sourde irritation, Saccard commençait à être envahi d'un respect. Il avait reconnu le monsieur blond, le représentant d'une des grandes puissances, plein de morgue aux Tuileries, ici la tête légèrement inclinée, souriant en solliciteur. D'autres fois, c'étaient de hauts administrateurs, des ministres de l'empereur eux-mêmes, qui étaient reçus ainsi debout dans cette pièce, publique comme une place, emplie d'un vacarme d'enfants. Et là s'affirmait la royauté universelle de cet homme qui avait des ambassadeurs à lui dans toutes les cours du monde, des consuls dans toutes les provinces, des agences dans toutes les villes et des vaisseaux sur toutes les mers. Il n'était point un spéculateur, un capitaine d'aventures, manoeuvrant les millions des autres, rêvant, à l'exemple de Saccard, des combats héroïques où il vaincrait, où il gagnerait pour lui un colossal butin, grâce à l'aide de l'or mercenaire, engagé sous ses ordres ; il était, comme il le disait avec bonhomie, un simple marchand d'argent, le plus habile, le plus zélé qui pût être. Seulement, pour asseoir sa puissance, il lui fallait bien dominer la Bourse ; et c'était ainsi, à chaque liquidation, une nouvelle bataille, où la victoire lui restait infailliblement, par la vertu décisive des gros bataillons. Un instant, Saccard, qui le regardait, resta accablé sous cette pensée que tout cet argent qu'il faisait mouvoir était à lui, qu'il avait à lui, dans ses caves, sa marchandise inépuisable, dont il trafiquait en commerçant rusé et prudent, en maÃtre absolu, obéi sur un coup d'oeil, voulant tout entendre, tout voir, tout faire par lui-même. Un milliard à soi, ainsi manoeuvré, est une force inexpugnable. " Nous n'aurons pas une minute, mon bon ami, revint dire Gundermann. Tenez ! je vais déjeuner, passez donc avec moi dans la salle voisine. On nous laissera tranquilles peut-être. " C'était la petite salle à manger de l'hôtel celle du matin, où la famille ne se trouvait jamais au complet. Ce jour-là , ils n'étaient que dix-neuf à table, dont huit enfants. Le banquier occupait le milieu, et il n'avait devant lui qu'un bol de lait. Il resta un instant les yeux fermés, épuisé de fatigue, la face très pâle et contractée, car il souffrait du foie et des reins ; puis, lorsqu'il eut, de ses mains tremblantes porté le bol à ses lèvres et bu une gorgée, il soupira " Ah ! je suis éreinté, aujourd'hui ! - Pourquoi ne vous reposez-vous pas ? " demanda Saccard. Gundermann tourna vers lui des yeux stupéfaits ; et, naïvement " Mais je ne peux pas ! " En effet, on ne le laissait pas même boire son lait tranquille, car la réception des remisiers avait repris, le galop maintenant traversait la salle à manger, tandis que les personnes de la famille, les hommes, les femmes, habitués à cette bousculade, riaient, mangeaient fortement des viandes froides et des pâtisseries, et que les enfants excités par deux doigts de vin pur, menaient un vacarme assourdissant. Et Saccard, qui le regardait toujours, s'émerveillait de le voir avaler son lait à lentes gorgées, d'un tel effort, qu'il semblait ne devoir jamais atteindre le fond du bol. On l'avait mis au régime du lait, il ne pouvait même plus toucher à une viande, ni à un gâteau. Alors, à quoi bon un milliard ? Jamais non plus les femmes ne l'avaient tenté durant quarante ans, il était resté d'une fidélité stricte à la sienne, et, aujourd'hui, sa sagesse était forcée, irrévocablement définitive. Pourquoi donc se lever dès cinq heures, faire ce métier abominable, s'écraser de cette fatigue immense, mener une vie de galérien que pas un loqueteux n'aurait acceptée, la mémoire bourrée de chiffres, le crâne éclatant de tout un monde de préoccupations ? Pourquoi cet or inutile ajouté à tant d'or, lorsqu'on ne peut acheter et manger dans la rue une livre de cerises, emmener à une guinguette au bord de l'eau la fille qui passe, jouir de tout ce qui se vend, de la paresse et de la liberté ? Et Saccard, qui, dans ses terribles appétits, faisait cependant la part de l'amour désintéressé de l'argent, pour la puissance qu'il donne, se sentait pris d'une sorte de terreur sacrée, à voir se dresser cette figure, non plus de l'avarice classique qui thésaurise, mais de l'ouvrier impeccable, sans besoin de chair, devenu comme abstrait dans sa vieillesse souffreteuse, qui continuait à édifier obstinément sa tour de millions, avec l'unique rêve de la léguer aux siens pour qu'ils la grandissent encore, jusqu'à ce qu'elle dominât la terre. Enfin, Gundermann se pencha, se fit expliquer à demi-voix la création projetée de la Banque universelle. D'ailleurs, Saccard fut sobre de détails, ne fit qu'une allusion aux projets du portefeuille d'Hamelin, ayant senti, dès les premiers mots, que le banquier cherchait à le confesser, résolu d'avance à l'éconduire ensuite. " Encore une banque, mon bon ami, encore une banque ! répéta-t-il de son air narquois. Mais une affaire où je mettrais plutôt de l'argent, ce serait dans une machine, oui, une guillotine à couper le cou à toutes ces banques qui se fondent... Hein ? un râteau à nettoyer la Bourse. Votre ingénieur n'a pas ça, dans ses papiers ? " Puis, affectant de se faire paternel, avec une cruauté tranquille " Voyons, soyez raisonnable, vous savez ce que je vous ai dit... Vous avez tort de rentrer dans les affaires, c'est un vrai service que je vous rends, en refusant de lancer votre syndicat... Infailliblement, vous ferez la culbute, c'est mathématique, ça ; car vous êtes beaucoup trop passionné, vous avez trop d'imagination ; puis, ça finit toujours mal, quand on trafique avec l'argent des autres... Pourquoi votre frère ne vous trouve-t-il pas une bonne place, hein ? une préfecture, ou bien une recette ; non, pas une recette, c'est trop dangereux... Méfiez-vous, méfiez-vous, mon bon ami. " Saccard s'était levé, frémissant. " C'est bien décidé, vous ne prendrez pas d'actions, vous ne voulez pas être avec nous ? - Avec vous, jamais de la vie !... Vous serez mangé avant trois ans. " Il y eut un silence, gros de batailles, un échange aigu de regards qui se défiaient. " Alors, bonsoir... Je n'ai pas encore déjeuné et j'ai très faim. Faudra voir qui est-ce qui sera mangé. " Et il le laissa, au milieu de sa tribu qui finissait de se bourrer bruyamment de pâtisseries, recevant les derniers courtiers attardés, fermant par instants les yeux de lassitude, pendant qu'il achevait son bol à petits coups, les lèvres toutes blanches de lait. Saccard se jeta dans son fiacre, en donnant l'adresse de la rue Saint-Lazare. Une heure sonnait, c'était une journée perdue, il rentrait déjeuner, hors de lui. Ah ! le sale juif ! en voilà un, décidément, qu'il aurait eu du plaisir à casser d'un coup de dents, comme un chien casse un os ! Certes, le manger, c'était un morceau terrible et trop gros. Mais est-ce qu'on savait ? les plus grands empires s'étaient bien écroulés, il y a toujours une heure où les puissants succombent. Non, pas le manger, l'entamer d'abord, lui arracher des lambeaux de son milliard ; ensuite, le manger, oui ! pourquoi pas ? les détruire, dans leur roi incontesté, ces juifs qui se croyaient les maÃtres du festin ! Et ces réflexions, cette colère qu'il emportait de chez Gundermann, soulevaient Saccard d'un furieux zèle, d'un besoin de négoce, de succès immédiat il aurait voulu bâtir d'un geste sa maison de banque, la faire fonctionner, triompher, écraser les maisons rivales. Brusquement, le souvenir de Daigremont lui revint ; et, sans discuter, d'un mouvement irrésistible, il se pencha, il cria au cocher de monter la rue La Rochefoucauld. S'il voulait voir Daigremont, il devait se hâter, quitte à déjeuner plus tard, car il savait que celui-ci sortait vers une heure. Sans doute, ce chrétien-là valait deux juifs, et il passait pour un ogre dévorateur des jeunes affaires qu'on mettait en garde chez lui. Mais, à cette minute, Saccard aurait traité avec Cartouche, pour la conquête, même à la condition de partager. Plus tard, on verrait bien, il serait le plus fort. Cependant, le fiacre, qui montait avec peine la rude côte de la rue, s'arrêta devant la haute porte monumentale d'un des derniers grands hôtels de ce quartier, qui en a compté de fort beaux. Le corps de bâtiments, au fond d'une vaste cour pavée, avait un air de royale grandeur ; et le jardin qui le suivait, planté encore d'arbres centenaires, restait un véritable parc, isolé des rues populeuses. Tout Paris connaissait cet hôtel pour ses fêtes splendides, surtout pour l'admirable collection de tableaux, que pas un grand-duc en voyage ne manquait de visiter. Marié à une femme célèbre par sa beauté, comme ses tableaux, et qui remportait dans le monde de vifs succès de cantatrice, le maÃtre du logis menait un train princier, était aussi glorieux de son écurie de course que de sa galerie, appartenait à un des grands clubs, affichait les femmes les plus coûteuses, avait loge à l'Opéra, chaise à l'hôtel Drouot et petit banc dans les lieux louches à la mode. Et toute cette large vie, ce luxe flambant dans une apothéose de caprice et d'art, était uniquement payé par la spéculation, une fortune sans cesse mouvante, qui semblait infinie comme la mer, mais qui en avait le flux et le reflux, des différences de deux et trois cent mille francs, à chaque liquidation de quinzaine. Lorsque Saccard eut gravi le majestueux perron, un valet l'annonça, lui fit traverser trois salons encombrés de merveilles, jusqu'à un petit fumoir, où Daigremont achevait un cigare, avant de sortir. Agé déjà de quarante-cinq ans, celui-ci luttait contre l'embonpoint, de haute taille, très élégant avec sa coiffure soignée, ne portant que les moustaches et la barbiche, en fanatique des Tuileries. Il affectait une grande amabilité, d'une confiance absolue en soi, certain de vaincre. Tout de suite, il se précipita. " Ah ! mon cher ami, que devenez-vous ? Je pensais encore à vous, l'autre jour... Mais n'êtes-vous pas mon voisin " Pourtant, il se calma, renonça à cette effusion qu'il gardait pour le troupeau, lorsque Saccard, jugeant les finesses de transition inutiles, aborda immédiatement le but de sa visite. Il dit sa grande affaire, expliqua qu'avant de créer la Banque universelle, au capital de vingt- cinq millions, il cherchait à former un syndicat d'amis, de banquiers, d'industriels, qui assurerait à l'avance le succès de l'émission, en s'engageant à prendre les quatre cinquièmes de cette émission, soit quarante mille actions au moins. Daigremont était devenu très sérieux, l'écoutait, le regardait, comme s'il l'eût fouillé jusqu'au fond de la cervelle, pour voir quel effort, quel travail utile à lui-même, il pourrait encore tirer de cet homme, qu'il avait connu si actif, si plein de merveilleuses qualités, dans sa fièvre brouillonne. D'abord, il hésita. " Non, non, je suis accablé, je ne veux rien entreprendre de nouveau. " Puis, tenté pourtant, il posa des questions, voulut connaÃtre les projets que patronnerait la nouvelle maison de crédit, projets dont son interlocuteur avait la prudence de ne parler qu'avec la plus extrême réserve. Et, lorsqu'il connut la première affaire qu'on lancerait, cette idée de syndiquer toutes les compagnies de transports de la Méditerranée, sous la raison sociale de Compagnie générale des Paquebots réunis, il parut très frappé, il céda tout d'un coup. - Eh bien, je consens à en être. Seulement, c'est à une condition... Comment êtes-vous avec votre frère le ministre ? " Saccard, surpris, eut la franchise de montrer son amertume. " Avec mon frère... Oh ! il fait ses affaires, et je fais les miennes. Il n'a pas la corde très fraternelle, mon frère. " - Alors, tant pis ! déclara nettement Daigremont. Je ne veux être avec vous que si votre frère y est aussi... Vous entendez bien, je ne veux pas que vous soyez fâchés. " D'un geste colère d'impatience, Saccard protesta. Est-ce qu'on avait besoin de Rougon ? est-ce que ce n'était pas aller chercher des chaÃnes, pour se lier pieds et mains ? Mais, en même temps, une voix de sagesse, plus forte que son irritation, lui disait qu'il fallait au moins s'assurer de la neutralité du grand homme. Cependant, il refusait brutalement. " Non, non, il a toujours été trop cochon avec moi. Jamais je ne ferai le premier pas. - Ecoutez, reprit Daigremont j'attends Huret à cinq heures, pour une commission dont il s'est chargé... Vous allez courir au Corps législatif, vous prendrez Huret dans un coin, vous lui conterez votre affaire, il en parlera tout de suite à Rougon, il saura ce que ce dernier en pense, et nous aurons la réponse ici, à cinq heures... Hein ! rendez-vous à cinq heures ? " La tête basse, Saccard réfléchissait. " Mon Dieu ! si vous y tenez ! - Oh ! absolument ! sans Rougon, rien ; avec Rougon, tout ce que vous voudrez. - C'est bon, j'y vais. " Il partait, après une vigoureuse poignée de main, lorsque que l'autre le rappela. " Ah ! dites donc, si vous sentez que les choses s'emmanchent, passez donc, en revenant, chez le marquis de Bohain et chez Sédille, faites- leur savoir que j'en suis et demandez-leur d'en être... Je veux qu'ils en soient ! " A la porte, Saccard retrouva son fiacre, qu'il avait gardé, bien qu'il n'eût qu'à descendre le bout de la rue, pour être chez lui. Il le renvoya, comptant qu'il pourrait faire atteler, l'après-midi ; et il rentra vivement déjeuner. On ne l'attendait plus, ce fut la cuisinière qui lui servit elle-même un morceau de viande froide, qu'il dévora, tout en se querellant avec le cocher ; car, celui-ci, qu'il avait fait monter, lui ayant rendu compte de la visite du vétérinaire, il en résultait qu'il fallait laisser le cheval se reposer trois ou quatre jours. Et, la bouche pleine, il accusait le cocher de mauvais soins, il le menaçait de Mme Caroline, qui mettrait ordre à tout ça. Enfin, il lui cria d'aller au moins chercher un fiacre. De nouveau, une ondée diluvienne balayait la rue, il dut attendre plus d'un quart d'heure la voiture, dans laquelle il monta, sous des torrents d'eau, en jetant l'adresse " Au Corps législatif ! " Son plan était d'arriver avant la séance, de façon à prendre Huret au passage et à l'entretenir tranquillement. Par malheur, on redoutait ce jour-là un débat passionné, car un membre de la gauche devait soulever l'éternelle question du Mexique ; et Rougon, sans doute, serait forcé de répondre. Comme Saccard entrait dans la salle des Pas-Perdus, il eut la chance de tomber sur le député. Il l'entraÃna au fond d'un des petits salons voisins, ils s'y trouvèrent seuls, grâce à la grosse émotion qui régnait dans les couloirs. L'opposition devenait de plus en plus redoutable, le vent de catastrophe commençait à souffler, qui devait grandir et tout abattre. Aussi, Huret, préoccupé, ne comprit-il pas d'abord, et se fit- il expliquer à deux reprises la mission dont on le chargeait. Son effarement s'en augmenta. " Oh ! mon cher ami, y pensez-vous ! parler à Rougon en ce moment ! il m'enverra coucher, c'est sûr. " Puis, l'inquiétude de son intérêt personnel se fit jour. Il n'existait, lui, que par le grand homme, à qui il devait sa candidature officielle, son élection, sa situation de domestique bon à tout faire, vivant des miettes de la faveur du maÃtre. A ce métier, depuis deux ans, grâce aux pots-de-vin, aux gains prudents ramassés sous la table, il arrondissait ses vastes terres du Calvados, avec la pensée de s'y retirer et d'y trôner après la débâcle. Sa grosse face de paysan malin s'était assombrie, exprimait l'embarras où le jetait cette demande d'intervention, sans qu'on lui donnât le temps de se rendre compte s'il y aurait là , pour lui, bénéfice ou dommage. " Non, non ! je ne peux pas... Je vous ai transmis la volonté de votre frère, je ne peux pas aller le relancer encore. Que diable ! songez un peu à moi. Il n'est guère tendre, quand on l'embête ; et, dame ! je n'ai pas envie de payer pour vous, en y laissant mon crédit. " Alors, Saccard, comprenant, ne s'attacha plus qu'à le convaincre des millions qu'il y aurait à gagner, dans le lancement de la Banque universelle. A larges traits, avec sa parole ardente qui transformait une affaire d'argent en un conte de poète, il expliqua les entreprises superbes, le succès certain et colossal. Daigremont, enthousiasmé, se mettait à la tête du syndicat. Bohain et Sédille avaient déjà demandé d'en être. Il était impossible que lui, Huret, n'en fût pas ces messieurs le voulaient absolument avec eux, à cause de sa haute situation politique. Même on espérait bien qu'il consentirait à faire partie du conseil d'administration, parce que son nom signifiait ordre et probité. A cette promesse d'être nommé membre du conseil, le député le regarda bien en face. " Enfin, qu'est-ce que vous désirez de moi, quelle réponse voulez- vous que je tire de Rougon ? - Mon Dieu ! reprit Saccard, moi, je me serais passé volontiers de mon frère. Mais c'est Daigremont qui exige que je me réconcilie. Peut- être a-t-il raison... Alors, je crois que vous devez simplement parler de notre affaire au terrible homme, et obtenir, sinon qu'il nous aide, du moins qu'il ne soit pas contre nous. " Huret, les yeux à demi fermés, ne se décidait toujours pas. " Voilà ! si vous apportez un mot gentil, rien qu'un mot gentil, entendez-vous ! Daigremont s'en contentera, et nous bâclons ce soir la chose à nous trois. - Eh bien, je vais essayer, déclara brusquement le député, en affectant une rondeur paysanne ; mais il faut que ce soit pour vous, car il n'est pas commode, oh ! non, surtout quand la gauche le taquine... A cinq heures. - A cinq heures ! " Saccard resta près d'une heure encore, très inquiet des bruits de lutte qui couraient. Il entendit un des grands orateurs de l'opposition annoncer qu'il prendrait la parole. A cette nouvelle, il eut un instant l'envie de retrouver Huret, pour lui demander s'il ne serait pas sage de remettre au lendemain l'entretien avec Rougon. Puis, fataliste, croyant à la chance, il trembla de tout compromettre, s'il changeait ce qui était arrêté. Peut-être, dans la bousculade, son frère lâcherait-il plus facilement le mot attendu. Et, pour laisser aller les choses, il partit, il remonta dans son fiacre, qui reprenait déjà le pont de la Concorde, lorsqu'il se souvint du désir exprimé par Daigremont. " Cocher, rue de Babylone. " C'était rue de Babylone que demeurait le marquis de Bohain. Il occupait les anciennes dépendances d'un grand hôtel, un pavillon qui avait abrité le personnel des écuries, et dont on avait fait une très confortable maison moderne. L'installation était luxueuse, avec un bel air d'aristocratie coquette. On ne voyait, du reste, jamais sa femme, souffrante, disait-il, retenue dans son appartement par des infirmités. Cependant, la maison, les meubles étaient à elle, il logeait en garni chez elle, n'ayant à lui que ses effets, une malle qu'il aurait pu emporter sur un fiacre, séparé de biens depuis qu'il vivait du jeu. Dans deux catastrophes déjà , il avait refusé nettement de payer ses différences, et le syndic, après s'être rendu compte de la situation, ne s'était pas même donné la peine de lui envoyer du papier timbré. On passait l'éponge, simplement. Il empochait, tant qu'il gagnait. Puis, dès qu'il perdait, il ne payait pas on le savait et on s'y résignait. Il avait un nom illustre, il était extrêmement décoratif dans les conseils d'administration ; aussi les jeunes compagnies, en quête d'enseignes dorées, se le disputaient-elles jamais il ne chômait. A la Bourse, il avait sa chaise, du côté de la rue Notre-Dame-des-Victoires, le côté de la spéculation riche, qui affectait de se désintéresser des petits bruits du jour. On le respectait, on le consultait beaucoup. Souvent il avait influencé le marché. Enfin, tout un personnage. Saccard, qui le connaissait bien, fut quand même impressionné par la réception hautement polie de ce beau vieillard de soixante ans, à la tête très petite posée sur un corps de colosse, la face blême, encadrée d'une perruque brune, du plus grand air. " Monsieur le marquis, je viens en véritable solliciteur... " Il dit le motif de la visite, sans entrer d'abord dans les détails. D'ailleurs, dès les premiers mots, le marquis l'arrêta. " Non, non, tout mon temps est pris, j'ai en ce moment dix propositions que je dois refuser. " Puis, comme Saccard, souriant, ajoutait " C'est Daigremont qui m'envoie, il a songé à vous. " Il s'écria aussitôt " Ah ! vous avez Daigremont là -dedans... Bon ! bon ! si Daigremont en est, j'en suis. Comptez sur moi. " Et le visiteur ayant alors voulu lui fournir au moins quelques renseignements, pour lui apprendre dans quelle sorte d'affaire il allait entrer, il lui ferma la bouche, avec la désinvolture aimable d'un grand seigneur qui ne descend pas à ces détails et qui a une confiance naturelle dans la probité des gens. " Je vous en prie, n'ajoutez pas un mot... Je ne veux pas savoir. Vous avez besoin de mon nom, je vous le prête, et j'en suis très heureux, voilà tout... Dites seulement à Daigremont qu'il arrange ça comme il lui plaira. " En remontant dans son fiacre, Saccard, égayé, riait d'un rire intérieur. " Il nous coûtera cher, pensait-il, mais il est vraiment très bien. " Puis, à voix haute " Cocher, rue des Jeûneurs. " La maison Sédille avait là ses magasins et ses bureaux, tenant, au fond d'une cour, tout un vaste rez-de-chaussée. Après trente ans de travail, Sédille, qui était de Lyon et qui avait gardé là -bas des ateliers, venait enfin de faire de son commerce de soie un des mieux connus et des plus solides de Paris, lorsque la passion du jeu, à la suite d'un incident de hasard, s'était déclarée et propagée en lui avec la violence destructive d'un incendie. Deux gains considérables, coup sur coup, l'avaient affolé. A quoi bon donner trente ans de sa vie, pour gagner un pauvre million, lorsque, en une heure, par une simple opération de Bourse, on peut le mettre dans sa poche ? Dès lors, il s'était désintéressé peu à peu de sa maison qui marchait par la force acquise ; il ne vivait plus que dans l'espoir d'un coup d'agio triomphant ; et, comme la déveine était venue, persistante, il engloutissait là tous les bénéfices de son commerce. A cette fièvre, le pis est qu'on se dégoûte du gain légitime, qu'on finit même par perdre la notion exacte de l'argent. Et la ruine était fatalement au bout, si les ateliers de Lyon rapportaient deux cent mille francs, lorsque le jeu en emportait trois cent mille. Saccard trouva Sédille agité, inquiet, car celui-ci était un joueur sans flegme, sans philosophie. Il vivait dans le remords, toujours espérant, toujours abattu, malade d'incertitude, et cela parce qu'il restait honnête au fond. La liquidation de la fin d'avril venait de lui être désastreuse. Pourtant, sa face grasse, aux gros favoris blonds, se colora, dès les premières paroles. " Ah ! mon cher, si c'est la chance que vous m'apportez, soyez le bienvenu ! " Ensuite, il fut pris d'une terreur. " Non, non ! ne me tentez pas. Je ferais mieux de m'enfermer avec mes pièces de soie et de ne plus bouger de mon comptoir. " Voulant le laisser se calmer, Saccard lui parla de son fils Gustave, qu'il dit avoir vu le matin, chez Mazaud. Mais c'était, pour le négociant, un autre sujet de chagrin, car il avait rêvé de se décharger de sa maison sur ce fils, et celui-ci méprisait le commerce, âme de joie et de fête, apportant les dents blanches des fils de parvenu, bonnes seulement à croquer les fortunes faites. Son père l'avait mis chez Mazaud pour voir s'il mordrait aux questions de finance. " Depuis la mort de sa pauvre mère, murmura-t-il, il m'a donné bien peu de satisfaction. Enfin, peut-être apprendra-t-il là -bas, à la charge, des choses qui me seront utiles. - Eh bien, reprit brusquement Saccard, êtes-vous avec nous ? Daigremont m'a dit de venir vous dire qu'il en était. " Sédille leva au ciel des bras tremblants. Et, la voix altérée de désir et de crainte " Mais oui ! j'en suis ! vous savez bien que je ne peux pas faire autrement que d'en être ! si je refusais et que votre affaire marchât, j'en serais malade de regret... Dites à Daigremont que j'en suis. " Lorsque Saccard se retrouva dans la rue, il tira sa montre et vit qu'il était à peine quatre heures. Le temps qu'il avait devant lui, l'envie qu'il éprouvait de marcher un peu, lui firent lâcher son fiacre. Il s'en repentit presque tout de suite, car il n'était pas au boulevard, qu'une nouvelle averse, un déluge mêlé de grêle, le força de nouveau à se réfugier sous une porte. Quel chien de temps, lorsqu'on avait Paris à battre ! Après avoir regardé l'eau tomber pendant un quart d'heure, l'impatience le prit, il héla une voiture vide qui passait. C'était une victoria, il eut beau ramener sur ses jambes le tablier de cuir, il arriva trempé rue La Rochefoucauld, et en avance d'une grande demi- heure. Dans le fumoir où le valet le laissa, en disant que monsieur n'était pas rentré encore, Saccard marcha à petits pas, regardant les tableaux. Mais une voix de femme superbe, un contralto d'une puissance mélancolique et profonde, s'étant élevée dans le silence de l'hôtel, il s'approcha de la fenêtre restée ouverte, pour écouter c'était madame qui répétait, au piano, un morceau qu'elle devait sans doute chanter le soir, dans quelque salon. Puis, bercé par cette musique, il en vint à songer aux histoires extraordinaires que l'on contait de Daigremont l'histoire de l'Hadamantine surtout, cet emprunt de cinquante millions dont il avait gardé en main le stock entier, le faisant vendre et revendre cinq fois par des courtiers à lui, jusqu'à ce qu'il eût créé un marché, établi un prix ; puis, la vente sérieuse, la dégringolade fatale de trois cents francs à quinze francs, les bénéfices énormes sur tout un petit monde de naïfs, ruinés du coup. Ah ! il était fort, un terrible monsieur ! La voix de dame continuait, exhalant une plainte de tendresse, éperdue, d'une ampleur tragique ; tandis que Saccard, revenu au milieu de la pièce, s'était arrêté devant un Meissonier, qu'il estimait cent mille francs. Mais quelqu'un entra, et il fut surpris de reconnaÃtre Huret. " Comment, c'est déjà vous ? il n'est pas cinq heures... La séance est donc finie ? - Ah ! oui, finie... Ils se chamaillent. " Et il expliqua que, le député de l'opposition parlant toujours, Rougon, certainement, ne pourrait répondre que le lendemain. Alors, quand il avait vu ça, il s'était risqué à relancer le ministre, pendant une courte suspension de séance, entre deux portes. " Eh bien, demanda Saccard, nerveusement, qu'a-t-il dit, mon illustre frère ? " Huret ne répondit pas tout de suite. " Oh ! il était d'une humeur de dogue... Je vous avoue que je comptais sur l'exaspération où je le voyais, espérant bien qu'il allait simplement m'envoyer promener... Donc, je lui ai lâché votre affaire, je lui ai dit que vous ne vouliez rien entreprendre sans son approbation. - Et alors ? - Alors, il m'a saisi par les deux bras, il m'a secoué, en me criant dans la figure " Qu'il aille se faire pendre ! " Et il m'a planté là . " Saccard, devenu blême, eut un rire forcé. " C'est gentil. - Dame ! oui, c'est gentil, reprit le député, d'un ton convaincu. Je n'en demandais pas tant... Avec ça, nous pouvons marcher. " Et, comme il entendit, dans le salon voisin, le pas de Daigremont qui rentrait, il ajouta tout bas " Laissez-moi faire. " Evidemment, Huret avait la plus grande envie de voir se fonder la Banque universelle, et d'en être. Sans doute, il s'était déjà rendu compte du rôle qu'il y pourrait jouer. Aussi, dès qu'il eut serré la main de Daigremont, prit-il un visage rayonnant, en agitant un bras en l'air. " Victoire ! cria-t-il, victoire ! - Ah ! vraiment. Contez-moi donc ça. - Mon Dieu ! le grand homme a été ce qu'il devait être. Il m'a répondu " Que mon frère réussisse ! " Du coup. Daigremont se pâma, trouva le mot charmant. " Qu'il réussisse ! " ça contenait tout qu'il ne fasse pas la bêtise de ne pas réussir, ou je le lâche ; mais qu'il réussisse, je l'aiderai. Exquis, en vérité ! " Et, mon cher Saccard, nous réussirons, soyez tranquille... Nous allons faire tout ce qu'il faudra pour ça " Puis, comme les trois hommes s'étaient assis, afin d'arrêter les points principaux, Daigremont se releva et alla fermer la fenêtre ; car la voix de madame, peu à peu enflée, jetait un sanglot d'une désespérance infinie, qui les empêchait de s'entendre. Et, même la fenêtre close, cette lamentation étouffée les accompagna, pendant qu'ils décidaient la création d'une maison de crédit, la Banque universelle, au capital de vingt-cinq millions, divisé en cinquante mille actions de cinq cents francs. Il était en outre entendu que Daigremont, Huret, Sédille, le marquis de Bohain et quelques-uns de leurs amis, formaient un syndicat, qui, d'avance, prenait et se partageait les quatre cinquièmes des actions, soit quarante mille ; de sorte que le succès de l'émission était assuré, et que, plus tard, détenant les titres, les rendant rares sur le marché, ils pourraient les faire monter à leur gré. Seulement, tout faillit être rompu, lorsque Daigremont exigea une prime de quatre cent mille francs, à répartir sur les quarante mille actions, soit dix francs par action. Saccard se récria, déclara qu'il n'était pas raisonnable de faire crier la vache avant même que de la traire. Les commencements seraient difficiles, pourquoi embarrasser la situation davantage ? Pourtant, il dut céder, devant l'attitude d'Huret qui, tranquillement, trouvait la chose toute naturelle, disant que ça se faisait toujours. Ils se séparaient, en prenant un rendez-vous pour le lendemain, rendez-vous auquel l'ingénieur Hamelin devait assister, lorsque Daigremont se frappa brusquement le front, d'un air de désespoir. " Et Kolb que j'oubliais ! Oh ! il ne me le pardonnerait pas il faut qu'il en soit... Mon petit Saccard, si vous étiez gentil, vous iriez chez lui tout de suite. Il n'est pas six heures, vous le trouveriez encore... Oui, vous-même, et pas demain, ce soir, parce que ça le touchera et qu'il peut nous être utile. " Docilement, Saccard se remit en marche, sachant que les journées de chance ne se recommencent pas. Mais il avait de nouveau renvoyé son fiacre, espérant rentrer chez lui, à deux pas ; et, la pluie ayant l'air enfin de cesser, il descendit à pied, heureux de sentir sous ses talons ce pavé de Paris, qu'il reconquérait. Rue Montmartre, quelques gouttes d'eau lui firent prendre par les passages. Il enfila le passage Verdeau, le passage Jouffroy ; puis, dans le passage des Panoramas, comme il suivait une galerie latérale pour raccourcir et tomber rue Vivienne, il fut surpris de voir sortir d'une allée obscure Gustave Sédille, qui disparut, sans s'être retourné. Lui, s'était arrêté, regardant la maison, un discret hôtel meublé, lorsque, dans une petite femme blonde, voilée, qui sortait à son tour, il reconnut positivement Mme Conin, la jolie papetière. C'était donc là , quand elle avait un coup de tendresse, qu'elle amenait ses amants d'un jour, tandis que son bon gros garçon de mari la croyait en course pour des factures ! Ce coin de mystère, au beau milieu du quartier, était fort gentiment choisi, et un hasard seul venait de livrer le secret. Saccard souriait, très égayé, enviant Gustave Germaine Coeur le matin, Mme Conin l'après-midi, il mettait les morceaux doubles, le jeune homme ! Et, à deux reprises, il regarda encore la porte, afin de la bien reconnaÃtre, tenté d'en être, lui aussi. Rue Vivienne, au moment où il entrait chez Kolb, Saccard tressaillit et s'arrêta de nouveau. Une musique légère, cristalline, qui sortait du sol, pareille à la voix des fées légendaires, l'enveloppait ; et il reconnut la musique de l'or, la continuelle sonnerie de ce quartier du négoce et de la spéculation, entendue déjà le matin. La fin de la journée en rejoignait le commencement. Il s'épanouit, à la caresse de cette voix, comme si elle lui confirmait le bon présage. Justement, Kolb se trouvait en bas, à l'atelier de fonte ; et, en ami de la maison, Saccard descendit l'y rejoindre. Dans le sous-sol nu, que de larges flammes de gaz éclairaient éternellement, les deux fondeurs vidaient à la pelle les caisses doublées de zinc, pleines, ce jour-là , de pièces espagnoles, qu'ils jetaient au creuset, sur le grand fourneau carré. La chaleur était forte, il fallait parler haut pour s'entendre, au milieu de cette sonnerie d'harmonica, vibrante sous la voûte basse. Des lingots fondus, des pavés d'or, d'un éclat vif de métal neuf, s'alignaient le long de la table du chimiste-essayeur, qui en arrêtait les titres. Et, depuis le matin, plus de six millions avaient passé là , assurant au banquier un bénéfice de trois ou quatre cents francs à peine ; car l'arbitrage sur l'or, cette différence réalisée entre deux cours, étant des plus minimes, s'appréciant par millièmes, ne peut donner un gain que sur des quantités considérables de métal fondu. De là , ce tintement d'or, ce ruissellement d'or, du matin au soir, d'un bout de l'année à l'autre, au fond de cette cave, où l'or venait en pièces monnayées, d'où il partait en lingots, pour revenir en pièces et repartir en lingots, indéfiniment, dans l'unique but de laisser aux mains du trafiquant quelques parcelles d'or. Dès que Kolb, un homme petit, très brun, dont le nez en bec d'aigle, sortant d'une grande barbe, décelait l'origine juive, eut compris l'offre de Saccard, que l'or courrait d'un bruit de grêle, il accepta. " Parfait ! cria-t-il. Très heureux d'en être, si Daigremont en est ! Et merci de ce que vous vous êtes dérangé ! " Mais ils s'entendaient à peine, ils se turent, restèrent là un instant encore, étourdis, béats dans cette sonnerie si claire et exaspérée, dont leur chair frémissait toute, comme d'une note trop haute tenue sans fin sur les violons, jusqu'au spasme. Dehors, malgré le beau temps revenu, une limpide soirée de mai, Saccard, brisé de fatigue, reprit un fiacre pour rentrer. Une rude journée, mais bien remplie ! IV - Des difficultés surgirent, l'affaire traÃna, cinq mois s'écoulèrent sans que rien pût se conclure. On était déjà aux derniers jours de septembre, et Saccard enrageait de voir que, malgré son zèle, de continuels obstacles renaissaient, toute une série de questions secondaires, qu'il fallait résoudre d'abord, si l'on voulait fonder quelque chose de sérieux et de solide. Son impatience devint telle, qu'il fut un moment sur le point d'envoyer promener le syndicat, hanté et séduit par la brusque idée de faire l'affaire avec la princesse d'Orviedo, toute seule. Elle avait les millions nécessaires au premier lancement, pourquoi ne les mettrait-elle pas dans cette opération superbe, quitte à laisser venir la petite clientèle, lors des futures augmentations du capital, qu'il projetait déjà ? Il était d'une bonne foi absolue, il avait la conviction de lui apporter un placement où elle décuplerait sa fortune, cette fortune des pauvres, qu'elle répandrait en aumônes plus larges encore. Donc, un matin, Saccard monta chez la princesse, et, en ami doublé d'un homme d'affaires, il lui expliqua la raison d'être et le mécanisme de la banque qu'il rêvait. Il dit tout, étala le portefeuille d'Hamelin, n'omit pas une des entreprises d'Orient. Même, cédant à cette faculté qu'il avait de se griser de son propre enthousiasme, d'arriver à la foi par son désir brûlant de réussir, il lâcha le rêve fou de la papauté à Jérusalem, il parla du triomphe définitif du catholicisme, le pape trônant aux lieux saints, dominant le monde, assuré d'un budget royal, grâce à la création du Trésor du Saint-Sépulcre. La princesse, d'une ardente dévotion, ne fut guère frappée que de ce projet suprême, ce couronnement de l'édifice, dont la grandeur chimérique flattait en elle l'imagination déréglée qui lui faisait jeter ses millions en bonnes oeuvres d'un luxe colossal et inutile. Justement, les catholiques de France venaient d'être atterrés et irrités de la convention que l'empereur avait conclu avec le roi d'Italie, par laquelle il s'engageait, sous de certaines conditions de garantie, à retirer le corps de troupes français occupant Rome ; il était bien certain que c'était Rome livrée à l'Italie, on voyait déjà le pape chassé, réduit à l'aumône, errant par les villes avec le bâton des mendiants ; et quel dénouement prodigieux, le pape se retrouvant pontife et roi à Jérusalem, installé là et soutenu par une banque dont les chrétiens du monde entier tiendraient à honneur d'être les actionnaires ! C'était si beau, que la princesse déclara l'idée la plus grande du siècle, digne de passionner toute personne bien née ayant de la religion. Le succès lui semblait assuré, foudroyant. Son estime s'en accrut pour l'ingénieur Hamelin, qu'elle traitait avec considération, ayant su qu'il pratiquait. Mais elle refusa nettement d'être de l'affaire, elle entendait rester fidèle au serment qu'elle avait fait de rendre ses millions aux pauvres, sans jamais plus tirer d'eux un centime d'intérêt, voulant que cet argent du jeu se perdÃt fût bu par la misère, comme une eau empoisonnée qui devait disparaÃtre. L'argument que les pauvres profiteraient de la spéculation ne la touchait pas, l'irritait même. Non, non ! la source maudite serait tarie, elle ne s'était pas donné d'autre mission. Saccard, déconcerté, ne put qu'utiliser sa sympathie pour obtenir d'elle une autorisation, vainement sollicitée jusque-là . Il avait eu la pensée, dès que la Banque universelle serait fondée, de l'installer dans l'hôtel même ; ou du moins c'était Mme Caroline qui lui avait soufflé cette idée, car, lui, voyait plus grand, aurait voulu tout de suite un palais. On se contenterait de vitrer la cour, pour servir de hall central ; on aménagerait en bureaux tout le rez-de-chaussée, les écuries, les remises ; au premier étage, il donnerait son salon qui deviendrait la salle du conseil, sa salle à manger et six autres pièces dont on ferait des bureaux encore, ne garderait qu'une chambre à coucher et un cabinet de toilette, quitte à vivre en haut avec les Hamelin, mangeant, passant les soirées chez eux ; de sorte qu'à peu de frais on installerait la banque d'une façon un peu étroite mais fort sérieuse. La princesse, comme propriétaire, avait d'abord refusé, dans sa haine de tout trafic d'argent jamais son toit n'abriterait cette abomination. Puis, ce jour-là , mettant la religion dans l'affaire, émue de la grandeur du but, elle consentit. C'était une concession extrême, elle se sentait prise d'un petit frisson, lorsqu'elle songeait à cette machine infernale d'une maison de crédit, d'une maison de Bourse et d'agio, dont elle laissait ainsi établir sous elle les rouages de ruine et de mort. Enfin, une semaine après cette tentative avortée, Saccard eut la joie de voir l'affaire, si empêtrée d'obstacles, se bâcler brusquement, en quelques jours. Daigremont vint un matin lui dire qu'il avait toutes les adhésions, qu'on pouvait marcher. Dès lors, on étudia une dernière fois le projet des statuts, on rédigea l'acte de société. Et il était grand temps aussi pour les Hamelin, à qui la vie commençait à redevenir dure. Lui, depuis des années, n'avait qu'un rêve, être l'ingénieur-conseil d'une grande maison de crédit comme il le disait, il se chargerait d'amener l'eau au moulin. Aussi, peu à peu, la fièvre de Saccard l'avait-elle gagné, brûlant du même zèle et de la même impatience. Au contraire, Mme Caroline, après s'être enthousiasmée à l'idée des belles et utiles choses qu'on allait accomplir, semblait plus froide, l'air songeur, depuis qu'on entrait dans les broussailles et les fondrières de l'exécution. Son grand bon sens, sa nature droite flairaient toutes sortes de trous obscurs et malpropres ; et elle tremblait surtout pour son frère, qu'elle adorait, qu'elle traitait parfois en riant de " grosse bête " , malgré sa science ; non qu'elle soupçonnât le moins du monde l'honnêteté parfaite de leur ami, qu'elle voyait si dévoué à leur fortune ; mais elle avait une singulière sensation de terrain mouvant, une inquiétude de chute et d'engloutissement, au premier faux pas. Ce matin-là , Saccard, lorsque Daigremont l'eut quitté, monta rayonnant à la salle des épures. " Enfin, c'est fait ! " cria-t-il. Hamelin, saisi, les yeux humides, vÃnt lui serrer les mains, à les briser. Et, comme Mme Caroline s'était simplement tournée vers lui, un peu pâle, il ajouta " Eh bien, quoi donc ; c'est tout ce que vous me dites ?... Ça ne vous fait pas plus de plaisir, à vous ?... " Elle eut un bon sourire. " Mais si, je suis très contente, très contente, je vous assure. " Puis, quand il eut donné à son frère des détails sur le syndicat, définitivement formé, elle intervint de son air paisible. " Alors, c'est permis, n'est-ce pas ? de se réunir ainsi à plusieurs, pour se distribuer les actions d'une banque, avant même que l'émission soit faite ? " Violemment, il eut un geste d'affirmation. " Mais, certainement, c'est permis !... Est-ce que vous nous croyez assez niais, pour risquer un échec ? Sans compter que nous avons besoin de gens solides, maÃtres du marché, si les débuts sont difficiles... Voilà toujours les quatre cinquièmes de nos titres placés en des mains sûres. On va pouvoir aller signer l'acte de société chez le notaire. " Elle osa lui tenir tête. " Je croyais que la loi exigeait la souscription intégrale du capital social. " Cette fois, très surpris, il la regarda en face. " Vous lisez donc le Code ? " Et elle rougit légèrement, car il avait deviné la veille, cédant à son malaise, cette peur sourde et sans cause précise, elle avait lu la loi sur les sociétés. Un instant, elle fut sur le point de mentir. Puis, avouant, riant " C'est vrai, j'ai lu le Code, hier. J'en suis sortie, en tâtant mon honnêteté et celle des autres, comme on sort des livres de médecine, avec toutes les maladies. " Mais lui se fâchait, car ce fait d'avoir voulu se renseigner, la lui montrait méfiante, prête à le surveiller, de ses yeux de femme, fureteurs et intelligents. " Ah ! reprit-il avec un geste qui jetait bas les vains scrupules, si vous croyez que nous allons nous conformer aux chinoiseries du Code ! Mais nous ne pourrions faire deux pas, nous serions arrêtés par des entraves, à chaque enjambée, tandis que les autres, nos rivaux, nous devanceraient, à toutes jambes !... Non, non, je n'attendrai certainement pas que tout le capital soit souscrit ; je préfère, d'ailleurs, nous réserver des titres, et je trouverai un homme à nous auquel j'ouvrirai un compte, qui sera notre prête-nom enfin. - C'est défendu, déclara-t-elle simplement de sa belle voix grave. - Eh ! oui, c'est défendu, mais toutes les sociétés le font. - Elles ont tort, puisque c'est mal. " Saccard, se calmant par un brusque effort de volonté, crut alors devoir se tourner vers Hamelin, qui, gêné, écoutait, sans intervenir. " Mon cher ami, j'espère que vous ne doutez pas de moi... Je suis un vieux routier de quelque expérience, vous pouvez vous remettre entre mes mains, pour le côté financier de l'affaire. Apportez-moi de bonnes idées, et je me charge de tirer d'elles tout le bénéfice désirable, en courant le moins de risques possible. Je crois qu'un homme pratique ne peut pas dire mieux. " L'ingénieur, avec son fond invincible de timidité et de faiblesse, tourna la chose en plaisanterie, pour éviter de répondre directement. " Oh ! vous aurez, dans Caroline, un vrai censeur. Elle est née maÃtre d'école. - Mais je veux bien aller à sa classe " , déclara galamment Saccard. Mme Caroline elle-même s'était remise à rire. Et la conversation continua sur un ton de familière bienveillance. " C'est que j'aime beaucoup mon frère, c'est que je vous aime vous- même plus que vous ne pensez, et cela me ferait un gros chagrin de vous voir vous engager dans des trafics louches, où il n'y a, au bout, que désastre et que tristesse... Ainsi, tenez ! puisque nous en sommes là - dessus, la spéculation, le jeu à la Bourse, eh bien ! j'en ai une terreur folle. J'étais si heureuse, dans le projet de statuts, que vous m'avez fait recopier, d'avoir lu, à l'article 8, que la société s'interdisait rigoureusement toute opération à terme. C'était s'interdire le jeu, n'est-ce pas ? Et puis, vous m'avez désenchantée, en vous moquant de moi, en m'expliquant que c'était là un simple article d'apparat, une formule de style que toutes les sociétés tenaient à honneur d'inscrire et que pas une n'observait... Vous ne savez pas ce que je voudrais, moi ? ce serait qu'à la place de ces actions, ces cinquante mille actions que vous allez lancer, vous n'émettiez que des obligations. Oh ! vous voyez que je suis très forte, depuis que je lis le Code, je n'ignore plus qu'on ne joue pas sur une obligation, qu'un obligataire est un simple prêteur qui touche tant pour cent sur son prêt, sans être intéressé dans les bénéfices, tandis que l'actionnaire est un associé courant la chance des bénéfices et des pertes... Dites, pourquoi pas des obligations, ça me rassurerait tant, je serais si heureuse ! " Elle outrait plaisamment la supplication de sa requête, pour cacher sa réelle inquiétude. Et Saccard répondit sur le même ton, avec un emportement comique. " Des obligations, des obligations ! mais jamais !... Que voulez-vous fiche avec des obligations ? C'est de la matière morte... Comprenez donc que la spéculation, le jeu est le rouage central, le coeur même, dans une vaste affaire comme la nôtre. Oui ! il appelle le sang, il le prend partout par petits ruisseaux, l'amasse, le renvoie en fleuves dans tous les sens, établit une énorme circulation d'argent, qui est la vie même des grandes affaires. Sans lui, les grands mouvements de capitaux, les grands travaux civilisateurs qui en résultent, sont radicalement impossibles... C'est comme pour les sociétés anonymes, a-t-on assez crié contre elles, a-t-on assez répété qu'elles étaient des tripots et des coupe-gorge. La vérité est que, sans elles, nous n'aurions ni les chemins de fer, ni aucune des énormes entreprises modernes, qui ont renouvelé le monde ; car pas une fortune n'aurait suffi à les mener à bien, de même que pas un individu, ni même un groupe d'individus, n'aurait voulu en courir les risques. Les risques, tout est là , et la grandeur du but aussi. Il faut un projet vaste, dont l'ampleur saisisse l'imagination ; il faut l'espoir d'un gain considérable, d'un coup de loterie qui décuple la mise de fonds, quand elle ne l'emporte pas ; et alors les passions s'allument, la vie afflue, chacun apporte son argent, vous pouvez repétrir la terre. Quel mal voyez-vous là ? Les risques courus sont volontaires, répartis sur un nombre infini de personnes, inégaux et limités selon la fortune et l'audace de chacun. On perd, mais on gagne, on espère un bon numéro, mais on doit s'attendre toujours à en tirer un mauvais, et l'humanité n'a pas de rêve plus entêté ni plus ardent, tenter le hasard, obtenir tout de son caprice, être roi, être dieu ! " Peu à peu, Saccard ne riait plus, se redressait sur ses petites jambes, s'enflammait d'une ardeur lyrique, avec des gestes qui jetaient ses paroles aux quatre coins du ciel. " Tenez, nous autres, avec notre Banque universelle, n'allons-nous pas couvrir l'horizon le plus large, toute une trouée sur le vieux monde de l'Asie, un champ sans limite à la pioche du progrès et à la rêverie des chercheurs d'or. Certes, jamais ambition n'a été plus colossale, et, je l'accorde, jamais non plus conditions de succès ou d'insuccès n'ont été plus obscures. Mais c'est justement pour cela que nous sommes dans les termes mêmes du problème, et que nous déterminerons, j'en ai la conviction, un engouement extraordinaire dans le public, dès que nous serons connus... Notre Banque universelle, mon Dieu ! elle va être d'abord la maison classique qui traitera de toutes affaires de banque, de crédit et d'escompte, recevra des fonds en comptes courants, contractera, négociera ou émettra des emprunts. Seulement, l'outil que j'en veux faire surtout, c'est une machine à lancer les grands projets de votre frère là sera son véritable rôle, ses bénéfices croissants, sa puissance peu à peu dominatrice. Elle est fondée, en somme, pour prêter son concours à des sociétés financières et industrielles, que nous établirons dans les pays étrangers, dont nous placerons les actions, qui nous devront la vie et nous assurerons la souveraineté... Et, devant cet avenir aveuglant de conquêtes, vous venez me demander s'il est permis de se syndiquer et d'avantager d'une prime les syndicataires, quitte à la porter au compte de premier établissement ; vous vous inquiétez des petites irrégularités fatales, des actions non souscrites, que la société fera bien de garder, sous le couvert d'un prête-nom ; enfin, vous partez en guerre contre le jeu, contre le jeu, Seigneur ! qui est l'âme même, le foyer, la flamme de cette géante mécanique que je rêve !... Sachez donc que ce n'est rien encore, tout ça ! que ce pauvre petit capital de vingt-cinq millions est un simple fagot jeté sous la machine, pour le premier coup de feu ! que j'espère bien le doubler, le quadrupler, le quintupler, à mesure que nos opérations s'élargiront ! qu'il nous faut la grêle des pièces d'or, la danse des millions, si nous voulons, là -bas, accomplir les prodiges annoncés !... Ah ! dame ! je ne réponds pas de la casse, on ne remue pas le monde, sans écraser les pieds de quelques passants. " Elle le regardait, et, dans son amour de la vie, de tout ce qui était fort et actif, elle finissait par le trouver beau, séduisant de verve et de foi. Aussi, sans se rendre à ses théories qui révoltaient la droiture de sa claire intelligence, feignit-elle d'être vaincue. " C'est bon, mettons que je ne sois qu'une femme et que les batailles de l'existence m'effraient... Seulement, n'est-ce pas ? tâchez d'écraser le moins de monde possible, et surtout n'écrasez personne de ceux que j'aime. " Saccard, grisé de son accès d'éloquence, et qui triomphait de ce vaste plan exposé, comme si la besogne était faite, se montra tout à fait bonhomme. " N'ayez donc pas peur ! Je fais l'ogre, c'est pour rire... Tout le monde sera très riche. " Ils causèrent ensuite tranquillement des dispositions à prendre, et il fut convenu que, le lendemain même de la constitution définitive de la société, Hamelin se rendrait à Marseille, puis de là en Orient, pour hâter la mise en oeuvre des grandes affaires. Mais déjà , sur le marché de Paris, des bruits se répandaient, une rumeur ramenait le nom de Saccard, du fond trouble où il s'était noyé un instant ; et les nouvelles, d'abord chuchotées, peu à peu dites à voix plus haute, sonnaient si clairement le succès prochain, que, de nouveau, comme au parc Monceau jadis, son antichambre s'emplissait de solliciteurs, chaque matin. Il voyait Mazaud monter, par hasard, pour lui serrer la main et causer des nouvelles du jour ; il recevait d'autres agents de change, le juif Jacoby, avec sa voix tonitruante, et son beau-frère Delarocque, un gros roux, qui rendait sa femme si malheureuse. La coulisse venait aussi, dans la personne de Nathansohn, un petit blond très actif, que la chance portait. Et quant à Massias, résigné à sa dure besogne de remisier malchanceux, il se présentait déjà chaque jour, bien qu'il n'y eût pas encore d'ordres à recevoir. C'était toute une foule montante. Un matin, dès neuf heures, Saccard trouva l'antichambre pleine. N'ayant pas arrêté encore de personnel spécial, il était fort mal secondé par son valet de chambre et, le plus souvent, il se donnait la peine d'introduire les gens lui-même. Ce jour-là , comme il ouvrait la porte de son cabinet, Jantrou voulut entrer ; mais il avait aperçu Sabatani, qu'il faisait chercher depuis deux jours. " Pardon, mon ami " , dit-il en arrêtant l'ancien professeur, pour recevoir d'abord le Levantin. Sabatani, avec son inquiétant sourire de caresse, sa souplesse de couleuvre, laissa parler Saccard ; qui, très nettement d'ailleurs, en homme qui le connaissait, lui fit sa proposition. " Mon cher, j'ai besoin de vous... Il nous faut un prête-nom. Je vous ouvrirai un compte, je vous ferai acheteur d'un certain nombre de nos titres, que vous paierez simplement par un jeu d'écritures... Vous voyez que je vais droit au but et que je vous traite en ami. " Le jeune homme le regardait de ses beaux yeux de velours, si doux dans sa longue face brune. " La loi, cher maÃtre, exige d'une façon formelle le versement en espèces... Oh ! ce n'est pas pour moi que je vous dis ça. Vous me traitez en ami, et j'en suis très fier... Tout ce que vous voudrez ! " Alors, Saccard, pour lui être agréable, lui dit l'estime où le tenait Mazaud, qui avait fini par prendre ses ordres, sans être couvert. Puis, il le plaisanta sur Germaine Coeur, avec laquelle il l'avait rencontré la veille, faisant allusion crûment au bruit qui le douait d'un véritable prodige, une exception géante, dont rêvaient les filles du monde de la Bourse, tourmentées de curiosité. Et Sabatani ne niait pas, riait de son rire équivoque sur ce sujet scabreux oui, oui ! ces dames étaient très drôles à courir après lui, elles voulaient voir. " Ah ! à propos, interrompit Saccard, nous aurons aussi besoin de signatures, pour régulariser certaines opérations, les transferts, par exemple... Pourrai-je envoyer chez vous les paquets de papiers à signer ? - Mais certainement, cher maÃtre. Tout ce que vous voudrez ! " Il ne soulevait même pas la question de paiement, sachant que cela est sans prix, lorsqu'on rend de pareils services ; et, comme l'autre ajoutait qu'on lui donnerait un franc par signature, pour le dédommager de sa perte de temps, il acquiesça d'un simple mouvement de tête. Puis, avec son sourire " J'espère aussi, cher maÃtre, que vous ne me refuserez pas des conseils. Vous allez être si bien placé, je viendrai aux renseignements. - C'est ça, conclut Saccard, qui comprit. Au revoir... Ménagez-vous, ne cédez pas trop à la curiosité des dames. " Et, s'égayant de nouveau, il le congédia par une porte de dégagement, qui lui permettait de renvoyer les gens, sans leur faire retraverser la salle d'attente. Ensuite, Saccard, étant allé rouvrir l'autre porte, appela Jantrou. D'un coup d'oeil, il le vit ravagé, sans ressources, avec une redingote dont les manches s'étaient usées sur les tables des cafés, à attendre une situation. La Bourse continuait d'être une marâtre, et il portait beau pourtant, la barbe en éventail, cynique et lettré, lâchant encore de temps à autre une phrase fleurie d'ancien universitaire. " Je vous aurais écrit prochainement, dit Saccard. Nous dressons la liste de notre personnel, où je vous ai inscrit un des premiers, et je crois bien que je vous appellerai au bureau des émissions. " Jantrou l'arrêta d'un geste. " Vous êtes bien aimable, je vous remercie... Mais j'ai une affaire à vous proposer. " Il ne s'expliqua pas tout de suite, débuta par des généralités, demanda quelle serait la part des journaux, dans le lancement de la Banque universelle. L'autre prit feu aux premiers mots, déclara qu'il était pour la publicité la plus large, qu'il y mettrait tout l'argent disponible. Pas une trompette n'était à dédaigner, même les trompettes de deux sous, car il posait en axiome que tout bruit était bon, en tant que bruit. Le rêve serait d'avoir tous les journaux à soi ; seulement, ça coûterait trop cher. " Tiens ! est-ce que vous auriez l'idée de nous organiser notre publicité. Ce ne serait peut-être pas bête. Nous en causerons. " Oui, plus tard, si vous voulez.. Mais qu'est-ce que vous diriez d'un journal à vous, complètement à vous, dont je serais le directeur. Chaque matin, une page vous serait réservée, des articles qui chanteraient vos louanges, de simples notes rappelant l'attention sur vous, des allusions dans des études complètement étrangères aux finances, enfin une campagne en règle, à propos de tout et de rien, vous exaltant sans relâche sur l'hécatombe de vos rivaux... Est-ce que ça vous tente ? - Dame ! si ça ne coûtait pas les yeux de la tête. - Non, le prix serait raisonnable. " Et il nomma enfin le journal L'Espérance , une feuille fondée, depuis deux ans, par un petit groupe de personnalités catholiques, les violents du parti, qui faisaient à l'empire une guerre féroce. Le succès était, d'ailleurs, absolument nul, et le bruit de la disparition du journal courait chaque matin. Saccard se récria. " Oh ! il ne tire pas à deux mille ! - Ça, ce sera notre affaire, d'arriver à un plus gros tirage. - Et puis, c'est impossible il traÃne mon frère dans la boue, je ne peux pas me fâcher avec mon frère dès le début. " Jantrou haussa doucement les épaules. " Il ne faut se fâcher avec personne... Vous savez comme moi que, lorsqu'une maison de crédit a un journal, peu importe qu'il soutienne ou attaque le gouvernement s'il est officieux, la maison est certaine de faire partie de tous les syndicats que forme le ministre des Finances pour assurer le succès des emprunts de l'Etat et des communes ; s'il est opposant, le même ministre a toutes sortes d'égards pour la banque qu'il représente, un désir de le désarmer et de l'acquérir, qui se traduit souvent par plus de faveurs encore... Ne vous inquiétez donc pas de la couleur de L'Espérance . Ayez un journal, c'est une force. " Un instant silencieux, Saccard, avec cette vivacité d'intelligence qui lui faisait d'un coup s'approprier l'idée d'un autre, la fouiller, l'adapter à ses besoins, au point qu'il la rendait complètement sienne, développait tout un plan. Il achetait L'Espérance , en éteignait les polémiques acerbes, la mettait aux pieds de son frère qui était bien forcé de lui en avoir de la reconnaissance, mais lui conservait son odeur catholique, la gardait comme une menace, une machine toujours prête à reprendre sa terrible campagne, au nom des intérêts de la religion. Et, si l'on n'était pas aimable avec lui, il brandissait Rome, il risquait le grand coup de Jérusalem. Ce serait un joli tour, pour finir. " Serions-nous libres ? demanda-t-il brusquement. - Absolument libres. Ils en ont assez, le journal est tombé entre les mains d'un gaillard besogneux qui nous le livrera pour une dizaine de mille francs. Nous en ferons ce qu'il nous plaira. " Une minute encore, Saccard réfléchit. " Eh bien, c'est fait. Prenez rendez-vous, amenez-moi votre homme ici... Vous serez directeur, et je verrai à centraliser entre vos mains toute notre publicité, que je veux exceptionnelle, énorme, oh ! plus tard, quand nous aurons de quoi chauffer sérieusement la machine. " Il s'était levé. Jantrou se leva également, cachant sa joie de trouver du pain, sous son rire blagueur de déclassé, las de la boue parisienne. " Enfin, je vais donc rentrer dans mon élément, mes chères belles- lettres ! - N'engagez personne encore, reprit Saccard en le reconduisant. Et, pendant que j'y songe, prenez donc note d'un protégé à moi, de Paul Jordan, un jeune homme à qui je trouve un talent remarquable, et dont vous ferez un excellent rédacteur littéraire. Je vais lui écrire d'aller vous voir. " Jantrou sortait par la porte de dégagement, lorsque cette heureuse disposition des deux issues le frappa. " Tiens ! c'est commode, dit-il avec sa familiarité. On escamote le monde... Quand il vient de belles dames, comme celle que j'ai saluée tout à l'heure dans l'anti-chambre, la baronne Sandorff... " Saccard ignorait qu'elle fût là ; et d'un haussement d'épaules, il voulut dire son indifférence ; mais l'autre ricanait, refusait de croire à ce désintéressement. Les deux hommes échangèrent une vigoureuse poignée de main. Lorsqu'il fut seul, Saccard, instinctivement, se rapprocha de la glace, releva ses cheveux, où pas un fil blanc n'apparaissait encore. Il n'avait pourtant pas menti, les femmes ne le préoccupaient guère, depuis que les affaires le reprenaient tout entier ; et il ne cédait qu'à l'involontaire galanterie qui fait qu'un homme, en France, ne peut se trouver seul avec une femme, sans craindre de passer pour un sot, s'il ne la conquiert pas. Dès qu'il eut fait entrer la baronne, il se montra très empressé. " Madame, je vous en prie, veuillez vous asseoir... " Jamais il ne l'avait vue si étrangement séduisante, avec ses lèvres rouges, ses yeux brûlants, aux paupières meurtries, enfoncés sous les sourcils épais. Que pouvait-elle lui vouloir ? et il demeura surpris, presque désenchanté, lorsqu'elle lui eut expliqué le motif de sa visite. " Mon Dieu ! monsieur, je vous demande pardon de vous déranger, inutilement pour vous ; mais, entre gens du même monde, il faut bien se rendre de ces petits services... Vous avez eu dernièrement un chef de cuisine, que mon mari est sur le point d'engager. Je viens donc tout simplement aux renseignements. " Alors, il se laissa questionner, répondit avec la plus grande obligeance, tout en ne la quittant pas du regard ; car il croyait deviner que c'était là un prétexte elle se moquait bien du chef de cuisine, elle venait pour autre chose, évidemment. Et, en effet, elle manoeuvra, finit par nommer un ami commun, le marquis de Bohain, qui lui avait parlé de la Banque universelle. On avait tant de peine à placer son argent, à trouver des valeurs solides ! Enfin, il comprit qu'elle prendrait volontiers des actions, avec la prime de dix pour cent abandonnée aux syndicataires ; et il comprit mieux encore que, s'il lui ouvrait un compte, elle ne paierait pas. " J'ai ma fortune personnelle, mon mari ne s'en mêle jamais. Ça me donne beaucoup de tracas, ça m'amuse aussi un peu, je l'avoue... N'est- ce pas ? lorsqu'on voit me femme s'occuper d'argent, surtout une jeune femme, ça étonne, on est tenté de l'en blâmer... Il y a des jours où je suis dans le plus mortel embarras, n'ayant pas d'amis qui veuillent me conseiller. L'autre quinzaine encore, faute d'un renseignement, j'ai perdu une somme considérable... Ah ! maintenant que vous allez être en si bonne position pour savoir, si vous étiez assez gentil, si vous vouliez... " La joueuse perçait sous la femme du monde, la joueuse âpre, enragée, cette fille des Ladricourt dont un ancêtre avait pris Antioche, cette femme d'un diplomate saluée très bas par la colonie étrangère de Paris, et que sa passion promenait en solliciteuse louche chez tous les gens de finance. Ses lèvres saignaient, ses yeux flambaient davantage, son désir éclatait, soulevait la femme ardente qu'elle semblait être. Et il eut la naïveté de croire qu'elle était venue s'offrir, simplement pour être de sa grande affaire et avoir, à l'occasion, d'utiles renseignements de Bourse. " Mais, cria-t-il, je ne demande pas mieux, madame, que de mettre à vos pieds mon expérience. " Il avait rapproché sa chaise, il lui prit la main. Du coup, elle parut dégrisée. Ah ! non, elle n'en était pas encore là , il serait toujours temps qu'elle payât d'une nuit la communication d'une dépêche. C'était déjà , pour elle, une corvée abominable que sa liaison avec le procureur général Delcambre, cet homme si sec et si jaune, que la ladrerie de son mari l'avait forcée d'accueillir. Et son indifférence sensuelle, le mépris secret où elle tenait l'homme, venait de se montrer en une lassitude blême, sur son visage de fausse passionnée, que l'espoir du jeu seul enflammait. Elle se leva, dans une révolte de sa race et de son éducation, qui lui faisaient encore manquer des affaires. " Alors, monsieur, vous dites que vous étiez content de ce chef de cuisine ? " Etonné, Saccard se mit debout à son tour. Qu'avait-elle donc espéré ? qu'il l'inscrirait et la renseignerait pour rien ? Décidément, il fallait se méfier des femmes, elles apportaient dans les marchés la plus insigne mauvaise foi. Et, bien qu'il eût envie de celle-ci, il n'insista pas, il s'inclina avec un sourire qui signifiait " A votre aise, chère madame, quand il vous plaira " , tandis que, tout haut, il disait " Très content, je vous le répète. Une question de réforme intérieure m'a seule décidé à me séparer de lui. " La baronne Sandorff eut une hésitation d'une seconde à peine, non qu'elle regrettât sa révolte, mais sans doute elle sentait combien il était naïf de venir chez un Saccard, avant d'être résignée aux conséquences. Cela l'irritait contre elle-même, car elle avait la prétention d'être une femme sérieuse. Elle finit par répondre d'une simple inclinaison de tête au respectueux salut dont il la congédiait ; et il l'accompagnait jusqu'à la petite porte, lorsque celle-ci fut brusquement ouverte, d'une main familière. C'était Maxime, qui déjeunait chez son père, ce matin-là , et qui arrivait en intime, par le couloir. Il s'effaça, salua également, pour laisser sortir la baronne. Puis, quand elle fut partie, il eut un léger rire. " Ça commence, ton affaire ? tu touches tes primes ? " Malgré sa grande jeunesse encore, il avait un aplomb d'homme d'expérience, incapable de se dépenser inutilement dans un plaisir hasardeux. Son père comprit son attitude de supériorité ironique. " Non, justement, je n'ai rien touché du tout, et ce n'est point par sagesse, car, mon petit je suis aussi fier d'avoir toujours vingt ans que tu parais l'être d'en avoir soixante. " Le rire de Maxime s'accentua, son ancien rire perlé de fille, dont il avait gardé le roucoulement équivoque, dans l'attitude correcte qu'il s'était faite de garçon rangé, désireux de ne pas gâter sa vie davantage. Il affectait la plus grande indulgence, pourvu que rien de lui ne fût menacé. " Ma foi, tu as bien raison, du moment que ça ne te fatigue pas... Moi, tu sais, j'ai déjà des rhumatismes. " Et, s'installant à l'aise dans un fauteuil, prenant un journal " Ne t'occupe pas de moi, finis de recevoir, si je ne te gêne pas... Je suis venu trop tôt, parce que j'avais à passer chez mon médecin et que je ne l'ai pas trouvé. " A ce moment, le valet de chambre entrait dire que Mme la comtesse de Beauvilliers demandait à être reçue. Saccard, un peu surpris, bien qu'il eût déjà rencontré à l'Oeuvre du Travail sa noble voisine, comme il la nommait, donna l'ordre de l'introduire immédiatement ; puis, rappelant le valet, il lui commanda de renvoyer tout le monde, fatigué, ayant très faim. Lorsque la comtesse entra, elle n'aperçut même pas Maxime, que le dossier du grand fauteuil cachait. Et Saccard s'étonna davantage, en voyant qu'elle avait amené avec elle sa fille Alice. Cela donnait plus de solennité à la démarche ces deux femmes si tristes et si pâles, la mère mince, grande, toute blanche, à l'air suranné, la fille vieillie déjà , le cou trop long, jusqu'à la disgrâce. Il avança des sièges, d'une politesse agitée, pour mieux montrer sa déférence. " Madame, je suis extrêmement honoré... Si j'avais le bonheur de pouvoir vous être utile... " D'une grande timidité, sous son allure hautaine, la comtesse finit par expliquer le motif de sa visite. " Monsieur, c'est à la suite d'une conversation avec mon amie, Mme la princesse d'Orviedo, que la pensée m'est venue de me présenter chez vous... Je vous avoue que j'ai hésité d'abord, car on ne refait pas facilement ses idées à mon âge et j'ai toujours eu grand-peur des choses d'aujourd'hui que je ne comprends pas... Enfin, j'en ai causé avec ma fille, je crois qu'il est de mon devoir de passer sur mes scrupules pour tenter d'assurer le bonheur des miens. " Et elle continua, elle dit comment la princesse lui avait parlé de la Banque universelle, certes une main de crédit telle que les autres, aux yeux des profanes, mais qui, aux yeux des initiés, allait avoir une excuse sans réplique, un but tellement méritoire et haut, qu'il devait imposer silence aux consciences les plus timorées. Elle ne prononça ni le nom du pape ni celui de Jérusalem c'était là ce qu'on ne disait pas, ce qu'on chuchotait à peine entre fidèles, le mystère qui passionnait ; mais, de chacune de ses paroles, de ses allusions et de ses sous-entendus, un espoir et une foi se dégageaient, qui mettaient toute une flamme religieuse dans sa croyance au succès de la nouvelle banque. Saccard lui-même fut étonné de son émotion contenue, du tremblement de sa voix. Il n'avait encore parlé de Jérusalem que dans l'excès lyrique de sa fièvre, il se méfiait au fond de ce projet fou, y flairant quelque ridicule, disposé à l'abandonner et à en rire, si des plaisanteries l'accueillaient. Et la démarche émue de cette sainte femme qui amenait sa fille, la façon profonde dont elle donnait à entendre qu'elle et tous les siens, toute la noblesse française croirait et s'engouerait, le frappait vivement, donnait un corps à une rêverie pure, élargissait à l'infini son champ d'évolution. C'était donc vrai qu'il y avait là un levier, dont l'emploi allait lui permettre de soulever le monde ! Avec son assimilation si rapide, il entra d'un coup dans la situation, parla lui-aussi en termes mystérieux de ce triomphe final qu'il poursuivrait en silence ; et sa parole était pénétrée de ferveur, il venait réellement d'être touché de la foi, de la foi en l'excellence du moyen d'action que la crise traversée par la papauté lui mettait aux mains. Il avait la faculté heureuse de croire, dès que l'exigeait l'intérêt de ses plans. " Enfin, monsieur, continuait la comtesse, je suis décidée à une chose qui m'a répugné jusqu'ici... Oui, l'idée de faire travailler de l'argent, de le placer à intérêts, ne m'est jamais entrée dans la tête des façons anciennes d'entendre la vie, des scrupules qui deviennent un peu sots, je le sais ; mais, que voulez-vous ? on ne va point aisément contre les croyances qu'on a sucées avec le lait, et je m'imaginais que la terre seule, la grande propriété devait nourrir des gens tels que nous... Malheureusement, la grande propriété... " Elle rougit faiblement, car elle en arrivait à l'aveu de cette ruine qu'elle dissimulait avec tant de soin. " La grande propriété n'existe plus guère... Nous autres avons été très éprouvés... Il ne nous reste plus qu'une ferme. " Saccard, alors, pour lui éviter toute gêne, renchérit, s'enflamma. " Mais, madame, personne ne vit plus de la terre... L'ancienne fortune domaniale est une forme caduque de la richesse, qui a cessé d'avoir sa raison d'être. Elle était la stagnation même de l'argent, dont nous avons décuplé la valeur, en le jetant dans la circulation, et par le papier-monnaie, et par les titres de toutes sortes, commerciaux et financiers. C'est ainsi que le monde va être renouvelé, car rien n'était possible sans l'argent, l'argent liquide qui coule, qui pénètre partout, ni les applications de la science, ni la paix finale, universelle... Oh ! la fortune domaniale ! elle est allée rejoindre les pataches. On meurt avec un million de terres, on vit avec le quart de ce capital placé dans de bonnes affaires, à quinze, vingt et même trente pour cent. " Doucement, avec sa tristesse infinie, la comtesse hocha la tête. " Je ne vous entends guère, et, je vous l'ai dit, je suis restée d'une époque où ces choses effrayaient, comme des choses mauvaises et défendues... Seulement, je ne suis pas seule, je dois surtout songer à ma fille. Depuis quelques années, j'ai réussi à mettre de côté, oh ! une petite somme... " Sa rougeur reparaissait. " Vingt mille francs qui dorment chez moi, dans un tiroir. Plus tard, j'aurais peut-être un remords de les avoir laissés ainsi improductifs ; et, puisque votre oeuvre est bonne, ainsi que me l'a confié mon amie, puisque vous allez travailler à ce que nous souhaitons tous ; de nos voeux les plus ardents, je me risque... Enfin je vous serai reconnaissante, si vous pouvez me réserver des actions de votre banque, pour une somme de dix à douze mille francs. J'ai tenu à ce que ma fille m'accompagnât, car je ne vous cache pas que cet argent est à elle. " Jusque-là , Alice n'avait pas ouvert la bouche, l'air effacé, malgré son vif regard d'intelligence. Elle eut un geste de reproche tendre. " Oh ! à moi ! maman, est-ce que j'ai quelque chose à moi qui ne soit pas à vous ? - Et ton mariage, mon enfant ? - Mais vous savez bien que je ne veux pas me marier ! " Elle avait dit cela trop vite, le chagrin de sa solitude criait dans sa voix grêle. Sa mère la fit taire d'un coup d'oeil navré ; et toutes deux se regardèrent un instant, ne pouvant se mentir, dans le partage quotidien de ce qu'elles avaient à souffrir et à cacher. Saccard était très ému. " Madame, il n'y aurait plus d'actions, que j'en trouverais quand même pour vous. Oui, s'il le faut, j'en prendrai sur les miennes... Votre démarche me touche infiniment, je suis très honoré de votre confiance... " Et, à cet instant, il croyait réellement faire la fortune de ces malheureuses, il les associait, pour une part, à la pluie d'or qui allait pleuvoir sur lui et autour de lui. Ces dames s'étaient levées et se retiraient. A la porte seulement, la comtesse se permit une allusion directe à la grande affaire dont on ne parlait pas. " J'ai reçu de mon fils Ferdinand, qui est à Rome, une lettre désolante sur la tristesse produite là -bas par l'annonce du retrait de nos troupes. - Patience ! déclara Saccard avec conviction, nous sommes là pour tout sauver. " Il y eut de profonds saluts, et il les accompagna jusqu'au palier, en passant cette fois à travers l'antichambre, qu'il croyait libre. Mais, comme il revenait, il aperçut, assis sur une banquette, un homme d'une cinquantaine d'années, grand et sec, vêtu en ouvrier endimanché, qui avait avec lui une jolie fille de dix-huit ans, mince et pâle. " Quoi ? que voulez-vous ? " La jeune fille s'était levée la première, et l'homme, intimidé par cet accueil brusque, se mit à bégayer une explication confuse. " J'avais donné l'ordre de renvoyer tout le monde ! Pourquoi êtes- vous là ?... Dites-moi votre nom ; au moins. - Dejoie, monsieur, et je viens avec ma fille Nathalie... " De nouveau, il s'embrouilla, si bien que Saccard, impatienté, allait le pousser à la porte, lorsqu'il comprit enfin que c'était Mme Caroline qui le connaissait depuis longtemps et qui lui avait dit d'attendre. " Ah ! vous êtes recommandé par Mme Caroline. Il fallait le dire tout de suite... Entrez et dépêchez-vous, car j'ai très faim. Dans le cabinet, il laissa Dejoie et Nathalie debout, ne s'assit pas lui-même, pour les expédier plus vite. Maxime qui, à la sortie de la comtesse, avait quitté son fauteuil, n'eut plus la discrétion de s'écarter, dévisageant les nouveaux venus, l'air curieux. Et Dejoie, longuement, racontait son affaire. " Voici, monsieur... J'ai fait mon congé, puis je suis entré comme garçon de bureau chez M. Durieu, le mari de Mme Caroline, quand il vivait et qu'il était brasseur. Puis, je suis entré chez M. Lamberthier, le facteur à la halle. Puis, je suis entré chez M. Blaisot, un banquier que vous connaissez bien il s'est fait sauter la cervelle, il y a deux mois, et alors je suis sans place... Il faut vous dire, avant tout, que je m'étais marié. Oui, j'avais épousé ma femme Joséphine, quand j'étais justement chez M. Durieu, et qu'elle était, elle, cuisinière, chez la belle-soeur de monsieur, Mme Lévêque, que Mme Caroline a bien connue. Ensuite, quand j'ai été chez M. Lamberthier, elle n'a pas pu y entrer, elle s'est placée chez un médecin de Grenelle, M. Renaudin. Ensuite, elle est allée au magasin des Trois-Frères, rue Rambuteau, où, comme par un guignon, il n'y a jamais eu de place pour moi... - Bref, interrompit Saccard, vous venez me demander un emploi, n'est-ce pas ? " Mais Dejoie tenait à expliquer le chagrin de sa vie, la mauvaise chance qui lui avait fait épouser une cuisinière, sans que jamais il eût réussi à se placer dans les mêmes maisons qu'elle. C'était quasiment comme si l'on n'avait pas été marié, n'ayant jamais une chambre à tous les deux, se voyant chez les marchands de vin, s'embrassant derrière les portes des cuisines. Et une fille était née, Nathalie, qu'il avait fallu laisser en nourrice jusqu'à huit ans, jusqu'au jour où le père, ennuyé d'être seul, l'avait reprise dans son étroit cabinet de garçon. Il était ainsi devenu la vraie mère de la petite, l'élevant, la menant à l'école, la surveillant avec des soins infinis, le coeur débordant d'une adoration grandissante. " Ah ! je puis bien dire, monsieur, qu'elle m'a donné de la satisfaction. C'est instruit, c'est honnête... Et, vous la voyez, il n'y a pas sa pareille pour la gentillesse. " En effet, Saccard la trouvait charmante, cette fleur blonde du pavé parisien, avec sa grâce chétive, ses larges yeux sous les petits frisons de ses cheveux pâles. Elle se laissait adorer par son père, sage encore, n'ayant eu aucun intérêt à ne pas l'être, d'un féroce et tranquille égoïsme, dans cette clarté si limpide de ses yeux. " Alors donc, monsieur, la voici en âge de se marier, et il y a justement un beau parti qui se présente, le fils du cartonnier, notre voisin. Seulement, c'est un garçon qui veut s'établir, et il demande six mille francs. Ça n'est pas trop, il pourrait prétendre à une fille qui aurait davantage... Il faut vous dire que j'ai perdu ma femme, il y a quatre ans, et qu'elle nous a laissé des économies, ses petits bénéfices de cuisinière, n'est-ce pas ?... J'ai quatre mille francs ; mais ça ne fait pas six mille, et le jeune homme est pressé, Nathalie aussi... " La jeune fille qui écoutait, souriante, avec son clair regard si froid et si décidé, eut une brusque affirmation du menton. " Bien sûr... Je ne m'amuse pas, je veux en finir, d'une manière ou d'une autre. " De nouveau, Saccard les interrompit. Il avait jugé l'homme, borné, mais très adroit, très bon, rompu à la discipline militaire. Puis, il suffisait qu'il se présentât au nom de Mme Caroline. " C'est parfait, mon ami... Je vais avoir un journal, je vous prends comme garçon de bureau... Laissez-moi votre adresse, et au revoir. " Cependant, Dejoie ne s'en allait point. Il continua, avec embarras " Monsieur est bien obligeant, j'accepte la place avec reconnaissance, parce qu'il faudra que je travaille, quand j'aurai casé Nathalie... Mais j'étais venu pour autre chose. Oui, j'ai su, par Mme Caroline et par d'autres personnes encore, que monsieur va se trouver dans de grandes affaires et qu'il pourra faire gagner tout ce qu'il voudra à ses amis et connaissances... Alors, si monsieur voulait bien s'intéresser à nous, si monsieur consentait à nous donner de ses actions... " Saccard, une seconde fois, fut ému, plus ému qu'il ne venait de l'être, la première lorsque la comtesse lui avait confié, elle aussi, la dot de sa fille. Cet homme simple, ce tout petit capitaliste aux économies grattées sou à sou, n'était-ce pas la foule croyante, confiante, la grande foule qui fait les clientèles nombreuses et solides, l'armée fanatisée qui arme une maison de crédit d'une force invincible ? si ce brave homme accourait ainsi, avant toute publicité, que serait-ce lorsque les guichets seraient ouverts ? Son attendrissement souriait à ce premier petit actionnaire, il voyait là le présage d'un gros succès. " Entendu, mon ami, vous aurez des actions. " La face de Dejoie rayonna, comme à l'annonce d'une grâce inespérée. " Monsieur est trop bon... N'est-ce pas ? en six mois, de façon à compléter la somme... Et, puisque monsieur je puis bien, avec mes quatre mille, en gagner deux mille, y consent, j'aime mieux régler ça tout de suite. J'ai apporté l'argent. " Il se fouilla, tira une enveloppe, qu'il tendit à Saccard, immobile, silencieux, saisi d'une admiration charmée, à ce dernier trait. Et le terrible corsaire, qui avait déjà écumé tant de fortunes, finit par éclater d'un bon rire, résolu honnêtement à l'enrichir aussi, cet homme de foi. " Mais, mon brave, ça ne se fait point ainsi... Gardez votre argent, je vous inscrirai, et vous paierez en temps et lieu. " Cette fois, il les congédia, après que Dejoie l'eut tait remercier par Nathalie, dont un sourire de contentement éclairait les beaux yeux durs et candides. Lorsque Maxime se retrouva enfin seul avec son père, il dit, de son air d'insolence moqueuse " Voilà que tu dotes les jeunes filles, maintenant. - Pourquoi pas ? répondit gaiement Saccard. C'est un bon placement que le bonheur des autres. " Il rangeait quelques papiers, avant de quitter son cabinet. Puis, brusquement " Et toi, tu n'en veux pas, des actions ? " Maxime, qui marchait à petits pas, se retourna d'un sursaut, se planta devant lui. " Ah ! non, par exemple ! Est-ce que tu me prends pour un imbécile ? " Saccard eut un geste de colère, trouvant la réponse d'un irrespect et d'un esprit déplorables, prêt à lui crier que l'affaire était réellement superbe, qu'il le jugeait vraiment trop bête, s'il le croyait un simple voleur, comme les autres. Mais, en le regardant, une pitié lui vint de son pauvre garçon, épuisé à vingt-cinq ans, rangé, avare même, si vieilli de vices, si inquiet de sa santé, qu'il ne risquait plus une dépense ni une jouissance, sans en avoir réglementé le bénéfice. Et, tout consolé, tout fier de l'imprudence passionnée de ses cinquante ans, il se remit à rire, il lui tapa sur l'épaule. " Tiens ! allons déjeuner, mon pauvre petit, et soigne tes rhumatismes. Ce fut le surlendemain, le 5 octobre, que Saccard, assisté d'Hamelin et de Daigremont, se rendit chez maÃtre Lelorrain, notaire, rue Sainte- Anne ; et l'acte fut reçu, qui constituait, sous la dénomination de société de la Banque universelle, une société anonyme, au capital de vingt-cinq millions, divisé en cinquante mille actions de cinq cents francs chacune, dont le quart seul était exigible. Le siège de la société était fixé rue Saint-Lazare, à l'hôtel d'Orviedo. Un exemplaire des statuts, dressés suivant l'acte, fut déposé en l'étude de maÃtre Lelorrain. Il faisait, ce jour-là , un très clair soleil d'automne, et ces messieurs, lorsqu'ils sortirent de chez le notaire, allumèrent des cigares, remontèrent doucement par le boulevard et la rue de la Chaussée-d'Antin, heureux de vivre, s'égayant comme des collégiens échappés. L'assemblée générale constitutive n'eut lieu que la semaine suivante, rue Blanche, dans la salle d'un petit bal qui avait fait faillite, et où un industriel tâchait d'organiser des expositions de peinture. Déjà , les syndicataires avaient placé celles des actions souscrites par eux, qu'ils ne gardaient pas ; et il vint cent vingt-deux actionnaires, représentant près de quarante mille actions, ce qui aurait dû donner un total de deux mille voix, le chiffre de vingt actions étant nécessaire pour avoir le droit de siéger et de voter. Cependant, comme un actionnaire ne pouvait exprimer plus de dix voix, quel que fût le chiffre de ses titres, le nombre exact des suffrages fut de seize cent quarante-trois. Saccard tint absolument à ce qu'Hamelin présidât. Lui, s'était volontairement perdu dans le troupeau, il avait inscrit l'ingénieur, et s'était inscrit lui-même, chacun pour cinq cents actions, qu'il devait payer par un jeu d'écritures. Tous les syndicataires étaient là Daigremont, Huret, Sédille, Kolb, le marquis de Bohain, chacun avec le groupe d'actionnaires qui marchait sous ses ordres. On remarquait également Sabatani, un des plus gros souscripteurs, ainsi que Jantrou, au milieu de plusieurs des hauts employés de la banque, en fonctions depuis l'avant-veille. Et toutes les décisions à prendre avaient été si bien prévues et réglées d'avance, que jamais assemblée constitutive ne fut si belle de calme, de simplicité et de bonne entente. A l'unanimité des voix, on reconnut sincère la déclaration de la souscription intégrale du capital, ainsi que celle du versement des cent vingt-cinq francs par action. Puis, solennellement, on déclara la société constituée. Le conseil d'administration fut ensuite nommé il devait se composer de vingt membres qui, outre les jetons de présence, chiffrés à un total annuel de cinquante mille francs, auraient à toucher, d'après un article des statuts, le dix pour cent sur les bénéfices. Cela n'étant pas à dédaigner, chaque syndicataire avait exigé de faire partie du conseil ; et Daigremont, Huret, Sédille, Kolb, le marquis de Bohain ainsi qu'Hamelin, que l'on voulait porter à la présidence, passèrent naturellement en tête de liste, avec quatorze autres de moindre importance, triés parmi les plus obéissants et les plus décoratifs des actionnaires. Enfin, Saccard, resté dans l'ombre jusque-là , apparut lorsque, le moment de choisir un directeur étant arrivé, Hamelin le proposa. Un murmure sympathique accueillit son nom, il obtint lui aussi l'unanimité. Et il n'y avait plus qu'à élire les deux commissaires censeurs, chargés de présenter à l'assemblée un rapport sur le bilan et de contrôler ainsi les comptes fournis par les administrateurs fonction délicate autant qu'inutile, pour laquelle Saccard avait désigné un sieur Rousseau et un sieur Lavignière, le premier complètement inféodé au second, celui-ci grand, blond, très poli, approuvant toujours, dévoré de l'envie d'entrer plus tard dans le conseil, lorsqu'on serait content de ses services. Rousseau et Lavignière nommés, on allait lever la séance, lorsque le président crut devoir parler de la prime de dix pour cent accordée aux syndicataires, en tout quatre cent mille francs, que l'assemblée, sur sa proposition, passa aux frais de premier établissement. C'était une vétille, il fallait bien faire la part du feu ; et, laissant la foule des petits actionnaires s'écouler avec le piétinement d'un troupeau, les gros souscripteurs restèrent les derniers, échangèrent encore sur le trottoir des poignées de main, l'air souriant. Dès le lendemain, le conseil se réunit à l'hôtel d'Orviedo, dans l'ancien salon de Saccard, transformé en salle des séances. Une vaste table, recouverte d'un tapis de velours vert, entourée de vingt fauteuils tendus de la même étoffe, en occupait le centre ; et il n'y avait pas d'autres meubles que deux corps de bibliothèque, aux vitres garnies à l'intérieur de petits rideaux de soie également verte. Les tentures d'un rouge foncé assombrissaient la pièce, dont les trois fenêtres ouvraient sur le jardin de l'hôtel Beauvilliers. Il ne venait de là qu'un jour crépusculaire, comme une paix de vieux cloÃtre, endormi sous l'ombre verte de ses arbres. Cela était sévère et noble, on entrait dans une honnêteté antique. Le conseil se réunissait pour former son bureau ; et il se trouva presque tout de suite au grand complet, comme sonnaient quatre heures. Le marquis de Bohain, avec sa grande taille, sa petite tête blême et aristocratique, était vraiment très vieille France ; tandis que Daigremont, affable, représentait la haute fortune impériale, dans son succès fastueux. Sédille, moins tourmenté que de coutume, causait avec Kolb d'un mouvement imprévu qui venait de se produire sur le marché de Vienne ; et, autour d'eux, les deux autres administrateurs, la bande, écoutaient, tâchaient de saisir un renseignement, ou bien s'entretenaient aussi de leurs occupations personnelles, n'étant là que pour faire nombre et pour ramasser leur part, les jours de butin. Ce fut, comme toujours, Huret qui arriva en retard, essoufflé, échappé à la dernière minute d'une commission de la Chambre. Il s'excusa, et l'on s'assit sur les fauteuils, entourant la table. Le doyen d'âge, le marquis de Bohain, avait pris place au fauteuil présidentiel, un fauteuil plus haut et plus doré que les autres. Saccard, comme directeur, s'était placé en face de lui. Et, immédiatement, lorsque le marquis eut déclaré qu'on allait procéder à la nomination du président, Hamelin se leva, pour décliner toute candidature il croyait savoir que plusieurs de ces messieurs avaient songé à lui pour la présidence ; mais il leur faisait remarquer qu'il devait partir dès le lendemain pour l'Orient, qu'il était en outre d'une inexpérience absolue en matière de comptabilité, de banque et de Bourse, qu'enfin il y avait là une responsabilité dont il ne pouvait accepter le poids. Très surpris, Saccard l'écoutait, car, la veille encore, la chose était entendue ; et il devinait l'influence de Mme Caroline sur son frère, sachant que, le matin, ils avaient eu une longue conversation ensemble. Aussi, ne voulant pas d'un autre président qu'Hamelin, quelque indépendant qui le gênerait peut-être, se permit-il d'intervenir, en expliquant que la fonction était surtout honorifique, qu'il suffisait que le président fÃt acte de présence, au moment des assemblées générales, pour appuyer les propositions du conseil et prononcer les discours d'usage. D'ailleurs, on allait élire un vice-président qui donnerait les signatures. Et, pour le reste, pour la partie purement technique, la comptabilité, la Bourse, les mille détails intérieurs d'une grande maison de crédit, est-ce qu'il ne serait pas là , lui, Saccard, le directeur, justement nommé à cet effet ? Il devait, d'après les statuts, diriger le travail des bureaux, effectuer les recettes et les dépenses, gérer les affaires courantes, assurer les délibérations du conseil, être en un mot le pouvoir exécutif de la société. Ces raisons semblaient bonnes. Hamelin ne s'en débattit pas moins longtemps encore, il fallut que Daigremont et Huret insistassent eux-mêmes de la manière la plus pressante. Majestueux, le marquis de Bohain se désintéressait. Enfin, l'ingénieur céda, il fut nommé président, et l'on choisit pour vice-président un obscur agronome, ancien conseiller d'Etat, le vicomte de Robin-Chagot, homme doux et ladre, excellente machine à signatures. Quant au secrétaire, il fut pris en dehors du conseil, dans le personnel des bureaux de la banque, le chef du service des émissions. Et, comme la nuit venait, dans la grande pièce grave, une ombre verdie d'une infinie tristesse, on jugea la besogne bonne et suffisante, on se sépara après avoir réglé les séances à deux par mois, le petit conseil le quinze, et le grand conseil le trente. Saccard et Hamelin remontèrent ensemble dans la salle des épures, où Mme Caroline les attendait. Elle vit bien tout de suite, à l'embarras de son frère, qu'il venait de céder une fois encore, par faiblesse ; et, un instant, elle en fut très fâchée. " Mais, voyons, ce n'est pas raisonnable ! cria Saccard. Songez que le président touche trente mille francs, chiffre qui sera doublé, lorsque nos affaires s'étendront. Vous n'êtes pas assez riches pour dédaigner cet avantage... Et que craignez-vous, dites ? - Mais je crains tout, répondit Mme Caroline. Mon frère ne sera pas là , moi-même je n'entends rien à l'argent... Tenez ! ces cinq cents actions que vous avez inscrites pour lui sans qu'il les paie tout de suite, eh bien, n'est-ce pas irrégulier, ne serait-il pas en faute, si l'opération tournait mal ? " Il s'était mis à rire. " Une belle histoire ! cinq cents actions, un premier versement de soixante-deux mille cinq cents francs ! Si, au premier bénéfice, avant six mois, il ne pouvait rembourser cela, autant vaudrait-il nous aller jeter sur-le-champ à la Seine, plutôt que de nous donner le souci de rien entreprendre... Non, vous pouvez être tranquille, la spéculation ne dévore que les maladroits. " Elle restait sévère, dans l'ombre croissante de la pièce. Mais on apporta deux lampes, et les murs furent largement éclairés, les vastes plans, les aquarelles vives, qui la faisaient si souvent rêver des pays de là -bas. La plaine encore était nue, les montagnes barraient l'horizon, elle évoquait la détresse de ce vieux monde endormi sur ses trésors, et que la science alliait réveiller dans sa crasse et dans son ignorance. Que de grandes et belles et bonnes choses à accomplir ! Peu à peu, une vision lui montrait des générations nouvelles, toute une humanité plus forte et plus heureuse poussant de l'antique sol, labouré à nouveau par le progrès. " La spéculation, la spéculation, répéta-t-elle machinalement, combattue de doute. Ah ! j'en ai le coeur troublé d'angoisse. " Saccard, qui connaissait bien ses habituelles pensées, avait suivi sur son visage cet espoir de l'avenir. " Oui, la spéculation. Pourquoi ce mot vous fait-il peur ?... Mais la spéculation, c'est l'appât même de la vie, c'est l'éternel désir qui force à lutter et à vivre... Si j'osais une comparaison, je vous convaincrais... " Il riait de nouveau, pris d'un scrupule de délicatesse. Puis, il osa tout de même, volontiers brutal devant les femmes. " Voyons, pensez-vous que sans... comment dirai-je ? sans la luxure, on ferait beaucoup d'enfants ?... Sur cent enfants qu'on manque de faire, il arrive qu'on en fabrique un à peine. C'est l'excès qui amène le nécessaire, n'est-ce pas ? - Certes, répondit-elle, gênée. - Eh bien, sans la spéculation, on ne ferait pas d'affaires, ma chère amie... Pourquoi diable voulez-vous que je sorte mon argent, que je risque ma fortune, si vous ne me promettez pas une jouissance extraordinaire, un brusque bonheur qui m'ouvre le ciel ?... Avec la rémunération légitime et médiocre du travail, le sage équilibre des transactions quotidiennes, c'est un désert d'une platitude extrême que l'existence, un marais où toutes les forces dorment et croupissent ; tandis que, violemment, faites flamber un rêve à l'horizon, promettez qu'avec un sou on en gagnera cent, offrez à tous ces endormis de se mettre à la chasse de l'impossible, des millions conquis en deux heures, au milieu des plus effroyables casse-cou ; et la course commence, les énergies sont décuplées, la bousculade est telle, que, tout en suant uniquement pour leur plaisir, les gens arrivent parfois à faire des enfants, je veux dire des choses vivantes, grandes et belles... Ah ! dame ! il y a beaucoup de saletés inutiles, mais certainement le monde finirait sans elles. " Mme Caroline s'était décidée à rire, elle aussi ; car elle n'avait point de pruderie. " Alors, dit-elle, votre conclusion est qu'il faut s'y résigner, puisque cela est dans le plan de la nature... Vous avez raison, la vie n'est pas propre. " Et une véritable bravoure lui était venue, à cette idée que chaque pas en avant s'était fait dans le sang et la boue. Il fallait vouloir. Le long des murs, ses yeux n'avaient pas quitté les plans et les dessins, et l'avenir s'évoquait, des ports, des canaux, des routes, des chemins de fer, des campagnes aux fermes immenses et outillées comme des usines, des villes nouvelles, saines, intelligentes, où l'on vivait très vieux et très savant. " Allons, reprit-elle gaiement, il faut bien que je cède, comme toujours... Tâchons de faire un peu de bien pour qu'on nous pardonne. " Son frère, resté silencieux, s'était approché et l'embrassait. Elle le menaça du doigt. " Oh ! toi, tu es un câlin. Je te connais... Demain, quand tu nous auras quittés, tu ne t'inquiéteras guère de savoir ce qui se passe ici ; et, là -bas, dès que tu te seras enfoncé dans tes travaux, tout ira bien, tu rêveras de triomphe, pendant que l'affaire craquera sous nos pieds peut-être. - Mais, cria plaisamment Saccard, puisqu'il est entendu qu'il vous laisse près de moi comme un gendarme, pour m'empoigner, si je me conduis mal ! " Tous trois éclatèrent. " Et vous pouvez y compter, que je vous empoignerais !... Rappelez- vous ce que vous nous avez promis à nous d'abord, puis à tant d'autres, par exemple à mon brave Dejoie, que je vous recommande bien... Ah ! et à nos voisines aussi, ces pauvres dames de Beauvilliers, que j'ai vues aujourd'hui surveillant le lavage de quelques nippes fait par leur cuisinière, sans doute pour diminuer le compte de la blanchisseuse. " Un instant encore, ils causèrent très amicalement tous trois, et le départ d'Hamelin fut réglé d'une façon définitive. Comme Saccard redescendait à son cabinet, le valet de chambre lui dit qu'une femme s'était obstinée à l'attendre, bien qu'il lui eût répondu qu'il y avait conseil et que monsieur ne pourrait sans doute pas la recevoir. D'abord, fatigué, il s'emporta, donna l'ordre de la renvoyer ; puis, la pensée qu'il se devait au succès, la crainte de changer la veine, s'il fermait sa porte, le firent se raviser. Le flot des solliciteurs augmentait chaque jour, et cette foule lui apportait une ivresse. Une seule lampe éclairait le cabinet, il ne voyait pas bien la visiteuse. " C'est M. Busch qui m'envoie, monsieur... " La colère le tint debout, et il ne lui dit même pas de s'asseoir. Cette voix grêle, dans ce corps débordant, venait de lui faire reconnaÃtre Mme Méchain. Une jolie actionnaire, cette acheteuse d'actions à la livre ! Elle, tranquillement, expliquait que Busch l'envoyait pour avoir des renseignements sur l'émission de la Banque universelle. Restait-il des titres disponibles ? Pouvait-on espérer en obtenir, avec la prime accordée aux syndicataires ? Mais ce n'était là , sûrement, qu'un prétexte, une façon d'entrer, de voir la maison, d'espionner ce qu'il s'y faisait, et de le tâter lui-même ; car ses yeux minces percés à la vrille dans la graisse de son visage, furetaient partout, revenaient sans cesse le fouiller jusqu'à l'âme. Busch, après avoir patienté longtemps, mûrissant la fameuse affaire de l'enfant abandonné, se décidait à agir et l'envoyait en éclaireur. " Il n'y a plus rien " , répondit brutalement Saccard. Elle sentit qu'elle n'en apprendrait pas davantage, qu'il serait imprudent de tenter quelque chose. Aussi, ce jour-là , sans lui laisser le temps de la pousser dehors, fit-elle d'elle-même un pas vers la porte. " Pourquoi ne me demandez-vous pas des actions pour vous ? " reprit- il, voulant être blessant. De sa voix zézayante, sa voix pointue qui avait l'air de se moquer, elle répondit " Oh ! moi, ce n'est pas mon genre d'opérations... Moi, j'attends. " Et, à cette minute, ayant aperçu le vaste sac de cuir usé, qui ne la quittait point, il fut traversé d'un frisson. Un jour où tout avait marché à souhait, le jour où il était si heureux de voir naÃtre enfin la maison de crédit tant désirée, est-ce que cette vieille coquine allait être la fée mauvaise, celle qui jette un sort sur les princesses au berceau ? Il le sentait plein de valeurs dépréciées, de titres déclassés, ce sac qu'elle venait promener dans les bureaux de sa banque naissante ; il croyait comprendre qu'elle menaçait d'attendre aussi longtemps qu'il serait nécessaire, pour y enterrer à leur tour ses actions à lui, quand la maison croulerait. C'était le cri du corbeau qui part avec l'armée en marche, la suit jusqu'au soir du carnage, plane et s'abat, sachant qu'il y aura des morts à manger. " Au revoir, monsieur " , dit la Méchain en se retirant, essoufflée et très polie. V - Un mois plus tard, dans les premiers jours de novembre, l'installation de la Banque universelle n'était pas terminée. Il y avait encore des menuisiers qui posaient des boiseries, des peintres qui achevaient de mastiquer l'énorme toiture vitrée dont on avait couvert la cour. Cette lenteur venait de Saccard, qui, mécontent de la mesquinerie de l'installation, prolongeait les travaux par des exigences de luxe ; et, ne pouvant repousser les murs, pour contenter son continuel rêve de l'énorme, il avait fini par se fâcher et par se décharger sur Mme Caroline du soin de congédier enfin les entrepreneurs. Celle-ci surveillait donc la pose des derniers guichets. Il y avait un nombre de guichets extraordinaire ; la cour, transformée hall central, en était entourée guichets grillagés, sévères et dignes, surmontés de belles plaques de cuivre, portant les indications en lettres noires. En somme, l'aménagement, bien que réalisé dans un local un peu étroit, était d'une disposition heureuse au rez-de-chaussée, les services qui devaient être en relation suivie avec le public, les différentes caisses, les émissions, toutes les opérations courantes de banque ; et, en haut, le mécanisme en quelque sorte intérieur, la direction, la correspondance, la comptabilité, les bureaux du contentieux et du personnel. Au total, dans un espace si resserré, s'agitaient là plus de deux cent employés. Et ce qui frappait déjà , en entrant, même au milieu de la bousculade des ouvriers, finissant de taper leurs clous, c'était cet air de sévérité, un air de probité antique, fleurant vaguement la sacristie, qui provenait sans doute du local, de ce vieil hôtel humide et noir, silencieux, à l'ombre des arbres du jardin voisin. On avait la sensation de pénétrer dans une maison dévote. Un après-midi, revenant de la Bourse, Saccard lui-même eut cette sensation, qui le surprit. Cela le consola des dorures absentes. Il témoigna de son contentement à Mme Caroline. " Eh bien, tout de même, pour commencer, c'est gentil. On a l'air en famille, une vraie petite chapelle. Plus tard, on verra... Merci, ma belle amie, de la peine que vous vous donnez, depuis que votre frère est absent. Et, comme il avait pour principe d'utiliser les circonstances imprévues, il s'ingénia dès lors à développer cette apparence austère de la maison, il exigea de ses employés une tenue de jeunes officiants, on ne parla plus que d'une voix mesurée, on reçut et on donna l'argent avec une discrétion toute cléricale. Jamais Saccard, dans sa vie tumultueuse, ne s'était dépensé avec autant d'activité. Le matin, dès sept heures, avant tous les employés, et avant même que le garçon de bureau eût allumé le feu, il était dans son cabinet, à dépouiller le courrier, à répondre déjà aux lettres les plus pressées. Puis, c'était, jusqu'à onze heures, un interminable galop, les amis et les clients considérables, les agents de change, les coulissiers, les remisiers, toute la nuée de la finance ; sans compter le défilé des chefs de service de la maison venant aux ordres. Lui-même, dès qu'il avait une minute de répit, se levait, faisait une rapide inspection des divers bureaux, où les employés vivaient dans la terreur de ses apparitions brusques, qui se produisaient à des heures sans cesse différentes. A onze heures il montait déjeuner avec Mme Caroline, mangeait largement, buvait de même, avec une aisance d'homme maigre, sans en être incommodé ; et l'heure pleine qu'il employait là n'était pas perdue, car c'était le moment où, comme il le disait, il confessait sa belle amie, c'est-à -dire où il lui demandait son avis sur les hommes et sur les choses, quitte à ne pas savoir le plus souvent profiter de sa grande sagesse. A midi, il sortait, allait à la Bourse, voulant y être un des premiers, pour voir et causer. Du reste, il ne jouait pas ouvertement, se trouvait là ainsi qu'à un rendez-vous naturel, où il était certain de rencontrer les clients de sa banque. Pourtant, son influence s'y indiquait déjà , il y était rentré en victorieux, en homme solide, appuyé désormais sur de vrais millions ; et les malins se parlaient à voix basse en le regardant, chuchotaient des rumeurs extraordinaires, lui prédisaient la royauté. Vers trois heures et demie, il était toujours rentré, il s'attelait à la fastidieuse besogne des signatures, tellement entraÃné à cette course mécanique de la main, qu'il mandait des employés, donnait des réponses, réglait des affaires, la tête libre et parlant à l'aise, sans discontinuer de signer. Jusqu'à six heures, il recevait encore des visites, terminait le travail du jour, préparait celui du lendemain. Et, quand il remontait près de Mme Caroline, c'était pour un repas plus copieux que celui de onze heures, des poissons fins et du gibier surtout, avec des caprices de vins qui le faisaient dÃner au bourgogne, au bordeaux, au champagne, selon l'heureux emploi de sa journée. " Dites que je ne suis pas sage ! s'écriait-il parfois, en riant. Au lieu de courir les femmes, les cercles, les théâtres, je vis là , en bon bourgeois, près de vous... Il faut écrire cela à votre frère, pour le rassurer. " Il n'était pas si sage qu'il le prétendait, ayant eu, à cette époque, la fantaisie d'une petite chanteuse des Bouffes ! et il s'était même un jour oublié, à son tour, chez Germaine Coeur, où il n'avait trouvé aucune satisfaction. La vérité était que, le soir, il tombait de fatigue. Il vivait, d'ailleurs, dans un tel désir, dans une telle anxiété du succès, que ses autres appétits allaient en rester comme diminués et paralysés, tant qu'il ne se sentirait pas triomphant, maÃtre indiscuté de la fortune. " Bah ! répondait gaiement Mme Caroline, mon frère a toujours été si sage, que la sagesse est pour lui une condition de nature, et non un mérite... Je lui ai écrit hier que je vous avais déterminé à ne pas faire redorer la salle du conseil. Cela lui fera plus de plaisir. " Ce fut donc par un après-midi très froid des premiers jours de novembre, au moment où Mme Caroline donnait au maÃtre peintre l'ordre de lessiver simplement les peintures de cette salle, qu'on lui apporta une carte, en lui disant que la personne insistait beaucoup pour la voir. La carte, malpropre, portait le nom de Busch, imprimé grossièrement. Elle ne connaissait pas ce nom, elle donna l'ordre de faire monter chez elle, dans le cabinet de son frère, où elle recevait. Si Busch, depuis bientôt six grands mois, patientait, n'utilisait pas l'extraordinaire découverte qu'il avait faite d'un fils naturel de Saccard, c'était d'abord pour les raisons qu'il avait pressenties, le médiocre résultat qu'il y aurait à tirer seulement de lui les six cents francs de billets souscrits à la mère, la difficulté extrême de le faire chanter pour en obtenir davantage, une somme raisonnable de quelques milliers de francs. Un homme veuf, libre de toutes entraves, que le scandale n'effrayait guère, comment le terroriser, lui faire payer cher ce vilain cadeau d'un enfant de hasard, poussé dans la boue, graine de souteneur et d'assassin ? Sans doute, la Méchain avait laborieusement dressé un gros compte de frais, environ six mille francs des pièces de vingt sous prêtées à Rosalie Chavaille, sa cousine, la mère du petit, puis ce que lui avait coûté la maladie de la malheureuse, son enterrement, l'entretien de sa tombe, enfin ce qu'elle dépensait pour Victor lui-même depuis qu'il était tombé à sa charge, la nourriture, les vêtements, un tas de choses. Mais, dans le cas où Saccard n'aurait point la paternité tendre, n'était-il pas croyable qu'il allait les envoyer promener ? car rien au monde ne la prouverait, cette paternité, sinon la ressemblance de l'enfant ; et ils ne tireraient toujours de lui que l'argent des billets, encore s'il n'invoquait pas la prescription. D'autre part, si Busch avait tant tardé, c'était qu'il venait de passer des semaines d'affreuse inquiétude, près de son frère Sigismond, couché, terrassé par la phtisie. Pendant quinze jours surtout, ce terrible remueur d'affaires avait tout négligé, tout oublié des mille pistes enchevêtrées qu'il suivait, ne paraissant plus à la Bourse, ne traquant plus un débiteur, ne quittant pas le chevet du malade, qu'il veillait, soignait, changeait, comme une mère. Devenu prodigue, lui d'une ladrerie immonde, il appelait les premiers médecins de Paris, aurait voulu payer les remèdes plus cher au pharmacien, pour qu'ils fussent plus efficaces ; et, comme les médecins avaient défendu tout travail, et que Sigismond s'entêtait, il lui cachait ses papiers, ses livres. Entre eux, c'était devenu une guerre de ruses. Dès que, vaincu par la fatigue, son gardien s'endormait, le jeune homme, trempé de sueur, dévoré de fièvre, retrouvait un bout de crayon, une marge de journal, se remettait à des calculs, distribuant la richesse selon son rêve de justice, assurant à chacun sa part de bonheur et de vie. Et Busch, à son réveil, s'irritait de le voir plus malade, le coeur crevé de ce qu'il donnait ainsi à sa chimère le peu qu'il lui restait d'existence. Faire joujou avec ces bêtises-là , il le lui permettait, comme on permet des pantins à un enfant, lorsqu'il était en bonne santé ; mais s'assassiner avec des idées folles, impraticables, vraiment c'était imbécile ! Enfin, ayant consenti à être sage, par affection pour son grand frère, Sigismond avait repris quelque force, et il commençait à se lever. Ce fut alors que Busch, se remettant à ses besognes, déclara qu'il fallait liquider l'affaire Saccard, d'autant plus que Saccard était rentré en conquérant à la Bourse et qu'il redevenait un personnage d'une solvabilité indiscutable. Le rapport de Mme Méchain, qu'il avait envoyée rue Saint-Lazare, était excellent. Cependant, il hésitait encore à attaquer son homme de face, il temporisait en cherchant par quelle tactique il le vaincrait, lorsqu'une parole échappée à la Méchain sur Mme Caroline, cette dame qui tenait la maison, dont tous les fournisseurs du quartier lui avaient parlé, le lança dans un nouveau plan de campagne. Est-ce que, par hasard, cette dame était la vraie maÃtresse, celle qui avait la clef des armoires et du coeur ? Il obéissait assez souvent à ce qu'il appelait le coup de l'inspiration, cédant à une divination brusque, partant en chasse sur une simple indication de son flair, quitte ensuite à tirer des faits une certitude et une résolution. Et ce fut ainsi qu'il se rendit rue Saint-Lazare, pour voir Mme Caroline. En haut, dans la salle des épures, Mme Caroline resta surprise devant ce gros homme mal rasé, à la figure plate et sale, vêtu d'une belle redingote graisseuse et cravaté de blanc. Lui-même la fouillait jusqu'à l'âme, la trouvait telle qu'il la souhaitait, si grande, si saine, avec ses admirables cheveux blancs, qui éclairaient de gaieté et de douceur son visage resté jeune ; et il était surtout frappé par l'expression de la bouche un peu forte, une telle expression de bonté, que tout de suite il se décida. " Madame, dit-il, j'aurais désiré parler à M. Saccard, mais on vient de me répondre qu'il était absent... " Il mentait, il ne l'avait même pas demandé, car il savait fort bien qu'il n'y était point, ayant guetté son départ pour la Bourse. " Et je me suis alors permis de m'adresser à vous, préférant cela au fond, n'ignorant pas à qui je m'adresse... Il s'agit d'une communication si grave, si délicate... " Mme Caroline, qui, jusque-là , ne lui avait pas dit de s'asseoir, lui indiqua un siège, avec un empressement inquiet. " Parlez, monsieur, je vous écoute. " Busch, en relevant avec soin les pans de sa redingote, qu'il semblait craindre de salir, se posa à lui-même, comme un point acquis, qu'elle couchait avec Saccard. " C'est que, madame, ce n'est point commode à dire, et je vous avoue qu'au dernier moment je me demande si je fais bien de vous confier une pareille chose... J'espère que vous verrez, dans ma démarche, l'unique désir de permettre à M. Saccard de réparer d'anciens torts... " D'un geste, elle le mit à l'aise, ayant compris de son côté à quel personnage elle avait affaire, désirant abréger les protestations inutiles. Du reste, il n'insista pas, conta longuement l'ancienne histoire, Rosalie séduite rue de la Harpe, l'enfant naissant après la disparition de Saccard, et la mère morte dans la débauche, et Victor laissé à la charge d'une cousine trop occupée pour le surveiller, poussant au milieu de l'abjection. Elle l'écouta, étonnée d'abord par ce roman qu'elle n'attendait point, car elle s'était imaginé qu'il s'agissait de quelque louche aventure d'argent ; puis, visiblement, elle s'attendrit, émue du triste sort de la mère et de l'abandon du petit, profondément remuée dans sa maternité de femme restée stérile. " Mais, dit-elle, êtes-vous certain, monsieur, des faits que vous me racontez ?... Il faut des preuves bien fortes, absolues, dans ces sortes d'histoires. " Il eut un sourire. " Oh ! madame, il y a une preuve aveuglante, la ressemblance extraordinaire de l'enfant... Puis, les dates sont là , tout s'accorde et prouve les faits jusqu'à la dernière évidence. " Elle demeurait tremblante, et il l'observait. Après un silence, il continua " Vous comprenez maintenant, madame, combien j'étais embarrassé pour m'adresser directement à M. Saccard. Moi, je n'ai aucun intérêt là - dedans, je ne viens qu'au nom de Mme Méchain, la cousine, qu'un hasard seul a mise sur la trace du père tant cherché ; car j'ai eu l'honneur de vous dire que les douze billets de cinquante francs, donnés à la malheureuse Rosalie, étaient signés du nom de Sicardot, chose que je ne me permets pas de juger, excusable, mon Dieu ! dans cette terrible vie de Paris. Seulement, n'est-ce pas ? M. Saccard aurait pu se méprendre sur le caractère de mon intervention... Et c'est alors que j'ai eu l'inspiration de vous voir la première, madame, pour m'en remettre complètement à vous sur la marche à suivre, sachant quel intérêt vous portez à M. Saccard... Voilà ! vous avez notre secret, pensez-vous que je doive l'attendre et lui tout dire, dès aujourd'hui ? " Mme Caroline montra une émotion croissante. " Non, non, plus tard. " Mais elle-même ne savait que faire, dans l'étrangeté de la confidence. Il continuait de l'étudier, satisfait de la sensibilité extrême qui la lui livrait, achevant de bâtir son plan, certain désormais de tirer d'elle plus que Saccard n'aurait jamais donné. " C'est que, murmura-t-il, il faudrait prendre un parti. - Eh bien, j'irai... Oui, j'irai à cette cité, j'irai voir cette Mme Méchain et l'enfant... Cela vaut mieux, beaucoup mieux que je me rende d'abord compte des choses. " Elle pensait tout haut, la résolution lui venait de faire une soigneuse enquête, avant de rien dire au père. Ensuite, si elle était convaincue, il serait temps de l'avertir. N'était-elle pas là pour veiller sur sa maison et sur sa tranquillité ? " Malheureusement, ça presse, reprit Busch, l'amenant peu à peu où il voulait. Le pauvre gamin souffre. Il est dans un milieu abominable. " Elle s'était levée. " Je mets un chapeau et j'y vais à l'instant. " A son tour, il dut quitter sa chaise, et négligemment " Je ne vous parle pas du petit compte qu'il y aura à régler. L'enfant a coûté, naturellement ; et il y a aussi de l'argent prêté, du vivant de la mère... Oh ! moi, je ne sais pas au juste. Je n'ai voulu me charger de rien. Tous les papiers sont là -bas. - Bon ! je vais voir. " Alors, il parut s'attendrir lui-même. " Ah ! madame, si vous saviez toutes les drôles de choses que je vois, dans les affaires ! Ce sont les gens les plus honnêtes qui ont à souffrir plus tard de leurs passions, ou, ce qui est pis, des passions de leurs parents... Ainsi, je pourrais vous citer un exemple. Vos infortunées voisines, ces dames de Beauvilliers... " D'un mouvement brusque, il s'était approché d'une des fenêtres, il plongeait ses regards ardemment curieux dans le jardin voisin. Sans doute, depuis qu'il était entré, il méditait ce coup d'espionnage, aimant à connaÃtre ses terrains de bataille. Dans l'affaire de la reconnaissance de dix mille francs, signée par le comte à la fille Léonie Cron, il avait deviné juste, les renseignements envoyés de Vendôme disaient l'aventure prévue la fille séduite, restée sans un sou, à la mort du comte, avec son chiffon de papier inutile, et dévorée de l'envie dé venir à Paris, et finissant par laisser le papier en nantissement à l'usurier Charpier, pour cinquante francs peut-être. Seulement, s'il avait tout de suite retrouvé les Beauvilliers, il faisait battre Paris depuis six mois par la Méchain, sans pouvoir mettre la main sur Léonie. Elle y était tombée bonne à tout faire, chez un huissier, et il la suivait dans trois places ; puis, chassée pour inconduite notoire, elle disparaissait, il avait en vain fouillé tous les ruisseaux. Cela l'exaspérait d'autant plus, qu'il ne pouvait rien tenter sur la comtesse, tant qu'il n'aurait pas la fille comme une menace vivante de scandale. Mais il n'en nourrissait pas moins l'affaire, il était heureux, debout devant la fenêtre, de connaÃtre le jardin de l'hôtel, dont il n'avait vu encore que la façade, sur la rue. " Est-ce que ces dames seraient également menacées de quelque ennui ? " demanda Mme Caroline, avec une inquiète sympathie. Il fit l'innocent. " Non, je ne crois pas... Je voulais parler simplement de la triste situation où les a laissées la mauvaise conduite du comte... Oui, j'ai des amis à Vendôme, je sais leur histoire. " Et, comme il se décidait enfin à quitter la fenêtre, il eut, dans l'émotion qu'il jouait, un brusque et singulier retour sur lui-même. " Encore, quand ce ne sont que des plaies d'argent ! mais c'est lorsque la mort entre dans une maison ! " Cette fois, de vraies larmes mouillaient ses yeux. Il venait de songer à son frère, il étouffait. Elle crut qu'il avait récemment perdu un des siens, elle ne le questionna pas, par discrétion. Jusque-là , elle ne s'était pas trompée sur les basses besognes du personnage, à la répugnance qu'il lui inspirait ; et ces larmes inattendues la déterminaient davantage que la plus savante des tactiques son désir s'accrut de courir tout de suite à la cité de Naples. " Madame, je compte donc sur vous. - Je pars à l'instant. " Une heure plus tard, Mme Caroline, qui avait pris une voiture, errait derrière la butte Montmartre, sans pouvoir trouver la cité. Enfin, dans une des rues désertes qui se relient à la rue Marcadet, une vieille femme la désigna au cocher. C'était, à l'entrée, comme un chemin de campagne, défoncé, obstrué de boue et de détritus, s'enfonçant au milieu d'un terrain vague ; et l'on ne distinguait qu'après un coup d'oeil attentif les misérables constructions, faites de terre, de vieilles planches et de vieux zinc, pareilles à des tas de démolitions, rangés autour de la cour intérieure. Sur la rue, une maison à un étage, bâtie en moellons, celle-là , mais d'une décrépitude et d'une crasse repoussantes, semblait commander l'entrée, ainsi qu'une geôle. Et, en effet, Mme Méchain demeurait là , en propriétaire vigilante, sans cesse aux aguets, exploitant elle-même son petit peuple de locataires affamés. Dès que Mme Caroline fut descendue de voiture, elle la vit apparaÃtre sur le seuil, énorme, la gorge et le ventre coulant dans une ancienne robe de soie bleue, limée aux plis, craquée aux coutures, les joues si bouffies et si rouges, que le nez petit, disparu, semblait cuire entre deux brasiers. Elle hésitait, prise de malaise, lorsque la voix très douce, d'un charme aigrelet de pipeau champêtre, la rassura. " Ah ! madame, c'est M. Busch qui vous envoie. Vous venez pour le petit Victor... Entrez, entrez donc. Oui, c'est bien ici la cité de Naples. La rue n'est pas classée, nous n'avons pas encore de numéros... Entrez, il faut causer de tout ça, d'abord. Mon Dieu ! c'est si ennuyeux, c'est si triste ! " Et Mme Caroline dut accepter une chaise dépaillée, dans une salle à manger noire de graisse, où un poêle rouge entretenait une chaleur et une odeur asphyxiantes. La Méchain, maintenant, se récriait sur la chance que la visiteuse avait de la rencontrer, car elle avait tant d'affaires dans Paris, elle ne remontait guère avant six heures. Il fallut l'interrompre. " Pardon, madame, je venais pour ce malheureux enfant. - Parfaitement, madame, je vais vous le montrer... Vous savez que sa mère était ma cousine. Ah ! je puis dire que j'ai fait mon devoir... Voici les papiers, voici les comptes. " D'un buffet, elle tirait un dossier, bien en ordre, classé dans une chemise bleue, comme chez un agent d'affaires. Et elle ne tarissait plus sur la pauvre Rosalie sans doute elle avait fini par mener une vie tout à fait dégoûtante, allant avec le premier venu, rentrant ivre et en sang, après des bordées de huit jours ; seulement, n'est-ce pas ? Il fallait comprendre, car elle était bonne ouvrière avant que le père lui eût démis l'épaule, le jour où il l'avait prise sur l'escalier ; et ce n'était pas, avec son infirmité, en vendant des citrons aux Halles, qu'elle pouvait vivre sage. " Vous voyez, madame, c'est par vingt sous, par quarante sous, que je lui ai prêté tout ça. Les dates y sont le 20 juin, vingt sous ; le 27 juin, encore vingt sous ; le 3 juillet, quarante sous. Et, tenez ! elle a dû être malade à cette époque, parce que voici des quarante sous à n'en plus finir... Puis, il y avait Victor que j'habillais. J'ai mis un V devant toutes les dépenses faites pour le gamin... Sans compter que, lorsque Rosalie a été morte, oh ! bien salement, dans une maladie qui était une vraie pourriture, il est tombé complètement à ma charge. Alors, regardez, j'ai mis cinquante francs par mois. C'est très raisonnable. Le père est riche, il peut bien donner cinquante francs par mois pour son garçon... Enfin, ça fait cinq mille quatre cent trois francs ; et, si nous ajoutons les six cents francs des billets, nous arrivons au total de six mille francs... Oui, tout pour six mille francs, voilà ! " Malgré la nausée qui la pâlissait, Mme Caroline fit une réflexion. " Mais les billets ne vous appartiennent pas, ils sont la propriété de l'enfant. - Ah ! pardon, reprit la Méchain, aigrement, j'ai avancé de l'argent dessus. Pour rendre service à Rosalie, je les lui ai escomptés. Vous voyez derrière mon endos... C'est encore gentil de ma part de ne pas réclamer des intérêts... On réfléchira, ma bonne dame, on ne voudra pas faire perdre un sou à une pauvre femme comme moi. " Sur un geste las de la bonne dame, qui acceptait le compte, elle se calma. Et elle retrouva sa petite voix flûtée pour dire " Maintenant, je vais faire appeler Victor. " Mais elle eut beau envoyer coup sur coup trois mioches qui rôdaient, se planter sur le seuil, faire de grands gestes il fut acquis que Victor refusait de se déranger. Un des mioches rapporta même, pour toute réponse, un mot ignoble. Alors, elle s'ébranla, disparut comme pour aller le chercher par une oreille. Puis, elle reparut seule, ayant réfléchi, trouvant bon sans doute de le montrer dans toute son horreur. " Si madame veut bien prendre la peine de me suivre. " Et, en marchant, elle fournit des détails sur la cité de Naples, que son mari tenait d'un oncle. Ce mari devait être mort, personne ne l'avait connu, et elle n'en parlait jamais que pour expliquer la provenance de sa propriété. Une mauvaise affaire qui la tuerait, disait- elle, car elle y trouvait plus de soucis que de profits, surtout depuis que la préfecture la tracassait, lui envoyait des inspecteurs qui exigeaient des réparations, des améliorations, sous le prétexte que les gens crevaient chez elle comme des mouches. D'ailleurs, elle se refusait énergiquement à dépenser un sou. Est-ce qu'on n'allait pas bientôt exiger des cheminées ornées de glaces, dans des chambres qu'elle louait deux francs par semaine ! Et ce qu'elle ne disait point, c'était son âpreté à toucher ses loyers, jetant les familles à la rue, dès qu'on ne lui donnait pas d'avance ses deux francs, faisant elle-même sa police, si redoutée, que les mendiants sans asile n'auraient osé dormir pour rien contre un de ses murs. Le coeur serré, Mme Caroline examinait la cour, un terrain ravagé, creusé de fondrières, que les ordures accumulées transformaient en un cloaque. On jetait tout là , il n'y avait ni fosse ni puisard, c'était un fumier sans cesse accru, empoisonnant l'air ; et heureusement qu'il faisait froid, car la peste s'en dégageait, sous les grands soleils. D'un pied inquiet, elle cherchait à éviter les débris de légumes et les os, en promenant ses regards aux deux bords, sur les habitations, des sortes de tanières sans nom, des rez-de-chaussée effondrés à demi, masures en ruine consolidées avec les matériaux les plus hétéroclites. Plusieurs étaient simplement couvertes de papier goudronné. Beaucoup n'avaient pas de porte, laissaient entrevoir des trous noirs de cave, d'où sortait une haleine nauséabonde de misère. Des familles de huit et dix personnes s'entassaient dans ces charniers, sans même avoir un lit souvent, les hommes, les femmes, les enfants se pourrissant les uns les autres, comme les fruits gâtés, livrés dès la petite enfance à l'instinctive luxure par la plus monstrueuse des promiscuités. Aussi des bandes de mioches, hâves, chétifs, mangés de la scrofule et de la syphilis héréditaires, emplissaient-elles sans cesse la cour, pauvres êtres poussés sur ce fumier ainsi que des champignons véreux, dans le hasard d'une étreinte, sans qu'on sût au juste quel pouvait être le père. Lorsqu'une épidémie de fièvre typhoïde ou de variole soufflait, elle balayait d'un coup au cimetière la moitié de la cité. " Je vous expliquais donc, Madame, reprit la Méchain, que Victor n'a pas eu de trop bons exemples sous les yeux, et qu'il serait temps de songer à son éducation, car le voilà qui achève ses douze ans... Du vivant de sa mère, n'est-ce pas ? il voyait des choses pas très convenables, attendu qu'elle ne se gênait guère, quand elle était soûle. Elle amenait les hommes, et tout ça se passait devant lui... Ensuite, moi, je n'ai jamais eu le temps de le surveiller d'assez près, à cause de mes affaires dans Paris. Il courait toute la journée sur les fortifications. Deux fois, j'ai dû aller le réclamer, parce qu'il avait volé, oh ! des bêtises seulement. Et puis, dès qu'il a pu, ç'a été avec les petites filles, tant sa pauvre mère lui en avait montré. Avec ça, vous allez le voir, à douze ans, c'est déjà un homme. Enfin, pour qu'il travaille un peu, je l'ai donné à la mère Eulalie, une femme qui vend à Montmartre des légumes au panier. Il l'accompagne à la Halle, il lui porte un de ses paniers. Le malheur est qu'en ce moment elle a des abcès à la cuisse... Mais nous y voici, madame, veuillez entrer. " Mme Caroline eut un mouvement de recul. C'était, au fond de la cour, derrière une véritable barricade d'immondices, un des trous les plus puants, une masure écrasée dans le sol, pareille à un tas de gravats que des bouts de planches soutenaient. Il n'y avait pas de fenêtre. Il fallait que la porte, une ancienne porte vitrée, doublée d'une feuille de zinc, restât ouverte, pour qu'on vÃt clair ; et le froid entrait, terrible. Dans un coin, elle aperçut une paillasse, jetée simplement sur la terre battue. Aucun autre meuble n'était reconnaissable, parmi le pêle-mêle de tonneaux éclatés, de treillages arrachés, de corbeilles à demi pourries, qui devaient servir de sièges et de tables. Les murs suintaient, d'une humidité gluante. Une crevasse, une fente verte dans le plafond noir, laissait couler la pluie, juste au pied de la paillasse. Et l'odeur, l'odeur surtout était affreuse, l'abjection humaine dans l'absolu dénuement. " Mère Eulalie, cria la Méchain, c'est une dame qui veut du bien à Victor... Qu'est-ce qu'il a, ce crapaud, à ne pas venir, quand on l'appelle ? " Un paquet de chair informe grouilla sur la paillasse, dans un lambeau de vieille indienne qui servait de drap ; et Mme Caroline distingua une femme d'une quarantaine d'années, toute nue là -dedans, faute de chemise, semblable à une outre à moitié vide, tant elle était molle et coupée de plis. La tête n'était point laide, fraÃche encore, encadrée de petits cheveux blonds frisés. " Ah ! geignit-elle, qu'elle entre, si c'est pour notre bien, car il n'est pas Dieu possible que ça continue !... Quand on pense, madame, que voilà quinze jours que je n'ai pu me lever, à cause de ces saletés de gros boutons qui me font des trous dans la cuisse !... Alors, il n'y a plus un sou, naturellement. Impossible de continuer le commerce. J'avais deux chemises que Victor est allé vendre ; et je crois bien que, ce soir, nous serions claqués de faim. " Puis, haussant la voix " C'est bête, à la fini sors donc de là , petit... La dame ne veut pas te faire du mal. " Et Mme Caroline tressaillit, en voyant se dresser d'un panier un paquet, qu'elle avait pris pour un tas de loques. C'était Victor, vêtu des restes d'un pantalon et d'une veste de toile, par les trous desquels sa nudité passait. Il se trouvait en plein dans la clarté de la porte, elle restait béante, stupéfiée de son extraordinaire ressemblance avec Saccard. Tous ses doutes s'en allèrent, la paternité était indéniable. " Je veux pas, moi, déclara-t-il, qu'on m'embête pour aller à l'école. " Mais elle le regardait toujours envahie d'un malaise croissant. Dans cette ressemblance qui la frappait, il était inquiétant, ce gamin, avec toute une moitié de la face plus grosse que l'autre, le nez tordu à droite, la tête comme écrasée sur la marche où sa mère, violentée, l'avait conçu. En outre, il paraissait prodigieusement développé pour son âge, pas très grand, trapu, entièrement formé à douze ans, déjà poilu, ainsi qu'une bête précoce. Les yeux hardis, dévorants, la bouche sensuelle, étaient d'un homme. Et, dans cette grande enfance, au teint si pur encore, avec certains coins délicats de fille, cette virilité, si brusquement épanouie gênait et effrayait, ainsi qu'une monstruosité. " L'école vous fait donc bien peur mon petit ami ? finit par dire Mme Caroline. Vous y seriez pourtant mieux qu'ici... Où couchez-vous ? " D'un geste, il montra la paillasse. " Là , avec elle. " Contrariée de cette réponse franche, la mère Eulalie s'agita, cherchant une explication. " Je lui avais fait un lit avec un petit matelas ; et puis, il a fallu le vendre... On couche comme on peut, n'est-ce pas ? quand tout a filé. " La Méchain crut devoir intervenir, bien qu'elle n'ignorât rien de ce qui se passait. " Ce n'est tout de même pas convenable, Eulalie... Et toi, garnement, tu aurais bien pu venir coucher chez moi, au lieu de coucher avec elle. " Mais Victor se planta sur ses courtes et fortes jambes, se carrant dans sa précocité de mâle. " Pourquoi donc, c'est ma femme ! " Alors, la mère Eulalie, vautrée dans sa molle graisse, prit le parti de rire, tâchant de sauver l'abomination, en en parlant d'un air de plaisanterie. Et une admiration tendre perçait en elle. " Oh ! ça, bien sûr que je ne lui confierais pas ma fille, si j'en avais une... C'est un vrai petit homme. " Mme Caroline frémit. Le coeur lui manquait, dans une nausée affreuse. Eh quoi ? ce gamin de douze ans, ce petit monstre, avec cette femme de quarante, ravagée et malade, sur cette paillasse immonde, au milieu de ces tessons et de cette puanteur ! Ah ! misère, qui détruit et pourrit tout ! Elle laissa vingt francs, se sauva, revint se réfugier chez la propriétaire, pour prendre un parti et s'entendre définitivement avec celle-ci. Une idée s'était éveillée en elle, devant un tel abandon, celle de l'Oeuvre du Travail n'avait-elle pas été justement créée, cette oeuvre, pour des déchéances pareilles, les misérables enfants du ruisseau qu'on tâchait de régénérer par de l'hygiène et un métier ? Au plus vite, il fallait enlever Victor de ce cloaque, le mettre là -bas, lui refaire une existence. Elle en était restée toute tremblante. Et, dans cette décision, il lui venait une délicatesse de femme ne rien dire encore à Saccard, attendre d'avoir décrassé un peu le monstre, avant de le lui montrer ; car elle éprouvait comme une pudeur pour lui de cet effroyable rejeton, elle souffrait de la honte qu'il en aurait eue. Quelques mois suffiraient sans doute, elle parlerait ensuite, heureuse de sa bonne action. La Méchain comprit difficilement. " Mon Dieu, madame, comme il vous plaira... Seulement, je veux mes six mille francs tout de suite. Victor ne bougera pas de chez moi, si je n'ai pas mes six mille francs. " Cette exigence désespéra Mme Caroline. Elle n'avait pas la somme, elle ne voulait pas la demander au père, naturellement. En vain, elle discuta, supplia. " Non, non ! si je n'avais plus mon gage, je pourrais me fouiller. Je connais ça. " Enfin, voyant que la somme était grosse et qu'elle n'obtiendrait rien, elle fit un rabais. " Eh bien, donnez-moi deux mille francs tout de suite. J'attendrai pour le reste. " Mais l'embarras de Mme Caroline restait le même, et elle se demandait où prendre ces deux mille francs, lorsque la pensée lui vint de s'adresser à Maxime. Elle ne voulut pas la discuter. Il consentirait bien à être du secret, il ne refuserait pas l'avance de ce peu d'argent, que certainement son père lui rembourserait. Et elle s'en alla en annonçant qu'elle reviendrait prendre Victor le lendemain. Il n'était que cinq heures, elle avait une telle fièvre d'en finir, qu'en remontant dans son fiacre, elle donna au cocher l'adresse de Maxime, avenue de l'impératrice. Quand elle arriva, le valet de chambre lui dit que monsieur était à sa toilette, mais qu'il allait tout de même l'annoncer. Un instant, elle étouffa, dans le salon où elle attendait. C'était un petit hôtel installé avec un raffinement exquis de luxe et de bien-être. Les tentures, les tapis s'y trouvaient prodigués ; et une odeur fine, ambrée, s'exhalait, dans le tiède silence des pièces. Cela était joli, tendre et discret, bien qu'il n'y eût pas là de femme ; car le jeune veuf, enrichi par la mort de la sienne, avait réglé sa vie pour l'unique culte de lui-même, fermant sa porte, en garçon d'expérience, à tout nouveau partage. Cette jouissance de vivre, qu'il devait à une femme, il n'entendait pas qu'une autre femme la lui gâtât. Désabusé du vice, il ne continuait à en prendre que comme d'un dessert qui lui était défendu, à cause de son estomac déplorable. Il avait abandonné depuis longtemps son idée d'entrer au Conseil d'Etat, il ne faisait même plus courir, les chevaux l'ayant rassasié comme les filles. Et il vivait seul, oisif, parfaitement heureux, mangeant sa fortune avec art et précaution, d'une férocité de beau-fils pervers et entretenu, devenu sérieux. " Si madame veut me suivre, revint dire le valet. Monsieur la recevra tout de suite dans sa chambre. " Mme Caroline avait avec Maxime des rapports familiers, depuis qu'il la voyait installée en intendante fidèle, chaque fois qu'il allait dÃner chez son père. En entrant dans la chambre, elle trouva les rideaux fermés, six bougies brûlant sur la cheminée et sur un guéridon, éclairant d'une flamme tranquille ce nid de duvet et de soie, une chambre trop douillette de belle dame à vendre, avec ses sièges profonds, son immense lit, d'une mollesse de plumes. C'était la pièce aimée, où il avait épuisé les délicatesses, les meubles et les bibelots précieux, des merveilles du siècle dernier, fondus, perdus dans le plus délicieux fouillis d'étoffes qui se pût voir. Mais la porte donnant sur le cabinet de toilette était grande ouverte, et il parut, disant " Quoi donc, qu'est-il arrivé ?... Papa n'est pas mort ? " Au sortir du bain, il venait de passer un élégant costume de flanelle blanche, la peau fraÃche et embaumée, avec sa jolie tête de fille, déjà fatiguée, les yeux bleus et clairs sur le vide du cerveau. Par la porte, on entendait encore l'égouttement d'un des robinets de la baignoire, tandis qu'un parfum de violente fleur montait, dans la douceur de l'eau tiède. " Non, non, ce n'est pas si grave, répondit-elle, gênée par le ton tranquillement plaisant de la question. Et ce que j'ai à vous dire pourtant m'embarrasse un peu... Vous m'excuserez de tomber ainsi chez vous... - C'est vrai, je dÃne en ville, mais j'ai bien le temps de m'habiller... Voyons, qu'y a-t-il ? " Il attendait, et elle hésitait maintenant, balbutiait, saisie de ce grand luxe, de ce raffinement jouisseur, qu'elle sentait autour d'elle. Une lâcheté la prenait, elle ne retrouvait plus son courage à tout dire. Etait-ce possible que l'existence, si dure à l'enfant de hasard, là -bas, dans le cloaque de la cité de Naples, se fût montrée si prodigue, pour celui-ci, au milieu de cette savante richesse ? Tant de saletés ignobles, la faim et l'ordure inévitable d'un côté, et de l'autre une telle recherche de l'exquis, l'abondance, la vie belle ! L'argent serait-il donc l'éducation, la santé, l'intelligence ? Et, si la même boue humaine restait dessous, toute la civilisation n'était-elle pas dans cette supériorité de sentir bon et de bien vivre ? " Mon Dieu ! c'est une histoire. Je crois que je fais bien en vous la racontant... Du reste, j'y suis forcée, j'ai besoin de vous. " Maxime l'écouta, d'abord debout ; puis, il s'assit devant elle, les jambes cassées par la surprise. Et, lorsqu'elle se tut " Comment ! comment ! je ne suis pas tout seul de fils, voilà un affreux petit frère qui me tombe du ciel, sans crier gare ! " Elle le crut intéressé, fit une allusion à la question d'héritage. " Oh ! l'héritage de papa ! " Et il eut un geste d'insouciance ironique, qu'elle ne comprit pas. Quoi ? que voulait-il dire ? Ne croyait-il pas aux grandes qualités, à la fortune certaine de son père ? " Non, non, mon affaire est faite, je n'ai besoin de personne... Seulement, en vérité, c'est si drôle, ce qui arrive, que je ne puis m'empêcher d'en rire. " Il riait, en effet, mais vexé, inquiet sourdement, ne songeant qu'à lui, n'ayant pas encore eu le temps d'examiner ce que l'aventure pouvait lui apporter de bon ou de mauvais. Il se sentit à l'écart, il lâcha un mot ou, brutalement, il se mit tout entier. " Au fond, je m'en fiche, moi ! " S'étant levé, il passa dans le cabinet de toilette, en revint tout de suite avec un polissoir d'écaille, dont il se frottait doucement les ongles. " Et qu'est-ce que vous allez en faire, de votre monstre ? On ne peut pas le mettre à la Bastille, comme le Masque de fer. " Elle parla alors des comptes de la Méchain, expliqua son idée de faire entrer Victor à l'Oeuvre du Travail, et lui demanda les deux mille francs. " Je ne veux pas que votre père sache rien encore, je n'ai que vous à qui m'adresser, il faut que vous fassiez cette avance. Mais il refusa net. " A papa, jamais de la vie ! pas un sou !... Ecoutez, c'est un serment, papa aurait besoin d'un sou pour passer un pont que je ne le lui prêterais pas... Comprenez donc ! il y a des bêtises trop bêtes, je ne veux pas être ridicule ! " De nouveau, elle le regardait, troublée des choses vilaines qu'il insinuait. En ce moment de passion, elle n'avait ni le désir ni le temps de le faire causer. " Et à moi, reprit-elle d'une voix brusque, me les prêterez-vous, ces deux mille francs ? - A vous, à vous... " Il continuait de se polir les ongles, d'un mouvement joli et léger, tout en l'examinant de ses yeux clairs, qui fouillaient les femmes jusqu'au sang du coeur. " A vous, tout de même, je veux bien.. Vous êtes une gobeuse, vous me les ferez rendre. " Puis, quand il fut allé chercher les deux billets dans un petit meuble, et qu'il les lui eut remis, il lui prit les mains, les garda un instant entre les siennes, d'un air de gaieté amicale, en beau-fils qui a de la sympathie pour sa belle-maman. " Vous avez des illusions sur papa, vous !... Oh ! ne vous en défendez pas, je ne vous demande pas vos affaires... Les femmes, c'est si bizarre, ça se distrait parfois à se dévouer ; et, naturellement, elles ont bien raison de prendre leur plaisir où elles le trouvent... N'importe, si un jour vous en étiez mal récompensée, venez donc me voir, nous causerons. " Lorsque Mme Caroline se retrouva dans son fiacre, étouffée encore par la tiédeur molle du petit hôtel, par le parfum d'héliotrope qui avait pénétré ses vêtements, elle était frissonnante comme au sortir d'un lieu suspect, effrayée aussi de ces réticences, de ces plaisanteries du fils sur le père, qui aggravaient son soupçon de l'inavouable passé. Mais elle ne voulait rien savoir, elle avait l'argent, elle se calma en combinant sa journée du lendemain, de façon que, dès le soir, l'enfant fût sauvé de son vice. Aussi, le matin, dut-elle se mettre en course, car elle avait toutes sortes de formalités à remplir, pour être certaine que son protégé serait accueilli à l'Oeuvre du Travail. Sa situation de secrétaire du conseil de surveillance, que la princesse d'Orviedo, la fondatrice, avait composé de dix dames du monde, lui facilita d'ailleurs ces formalités ; et, l'après-midi, elle n'eut plus qu'à aller chercher Victor à la cité de Naples. Elle avait emporté des vêtements convenables, elle n'était pas au fond sans inquiétude sur la résistance que le petit allait leur opposer, lui qui ne voulait pas entendre parler de l'école. Mais la Méchain, à qui elle avait envoyé une dépêche et qui l'attendait, lui apprit dès le seuil une nouvelle, dont elle était bouleversée elle-même dans la nuit, brusquement, la mère Eulalie était morte, sans que le médecin eût pu dire au juste de quoi, une congestion peut-être, quelque ravage du sang gâté ; et l'effrayant, c'était que le gamin, couché avec elle, ne s'était aperçu de la mort, dans l'obscurité, qu'en la sentant contre lui devenir toute froide. Il avait fini sa nuit chez la propriétaire, hébété de ce drame, travaillé d'une sourde peur, si bien qu'il se laissa habiller et qu'il parut content, à l'idée de vivre dans une maison qui avait un beau jardin. Rien ne le retenait plus là , puisque la grosse, comme il disait, allait pourrir dans le trou. Cependant, la Méchain, en écrivant son reçu des deux mille francs, posait ses conditions. " C'est bien entendu, n'est-ce pas ? vous compléterez les six mille en un seul paiement, à six mois... Autrement, je m'adresserai à M. Saccard. - Mais, dit Mme Caroline, c'est M. Saccard lui-même qui vous paiera... Aujourd'hui, je le remplace, simplement. " Les adieux de Victor et de la vieille cousine furent sans tendresse un baiser sur les cheveux, une hâte du petit à monter dans la voiture, tandis qu'elle, grondée par Busch d'avoir consenti à ne recevoir qu'un acompte, continuait à mâcher sourdement son ennui de voir ainsi son gage lui échapper. " Enfin, madame, soyez honnête avec moi, autrement je vous jure que je saurai bien vous en faire repentir. " De la cité de Naples à l'Oeuvre du Travail, boulevard Bineau, Mme Caroline ne put tirer que des monosyllabes de Victor, dont les yeux luisants dévoraient la route, les larges avenues, les passants et les maisons riches. Il ne savait pas écrire, à peine lire, ayant toujours déserté l'école pour des bordées sur les fortifications ; et, de sa face d'enfant mûri trop vite, ne sortaient que les appétits exaspérés de sa race, une hâte, une violence à jouir, aggravées par le terreau de misère et d'exemples abominables dans lequel il avait grandi. Boulevard Bineau, ses yeux de jeune fauve étincelèrent davantage, lorsque, descendu de voiture, il traversa la cour centrale, que le bâtiment des garçons et celui des filles bordaient à droite et à gauche. Déjà , il avait fouillé d'un regard les vastes préaux plantés de beaux arbres, les cuisines revêtues de faïence, dont les fenêtres ouvertes exhalaient des odeurs de viandes, les réfectoires ornés de marbre, longs et hauts comme des nefs de chapelle, tout ce luxe royal que la princesse, s'entêtant à ses restitutions, voulait donner aux pauvres. Puis, arrivé au fond, dans le corps de logis que l'administration occupait, promené de service en service pour être admis avec les formalités d'usage, il écouta sonner ses souliers neufs le long des immenses corridors, des larges escaliers, de ces dégagements inondés d'air et de lumière, d'une décoration de palais. Ses narines frémissaient, tout cela allait être à lui. Mais, comme Mme Caroline, redescendue au rez-de-chaussée pour la signature d'une pièce, lui faisait suivre un nouveau couloir, elle l'amena devant une porte vitrée, et il put voir un atelier où des garçons de son âge, debout devant des établis, apprenaient la sculpture sur bois. " Vous voyez, mon petit ami, dit-elle, on travaille ici parce qu'il faut travailler, si l'on veut être bien portant et heureux... Le soir, il y a des classes, et je compte, n'est-ce pas ? que vous serez sage, que vous étudierez bien... C'est vous qui allez décider de votre avenir, un avenir tel que vous ne l'avez jamais rêvé. " Un pli sombre avait coupé le front de Victor. Il ne répondit pas, et ses yeux de jeune loup ne jetèrent plus sur ce luxe étalé, prodigué, que des regards obliques de bandit envieux avoir tout ça, mais sans rien faire ; le conquérir, s'en repaÃtre, à la force des ongles et des dents. Dès lors, il ne fut plus là qu'en révolté, qu'en prisonnier qui rêve de vol et d'évasion. " Maintenant, tout est réglé, reprit Mme Caroline. Nous allons monter à la salle de bains. " L'usage était que chaque nouveau pensionnaire, à son entrée, prenait un bain ; et les baignoires se trouvaient en haut, dans des cabinets attenant à l'infirmerie, qui elle-même, composée de deux petits dortoirs, l'un pour les garçons, l'autre pour les filles, était voisine de la lingerie. Les six soeurs de la communauté régnaient là , dans cette lingerie superbe, tout en érable verni, à trois étages de profondes armoires, dans cette infirmerie modèle, d'une clarté, d'une blancheur sans tache, gaie et propre comme la santé. Souvent aussi, les dames du conseil de surveillance venaient y passer une heure de l'après-midi, moins pour contrôler que pour donner à l'oeuvre l'appui de leur dévouement. Et, justement, la comtesse de Beauvilliers se trouvait là , avec sa fille Alice, dans la salle qui séparait les deux infirmeries. Souvent, elle l'amenait ainsi pour la distraire, en lui donnant le plaisir de la charité. Ce jour-là , Alice aidait une des soeurs à faire des tartines de confiture, pour deux petites convalescentes, à qui on avait permis de goûter. " Ah ! dit la comtesse, à la vue de Victor qu'on venait de faire asseoir en attendant son bain, voici un nouveau. " D'habitude, elle restait cérémonieuse à l'égard de Mme Caroline, ne la saluant que d'un signe de tête, sans jamais lui adresser la parole, de crainte peut-être d'avoir à lier avec elle des relations de voisinage. Mais ce garçon que celle-ci amenait, l'air d'active bonté dont elle s'occupait de lui, la touchaient sans doute, la faisaient sortir de sa réserve. Et elles causèrent à demi-voix. " Si vous saviez, madame, de quel enfer je viens de le tirer ! Je le recommande à votre surveillance, comme je l'ai recommandé à toutes ces dames et à tous ces messieurs. " " Est-ce qu'il a des parents ? Est-ce que vous les connaissez ? - Non, sa mère est morte... Il n'a plus que moi. - Pauvre gamin !... Ah ! que de misère ! " Pendant ce temps, Victor ne quittait pas des yeux les tartines. Ses regards s'étaient allumés d'une féroce convoitise ; et, de cette confiture que le couteau étalait, il remontait aux fluettes mains blanches d'Alice, à son cou trop, à toute sa personne de vierge chétive, qui s'émaciait l'attente vaine du mariage. S'il s'était trouvé seul avec elle, d'un bon coup de tête dans le ventre, comme il l'aurait envoyée rouler contre le mur, pour lui prendre ses tartines ! Mais la jeune fille avait remarqué ses regards gloutons ; et, d'un coup d'oeil, ayant consulté la religieuse " Est-ce que vous avez faim, mon petit ami ? - Oui. - Et vous ne détestez pas la confiture ? - Non. - Alors, ça vous irait si je vous faisais deux tartines, que vous mangeriez en sortant du bain ? - Oui. - Beaucoup de confiture sur pas beaucoup de pain, n'est-ce pas ? - Oui. " Elle riait, plaisantait, mais lui restait grave et béant, avec ses yeux dévorateurs qui la mangeaient, elle et ses bonnes choses. A ce moment, des cris de joie, tout un violent tapage monta du préau des garçons, où la récréation de quatre heures commençait. Les ateliers se vidaient, les pensionnaires avaient une demi-heure pour goûter et se dégourdir les jambes. " Vous voyez, reprit Mme Caroline, en l'amenant près d'une fenêtre, si l'on travaille, on joue aussi... Vous aimez travailler ? - Non. - Mais vous aimez jouer ? - Oui. - Eh bien, si vous voulez jouer, il faudra travailler... Tout cela s'arrangera, vous serez raisonnable, j'en suis sûre. " Il ne répondit pas. Une flamme de plaisir lui avait chauffé la face, à la vue de ses camarades lâchés, sautant et criant ; et ses regards revinrent vers ses tartines que la jeune fille achevait et posait sur une assiette. Oui ! de la liberté, de la jouissance, tout le temps, il ne voulait rien d'autre. Son bain était prêt, on l'emmena. " Voilà un petit monsieur qui ne sera guère commode, je crois, dit doucement la religieuse. Je me méfie d'eux, quand ils n'ont pas la figure d'aplomb. - Il n'est pourtant pas laid, celui-ci, murmura Alice, et on lui donnerait dix-huit ans, à le voir vous regarder. - C'est vrai, conclut Mme Caroline avec un léger frisson, il est très avancé pour son âge. " Et, avant de s'en aller, ces dames voulurent se donner le plaisir de voir les petites convalescentes manger leurs tartines. L'une surtout était très intéressante, une blonde fillette de dix ans, avec des yeux savants déjà , un air de femme, la chair hâtive et malade des faubourgs parisiens. C'était, d'ailleurs, la commune histoire un père ivrogne qui amenait ses maÃtresses ramassées sur le trottoir, qui venait de disparaÃtre avec une d'elles ; une mère qui avait pris un autre homme, puis un autre, tombée elle-même à la boisson ; et la petite, là -dedans, battue par tous ces mâles, quand ils n'essayaient pas de la violer. Un matin, la mère avait dû la retirer des bras d'un maçon, ramené par elle, la veille. On lui permettait pourtant, à cette mère misérable, de venir voir son enfant, car c'était elle qui avait supplié qu'on la lui enlevât, ayant gardé dans son abjection un ardent amour maternel. Et elle se trouvait précisément là , une femme maigre et jaune, dévastée, avec des paupières brûlées de larmes, assise près du lit blanc, où sa gamine, très propre, le dos appuyé contre des oreillers, mangeait gentiment ses tartines. Elle reconnut Mme Caroline, étant allée chez Saccard chercher des secours. " Ah madame, voilà encore ma pauvre Madeleine sauvée une fois. C'est tout notre malheur qu'elle a dans le sang, voyez-vous, et le médecin m'avait bien dit qu'elle ne vivrait pas, si elle continuait à être bousculée chez nous... Tandis qu'ici elle a de la viande, elle a du vin ; et puis, elle respire, elle est tranquille... Je vous en prie, madame, dites bien à ce bon monsieur que je ne vis pas une heure de mon existence sans le bénir. " Un sanglot la suffoqua, son coeur se fondait de reconnaissance. C'était de Saccard qu'elle parlait, car elle ne connaissait que lui, comme la plupart des parents qui avaient des enfants à l'Oeuvre du Travail. La princesse d'Orviedo ne paraissait point, tandis que lui s'était longtemps prodigué, peuplant l'oeuvre, ramassant toutes les misères du ruisseau pour voir plus vite fonctionner cette machine charitable qui était un peu sa création, se passionnant du reste comme toujours, distribuant des pièces de cent sous de sa poche aux tristes familles dont il sauvait les petits. Et il restait le seul et vrai bon Dieu, pour tous ces misérables. " N'est-ce pas ? madame, dites-lui bien qu'il y a quelque part une pauvre femme qui prie pour lui... Oh ! ce n'est pas que j'aie de la religion, je ne veux point mentir, je n'ai jamais été hypocrite. Non, les églises et nous, c'est fini, parce que nous n'y songeons seulement plus, tout ça ne servait à rien, d'aller y perdre son temps... Mais ça n'empêche qu'il y a tout de même quelque chose au-dessus de nous, et alors ça soulage, quand quelqu'un a été bon, d'appeler sur lui les bénédictions du Ciel. " Ses larmes débordèrent, coulèrent sur ses joues flétries. " Ecoute-moi, Madeleine, écoute... " La fillette, si pâle dans sa chemise de neige, et qui léchait la confiture de sa tartine d'un petit bout de langue gourmande, avec des yeux de bonheur, leva la tête, devint attentive, sans cesser son régal. " Chaque soir, avant de t'endormir dans ton lit, tu joindras tes mains comme ça, et tu diras " Mon Dieu, " faites que M. Saccard soit récompensé de sa bonté, qu'il ait de longs jours et qu'il soit heureux. Tu entends, tu me le promets ? - Oui, maman. " Les semaines qui suivirent, Mme Caroline vécut dans un grand trouble moral. Elle n'avait plus sur Saccard d'idées nettes. L'histoire de la naissance et de l'abandon de Victor, cette triste Rosalie prise sur une marche d'escalier, si violemment, qu'elle en était restée infirme, et les billets signés et impayés, et le malheureux enfant sans père grandi dans la boue, tout ce passé lamentable lui donnait une nausée au coeur. Elle écartait les images de ce passé, de même qu'elle n'avait pas voulu provoquer les indiscrétions de Maxime certainement, il y avait là des tares anciennes, qui l'effrayaient, dont elle aurait eu trop de chagrin. Puis, c'était cette femme en pleurs, joignant les mains de sa petite fille, la faisant prier pour cet homme ; c'était Saccard adoré comme le Dieu de bonté, et véritablement bon, et ayant réellement sauvé des âmes, dans cette activité passionnée de brasseur d'affaires, qui se haussait à la vertu, lorsque la besogne était belle. Aussi arriva-t-elle à ne plus vouloir le juger, en se disant, pour mettre en paix sa conscience de femme savante, ayant trop lu et trop réfléchi, qu'il y avait chez lui, comme chez tous les hommes, du pire et du meilleur. Cependant, elle venait d'avoir un réveil sourd de honte à la pensée qu'elle lui avait appartenu. Cela la stupéfiait toujours, elle se tranquillisait en se jurant que c'était fini que cette surprise d'un moment ne pouvait recommencer. Et trois mois s'écoulèrent, pendant lesquels, deux fois par semaine, elle allait voir Victor ; et, un soir, elle se retrouva dans les bras de Saccard, définitivement à lui, laissant s'établir des relations régulières. Que se passait-il donc en elle ? Etait-elle, comme les autres, curieuse ? ces troubles amours de jadis, remués par elle, lui avaient-ils donné le sensuel désir de savoir ? Ou plutôt n'était-ce pas l'enfant qui était devenu le lien, le rapprochement fatal entre lui, le père, et elle, la mère de rencontre et d'adoption ? Oui, il ne devait y avoir eu là qu'une perversion sentimentale. Dans son grand chagrin de femme stérile, cela certainement l'avait attendrie jusqu'à la débâcle de sa volonté, de s'être occupée du fils de cet homme, au milieu de si poignantes circonstances. Chaque fois qu'elle le revoyait, elle se donnait davantage, et une maternité était au fond de son abandon. D'ailleurs, elle était femme de clair bon sens, elle acceptait les faits de la vie, sans s'épuiser à tacher de s'en expliquer les mille causes complexes. Pour elle, dans ce dévidage du coeur et de la cervelle, dans cette analyse raffinée des cheveux coupés en quatre, il n'y avait qu'une distraction de mondaines inoccupées, sans ménage à tenir, sans enfant à aimer, des farceuses intellectuelles qui cherchent des excuses à leurs chutes, qui masquent de leur science de l'âme les appétits de la chair, communs aux duchesses et aux filles d'auberge. Elle, d'une érudition trop vaste, qui avait perdu son temps, autrefois, à brûler de connaÃtre le vaste monde et à prendre parti dans les querelles des philosophes, en était revenue avec le grand dédain de ces récréations psychologiques, qui tendent à remplacer le piano et la tapisserie, et dont elle disait en riant qu'elles ont débauché plus de femmes qu'elles n'en ont corrigé. Aussi, les jours où des trous se produisaient en elle, où elle sentait une cassure dans son libre arbitre préférait-elle avoir le courage d'accepter les faits, après l'avoir constaté ; et elle comptait sur le travail de la vie pour effacer la tare, pour réparer le mal, de même que la sève qui monte toujours ferme d'un chêne, refait du bois et de l'écorce. Si elle était maintenant à Saccard sans l'avoir voulu, sans être certaine qu'elle l'estimait, elle se relevait de cette déchéance en ne le jugeant pas indigne d'elle, séduite par ses qualités d'homme d'action, par son énergie à vaincre, le croyant bon et utile aux autres. Sa honte première s'en était allée, dans ce besoin que l'on a de purifier ses fautes, et rien n'était en effet plus naturel ni plus tranquille que leur liaison un ménage de raison simplement, lui heureux de l'avoir là , le soir, quand il ne sortait pas, elle presque maternelle, d'une affection calmante, avec sa vive intelligence et sa droiture. Et c'était vraiment, pour ce forban du pavé de Paris, brûlé et tanné dans tous les guets-apens financiers, une chance imméritée, une récompense volée comme le reste, que d'avoir à lui cette adorable femme, si jeune et si saine à trente-six ans, sous la neige de son épaisse chevelure blanche, d'un bon sens si brave et d'une sagesse si humaine, dans sa foi à la vie, telle qu'elle est, malgré la boue que le torrent emporte. Des mois se passèrent, et il faut dire que Mme Caroline trouva Saccard très énergique et très prudent, durant tous ces pénibles débuts de la Banque universelle. Ses soupçons de trafics louches, ses craintes qu'il ne les compromit elle et son frère, se dissipèrent même entièrement, à le voir sans cesse en lutte avec les difficultés, se dépensant du matin au soir pour assurer le bon fonctionnement de cette grosse mécanique neuve, dont les rouages grinçaient, près d'éclater ; et elle lui en eut de la reconnaissance, elle l'admira. L'Universelle, en effet, ne marchait pas comme il l'avait espéré, car elle avait contre elle la sourde hostilité de la haute banque de mauvais bruits couraient, des obstacles renaissaient, immobilisant le capital, ne permettant pas les grandes tentatives fructueuses. Aussi s'était-il fait une vertu de cette lenteur d'allures, à laquelle on le réduisait, n'avançant que pas à pas sur un terrain solide, guettant les fondrières, trop occupé à éviter une chute pour oser se lancer dans les hasards du jeu. Il se rongeait d'impatience, piétinant comme une bête de course réduite à un petit trot de promenade ; mais jamais commencements d'une maison de crédit ne furent plus honorables ni plus corrects ; et la Bourse en causait, étonnée. Ce fut de la sorte qu'on atteignit l'époque de la première assemblée générale. Elle avait été fixée au 25 avril. Dès le 20, Hamelin débarqua d'Orient, tout exprès pour la présider, rappelé en hâte par Saccard, qui étouffait dans la maison trop étroite. Il rapportait, d'ailleurs, d'excellentes nouvelles les traités étaient conclus pour la formation de la Compagnie générale des Paquebots réunis et, d'autre part, il avait en poche les concessions qui assuraient à une société française l'exploitation des mines d'argent du Carmel ; sans parler de la Banque nationale turque, dont il venait de jeter les bases à Constantinople, et qui serait une véritable succursale de l'Universelle. Quant à la grosse question des chemins de fer de l'Asie Mineure, elle n'était pas mûre, il fallait la réserver ; du reste, il devait retourner là -bas, pour continuer ses études, dès le lendemain de l'assemblée. Saccard, ravi, eut avec lui une longue conversation, à laquelle assistait Mme Caroline, et il leur persuada aisément qu'une augmentation du capital social était une nécessité absolue, si l'on voulait faire face à ces entreprises. Déjà , les forts actionnaires, Daigremont, Huret, Sédille, Kolb, consultés avaient approuvé cette augmentation ; de sorte qu'en deux jours la proposition put être étudiée et présentée au conseil d'administration, la veille même de la réunion des actionnaires. Ce conseil d'urgence fut solennel, tous les administrateurs y assistèrent, dans la salle grave, verdie par le voisinage des grands arbres de l'hôtel Beauvilliers. D'ordinaire, il y avait deux conseils par mois le petit, vers le 15, le plus important, celui auquel ne paraissaient que les vrais chefs, les administrateurs d'affaires ; et le grand, vers le 30, la réunion d'apparat, où tous venaient, les muets et les décoratifs, approuver les travaux préparés d'avance et donner des signatures. Ce jour-là , le marquis de Bohain, avec sa petite tête aristocratique, arriva un des premiers, apportant avec lui, dans son grand air fatigué, l'approbation de toute la noblesse française. Et le vicomte de Robin-Chagot, le vice-président, homme doux et ladre, avait charge de guetter les administrateurs qui n'étaient point au courant, les prenait à part et leur communiquait d'un mot les ordres du directeur, le vrai maÃtre. Chose entendue, tous promettaient d'obéir, d'un signe de tête. Enfin, on entra en séance. Hamelin fit connaÃtre au conseil le rapport qu'il devait lire devant l'assemblée générale. C'était le gros travail que Saccard préparait depuis longtemps, qu'il venait de rédiger en deux jours, augmenté des notes apportées par l'ingénieur, et qu'il écoutait modestement, d'un air de vif intérêt, comme s'il n'en avait pas connu un seul mot. D'abord, le rapport parlait des affaires faites par la Banque universelle, depuis sa fondation elles n'étaient que bonnes, de petites affaires au jour le jour, réalisées de la veille au lendemain, le courant banal des maisons de crédit. Pourtant, d'assez gros bénéfices s'annonçaient sur l'emprunt mexicain, qui venait d'être lancé le mois d'auparavant, après le départ de l'empereur Maximilien pour Mexico un emprunt de gâchis et de primes folles, dans lequel Saccard regrettait mortellement de n'avoir pu barboter davantage, faute d'argent. Tout cela était ordinaire, mais ou avait vécu. Pour le premier exercice, qui ne comprenait que trois mois, du 5 octobre, date de la fondation, 31 décembre, l'excédent des bénéfices était seulement de quatre cent et quelques mille francs, ce qui avait permis d'amortir d'un quart les frais de premier établissement, de payer aux actionnaires leur cinq pour cent et de verser dix pour cent au fonds de réserve ; en outre, les administrateurs avaient prélevé le dix pour cent que leur accordaient les statuts, et il restait une somme d'environ soixante-huit mille francs, qu'on avait portée à l'exercice suivant. Seulement, il n'y avait pas eu de dividende. Rien à la fois de plus médiocre ni de plus honorable. C'était comme pour les cours des actions de l'Universelle en Bourse, ils avaient lentement monté de cinq cents à six cents francs, sans secousse, d'une façon normale, ainsi que les cours des valeurs de toute banque qui se respecte ; et, depuis deux mois, ils demeuraient stationnaires, n'ayant aucune raison de s'élever davantage, dans le petit train journalier où semblait s'endormir la maison naissante. Puis, le rapport passait à l'avenir, et ici c'était un brusque élargissement, le vaste horizon ouvert de toute une série de grandes entreprises. Il insistait particulièrement sur la Compagnie générale des Paquebots réunis, dont l'Universelle allait avoir à émettre les actions une compagnie au capital de cinquante millions, qui monopoliserait tous les transports de la Méditerranée, et où se trouveraient syndiquées les deux grandes sociétés rivales, la Phocéenne, pour Constantinople, Smyrne et Trébizonde, par le Pirée et les Dardanelles, et la Société Maritime, pour Alexandrie, par Messine et la Syrie, sans compter des maisons moindres qui entraient dans le syndicat, les Combarel et Cie, pour l'Algérie et la Tunisie, la veuve Henri Liotard, pour l'Algérie également, par l'Espagne et le Maroc, enfin les Féraud-Giraud frères, pour l'Italie, Naples et les villes de l'Adriatique, par Civita-Vecchia. On conquérait la Méditerranée entière, en faisant une seule compagnie de ces sociétés et de ces maisons rivales qui se tuaient les unes les autres. Grâce aux capitaux centralisés, on construirait des paquebots types, d'une vitesse et d'un confort inconnus, on multiplierait les départs, on créerait des escales nouvelles, on ferait de l'Orient le faubourg de Marseille ; et quelle importance prendrait la Compagnie, lorsque, le canal de Suez achevé, il lui serait permis de créer des services pour les Indes, le Tonkin, la Chine et le Japon ! Jamais affaire ne s'était présentée, d'une conception plus large ni plus sûre. Ensuite, viendrait l'appui donné à la Banque nationale turque, sur laquelle le rapport fournissait de longs détails techniques, qui en démontraient l'inébranlable solidité. Et il terminait cet exposé des opérations futures, en annonçant que l'Universelle prenait encore sous son patronage la Société française des mines d'argent du Carmel, fondée au capital de vingt-cinq millions. Des analyses de chimistes indiquaient, dans les échantillons du minerai, une proportion considérable d'argent. Mais, plus encore que la science, l'antique poésie des lieux saints faisait ruisseler cet argent en une pluie miraculeuse, éblouissement divin que Saccard avait mis à la fin d'une phrase dont il était très content. Enfin, après ces promesses d'un avenir glorieux, le rapport concluait à l'augmentation du capital. On le doublait, on l'élevait de vingt-cinq à cinquante millions. Le système d'émission adopté était le plus simple du monde, pour qu'il entrât aisément dans toutes les cervelles cinquante mille actions nouvelles seraient créées, et on les réserverait titre pour titre aux porteurs des cinquante mille actions primitives ; de façon qu'il n'y aurait pas même de souscription publique. Seulement, ces actions nouvelles seraient de cinq cent vingt francs, dont une prime de vingt francs, formant au total une somme d'un million, qu'on porterait au fonds de réserve. Il était juste et prudent de frapper les actionnaires de ce petit impôt, puisqu'on les avantageait. D'ailleurs, le quart seul des actions était exigible, plus la prime. Lorsque Hamelin cessa de lire, il se produisit un brouhaha d'approbation. C'était parfait, pas une observation à faire. Pendant tout le temps qu'avait duré la lecture, Daigremont, très intéressé par un examen soigneux de ses ongles, avait souri à des pensées vagues ; et le député Huret, renversé dans son fauteuil, les yeux clos, sommeillait à demi, se croyant à la Chambre ; tandis que Kolb, le banquier, tranquillement, sans se cacher, s'était livré à un long calcul, sur les quelques feuilles de papier qu'il avait devant lui, ainsi que chaque administrateur. Pourtant, Sédille, toujours anxieux et méfiant, voulut poser une question que deviendraient les actions abandonnées par ceux des actionnaires qui ne voudraient pas user de leur droit ? la société les garderait-elle à son compte, ce qui était illicite, puisque la déclaration légale ne pouvait avoir lieu, chez le notaire, que lorsque le capital était intégralement souscrit ? et, si elle s'en débarrassait, à qui et comment comptait-elle les céder ? Mais, dés les premiers mots du fabricant de soie, le marquis de Bohain, voyant l'impatience de Saccard, lui coupa la parole, en disant, de son grand air noble, que le conseil s'en remettait de ces détails à son président et au directeur, tous les deux si compétents et si dévoués. Et il n'y eut plus que des congratulations, la séance fut levée au milieu du ravissement de tous. Le lendemain, l'assemblée générale donna lieu à des manifestations vraiment touchantes. Elle se tint encore dans la salle de la rue Blanche, où un entrepreneur de bals publics avait fait faillite ; et, avant l'arrivée du président, dans cette salle déjà pleine, couraient les meilleurs bruits, un surtout qu'on se chuchotait à oreille violemment attaqué par l'opposition grandissante, Rougon, le ministre, le frère du directeur, était disposé à favoriser l'Universelle, si le journal de la société, L'Espérance , un ancien organe catholique, défendait le gouvernement. Un député de la gauche venait de lancer le terrible cri " Le 2 décembre est un crime ! " qui avait retenti d'un bout de la France à l'autre, comme un réveil de la conscience publique. Il était nécessaire de répondre par de grands actes, la prochaine Exposition universelle décuplerait le chiffre des affaires, on allait gagner gros au Mexique et ailleurs, dans le triomphe de l'empire à son apogée. Et, parmi un petit groupe d'actionnaires, qu'endoctrinaient Jantrou et Sabatani, on riait beaucoup d'un autre député qui, lors de la discussion sur l'armée, avait eu l'extraordinaire fantaisie de proposer d'établir en France le système de recrutement de la Prusse. La Chambre s'en était amusée fallait-il que la terreur de la Prusse troublât certaines cervelles, à la suite de l'affaire du Danemark et sous le coup de la rancune sourde que nous gardait l'Italie, depuis Solferino ! Mais le bruit des conversations particulières, le grand murmure de la salle, tomba brusquement, lorsque Hamelin et le bureau parurent. Plus modeste encore que dans le conseil de surveillance, Saccard s'effaçait, perdu au milieu de la foule ; et il se contenta de donner le signal des applaudissements, approuvant le rapport qui soumettait à l'assemblée les comptes du premier exercice, revus et acceptés par les commissaires- censeurs, Lavignière et Rousseau, et qui lui proposait de doubler le capital. Elle seule était compétente pour autoriser cette augmentation, qu'elle décida d'ailleurs d'enthousiasme, absolument grisée par les millions de la Compagnie générale des Paquebots réunis et de la Banque nationale turque, reconnaissant la nécessité de mettre le capital en rapport avec l'importance que l'Universelle allait prendre. Quant aux mines d'argent du Carmel, elles furent accueillies par un frémissement religieux. Et, lorsque les actionnaires se furent séparés, en votant des remerciements au président, au directeur et aux administrateurs, tous rêvèrent du Carmel, de cette miraculeuse pluie d'argent, tombant des lieux saints, au milieu d'une gloire. Deux jours après, Hamelin et Saccard, accompagnés cette fois du vice- président, le vicomte de Robin-Chagot, retournèrent rue Sainte-Anne, chez maÃtre Lelorrain pour déclarer l'augmentation du capital, qu'ils affirmaient avoir été intégralement souscrit. La vérité était que trois mille actions environ, refusées par les premiers actionnaires à qui elles appartenaient de droit, restaient aux mains de la société, laquelle les passa de nouveau au compte Sabatani, par un jeu d'écritures. C'était l'ancienne irrégularité, aggravée, le système qui consistait à dissimuler dans les caisses de l'Universelle une certaine quantité de ses propres valeurs, une sorte de réserve de combat, qui lui permettait de spéculer, de se jeter en pleine bataille de Bourse, s'il le fallait, pour soutenir les cours, au cas d'une coalition de baissiers. D'ailleurs, Hamelin, tout en désapprouvant cette tactique illégale, avait fini par s'en remettre complètement à Saccard, pour les opérations financières ; et il y eut une conversation à ce sujet, entre eux et Mme Caroline, relative seulement aux cinq cents actions qu'il les avait forcés de prendre, lors de la première émission, et que la seconde, naturellement, venait de doubler mille actions en tout, représentant, pour le versement du quart et la prime, une somme de cent trente-cinq mille francs, que le frère et la soeur voulurent absolument payer, un héritage inattendu d'environ trois cent mille francs leur étant tombé d'une tante, morte dix jours après son fils unique, tous deux emportés par la même fièvre. Saccard les laissa faire, sans s'expliquer lui-même sur la manière dont il comptait libérer ses propres actions. " Ah ! cet héritage, dit en riant Mme Caroline, c'est la première chance qui nous arrive... Je crois bien que vous nous portez bonheur. Mon frère avec ses trente mille francs de traitement, ses frais de déplacement considérables, et tout cet or qui tombe sur nous, parce que nous n'en avons plus besoin sans doute... Nous voilà riches. " Elle regardait Saccard, avec sa gratitude de bon coeur, vaincue désormais, confiante en lui, perdant chaque jour de sa clairvoyance, dans la tendresse croissante qu'il lui inspirait. Puis, emportée tout de même par sa gaie franchise, elle continua " N'importe, si je l'avais gagné, cet argent, je vous réponds que je ne le risquerais pas dans vos affaires... Mais une tante que nous avons à peine connue, un argent auquel nous n'avions jamais pensé, enfin de l'argent trouvé par terre, quelque chose qui ne me semble même pas très honnête et dont j'ai un peu honte... Vous comprenez, il ne me tient pas au coeur, je veux bien le perdre. - Justement dit Saccard, plaisantant à son tour, il va grossir et vous donner des mimons. Il n'y a rien de tel pour profiter comme l'argent volé.. Avant huit jours, vous verrez, vous verrez la hausse ! " Et, en effet, Hamelin, ayant dû retarder son départ, assista avec surprise à une hausse rapide des actions de l'Universelle. A la liquidation de la fin de mai, le cours de sept cents francs fut dépassé. Il y avait là l'ordinaire résultat que produit toute augmentation de capital c'est le coup classique, la façon de cravacher le succès, de donner un temps de galop aux cours, à chaque émission nouvelle. Mais il y avait aussi la réelle importance des entreprises que la maison allait lancer ; et de grandes affiches jaunes, collées dans tout Paris, annonçant la prochaine exploitation des mines d'argent du Carmel, achevaient de troubler les têtes, y allumaient un commencement de griserie, cette passion qui devait croÃtre et emporter toute raison. Le terrain était préparé, le terreau impérial, fait de débris en fermentation, chauffé des appétits exaspérés, extrêmement favorable à une de ces poussées folles de la spéculation, qui, toutes les dix à quinze années, obstruent et empoisonnent la Bourse, ne laissant après elles que des ruines et du sang. Déjà , les sociétés véreuses naissaient comme des champignons, les grandes compagnies poussaient aux aventures financières, une fièvre intense du jeu se déclarait, au milieu de la prospérité bruyante du règne, tout un éclat de plaisir et de luxe, dont la prochaine Exposition promettait d'être la splendeur finale, la menteuse apothéose de féerie. Et, dans le vertige qui frappait la foule, parmi la bousculade des autres belles affaires s'offrant sur le trottoir, l'Universelle enfin se mettait en marche, en puissante machine destinée à tout affoler, à tout broyer, et que des mains violentes chauffaient sans mesure, jusqu'à l'explosion. Lorsque son frère fut reparti pour l'Orient, Mme Caroline se retrouva seule avec Saccard, reprenant leur étroite vie d'intimité, presque conjugale. Elle s'entêtait à s'occuper de sa maison, à lui faire réaliser des économies, en intendante fidèle, bien que leur fortune à tous deux eût changé. Et, dans sa paix souriante, son humeur toujours égale, elle n'éprouvait qu'un trouble, son cas de conscience au sujet de Victor, l'hésitation de savoir si elle devait cacher plus longtemps au père l'existence de son fils. On était très mécontent de ce dernier, à l'Oeuvre du Travail, qu'il ravageait. Les six mois d'expérience étaient écoulés, allait-elle produire le petit monstre, avant de l'avoir décrassé de ses vices ? Elle en ressentait parfois une vraie souffrance. Un soir, elle fut sur le point de parler. Saccard, que l'installation mesquine de l'Universelle désespérait, venait de décider le conseil à louer le rez-de-chaussée de la maison voisine, pour agrandir les bureaux, en attendant qu'il osât proposer la construction de l'hôtel luxueux de ses rêves. De nouveau, il faisait percer des portes de communication, abattre des cloisons, poser encore des guichets. Et, comme elle revenait du boulevard Bineau, désespérée d'une abomination de Victor, qui avait presque mangé l'oreille à un camarade, elle le pria de monter avec elle, chez eux. " Mon ami, j'ai quelque chose à vous dire. " Mais, en haut, quand elle le vit, une épaule couverte de plâtre, enchanté d'une nouvelle idée d'agrandissement qu'il venait d'avoir, celle de vitrer aussi la cour de la maison voisine, elle n'eut pas le courage de le bouleverser, avec le déplorable secret. Non, elle attendrait encore, il faudrait bien que l'affreux vaurien se corrigeât. Elle était sans force devant la peine des autres. " Eh bien, mon ami, c'était pour cette cour. J'avais eu justement la même idée que vous. " VI - Les bureaux de L'Espérance , le journal catholique en détresse que, sur l'offre de Jantrou, Saccard avait acheté, pour travailler au lancement de l'Universelle, se trouvaient rue Saint-Joseph, dans un vieil hôtel noir et humide, dont ils occupaient le premier étage, au fond de la cour. Un couloir partait de l'antichambre, où le gaz brûlait éternellement ; et il y avait, à gauche, le cabinet de Jantrou, le directeur, puis une pièce que Saccard s'était réservée, tandis que s'alignaient, à droite, la salle commune de la rédaction, le cabinet du secrétaire, des cabinets destinés aux différents services. De l'autre côté du palier, étaient installées l'administration et la caisse, qu'un couloir intérieur, tournant derrière l'escalier, reliait à la rédaction. Ce jour-là , Jordan, en train d'achever une chronique, dans la salle commune, où il s'était installé de bonne heure pour n'être pas dérangé, en sortit comme quatre heures sonnaient, et vint trouver Dejoie, le garçon de bureau, qui, à la flamme large du gaz, malgré la radieuse journée de juin qu'il faisait dehors, lisait avidement le bulletin de la Bourse, qu'on apportait et dont il prenait le premier connaissance. " Dites donc, Dejoie, c'est M. Jantrou qui vient d'arriver ? - Oui, monsieur Jordan. " Le jeune homme eut une hésitation, un court malaise qui l'arrêta pendant quelques secondes. Dans les commencements difficiles de son heureux ménage, des dettes anciennes étaient tombées ; et, malgré sa chance d'avoir trouvé ce journal où il plaçait des articles, il traversait une atroce gêne, d'autant plus qu'une saisie-arrêt était mise sur ses appointements et qu'il avait à payer, ce jour-là , un nouveau billet, sous la menace de voir ses quatre meubles vendus. Déjà , deux fois, il avait demandé vainement une avance au directeur, qui s'était retranché derrière la saisie-arrêt faite entre ses mains. Pourtant, il se décidait, s'approchait de la porte, lorsque le garçon de bureau reprit " C'est que M. Jantrou n'est pas seul. - Ah !... Avec qui est-il ? - Il est arrivé avec M. Saccard, et M. Saccard m'a bien dit de ne laisser entrer que M. Huret, qu'il attend. " Jordan respira, soulagé par ce délai, tant les demandes d'argent lui étaient pénibles. " C'est bon, je vais finir mon article. Avertissez-moi, quand le directeur sera libre. " Mais, comme il s'en allait, Dejoie le retint, avec un éclat de jubilation extrême. " Vous savez que l'Universelle a fait 750. " D'un geste, le jeune homme dit qu'il s'en moquait bien, et il rentra dans la salle de rédaction. Presque chaque jour, Saccard montait ainsi au journal, après la Bourse, et souvent même il donnait des rendez-vous dans la pièce qu'il s'était réservée, traitant là des affaires spéciales et mystérieuses. Jantrou du reste, bien qu'officiellement il ne fût que directeur de L'Espérance , où il écrivait des articles politiques d'une littérature universitaire soignée et fleurie, que ses adversaires eux- mêmes reconnaissaient " du plus pur atticisme " , était son agent secret, l'ouvrier complaisant des besognes délicates. Et, entre autres choses, c'était lui qui venait d'organiser toute une vaste publicité autour de l'Universelle. Parmi les petites feuilles financières qui pullulaient, il en avait choisi et acheté une dizaine. Les meilleures appartenaient à de louches maisons de banque, dont la tactique, très simple, consistait à les publier et à les donner pour deux ou trois francs par an, somme qui ne représentait même pas le prix de l'affranchissement ; et elles se rattrapaient d'autre part, trafiquant sur l'argent et les titres des clients que leur amenait le journal. Sous le prétexte de publier les cours de la Bourse, les numéros sortis des valeurs à lots, tous les renseignements techniques, utiles aux petits rentiers, peu à peu des réclames se glissaient, en forme de recommandations et de conseils, d'abord modestes, raisonnables, bientôt sans mesure, d'une impudence tranquille, soufflant la ruine parmi les abonnés crédules. Dans le tas, au milieu des deux ou trois cents publications qui ravageaient ainsi Paris et la France, son flair venait d'être de choisir celles qui n'avaient pas trop menti encore ; qui n'étaient point trop déconsidérées. Mais la grosse affaire qu'il méditait, c'était d'acheter une d'elles, La Cote financière , qui avait déjà douze ans de probité absolue ; seulement, ça menaçait d'être très cher, une probité pareille ; et il attendait que l'Universelle fût plus riche et se trouvât dans une de ces situations où un dernier coup de trompette détermine les sonneries assourdissantes du triomphe. Son effort, d'ailleurs, ne s'était pas borné à grouper un bataillon docile de ces feuilles spéciales, célébrant dans chaque numéro la beauté des opérations de Saccard ; il traitait aussi à forfait avec les grands journaux politiques et littéraires, y entretenait un courant de notes aimables, d'articles louangeurs, à tant la ligne, s'assurait de leur concours par des cadeaux de titres, lors des émissions nouvelles. Sans parler de la campagne quotidienne menée sous ses ordres, par L'Espérance , non point une campagne brutale, violemment approbative, mais des explications, de la discussion même, une façon lente de s'emparer du public et de l'étrangler, correctement. Ce jour-là , c'était pour causer du journal que Saccard s'enfermait avec Jantrou. Il avait trouvé, dans le numéro du matin, un article d'Huret d'un éloge si outré sur un discours de Rougon, prononcé la veille à la Chambre, qu'il était entré dans une violente colère, et qu'il attendait le député, pour s'en expliquer avec lui. Est-ce qu'on le croyait à la solde de son frère ? est-ce qu'on le payait pour qu'il laissât compromettre la ligne du journal par une approbation sans réserve des moindres actes du ministre ? Lorsqu'il l'entendit parler de la ligne du journal, Jantrou eut un muet sourire. D'ailleurs, il l'écoutait, très calme, en s'examinant les ongles, du moment que l'orage ne menaçait pas de crever sur ses épaules. Lui, avec son cynisme de lettré désabusé, avait le plus parfait dédain pour la littérature, pour la une et la deux, comme il disait en désignant les pages du journal où paraissaient les articles, même les siens ; et il ne commençait à s'émouvoir qu'aux annonces. Maintenant, il était tout flambant neuf, serré dans une élégante redingote, la boutonnière fleurie d'une rosette panachée de couleurs vives, portant l'été, sur le bras, un mince pardessus de nuance claire, enfoncé l'hiver dans une fourrure de cent louis, soignant surtout sa coiffure, des chapeaux irréprochables, d'un luisant de glace. Avec cela, il gardait des trous dans son élégance, la vague impression d'une malpropreté persistant en dessous, l'ancienne crasse du professeur déclassé, tombé du lycée de Bordeaux à la Bourse de Paris, la peau pénétrée et teinte des saletés immondes qu'il y avait essuyées pendant dix ans ; de même que, dans l'arrogante assurance de sa nouvelle fortune, il avait de basses humilités, s'effaçant, pris de la peur brusque de quelque coup de pied au derrière, ainsi qu'autrefois. Il gagnait cent mille francs par an, en mangeait le double, on ne savait à quoi, car il n'affichait pas de maÃtresse, tenaillé sans doute par quelque ignoble vice, la cause secrète qui l'avait fait chasser de l'Université. L'absinthe, du reste, le dévorait peu à peu, depuis ses jours de misère, continuant son oeuvre, des infâmes cafés de jadis au cercle luxueux d'aujourd'hui, fauchant ses derniers cheveux, plombant son crâne et sa face, dont sa barbe noire en éventail demeurait l'unique gloire, une barbe de bel homme qui faisait illusion encore. Et Saccard, ayant de nouveau invoqué la ligne du journal, il l'avait arrêté d'un geste, de l'air fatigué d'un homme qui, n'aimant point perdre son temps en passion inutile, se décidait à lui parler d'affaires sérieuses, puisque Huret se faisait attendre. Depuis quelque temps, Jantrou nourrissait des idées neuves de publicité. Il songeait d'abord à écrire une brochure, une vingtaine de pages sur les grandes entreprises que lançait l'Universelle, mais en leur donnant l'intérêt d'un petit roman, dramatisé en un style familier ; et il voulait inonder la province de cette brochure, qu'on distribuerait pour rien, au fond des campagnes les plus reculées. Ensuite, il projetait de créer une agence qui rédigerait et ferait autographier un bulletin de la Bourse, pour l'envoyer à une centaine des meilleurs journaux des départements on leur ferait cadeau de ce bulletin, ou ils le paieraient un prix dérisoire, et l'on aurait bientôt ainsi dans les mains une arme puissante, une force avec laquelle toutes les maisons de banque rivales seraient obligées de compter. Connaissant Saccard, il lui soufflait ainsi ses idées, jusqu'à ce que ce dernier les adoptât, les fit siennes, les élargÃt au point de les recréer réellement. Les minutes s'écoulaient, tous deux en étaient venus à régler l'emploi des fonds de la publicité pour le trimestre, les subventions à payer aux grands journaux, le terrible bulletinier d'une maison adverse dont il fallait acheter le silence, une part à prendre dans la mise aux enchères de la quatrième page d'une très ancienne feuille, très respectée. Et, de leur prodigalité, de tout cet argent qu'ils jetaient de la sorte en vacarme, aux quatre coins du ciel, se dégageait surtout leur dédain immense du public, le mépris de leur intelligence d'hommes d'affaires pour la noire ignorance du troupeau, prêt à croire tous les contes, tellement fermé aux opérations compliquées de la Bourse, que les raccrochages les plus éhontés allumaient les passants et faisaient pleuvoir les millions. Comme Jordan cherchait encore cinquante lignes pour arriver à ses deux colonnes, il fut dérangé par Dejoie, qui l'appelait. " Ah ! dit-il, M. Jantrou est seul ? - Non, monsieur Jordan, pas encore... C'est votre dame qui est là et qui vous demande. " Très inquiet, Jordan se précipita. Depuis quelques mois, depuis que la Méchain avait enfin découvert qu'il écrivait sous son nom dans L'Espérance , il était traqué par Busch, pour les six billets de cinquante francs, signés autrefois à un tailleur. La somme de trois cents francs que représentaient les billets, il l'aurait encore payée ; mais ce qui l'exaspérait, c'était l'énormité des frais, ce total de sept cent trente francs quinze centimes, auquel était montée la dette. Pourtant, il avait pris un arrangement, s'était engagé à donner cent francs par mois ; et, comme il ne le pouvait pas, son jeune ménage ayant des besoins plus pressants, chaque mois les frais montaient davantage, les ennuis recommençaient, intolérables. En ce moment, il en était de nouveau à une crise aiguÃ. " Quoi donc ? " demanda-t-il à sa femme, qu'il trouva dans l'antichambre. Mais elle n'eut pas le temps de répondre, la porte du cabinet du directeur s'ouvrait violemment, et Saccard paraissait, criant " Ah ! ça, à la fin ! Dejoie, et M. Huret ? " Interloqué, le garçon de bureau bégaya. " Dame ! monsieur, il n'est pas là , je ne peux pas le faire venir plus vite, moi. " La porte fut refermée avec un juron, et Jordan, qui avait emmené sa femme dans un des cabinets voisins, put l'interroger à l'aise. " Quoi donc ? chérie. " Marcelle, si gaie et si brave d'habitude, dont la petite personne grasse et brune, le clair visage aux yeux rieurs, à la bouche saine, exprimait le bonheur, même dans les heures difficiles, semblait complètement bouleversée. " Oh ! Paul, si tu savais, il est venu un homme, oh ! un vilain homme affreux, qui sentait mauvais et qui avait bu, je crois... Alors, il m'a dit que c'était fini, que la vente de nos meubles était pour demain... Et il avait une affiche qu'il voulait absolument coller en bas, à la porte... - Mais c'est impossible ! cria Jordan. Je n'ai rien reçu, il y a d'autres formalités. - Ah ! oui, tu t'y connais encore moins que moi. Quand il vient des papiers, tu ne les lis seulement pas... Alors, pour qu'il ne collât pas l'affiche, je lui ai donné deux francs, et j'ai couru, et j'ai voulu te prévenir tout de suite. " Ils se désespérèrent. Leur pauvre petit ménage de l'avenue de Clichy, ces quatre meubles d'acajou et de reps bleu qu'ils avaient payés si difficilement à tant par mois, dont ils étaient si fiers, bien qu'ils en riaient parfois, le trouvant d'un goût bourgeois abominable ! Ils l'aimaient, parce qu'il avait fait partie de leur bonheur, dès la nuit des noces, dans ces deux étroites pièces, si ensoleillées, si ouvertes à l'espace, là -bas, jusqu'au mont Valérien ; et lui qui avait planté tant de clous, et elle qui s'était ingéniée à draper de l'andrinople, pour donner au logement un air artiste ! Etait-ce possible qu'on allait leur vendre tout ça, qu'on les chasserait de ce coin gentil, où même la misère leur était délicieuse ? " Ecoute, dit-il, je comptais demander une avance, je vais faire ce que je pourrai, mais je n'ai pas beaucoup d'espoir. " Alors, hésitante, elle lui confia son idée. " Moi, voici à quoi j'avais songé... Oh ! je ne l'aurais pas fait sans que tu veuilles bien ; et la preuve, c'est que je suis venue pour en causer avec toi... Oui, j'ai envie de m'adresser à mes parents. " Vivement, il refusa. " Non, non, jamais ! Tu sais que je ne veux rien leur devoir. " Certes, les Maugendre restaient très convenables. Mais il gardait sur le coeur leur attitude refroidie, lorsque, après le suicide de son père, dans l'écroulement de sa fortune, ils n'avaient consenti au mariage depuis longtemps projeté de leur fille, que sur la volonté formelle de cette dernière, et en prenant contre lui des précautions blessantes, entre autres celle de ne pas donner un sou, convaincus qu'un garçon qui écrivait dans les journaux devait tout manger. Plus tard, leur fille hériterait. Et tous deux, elle autant que lui d'ailleurs, avaient mis jusque-là une coquetterie à crever de faim, sans rien demander aux parents, en dehors du repas qu'ils faisaient chez eux, une fois par semaine, le dimanche soir. " Je t'assure, reprit-elle, c'est ridicule, notre réserve. Puisqu'ils n'ont que moi d'enfant, puisque tout doit me revenir un jour !... Mon père répète à qui veut l'entendre qu'il a gagné quinze mille francs de rentes, dans son commerce de bâches, à la Villette ; et, en plus, il y a leur petit hôtel, avec ce beau jardin, où ils se sont retirés... C'est stupide de nous faire tant de peine, lorsqu'ils regorgent de tout. Ils n'ont jamais été méchants, au fond. Je te dis que je vais aller les voir ! " Elle avait une bravoure souriante, l'air décidé, très pratique dans son désir de rendre heureux son cher mari, qui travaillait tant, sans avoir trouvé encore, chez la critique et dans le public, autre chose que beaucoup d'indifférence et quelques gifles. Ah ! l'argent, elle aurait voulu en avoir des baquets pour les lui apporter, et il aurait été bien bête de faire le délicat, puisqu'elle l'aimait et qu'elle lui devait tout. C'était son conte de fées, sa Cendrillon à elle les trésors de sa royale famille, qu'elle mettait, de ses petites mains, aux pieds de son prince ruiné, pour l'aider dans sa marche vers la gloire, à la conquête du monde. " Voyons, dit-elle gaiement, en l'embrassant, il faut bien que je te serve à quelque chose, tu ne peux pas avoir toute la peine. " Il céda, il fut convenu qu'elle allait tout de suite remonter aux Batignolles, rue Legendre, où ses parents demeuraient, et qu'elle reviendrait apporter l'argent, afin qu'il pût encore essayer de payer, le soir même. Et, comme il l'accompagnait jusqu'au palier, aussi ému que si elle était partie pour un grand danger, ils durent s'effacer et laisser passer Huret, qui arrivait enfin. Quand il retourna finir sa chronique dans la salle de rédaction, il entendit un violent fracas de voix sortir du cabinet de Jantrou. Saccard, puissant à cette heure, redevenu le maÃtre, voulait être obéi, sachant qu'il les tenait tous par l'espoir du gain et la terreur de la perte, dans la partie de colossale fortune qu'il jouait avec eux. " Ah ! vous voilà donc, cria-t-il en apercevant Huret Est-ce que c'est pour offrir au grand homme votre article encadré, que vous vous êtes attardé à la Chambre ?... J'en ai assez, vous savez, des coups d'encensoir dont vous lui cassez la figure, et je vous ai attendu pour vous dire que c'est fini, qu'il faudra, à l'avenir, nous donner autre chose. " Interloqué, Huret regarda Jantrou. Mais celui-ci, bien décidé à ne pas s'attirer des ennuis en le secourant, s'était mis à passer les doigts dans sa belle barbe, les yeux perdus. " Comment, autre chose ? finit par répondre le député, mais je vous donne ce que vous m'avez demandé !... Quand vous avez pris L'Espérance , cette feuille avancée du catholicisme et de la royauté, qui menait une si rude campagne contre Rougon, c'est vous qui m'avez prié d'écrire une série d'articles élogieux, pour montrer à votre frère que vous n'entendiez pas lui être hostile, et pour bien indiquer ainsi la nouvelle ligne du journal. - La ligne du journal, précisément, reprit Saccard avec plus de violence, c'est la ligne du journal que je vous accuse de compromettre... Est-ce que vous croyez que je veux m'inféoder à mon frère ? Certes, je n'ai jamais marchandé mon admiration et mon affection reconnaissantes à l'empereur, je n'oublie pas ce que nous lui devons tous, ce que je lui dois, moi, en particulier. Seulement, ce n'est pas attaquer l'empire, c'est faire au contraire son devoir de sujet fidèle, que de signaler les fautes commises... La voilà , la ligne du journal dévouement à la dynastie, mais indépendance entière à l'égard des ministres, des personnalités ambitieuses qui s'agitent et qui se disputent la faveur des Tuileries ! " Et il se livra à un examen de la situation politique, pour prouver que l'empereur était mal conseillé. Il accusait Rougon de n'avoir plus son énergie autoritaire, sa foi de jadis au pouvoir absolu, de pactiser enfin avec les idées libérales, dans l'unique but de garder son portefeuille. Lui, se tapait du poing contre la poitrine, en se disant immuable, bonapartiste de la première heure, croyant du coup d'Etat, convaincu que le salut de la France était, aujourd'hui comme autrefois, dans le génie et la force d'un seul. Oui, plutôt que d'aider à l'évolution de son frère, plutôt que de laisser l'empereur se suicider par de nouvelles concessions, il rallierait les intransigeants de la dictature, il ferait cause commune avec les catholiques, pour enrayer la chute rapide qu'il prévoyait. Et que Rougon prit garde, car L'Espérance pouvait reprendre sa campagne en faveur de Rome ! Huret et Jantrou l'écoutaient, stupéfaits de sa colère, n'ayant jamais soupçonné en lui des convictions politiques si ardentes. Le premier s'avisa de vouloir défendre les derniers actes du gouvernement. " Dame ! mon cher, si l'empire va à la liberté, c'est que toute la France est là qui pousse ferme... L'empereur est entraÃné, Rougon se trouve bien obligé de le suivre. " Mais Saccard, déjà , sautait à d'autres griefs, sans se soucier de mettre quelque logique dans ses attaques. " Et, tenez ! c'est comme notre situation extérieure, eh bien, elle est déplorable... Depuis le traité de Villafranca, après Solferino, l'Italie nous garde rancune de ne pas être allés jusqu'au bout de la campagne et de ne pas lui avoir donné la Vénétie ; si bien que la voici alliée avec la Prusse, dans la certitude que celle-ci l'aidera à battre l'Autriche... Lorsque la guerre éclatera, vous allez voir la bagarre, et quel ennui sera le nôtre ; d'autant plus que nous avons eu grand tort de laisser Bismarck et le roi Guillaume s'emparer des duchés, dans l'affaire du Danemark, au mépris d'un traité que la France avait signé c'est un soufflet, il n'y a pas à dire, nous n'avons plus qu'à tendre l'autre joue... Ah ! la guerre, elle est certaine, vous vous rappelez la baisse du mois dernier sur les fonds français et italiens, quand on a cru à une intervention possible de notre part dans les affaires d'Allemagne. Avant quinze jours peut-être, l'Europe sera en feu. " De plus en plus surpris, Huret se passionna, contre son habitude. " Vous parlez comme les journaux de l'opposition, vous ne voulez pourtant pas que L'Espérance emboÃte le pas derrière Le Siècle et les autres... Il ne vous reste plus qu'à insinuer, à l'exemple de ces feuilles, que, si l'empereur s'est laissé humilier, dans l'affaire des duchés, et s'il permet à la Prusse de grandir impunément, c'est qu'il a immobilisé tout un corps d'armée, pendant de longs mois, au Mexique. Voyons, soyez de bonne foi, c'est fini, le Mexique, nos troupes reviennent... Et puis, je ne vous comprends pas, mon cher, si vous voulez garder Rome au pape, pourquoi avez-vous l'air de blâmer la paix hâtive de Villafranca ? La Vénétie à l'Italie, mais c'est les Italiens à Rome avant deux ans, vous le savez comme moi ; et Rougon le sait aussi, bien qu'il jure le contraire, à la tribune... - Ah ! vous voyez que c'est un fourbe ! cria superbement Saccard. Jamais on ne touchera au pape, entendez-vous ! sans que la France catholique entière se lève pour le défendre... Nous lui porterions notre argent, oui ! tout l'argent de l'Universelle ! J'ai mon projet, notre affaire est là , et vraiment, à force de m'exaspérer, vous me feriez dire des choses que je ne veux pas dire encore ! " Jantrou, très intéressé, avait brusquement dressé l'oreille, commençant à comprendre, tâchant de faire son profit d'une parole surprise au passage. " Enfin, reprit Huret, je désire savoir à quoi m'en tenir, moi, à cause de mes articles, et il s'agit de nous entendre... Voulez-vous qu'on intervienne, voulez-vous qu'on n'intervienne pas ? si nous sommes pour le principe des nationalités, de quel droit irions-nous nous mêler des affaires de l'Italie et de l'Allemagne ?... Voulez-vous que nous fassions une campagne contre Bismarck ? oui ! au nom de nos frontières menacées... " Mais Saccard, hors de lui, debout, éclata. " Ce que je veux, c'est que Rougon ne se fiche pas moi davantage !... Comment ! après tout ce que j'ai fait ! J'achète un journal, le pire de ses ennemis, j'en fais un organe dévoué à sa politique, je vous laisse pendant des mois y chanter ses louanges. Et jamais ce bougre-là ne nous donnerait un coup d'épaule, j'en suis encore à attendre un service de sa part ! " Timidement, le député fit remarquer que, là -bas, en Orient, l'appui du ministre avait singulièrement aidé l'ingénieur Hamelin, en lui ouvrant toutes les portes, en exerçant une pression sur certains personnages. " Laissez-moi donc tranquille ! Il n'a pas pu faire autrement... Mais est-ce qu'il m'a jamais averti, la veille d'une hausse ou d'une baisse, lui qui est si bien placé pour tout savoir ? Souvenez-vous ! vingt fois je vous ai chargé de le sonder, vous qui le voyez tous les jours, et vous en êtes encore à m'apporter un vrai renseignement utile... Ce ne serait pourtant pas si grave, un simple mot que vous me répéteriez. - Sans doute, mais il n'aime pas ça, il dit que ce sont des tripotages dont on se repent toujours. - Allons donc ! est-ce qu'il a de ces scrupules avec Gundermann ! Il fait de l'honnêteté avec moi, et il renseigne Gundermann. - Oh ! Gundermann, sans doute ! Ils ont tous besoin de Gundermann, ils ne pourraient pas faire un emprunt sans lui. " Du coup, Saccard triompha violemment, tapant dans ses mains. " Nous y voilà donc, vous avouez ! L'empire est vendu aux juifs, aux sales juifs. Tout notre argent est condamné à tomber entre leurs pattes crochues. L'Universelle n'a plus qu'à crouler devant leur toute- puissance. " Et il exhala sa haine héréditaire, il reprit ses accusations contre cette race de trafiquants et d'usuriers, en marche depuis des siècles à travers les peuples, dont ils sucent le sang, comme les parasites de la teigne et de la gale, allant quand même, sous les crachats et les coups, à la conquête certaine du monde, qu'ils posséderont un jour par la force invincible de l'or. Et il s'acharnait surtout contre Gundermann, cédant à sa rancune ancienne, au désir irréalisable et enragé de l'abattre, malgré le pressentiment que celui-là était la borne où il s'écraserait, s'il entrait jamais en lutte. Ah ! ce Gundermann ! un Prussien à l'intérieur, bien qu'il fût né en France ! car il faisait évidemment des voeux pour la Prusse, il l'aurait volontiers soutenue de son argent, peut-être même la soutenait-il en secret ! N'avait-il pas osé dire, un soir, dans un salon, que, si jamais une guerre éclatait entre la Prusse et la France, cette dernière serait vaincue ! " J'en ai assez, comprenez-vous, Huret ! et mettez-vous bien ça dans la tête c'est que, si mon frère ne me sert à rien, j'entends ne lui servir à rien non plus... Quand vous m'aurez apporté de sa part une bonne parole, je veux dire un renseignement que nous puissions utiliser, je vous laisserai reprendre vos dithyrambes en sa faveur. Est-ce clair ? " C'était trop clair. Jantrou, qui retrouvait son Saccard, sous le théoricien politique, s'était remis à peigner sa barbe du bout de ses doigts. Mais Huret, bousculé dans sa finasserie prudente de paysan normand, paraissait fort ennuyé, car il avait placé sa fortune sur les deux frères, et il aurait bien voulu ne se fâcher ni avec l'un ni avec l'autre. " Vous avez raison, murmura-t-il, mettons une sourdine, d'autant plus qu'il faut voir venir l'événement. Et je vous promets de tout faire pour obtenir les confidences du grand homme. A la première nouvelle qu'il m'apprend, je saute dans un fiacre et je vous l'apporte. " Déjà , ayant joué son rôle, Saccard plaisantait. " C'est pour vous tous que je travaille, mes bons amis... Moi, j'ai toujours été ruiné et j'ai toujours mangé un million par an. " Et, revenant à la publicité " Ah ! dites donc, Jantrou, vous devriez bien égayer un peu votre bulletin de la Bourse... Oui, vous savez des mots pour rire, des calembours. Le public aime ça, rien ne l'aide comme l'esprit à avaler les choses... N'est-ce pas ? des calembours ! " Ce fut le tour du directeur d'être contrarié. Il se piquait de distinction littéraire. Mais il dut promettre. Et, comme il inventa une histoire, des femmes très bien qui lui avaient offert de se faire tatouer des annonces aux endroits les plus délicats de leur personne, les trois hommes, riant très fort, redevinrent les meilleurs amis du monde. Cependant, Jordan avait enfin terminé sa chronique, et l'impatience le prenait de voir revenir sa femme. Des rédacteurs arrivaient, il causa, puis retourna dans l'antichambre. Et, là , il était resté un peu scandalisé, de surprendre Dejoie, l'oreille collée contre la porte du directeur, en train d'écouter, tandis que sa fille Nathalie faisait le guet. " N'entrez pas, balbutia le garçon de bureau, M. Saccard est toujours là ... Je croyais qu'on m'avait appelé... " La vérité était que, mordu d'un âpre désir de gain, depuis qu'il avait acheté huit actions entièrement libérées de l'Universelle, avec les quatre mille francs d'économies laissées par sa femme, il ne vivait plus que pour l'émotion joyeuse de voir monter ces actions ; et, à genoux devant Saccard, recueillant ses moindres mots, comme des paroles d'oracle, il ne pouvait résister, quand il le savait là , au besoin de connaÃtre le fond de ses pensées, ce que disait le dieu dans le secret du sanctuaire. D'ailleurs, cela était encore dégagé de tout égoïsme, il ne songeait qu'à sa fille, il venait de s'exalter en calculant que ses huit actions, au cours de sept cent cinquante francs, lui donnaient déjà un gain de douze cents francs ce qui, joint au capital, lui faisait cinq mille deux cents francs. Plus que cent francs de hausse, et il avait les six mille francs rêvés, la dot que le cartonnier exigeait pour laisser son fils épouser la petite. A cette idée, son coeur se fondait, il regardait avec des larmes cette enfant qu'il avait élevée, dont il était la vraie mère, dans le petit ménage si heureux qu'ils menaient ensemble, depuis le retour de nourrice. Mais il continua, très troublé, lâchant des paroles quelconques, pour cacher son indiscrétion. " Nathalie, qui est montée me dire un petit bonjour, vient de rencontrer votre dame, monsieur Jordan. - Oui, expliqua la jeune fille, elle tournait dans la rue Feydeau. Oh ! elle courait ! " Son père la laissait sortir à sa guise, certain d'elle, disait-il. Et il avait raison de compter sur sa bonne conduite, car elle était trop froide au fond, trop résolue à faire elle-même son bonheur, pour compromettre par une sottise le mariage si longuement préparé. Avec sa taille mince, ses grands yeux dans son joli visage pâle, elle s'aimait, d'une égoïste obstination, l'air souriant. Jordan, surpris, ne comprenant pas, s'écria " Comment, dans la rue Feydeau ? " Et il n'eut pas le temps de questionner davantage, car Marcelle entra, essoufflée. Tout de suite, il l'emmena dans le cabinet voisin, y trouva le rédacteur des tribunaux, dut se contenter de s'asseoir avec elle sur une banquette, au fond du couloir. " Eh bien ? - Eh bien, mon chéri, c'est fait, mais ça n'a pas été sans peine. " Dans son contentement, il voyait qu'elle avait le coeur gros ; et elle lui dit tout, d'une voix basse et rapide, car elle avait beau se promettre de lui cacher certaines choses ; elle ne pouvait avoir de secrets. Depuis quelque temps, les Maugendre changeaient à l'égard de leur fille. Elle les trouvait moins tendres, préoccupés, lentement envahis d'une passion nouvelle, le jeu. C'était la commune histoire le père, un gros homme calme et chauve, à favoris blancs, la mère, sèche, active, ayant gagné sa part de la fortune, tous deux vivant trop grassement dans leur maison, de leurs quinze mille francs de rentes, s'ennuyant à ne plus rien faire. Lui, n'avait eu, dès lors, d'autre distraction que de toucher son argent. A cette époque, il tonnait contre toute spéculation, il haussait les épaules de colère et de pitié, en parlant des pauvres imbéciles qui se font dépouiller, dans un tas de voleries aussi sottes que malpropres. Mais, vers ce temps-là , une somme importante lui étant rentrée, il avait eu l'idée de l'employer en reports ça, ce n'était pas de la spéculation, c'était un simple placement ; seulement, à partir de ce jour, il avait pris l'habitude, après son premier déjeuner, de lire avec soin, dans son journal, la cote de la Bourse, pour suivre les cours. Et le mal était parti de là , la fièvre l'avait brûlé peu à peu, à voir la danse des valeurs, à vivre dans cet air empoisonné du jeu, l'imagination hantée de millions conquis en une heure, lui qui avait mis trente années à gagner quelques centaines de mille francs. Il ne pouvait s'empêcher d'en entretenir sa femme, pendant chacun de leurs repas quels coups il aurait faits, s'il n'avait pas juré de ne jamais jouer ! et il expliquait l'opération, il manoeuvrait ses fonds avec la savante tactique d'un général en chambre, il finissait toujours par battre triomphalement les parties adverses imaginaires, car il se piquait d'être devenu de première force dans les questions de primes et de reports. Sa femme, inquiète, lui déclarait qu'elle aimerait mieux se noyer tout de suite, plutôt que de lui voir hasarder un sou ; mais il la rassurait, pour qui le prenait-elle ? Jamais de la vie ! Pourtant, une occasion s'était présentée, tous deux, depuis longtemps, avaient la folle envie de faire construire dans leur jardin, une petite serre de cinq ou six mille francs ; si bien qu'un soir, les mains tremblantes d'une émotion délicieuse, il avait posé, sur la table à ouvrage de sa femme, les six billets, en disant qu'il venait de gagner ça à la Bourse un coup dont il était sûr, une débauche qu'il promettait bien de ne pas recommencer, qu'il avait risquée uniquement à cause de la serre. Elle, partagée entre la colère et le saisissement de sa joie, n'avait point osé le gronder. Le mois suivant, il se lançait dans une opération à primes, en lui expliquant qu'il ne craignait rien, du moment où il limitait sa perte. Puis, que diable ! dans le tas, il y avait tout de même de bonnes affaires, il aurait été bien sot de laisser le voisin en profiter. Et, fatalement, il s'était mis à jouer à terme, petitement d'abord, s'enhardissant peu à peu, tandis qu'elle, toujours agitée par ses angoisses de bonne ménagère, les yeux en flammes pourtant au moindre gain, continuait à lui prédire qu'il mourrait sur la paille. Mais, surtout, le capitaine Chave, le frère de Mme Maugendre, blâmait son beau-frère. Lui qui ne pouvait se suffire avec les dix-huit cents francs de sa retraite, jouait bien à la Bourse ; seulement, il était le malin des malins. Il allait là comme un employé va à son bureau, n'opérant que sur le comptant, ravi quand il emportait sa pièce de vingt francs le soir des opérations quotidiennes, faites à coup sûr, d'une modestie telle, qu'elles échappaient aux catastrophes. Sa soeur lui avait offert une chambre chez elle, dans la maison trop vaste, depuis que Marcelle était mariée ; mais il avait refusé, tenant à être libre, ayant des vices, occupant une seule pièce, au fond d'un jardin de la rue Nollet, où continuellement se glissaient des jupes. Ses gains devaient passer en bonbons et en gâteaux pour ses petites amies. Toujours il avait mis en garde Maugendre, lui répétant de ne pas jouer, de faire la vie plutôt ; et, quand ce dernier lui criait " Mais vous ? " il avait un geste énergique oh ! lui, c'était différent, il n'avait pas quinze mille francs de rente, sans ça ! S'il jouait, la faute en était à cette saleté de gouvernement qui marchandait aux vieux braves la joie de leur vieillesse. Son grand argument contre le jeu était que, mathématiquement, le joueur devait toujours perdre s'il gagne, il a à déduire le courtage et le droit de timbre ; s'il perd, il a en plus à payer les mêmes droits ; de sorte que, même en admettant qu'il gagne aussi souvent qu'il perd, il sort encore de sa poche le timbre et le courtage. Annuellement, à la Bourse de Paris, ces droits produisent l'énorme total de quatre-vingts millions. Et il brandissait ce chiffre, quatre-vingts millions que ramassent l'Etat, les coulissiers et les agents de change. Sur la banquette, au fond du corridor, Marcelle confessait à son mari une partie de cette histoire. " Mon chéri, il faut dire que je suis mal tombée. Maman faisait une querelle à papa, à cause d'une perte qu'il a éprouvée à la Bourse... Oui, il parait qu'il n'en sort plus. Ça m'a l'air si drôle, lui qui autrefois n'admettait que le travail... Enfin, ils se disputaient, et il y avait là un journal, La Cote financière , que maman lui agitait sous le nez, en lui criant qu'il n'y entendait rien, qu'elle avait bien prévu la baisse, elle. Alors, il est allé chercher autre journal, justement L'Espérance , et il a voulu lui montrer l'article où il avait pris son renseignement... Imagine-toi, c'est plein de journaux chez eux, ils sont fourrés là -dedans du matin au soir, et je crois, Dieu me pardonne ! que maman commence à jouer, elle aussi malgré son air furieux. " Jordan ne put s'empêcher de rire, tellement elle était amusante, dans son chagrin à mimer la scène. " Bref, je leur ai dit notre gêne, je les ai priés de nous prêter deux cents francs, pour arrêter les poursuites. Et si tu les avais entendus alors se récrier deux cents francs, lorsqu'ils en perdaient deux mille à la Bourse ! Est-ce que je me moquais d'eux ? est-ce que je voulais les ruiner ?... Jamais je ne les ai vus comme ça. Eux qui étaient si gentils pour moi, qui auraient tout dépensé pour me faire des cadeaux ! Il faut vraiment qu'ils deviennent fous, car ça n'a pas de bon sens de se gâter ainsi la vie, lorsqu'ils sont si heureux dans leur belle maison, sans un tracas, n'ayant plus qu'à manger à l'aise la fortune si durement gagnée. - J'espère bien que tu n'as pas insisté, dit Jordan. - Mais si, j'ai insisté, et alors ils sont tombés sur toi... Tu vois que je te dis tout, je m'étais tant promis de garder ça pour moi, et puis ça m'a échappé.. Ils m'ont répété qu'ils l'avaient bien prévu, que ce n'est pas un métier d'écrire dans les journaux, que nous finirions à l'hôpital... Enfin, comme je me mettais en colère à mon tour, j'allais partir, lorsque le capitaine est arrivé. Tu sais qu'il m'a toujours adorée, l'onde Chave. Et, devant lui, ils sont devenus raisonnables, d'autant plus qu'il triomphait, qu'il demandait à papa s'il allait continuer à se faire voler... Maman m'a prise à l'écart, m'a glissé cinquante francs dans la main, en me disant qu'avec ça nous obtiendrions quelques jours, le temps de nous retourner. - Cinquante francs ! une aumône ! et tu les as acceptés ? " Marcelle lui avait tendrement saisi les mains, le calmant de toute sa tranquille raison. " Voyons, ne te fâche pas... Oui, je les ai acceptés. Et j'ai si bien compris que jamais tu n'oserais les porter à l'huissier, que j'y suis allée tout de suite moi-même, chez cet huissier, tu sais, rue Cadet. Mais figure-toi qu'il a refusé de les prendre, en m'expliquant qu'il avait des ordres formels de M. Busch, et que M. Busch seul pouvait arrêter les poursuites... Oh ! Ce Busch ! Je ne hais personne, mais ce qu'il m'exaspère et me dégoûte, celui-là ! Ça ne fait rien, j'ai couru chez lui, rue Feydeau, et il a bien fallu qu'il se contentât des cinquante francs et voilà ! nous en avons pour quinze jours à ne pas être tourmentés. " Une grosse émotion avait contracté le visage de Jordan, tandis que des larmes qu'il retenait mouillaient le bord de ses yeux. " Tu as fait cela, petite femme, tu as fait cela ! - Mais oui, je ne veux pas qu'on t'ennuie davantage, moi ! Qu'est-ce que ça me fait de recevoir des sottises, si on te laisse travailler tranquille ! " Et elle riait maintenant, elle racontait son arrivée chez Busch, dans la crasse de ses dossiers, la façon brutale dont il l'avait accueillie, ses menaces de ne pas leur laisser une nippe, s'il n'était pas payé à l'instant de toute la dette. Le drôle était qu'elle avait pris le régal de le mettre hors de lui, en lui contestant la légitime propriété de cette dette, ces trois cents francs de billets, montés avec les frais à sept cent trente francs quinze centimes, et qui ne lui avaient peut-être pas coûté cent sous, dans quelque lot de vieux chiffons. Il étranglait de fureur d'abord, il les avait justement achetés très cher, ceux-là ; puis, et son temps perdu, et la fatigue des courses qu'il avait faites pendant deux ans pour retrouver le signataire, et l'intelligence qu'il lui fallait déployer dans cette chasse à l'homme, est-ce qu'il ne devait pas se rembourser, de tout ça ? Tant pis pour ceux qui se laissaient pincer ! Enfin, il avait tout de même pris les cinquante francs, parce que son système de prudence était de transiger toujours. " Ah ! petite femme, que tu es brave et que je t'aime ! " dit Jordan, qui se laissa aller à embrasser Marcelle, bien qu'à ce moment le secrétaire de la rédaction passât. Puis, baissant la voix " Combien te reste-t-il à la maison ? - Sept francs. - Bon ! reprit-il, très heureux, nous avons de quoi aller deux jours, et je ne vais pas demander une avance, qu'on me refuserait d'ailleurs. Ça me coûte trop... Demain, j'irai voir si l'on veut me prendre un article au Figaro... Ah ! si j'avais fini mon roman, si ça se vendait un petit peu ! " Marcelle à son tour l'embrassait. " Oui, va, ça marchera très bien !... Tu remontes avec moi n'est-ce pas ? Ce sera gentil et nous achèterons, pour demain matin, un hareng saur, au coin de la rue de Clichy, où j'en ai vu de superbes. Ce soir, nous avons des pommes de terre au lard. " Jordan après avoir prié un camarade de revoir ses épreuves, partit avec sa femme. D'ailleurs, Saccard et Huret s'en allaient, eux aussi. Dans la rue, un coupé s'arrêtait justement devant la porte du journal ; et ils en virent descendre la baronne Sandorff, qui les salua d'un sourire, puis qui monta lestement. Parfois, elle rendait ainsi visite à Jantrou. Saccard, qu'elle excitait beaucoup, avec ses grands yeux meurtris, fut sur le point de remonter. En haut, dans le cabinet du directeur, la baronne ne voulut même pas s'asseoir. Un petit bonjour en passant, uniquement l'idée de lui demander s'il ne savait rien. Malgré sa brusque fortune, elle le traitait toujours comme à l'époque où il venait chaque matin chez son père, M. de Ladricourt, avec l'échine basse du remisier en quête d'un ordre. Son père était d'une brutalité révoltante, elle ne pouvait oublier le coup de pied dont il l'avait jeté à la porte, dans la colère d'une grosse perte. Et, maintenant qu'elle le voyait à la source des nouvelles, elle était redevenue familière, elle tâchait de le confesser. " Eh bien, rien de nouveau ? - Ma foi, non, je ne sais rien. " Mais elle continuait de le regarder en souriant persuadée qu'il ne voulait rien dire. Alors, pour le forcer aux confidences, elle parla de cette bête de guerre qui allait mettre aux prises l'Autriche, l'Italie et la Prusse. La spéculation s'affolait, une terrible baisse se déclarait sur les fonds italiens, ainsi que sur toutes les valeurs, du reste. Et elle était fort ennuyée, car elle ignorait jusqu'à quel point elle devait suivre ce mouvement, ayant d'assez grosses sommes engagées pour la liquidation prochaine. " Votre mari ne vous renseigne donc pas ? demanda plaisamment Jantrou. Il est pourtant bien placé, à l'ambassade. - Oh ! mon mari, murmura-t-elle avec un geste dédaigneux, mon mari, je n'en tire plus rien. " Il s'égaya davantage, il poussa les choses jusqu'à faire allusion au procureur général Delcambre, l'amant qui, disait-on, payait ses différences, quand elle se résignait à les payer. " Et vos amis, ils ne savent donc rien, ni à la cour, palais ? " Elle affecta de ne pas comprendre, elle reprit, suppliante, sans le quitter des yeux " Voyons, vous, soyez aimable... Vous savez quelque chose. " Déjà une fois, dans son enragement après toutes les jupes, malpropres ou élégantes, qui l'effleuraient, il avait songé à se la payer, comme il disait brutalement, cette joueuse, si familière avec lui. Mais, au premier mot, au premier geste, elle s'était redressée, si répugnée, si méprisante, qu'il avait bien juré de ne pas recommencer. Avec cet homme que son père recevait à coups de pied, ah ! jamais ! Elle n'en était pas encore là . " Aimable, pourquoi le serais-je ? dit-il en riant d'un air gêné. Vous ne l'êtes guère avec moi. " Tout de suite, elle redevint grave, les yeux durs. Et elle lui tournait le dos pour s'en aller, lorsque, de dépit, cherchant à la blesser, il ajouta " Vous venez de rencontrer Saccard à la porte, n'est-ce pas ? Pourquoi ne l'avez-vous pas interrogé lui, puisqu'il n'a rien à vous refuser ? " Elle revint brusquement. " Que voulez-vous dire ? - Dame ! ce qu'il vous plaira de comprendre... Voyons, ne faites donc pas la cachottière, je vous ai vue chez lui, je le connais ! " Une révolte la soulevait, tout l'orgueil de sa race, vivant encore, remontait du fond trouble, de la boue où sa passion la noyait un peu chaque jour. D'ailleurs, elle ne s'emporta pas, elle dit simplement d'une voix nette et rude " Ah ! ça, mon cher, pour qui me prenez-vous ? Vous êtes fou... Non, je ne suis pas la maÃtresse de votre Saccard, parce que je n'ai pas voulu. " Et lui, alors, avec sa politesse fleurie de lettré, la salua d'une révérence. " Eh bien, madame, vous avez eu le plus grand tort... Croyez-moi, si c'est à recommencer, ne manquez pas l'affaire, parce que, vous qui êtes toujours à la chasse des renseignements, vous les trouveriez, sans tant de peine sous le traversin de ce monsieur-là ... Oh ! mon Dieu ! oui, le nid y sera bientôt, vous n'aurez qu'à y fourrer vos jolis doigts. " Elle prit le parti de rire, comme résignée à faire la part de son cynisme. Quand elle lui serra la main, il sentit la sienne toute froide. Vraiment, s'en serait-elle tenue à sa corvée avec le glacial et osseux Delcambre. Cette femme aux lèvres si rouges, que l'on disait insatiable ? Le mois de juin s'écoula, l'Italie avait déclaré, le 15, la guerre à l'Autriche. D'autre part, la Prusse, en deux semaines à peine, par une marche foudroyante, venait d'envahir le Hanovre, de conquérir les deux Hesses, Bade, la Saxe, en surprenant en pleine paix des populations désarmées. La France n'avait pas bougé, les gens bien informés chuchotaient tout bas, à la Bourse, qu'une entente secrète la liait à la Prusse, depuis que Bismarck s'était rendu près de l'empereur, à Biarritz ; et l'on parlait mystérieusement des compensations qui devaient payer sa neutralité. Mais la baisse ne s'en accentuait pas moins, d'une désastreuse façon. Lorsque, le 4 juillet, arriva la nouvelle de Sadowa, ce coup de tonnerre si brusque, ce fut un effondrement de toutes les valeurs. On croyait à une continuation acharnée de la guerre ; car, si l'Autriche était battue par la Prusse, elle avait vaincu l'Italie, à Custozza ; et l'on disait déjà qu'elle rassemblait les débris de son armée, en abandonnant la Bohème Les ordres de vente pleuvaient à la corbeille, on ne trouvait plus d'acheteurs. Le 4 juillet, Saccard, qui était monté au journal très tard, vers six heures, n'y trouva pas Jantrou, que ses passions, depuis quelque temps, dérangeaient des disparitions brusques, des bordées, d'où il revenait anéanti, les yeux troubles, sans qu'on pût savoir qui, des filles ou de l'alcool, le ravageait davantage. A ce moment-là , le journal se vidait, il ne restait guère que Dejoie, dÃnant sur le coin de sa table, dans l'antichambre. Et Saccard, après avoir écrit deux lettres, allait partir, lorsque, le sang au visage, Huret entra en tempête, sans même prendre le temps de refermer les portes. " Mon bon ami, mon bon ami... " Il étouffait, il mit les deux mains sur sa poitrine. " Je sors de chez Rougon... J'ai couru, parce que je n'avais pas de fiacre. Enfin, j'en ai trouvé un... Rougon a reçu une dépêche de là -bas. Je l'ai vue... Une nouvelle, une nouvelle... D'un geste violent, Saccard l'arrêta, et il se précipita pour fermer la porte, ayant aperçu Dejoie qui rôdait déjà , l'oreille tendue. " Enfin, quoi ? - Eh bien, l'empereur d'Autriche cède la Vénétie à l'empereur des Français, en acceptant sa médiation, et ce dernier va s'adresser aux rois de Prusse et d'Italie pour amener un armistice. " Il y eut un silence. " C'est la paix, alors ? - Evidemment. " Saccard, saisi, sans idée encore, laissa échapper un juron. " Tonnerre de Dieu ! et toute la Bourse qui est à la baisse ! " Puis, machinalement " Et cette nouvelle, pas une âme ne la sait ? - Non, la dépêche est confidentielle, la note ne paraÃtra pas même demain matin au Moniteur . Paris ne saura sans doute rien avant vingt-quatre heures. " Alors, ce fut le coup de foudre, l'illumination brusque. Il courut de nouveau à la porte, l'ouvrit pour voir si personne n'écoutait. Et il était hors de lui, il revint se planter devant le député, le saisit par les deux revers de sa redingote. " Taisez-vous ! pas si haut !... Nous sommes les maÃtres, si Gundermann et sa bande ne sont pas avertis... Entendez-vous ! pas un mot, à personne au monde ! ni à vos amis, ni à votre femme !... Justement, une chance ! Jantrou n'est pas là , nous serons seuls à savoir, nous aurons le temps d'agir... Oh ! je ne veux pas travailler que pour moi. Vous en êtes, nos collègues de l'Universelle en sont aussi. Seulement, un secret ne se garde point à plusieurs. Tout est perdu, si la moindre indiscrétion se commet demain, avant la Bourse. " Huret, très ému, bouleversé de la grandeur du coup qu'ils allaient tenter, promit d'être absolument muet. Et ils se distribuèrent la besogne, ils décidèrent qu'il fallait tout de suite entrer en campagne. Saccard avait déjà son chapeau, quand une question lui vint aux lèvres. " Alors, c'est Rougon qui vous a chargé de m'apporter cette nouvelle ? - Sans doute. " Il avait hésité, il mentait la dépêche, simplement, traÃnait sur le bureau du ministre, où il avait eu l'indiscrétion de la lire, étant resté seul une minute. Mais, son intérêt se trouvant dans une entente cordiale des deux frères, ce mensonge lui parut ensuite très adroit, d'autant plus qu'il les savait peu désireux de se voir et de causer de ces choses. " Allons, déclara Saccard, il n'y a pas à dire, il a été gentil, cette fois... En route ! " Dans l'antichambre, il n'y avait toujours que Dejoie, qui s'était efforcé d'entendre, sans rien saisir de distinct. Ils le sentirent pourtant fiévreux, ayant flairé la proie énorme qui passait dans l'air, si agité de cette odeur d'argent, qu'il se mit à la fenêtre du palier, pour les voir traverser la cour. La difficulté était d'agir vivement, avec la plus grande prudence. Aussi se quittèrent-ils dans la rue Huret se chargeait de la petite Bourse du soir, tandis que Saccard, malgré l'heure tardive, se lançait à la recherche des remisiers, des coulissiers, des agents de change, pour donner des ordres d'achat. Seulement, ces ordres, il désirait les diviser, les éparpiller le plus possible, par crainte d'éveiller un soupçon ; et, surtout, il voulut avoir l'air de rencontrer les gens, au lieu d'aller les relancer chez eux, ce qui aurait paru singulier. Le hasard le servit heureusement, il aperçut sur le boulevard l'agent de change Jacoby, avec qui il plaisanta, et qui chargea d'une forte opération, sans trop l'étonner. Cent pas plus loin, il tombait sur une grande fille blonde, qu'il savait être la maÃtresse d'un autre agent, Delarocque, le beau-frère de Jacoby ; et, comme elle disait justement qu'elle l'attendait, cette nuit-là , il la chargea de lui remettre deux mots écrits au crayon sur une carte. Puis, sachant que Mazaud se rendait le soir à un banquet d'anciens condisciples, il s'arrangea pour se trouver au restaurant, il changea les positions qu'il l'avait chargé de prendre, le jour même. Mais sa plus grande chance, au moment où il rentrait, vers minuit, ce fut d'être accosté par Massias, qui sortait des Variétés. Ils remontèrent ensemble vers la rue Saint-Lazare, il eut le temps de se poser en original qui croyait à la hausse, oh ! pas tout de suite ; si bien qu'il finit par le charger d'ordres d'achat multiples pour Nathansohn et d'autres coulissiers, en disant qu'il agissait au nom d'un groupe d'amis, ce qui était vrai en somme. Quand il se coucha, il avait pris position à la hausse, pour plus de cinq millions de valeurs. Le lendemain matin, dès sept heures, Huret était chez Saccard, lui racontant comment il avait opéré, à la petite Bourse, devant le passage de l'Opéra, sur le trottoir, où il avait fait acheter le plus possible, avec mesure cependant, pour ne pas trop relever les cours. Ses ordres montaient à un million, et tous deux, jugeant le coup beaucoup trop modeste encore, résolurent de rentrer en campagne. Ils avaient la matinée. Mais, auparavant, ils se jetèrent sur les journaux, tremblant d'y trouver la nouvelle, une note, une simple ligne qui ferait crouler leur combinaison. Non ! la presse ne savait rien, elle était toute à la guerre, encombrée par des dépêches, par de longs détails sur la bataille de Sadowa. Si aucun bruit ne transpirait avant deux heures de l'après- midi, s'ils avaient à eux une heure de Bourse, une demi-heure seulement, le coup était fait, ils opéraient la grande rafle sur la juiverie, comme disait Saccard. Et ils se séparèrent de nouveau, chacun courut de son côté engager d'autres millions dans la bataille. Cette matinée-là , Saccard la passa à battre le pavé, flairant l'air, ayant un tel besoin de marcher, qu'il avait renvoyé sa voiture, après sa première course faite, il entra chez Kolb, où le tintement de l'or lui fut délicieux à l'oreille, ainsi qu'une promesse de victoire ; et il eut la force de ne rien dire au banquier, qui ne savait rien. Il monta ensuite chez Mazaud, non pour donner un nouvel ordre, simplement pour feindre d'être inquiet au sujet de celui qu'il avait donné la veille. Là aussi, on ignorait tout encore. Le petit Flory seul lui causa quelque inquiétude, par la persistance avec laquelle il tournait autour de lui la cause unique en était la profonde admiration du jeune employé pour l'intelligence financière du directeur de l'Universelle ; et, comme Mlle Chuchu commençait à lui coûter gros il risquait quelques petites opérations, il rêvait de connaÃtre les ordres de son grand homme et de se mettre dans son jeu. Enfin, après un déjeuner rapide chez Champeaux, où il avait eu la joie profonde d'entendre les doléances pessimistes de Moser et de Pillerault lui-même, pronostiquant une nouvelle dégringolade des cours, Saccard, dès midi et demi, se trouva sur la place de la Bourse. Il désirait, selon son expression, voir arriver le monde. La chaleur était accablante, un soleil ardent tombait d'aplomb, blanchissant les marches, dont la réverbération chauffait le péristyle d'un air lourd et embrasé de four ; et les chaises vides craquaient dans ces flammes, tandis que les spéculateurs, debout, cherchaient les minces raies d'ombre des colonnes. Sous un arbre du jardin, il aperçut Busch et la Méchain, qui se mirent à causer en le vivement voyant ; même il lui sembla que tous deux étaient sur le point de l'aborder, puisqu'ils se ravisaient savaient-ils donc quelque chose, ces bas chiffonniers des valeurs tombées au ruisseau, en continuelle quête ? un instant, il en eut le frisson. Mais une voix l'appela, et il reconnut sur un banc Maugendre et le capitaine Chave, tous les deux en querelle, car le premier, maintenant, était plein de moqueries pour le petit jeu misérable du capitaine, ce louis gagné sur le comptant, comme au fond d'un café de province, après des parties de piquet acharnées voyons, ce jour-là ne pouvait-il risquer à coup sûr une opération sérieuse ? la baisse n'était-elle pas certaine, aussi éclatante que le soleil ? Et il appelait Saccard à témoin n'est-ce pas qu'on baisserait ? Lui, avait pris à la baisse une forte position, si convaincu, qu'il y avait mis sa fortune. Ainsi interrogé directement, Saccard répondit par des sourires, des hochements de tête vagues avec le remords de ne pas avertir ce pauvre homme qu'il avait connu si laborieux, d'esprit si net, lorsqu'il vendait des bâches ; mais il s'était juré le silence absolu, il avait la férocité du joueur qui ne veut pas déranger la chance. Puis, à ce moment, il eut une distraction le coupé de la baronne Sandorff passait, il le suivit des yeux, le vit s'arrêter cette fois rue de la Banque. Tout d'un coup, il songea au baron Sandorff ; conseiller à l'ambassade d'Autriche la baronne savait sûrement, elle allait tout perdre par quelque maladresse de femme. Déjà , il avait traversé la rue, il rôdait autour du coupé, immobile, muet, l'air mort, avec le cocher raidi sur le siège. Pourtant une des glaces s'abaissa, et il salua, s'approcha galamment. " Eh bien, monsieur Saccard, nous baissons encore ? " Il crut à un piège. " Mais oui, madame. " Puis, comme elle le regardait anxieusement, avec un vacillement des yeux qu'il connaissait bien chez les joueurs, il comprit qu'elle non plus ne savait rien. Un flot de sang tiède lui remonta au crâne, l'inonda de délices. " Alors, monsieur Saccard, vous n'avez rien à me dire ? - Ma foi, madame, rien que vous ne sachiez déjà , sans doute. " Et il la quitta en pensant " Toi, tu n'as pas été gentille, ça m'amusera que tu boives un coup. Peut-être, une autre fois, ça te rendra-t-il plus aimable. " Jamais elle ne lui avait paru plus désirable, il était certain de l'avoir à son heure. Comme il revenait sur la place de la Bourse, la vue de Gundermann, au loin, débouchant de la rue Vivienne, lui donna un nouveau frisson au coeur. Si rapetissé qu'il fût par l'éloignement, c'était bien lui, avec sa marche lente, sa tête qu'il portait droite et blême, sans regarder personne, comme seul, dans sa royauté, au milieu de la foule. Et il le suivait avec terreur, interprétait chacun de ses mouvements. L'ayant vu aborder Nathansohn, il crut tout perdu. Mais le coulissier se retirait, l'air déconfit, et il reprit espoir. Il trouvait décidément au banquier son air de tous les jours. Puis, brusquement, son coeur sauta de joie Gundermann venait d'entrer chez le confiseur faire son achat de bonbons pour ses petites filles ; et c'était là un signe certain, jamais il n'y entrait, les jours de crise. Une heure sonna, la cloche annonça l'ouverture du marché. Ce fut une Bourse mémorable, une de ces grandes journées de désastre, d'un de ces désastres à la hausse, si rares, dont le souvenir reste légendaire. Dans l'accablante chaleur, au début, les cours baissèrent encore. Puis, des achats brusques, isolés, comme des coups de feu de tirailleurs avant que la bataille s'engage, étonnèrent. Mais les opérations restaient lourdes quand même, au milieu de la méfiance générale. Les achats se multiplièrent, s'allumèrent de toutes parts, à la coulisse, au parapet ; on n'entendait plus que les voix de Nathansohn sous la colonnade, de Mazaud, de Jacoby, de Delarocque à la corbeille, criant qu'ils prenaient toutes les valeurs, à tous les prix ; et ce fut alors un frémissement, une houle croissante, sans que personne pourtant osât se risquer, dans le désarroi de ce revirement inexplicable. Les cours avaient légèrement monté, Saccard eut le temps de donner de nouveaux ordres à Massias, pour Nathansohn. Il pria également le petit Flory qui passait en courant, de remettre à Mazaud une fiche, où il le chargeait d'acheter, d'acheter toujours ; si bien que Flory, ayant lu la fiche, frappé d'un accès de foi, joua le jeu de son grand homme, acheta lui aussi pour son compte. Et ce fut à cette minute, à deux heures moins un quart, que le tonnerre éclata en pleine Bourse l'Autriche cédait la Vénétie à l'empereur, la guerre était finie. D'où venait cette nouvelle ? personne ne le sut, elle sortait de toutes les bouches à la fois, des pavés eux-mêmes. Quelqu'un l'avait apportée, tous la répétaient dans une clameur, qui grossissait avec la voix haute d'une marée d'équinoxe. Par bonds furieux, les cours se mirent à monter, au milieu de l'effroyable vacarme. Avant le coup de cloche de la clôture, ils s'étaient relevés de quarante, de cinquante francs. Ce fut une mêlée inexprimable, une de ces batailles confuses où tous se ruent, soldats et capitaines, pour sauver leur peau, assourdis, aveuglés, n'ayant plus la conscience nette de la situation. Les fronts ruisselaient de sueur, l'implacable soleil qui tapait sur les marches, mettait la Bourse dans un flamboiement d'incendie. Et, à la liquidation, lorsqu'on put évaluer le désastre, il apparut immense. Le champ de bataille restait jonché de blessés et de ruines. Moser, le baissier, était parmi les plus atteints. Pillerault expiait durement sa faiblesse, pour l'unique fois qu'il avait désespéré de la hausse. Maugendre perdait cinquante mille francs, sa première perte sérieuse. La baronne Sandorff eut à payer de si grosses différences, que Delcambre, disait-on, se refusait à les donner ; et elle était toute blanche de colère et de haine, au seul nom de son mari, le conseiller d'ambassade, qui avait eu la dépêche entre les mains avant Rougon lui- même, sans lui en rien dire. Mais la haute banque, la banque juive, surtout, avait essuyé une défaite terrible, un vrai massacre. On affirmait que Gundermann, simplement pour sa part, y laissait huit millions. Et cela stupéfiait, comment n'avait-il pas été averti ? lui le maÃtre indiscuté du marché, dont les ministres n'étaient que les commis et qui tenait les Etats dans sa souveraine dépendance ! Il y avait là un de ces concours de circonstances extraordinaires qui font les grands coups du hasard. C'était un effondrement imprévu, imbécile, en dehors de toute raison et de toute logique. Cependant, l'histoire se répandit, Saccard passa grand homme. D'un coup de râteau, il venait de ramasser la presque totalité de l'argent perdu par les baissiers. Personnellement, il avait mis en poche deux millions. Le reste allait entrer dans les caisses de l'Universelle, ou plutôt se fondre aux mains des administrateurs. A grand-peine, il finit par persuader à Mme Caroline que la part d'Hamelin, dans ce butin si légitimement conquis sur les juifs, était d'un million. Huret, lui, ayant été à la besogne, s'était taillé son morceau, royalement. Quant aux autres, les Daigremont les marquis de Bohain, ils ne se firent nullement prier. Tous votèrent des remerciements et des félicitations à l'éminent directeur. Et un coeur surtout brûlait de gratitude pour Saccard, celui de Flory, qui avait gagné dix mille francs, une fortune, de quoi habiter avec Chuchu un petit logement de la rue Condorcet et aller ensemble, le soir, rejoindre Gustave Sédille et Germaine Coeur dans des restaurants chers. Au journal, il fallut donner une gratification à Jantrou, qui s'emportait de ce qu'on ne l'avait pas prévenu. Seul Dejoie demeurait mélancolique, car il devait garder l'éternel regret d'avoir senti, un soir, la fortune passer dans l'air, mystérieuse et vague, inutilement. Ce premier triomphe de Saccard sembla être comme une floraison de l'empire à son apogée. Il entrait dans l'éclat du règne, il en était un des reflets glorieux. Le soir même où il grandissait parmi les fortunes écroulées, à l'heure où la Bourse n'était plus qu'un champ morne de décombres, Paris entier se pavoisait, s'illuminait, ainsi que pour une grande victoire ; et des fêtes aux Tuileries, des réjouissances dans les rues, célébraient Napoléon III maÃtre de l'Europe si haut, si grand, que les empereurs et les rois le choisissaient comme arbitre dans leurs querelles et lui remettaient des provinces pour qu'il en disposât entre eux. A la Chambre, des voix avaient bien protesté, des prophètes de malheur annonçaient confusément le terrible avenir, la Prusse grandie de tout ce que la France avait toléré, l'Autriche battue, l'Italie ingrate. Mais des rires, des cris de colère étouffaient ces voix inquiètes, et Paris, centre du monde, flambait par toutes ses avenues et tous ses monuments, au lendemain de Sadowa, en attendant les nuits noires et glacées, les nuits sans gaz, traversées par la mèche rouge des obus. Ce soir-là , Saccard, débordant de son succès, battit les rues, la place de la Concorde, les Champs-Elysées, tous les trottoirs où brûlaient des lampions. Emporté dans le flot montant des promeneurs, les yeux aveuglés par cette clarté de plein jour, il pouvait croire qu'on illuminait pour le fêter n'était-il pas, lui aussi, le vainqueur inattendu, celui qui s'élevait au milieu des désastres ? Un seul ennui venait de gâter sa joie, la colère de Rougon, qui terrible, avait chassé Huret, quand il avait compris d'où venait le coup de Bourse. Ce n'était donc pas le grand homme qui s'était montré bon frère, en lui envoyant la nouvelle ? Faudrait-il qu'il se passât de ce haut patronage, même qu'il attaquât le tout-puissant ministre ? Brusquement, en face du palais de la Légion d'honneur, que surmontait une gigantesque croix de feu, brasillant dans le ciel noir, il en prit la résolution hardie, pour le jour où il se sentirait les reins assez forts. Et, grisé par les chants de la foule et les claquements des drapeaux, il revint rue Saint-Lazare, au travers de Paris en flammes. Deux mois après, en septembre, Saccard, que sa victoire sur Gundermann rendait audacieux, décida qu'il fallait donner un nouvel élan à l'Universelle. Dans l'assemblée générale qui avait eu lieu à la fin d'avril, le bilan présenté portait, pour l'année 1864, un bénéfice de neuf millions, en y comprenant les vingt francs de primes sur chacune des cinquante mille actions nouvelles, lors du doublement du capital. On avait amorti complètement le compte de premier établissement, servi aux actionnaires leur cinq pour cent et aux administrateurs leur dix pour cent, laissé à la réserve une somme de cinq millions, outre le dix pour cent réglementaire ; et, avec le million qui restait, on était arrivé à distribuer un dividende de dix francs par action. C'était un beau résultat pour une société qui n'avait pas deux ans d'existence. Mais Saccard procédait par coups de fièvre, appliquant au terrain financier la méthode de la culture intensive, chauffant, surchauffant le sol, au risque de brûler la récolte ; et il fit accepter, d'abord par le conseil d'administration, ensuite par une assemblée générale extraordinaire, qui se réunit le 15 septembre, une seconde augmentation du capital on le doublait encore, on l'élevait de cinquante à cent millions, en créant cent mille actions nouvelles, exclusivement réservées aux actionnaires, titre pour titre. Seulement, cette fois, les titres étaient émis à 675 francs, soit une prime de 175 francs, destinée à être versée au fonds de réserve. Les succès croissants, les affaires heureuses déjà faites, surtout les grandes entreprises que l'Universelle allait lancer, étaient les raisons invoquées pour justifier cette énorme augmentation du capital, doublé ainsi coup sur coup ; car il fallait bien donner à la maison une importance et une solidité en rapport avec les intérêts qu'elle représentait. D'ailleurs, le résultat fut immédiat les actions qui, depuis des mois, restaient stationnaires à la Bourse, au cours moyen de sept cent cinquante, montèrent à neuf cents, en trois jours. Hamelin n'avait pu revenir d'Orient, pour présider l'assemblée générale extraordinaire, et il écrivit à sa soeur une lettre inquiète, où il exprimait des craintes sur cette façon de mener l'Universelle au galop, d'un train fou. Il devinait bien qu'on avait fait encore, chez maÃtre Lelorrain, des déclarations mensongères. En effet, toutes les actions nouvelles n'avaient pas été légalement souscrites, la société était restée propriétaire des titres que refusaient les actionnaires ; et, les versements n'étant point exécutés, un jeu d'écritures avait passé ces titres au compte Sabatani. En outre, d'autres prête-noms, des employés, des administrateurs, lui avaient permis de souscrire elle-même à sa propre émission ; de sorte qu'elle détenait alors près de trente mille de ses actions, représentant une somme de dix-sept millions et demi. Outre qu'elle était illégale, la situation pouvait devenir dangereuse, car l'expérience a démontré que toute maison de crédit qui joue sur ses valeurs est perdue. Mais Mme Caroline n'en répondit pas moins gaiement à son frère, le plaisantant de ce qu'il devenait trembleur aujourd'hui, au point que c'était elle, jadis soupçonneuse, qui devait le rassurer. Elle disait veiller toujours, ne rien voir de louche, être émerveillée, au contraire, des grandes choses, claires et logiques, auxquelles elle assistait. La vérité était qu'elle ne savait naturellement rien de ce qu'on lui cachait, et que, sur le reste, son admiration pour Saccard, l'émotion de sympathie où la jetaient l'activité et l'intelligence de ce petit homme, l'aveuglaient. En décembre, le cours de mille francs fut dépassé. Et alors, en face de l'Universelle triomphante, la haute banque s'émut, on rencontra Gundermann, sur la place de la Bourse, l'air distrait, entrant acheter des bonbons chez le confiseur, de son pas automatique. Il avait payé ses huit millions de perte sans une plainte, sans qu'un seul de ses familiers eût surpris sur ses lèvres une parole de colère et de rancune. Quand il perdait ainsi, chose rare, il disait d'ordinaire que c'était bien fait, que cela lui apprendrait à être moins étourdi ; et l'on souriait, car l'étourderie de Gundermann ne s'imaginait guère. Mais, cette fois, la dure leçon devait lui rester en travers du coeur, l'idée d'avoir été battu par ce casse-cou de Saccard, ce fou passionné, lui si froid, si maÃtre des faits et des hommes, lui était assurément insupportable. Aussi, dès cette époque, se mit-il à le guetter, certain de sa revanche. Tout de suite, devant l'engouement qui accueillait l'Universelle, il avait pris position, en observateur convaincu que les succès trop rapides, les prospérités mensongères menaient aux pires désastres. Cependant, le cours de mille francs était encore raisonnable, et il attendait pour se mettre à la baisse. Sa théorie était qu'on ne provoquait pas les événements à la Bourse, qu'on pouvait au plus les prévoir et en profiter, quand ils s'étaient produits. La logique seule régnait, la vérité était, en spéculation comme ailleurs, une force toute-puissante. Dès que les cours s'exagéreraient par trop, ils s'effondreraient la baisse alors se ferait mathématiquement, il serait simplement là pour voir son calcul se réaliser et empocher son gain. Et, déjà , il fixait au cours de quinze cents francs son entrée en guerre. A quinze cents, il commença donc à vendre de l'Universelle, peu d'abord, davantage à chaque liquidation, d'après un plan arrêté d'avance. Pas besoin d'un syndicat de baissiers, lui seul suffirait, les gens sages auraient la nette sensation de la vérité et joueraient son jeu. Cette Universelle bruyante, cette Universelle qui encombrait si rapidement le marché et qui se dressait comme une menace devant la haute banque juive, il attendait froidement qu'elle se lézardât d'elle-même, pour la jeter par terre d'un coup d'épaule. Plus tard, on raconta que ce fut même Gundermann qui, en secret, facilita à Saccard l'achat d'une antique bâtisse, rue de Londres, que celui-ci avait l'intention de démolir, pour élever à la place l'hôtel de ses rêves, le palais où logerait fastueusement son oeuvre. Il était parvenu à convaincre le conseil d'administration, les ouvriers se mirent au travail, dès le milieu d'octobre. Le jour même où la première pierre fut posée, en grande cérémonie, Saccard se trouvait au journal, vers quatre heures, à attendre Jantrou, qui était allé porter des comptes rendus de la solennité dans les feuilles amies, lorsqu'il reçut la visite de la baronne Sandorff. Elle avait d'abord demandé le rédacteur en chef, puis était tombée, comme par hasard, sur le directeur de l'Universelle, qui s'était mis galamment à sa disposition pour tous les renseignements qu'elle désirerait, en l'emmenant dans la pièce réservée, au fond du corridor. Et là , à la première attaque brutale, elle céda, sur le divan, ainsi qu'une fille, d'avance résignée à l'aventure. Mais une complication se produisit, il arriva que Mme Caroline, en course dans le quartier Montmartre, monta au journal. Elle y tombait parfois de la sorte, pour donner une réponse à Saccard, ou simplement pour prendre des nouvelles. D'ailleurs, elle connaissait Dejoie qu'elle y avait placé, elle s'arrêtait toujours à causer une minute, heureuse de la gratitude qu'il lui témoignait. Ce jour-là , ne l'ayant pas trouvé dans l'antichambre, elle enfila le couloir, se heurta contre lui, comme il revenait d'écouter à la porte. Maintenant, c'était une maladie, il tremblait de fièvre, il collait son oreille à toutes les serrures, pour surprendre les secrets de Bourse. Seulement, ce qu'il avait entendu et compris, cette fois, l'avait un peu gêné ; et il souriait d'un air vague. " Il est là , n'est-ce pas ? " dit Mme Caroline, en voulant passer outre. Il l'avait arrêtée, balbutiant, n'ayant pas le temps de mentir. " Oui, il est là , mais vous ne pouvez pas entrer. - Comment, je ne peux pas entrer ? - Non, il est avec une dame. " Elle devint toute blanche, et lui, qui ne savait rien de la situation, clignait les yeux, allongeait le cou, indiquait, par une mimique expressive, l'aventure. " Quelle est cette dame ? " demanda-t-elle d'une voix brève. Il n'avait aucune raison de lui cacher le nom, à elle, sa bienfaitrice. Il se pencha à son oreille. " La baronne Sandorff... Oh ! il y a longtemps qu'elle tourne autour ! " Mme Caroline resta immobile un instant. Dans l'ombre du couloir, on ne pouvait distinguer la pâleur livide de son visage. Elle venait d'éprouver, en plein coeur, une douleur si aiguÃ, si atroce, qu'elle ne se souvenait pas d'avoir jamais tant souffert ; et c'était la stupeur de cette affreuse blessure qui la clouait là . Qu'allait-elle faire à présent, enfoncer cette porte, se ruer sur cette femme, les souffleter tous les deux d'un scandale ? Et, comme elle demeurait sans volonté encore, étourdie, elle fut gaiement abordée par Marcelle, qui était montée pour prendre son mari. La jeune femme avait dernièrement fait sa connaissance. " Tiens ! c'est vous, chère madame... Imaginez-vous que nous allons au théâtre, ce soir ! Oh, c'est toute une histoire, il ne faut pas que ça coûte cher... Mais Paul a découvert un petit restaurant où nous nous régalons pour trente-cinq sous par tête... " Jordan arrivait, il interrompit sa femme en riant. " Deux plats, un carafon de vin, du pain à discrétion. - Et puis, continua Marcelle, nous ne prenons pas de voiture, c'est si amusant de rentrer à pied, quand il est très tard !... Ce soir, comme nous sommes riches, nous remonterons un gâteau aux amandes de vingt sous... Fête complète, noce à tout casser ! " Elle s'en alla, enchantée, au bras de son mari. Et Mme Caroline, qui était revenue avec eux dans l'antichambre, avait retrouvé la force de sourire. " Amusez-vous bien " , murmura-t-elle, la voix tremblante. Puis, elle partit à son tour. Elle aimait Saccard, elle en emportait l'étonnement et la douleur, comme d'une plaie honteuse qu'elle ne voulait pas montrer. VII - Deux mois plus tard, par un après-midi gris et doux de novembre, Mme Caroline monta à la salle des épures, tout de suite après le déjeuner, pour se mettre au travail. Son frère, alors à Constantinople, où il s'occupait de sa grande affaire des chemins de fer d'Orient, l'avait chargée de revoir toutes les notes prises autrefois par lui, dans leur premier voyage, puis de rédiger une sorte de mémoire, qui serait comme un résumé historique de la question ; et, depuis deux grandes semaines, elle tâchait de s'absorber tout entière dans cette besogne. Ce jour-là , il faisait si chaud, qu'elle laissa mourir le feu et ouvrit la fenêtre, d'où elle regarda un instant, avant de s'asseoir, les grands arbres nus de l'hôtel Beauvilliers, violâtres sur le ciel pâle. Il y avait près d'une demi-heure qu'elle écrivait, lorsque le besoin d'un document l'égara dans une longue recherche, parmi les dossiers entassés sur sa table. Elle se leva, alla remuer d'autres papiers, revint s'asseoir, les mains pleines ; et, comme elle classait des feuilles volantes, elle tomba sur des images de sainteté, une vue enluminée du Saint-Sépulcre, une prière encadrée des instruments de la Passion, souveraine pour assurer le salut, dans les moments de détresse où l'âme est en danger. Alors, elle se souvint, son frère avait acheté ces images à Jérusalem, en grand enfant pieux. Une émotion soudaine la saisit, des larmes mouillèrent ses joues. Ah ! ce frère, si intelligent, si longtemps méconnu, qu'il était heureux de croire, de ne pas sourire devant ce Saint-Sépulcre naïf pour boÃte à bonbons, de puiser une sereine force dans sa foi à l'efficacité de cette prière, rimée en vers de confiseur ! Elle le revoyait trop confiant, trop facile à se laisser duper peut-être, mais si droit, si tranquille, sans une révolte, sans une lutte même. Et elle qui, depuis deux mois, luttait et souffrait, elle qui ne croyait plus, brûlée de lectures, dévastée de raisonnements, avec quelle ardeur elle souhaitait, aux heures de faiblesse, d'être restée simple et ingénue comme lui, au point de pouvoir endormir son coeur saignant, en répétant trois fois, matin et soir, l'oraison enfantine que les clous et la lance, la couronne et l'éponge de la Passion entouraient ! Au lendemain du hasard brutal qui lui avait appris la liaison de Saccard et de la baronne Sandorff, elle s'était raidie de toute sa volonté, pour résister au besoin de les surveiller et de savoir. Elle n'était point la femme de cet homme, elle ne voulait point être sa maÃtresse passionnée jalouse jusqu'au scandale ; et sa misère était qu'elle continuait à ne pas se refuser, dans leur intimité de chaque heure. Cela venait de la façon paisible, simplement affectueuse, dont elle avait d'abord considéré leur aventure une amitié ayant abouti fatalement au don de la personne, comme il arrive entre homme et femme. Elle n'avait plus vingt ans, elle était devenue d'une grande tolérance, après la dure expérience de son mariage. A trente-six ans étant si sage, se croyant sans illusions, ne pouvait-elle donc fermer les yeux, se conduire plus en mère qu'en amante, à l'égard de cet ami auquel elle s'était résignée sur le tard, dans une minute d'absence morale, et qui, lui aussi, avait singulièrement dépassé l'âge des héros ? Parfois, elle répétait qu'on accordait trop d'importance à ces rapports des sexes, simples rencontres souvent, dont on embarrassait ensuite l'existence entière. D'ailleurs, elle souriait la première de l'immoralité de sa remarque, car n'étaient pas alors toutes les fautes permises, toutes les femmes à tous les hommes ? Et, pourtant, que de femmes sont raisonnables en acceptant le partage avec une rivale, que la pratique courante l'emporte en heureuse bonhomie sur la jalouse idée de la possession unique et totale ! Mais ce n'étaient là que des façons théoriques de rendre la vie supportable, elle avait beau se forcer à l'abnégation, continuer à être l'intendante dévouée, la servante d'intelligence supérieure qui veut bien donner son corps, quand elle a donné son coeur et son cerveau une révolte de sa chair, de sa passion la soulevait, elle souffrait affreusement de ne pas tout savoir, de ne pas rompre violemment, après avoir jeté à la face de Saccard l'affreux mal qu'il lui faisait. Elle s'était domptée cependant, au point de se taire, de rester calme et souriante, et jamais, dans son existence si rude jusque- là , elle n'avait eu besoin de plus de force. Encore un instant, elle regarda les images de sainteté, qu'elle tenait toujours, avec son sourire douloureux d'incrédule, tout ému de tendresse. Mais elle ne les voyait plus, elle reconstruisait ce que Saccard avait pu faire la veille, ce qu'il faisait ce jour-là même, par un travail involontaire et incessant de son esprit, qui retournait d'instinct à cet espionnage, dès qu'elle ne l'occupait plus. Saccard, d'ailleurs, semblait mener sa vie accoutumée, le matin les tracas de sa direction, l'après-midi la Bourse, le soir les invitations à dÃner, les premières représentations, une vie de plaisirs, des filles de théâtre dont elle n'était point jalouse. Et, cependant, elle sentait bien un nouvel intérêt en lui, une chose qui lui prenait des heures occupées auparavant d'une autre façon, sans doute cette femme, des rendez-vous dans quelque endroit qu'elle se défendait de connaÃtre. Cela la rendait soupçonneuse et méfiante, elle se remettait malgré elle à " faire le gendarme " , comme disait son frère en riant, même au sujet des affaires de l'Universelle, qu'elle avait cessé de surveiller, tant sa confiance un moment était devenue grande. Des irrégularités la frappaient et la chagrinaient. Puis, elle était toute surprise de s'en moquer au fond, de ne pas trouver la force de parler ni d'agir, tellement une seule angoisse la tenait au coeur, cette trahison qu'elle aurait voulu accepter, qui l'étouffait. Et, honteuse de sentir les larmes la gagner de nouveau, elle cacha les images, avec le mortel regret de ne pouvoir aller s'agenouiller et se soulager dans une église, en pleurant pendant des heures toutes les larmes de son corps. Depuis dix minutes, Mme Caroline, calmée, s'était remise à rédiger le mémoire, lorsque le valet de chambre vint lui dire que Charles, un cocher renvoyé la veille, voulait absolument parler à madame. C'était Saccard qui, après l'avoir engagé lui-même, l'avait surpris volant sur l'avoine. Elle hésita, puis consentit à le recevoir. Grand, beau garçon, avec la face et le cou rasés, se dandinant de l'air assuré et fat des hommes que les femmes paient, Charles se présenta insolemment. " Madame, c'est pour les deux chemises que la blanchisseuse m'a perdues et dont elle refuse de me tenir compte. Sans doute, madame ne pense pas que je puisse faire une perte pareille... Et, comme madame est responsable, je veux que madame me rembourse mes chemises... Oui, je veux quinze francs. " Sur ces questions de ménage, elle était très sévère. Peut-être aurait-elle donné les quinze francs, pour éviter toute discussion. Mais l'effronterie de cet homme, pris la veille la main dans le sac, la révolta. " Je ne vous dois rien, je ne vous donnerai pas un sou... D'ailleurs, monsieur m'a mise en garde et m'a absolument défendu de faire quelque chose pour vous. " Alors, Charles s'avança, menaçant. " Ah ! monsieur a dit ça, je m'en doutais, et il a eu tort, monsieur, parce que nous allons rire... Je ne suis pas assez bête pour ne pas avoir remarqué que madame était la maÃtresse... " Rougissante, Mme Caroline se leva, voulant le chasser. Mais il ne lui en laissa pas le temps, il continuait plus haut " Et peut-être que madame sera contente de savoir où va monsieur, de quatre à six, deux et trois fois par semaine, quand il est sûr de trouver la personne seule... " Elle était redevenue brusquement très pâle, tout son sang refluait à son coeur. D'un geste violent, elle tenta de lui rentrer dans la gorge ce renseignement qu'elle évitait d'apprendre depuis deux mois. " Je vous défends bien... " Seulement, il criait plus fort qu'elle. " C'est Mme la baronne Sandorff... M. Delcambre l'entretient et a loué, pour l'avoir à son aise, un petit rez-de-chaussée de la rue Caumartin, presque au coin de la rue Saint-Nicolas, dans une maison où il y a une fruitière... Et monsieur y va donc prendre la place toute chaude... " Elle avait allongé le bras vers la sonnette, pour qu'on jetât cet homme dehors ; mais il aurait certainement continué devant les domestiques. " Oh ! quand je dis chaude !... J'ai une amie là -dedans, Clarisse, la femme de chambre, qui les a regardés ensemble, et qui a vu sa maÃtresse, un vrai glaçon, lui faire un tas de saletés... - Taisez-vous, malheureux !... Tenez ! voici vos quinze francs. " Et, d'un geste d'indicible dégoût, elle lui remit l'argent, comprenant que c'était la seule façon de le renvoyer. Tout de suite, en effet, il redevint poli. " Moi, je ne veux que le bien de madame... La maison où il y a une fruitière. Le perron au fond de la cour... C'est aujourd'hui jeudi, il est quatre heures, si madame veut les surprendre... " Elle le poussait vers la porte, sans desserrer les lèvres, livide. " D'autant plus qu'aujourd'hui madame assisterait peut-être bien à quelque chose de rigolo... Plus souvent que Clarisse resterait dans une boÃte pareille ! Et, quand on a eu de bons maÃtres, on leur laisse un petit souvenir, n'est-ce pas ?... Bonsoir, madame. " Enfin, il était parti. Mme Caroline resta quelques secondes immobile, cherchant, comprenant qu'une scène pareille menaçait Saccard. Puis, sans force, avec un long gémissement, elle vint s'abattre sur sa table de travail ; et les larmes qui l'étouffaient depuis si longtemps ruisselèrent. Cette Clarisse, une maigre fille blonde, venait simplement de trahir sa maÃtresse, en offrant à Delcambre de la lui faire surprendre avec un autre homme, dans le logement même qu'il payait. Elle avait d'abord exigé cinq cents francs ; mais, comme il était fort avare, elle dut, après marchandage, se contenter de deux cents francs, payables de la main à la main, au moment où elle lui ouvrirait la porte de la chambre. Elle couchait là , dans une petite pièce, derrière le cabinet de toilette. La baronne l'avait prise par une délicatesse, pour ne pas confier le soin du ménage à la concierge. Le plus souvent, elle vivait oisive, n'ayant rien à faire entre les rendez-vous, au fond de ce logement vide, s'effaçant du reste, disparaissant, dès que Delcambre ou Saccard arrivait. C'était dans la maison qu'elle avait connu Charles qui longtemps était venu, la nuit, occuper avec elle le grand lit des maÃtres, encore ravagé par la débauche de la journée ; et même c'était elle qui l'avait recommandé à Saccard, comme un très bon sujet, très honnête. Depuis son renvoi, elle épousait sa rancune, d'autant plus que sa maÃtresse lui faisait des " crasses " et qu'elle avait une place où elle gagnerait cinq francs de plus par mois. D'abord, Charles voulait écrire au baron Sandorff ; mais elle avait trouvé plus drôle et plus lucratif d'organiser, avec Delcambre, une surprise. Et, ce jeudi-là , ayant tout préparé pour le grand coup, elle attendit. A quatre heures, lorsque Saccard arriva, la baronne Sandorff était déjà là , allongée sur la chaise longue, devant le feu. Elle se montrait d'habitude très exacte, en femme d'affaires qui sait le prix du temps. Les premières fois, il avait eu la désillusion de ne pas trouver l'ardente amoureuse qu'il espérait, chez cette femme si brune, aux paupières bleues, à la provocante allure de bacchante en folie. Elle était de marbre, lasse de son inutile effort à la recherche d'une sensation qui ne venait point, tout entière prise par le jeu, dont l'angoisse au moins lui chauffait le sang. Puis, l'ayant sentie curieuse, sans dégoût, résignée à la nausée, si elle croyait y découvrir un frisson nouveau, il l'avait dépravée, obtenant d'elle toutes les caresses. Elle causait Bourse, lui tirait des renseignements ; et, comme le hasard aidant sans doute, elle gagnait depuis sa liaison, elle traitait un peu Saccard en fétiche, l'objet ramassé que l'on garde et que l'on baise, même malpropre, pour la chance qu'il vous porte. Clarisse avait fait un si grand feu, ce jour-là , qu'ils ne se mirent pas au lit, par un raffinement de rester devant les hautes flammes, sur la chaise longue. Dehors, la nuit allait se faire. Mais les volets étaient fermés, les rideaux soigneusement tirés ; et deux grosses lampes, aux globes dépolis, sans abat-jour, les éclairaient d'une lumière crue. A peine Saccard était-il entré, que Delcambre, à son tour descendit de voiture. Le procureur général Delcambre, personnellement lié avec l'empereur, en passe de devenir ministre, était un homme maigre et jaune de cinquante ans, à la haute taille solennelle, à la face rase, coupée de plis profonds d'une austère sévérité. Son nez dur, en bec d'aigle, semblait sans défaillance comme sans pardon. Et, lorsqu'il monta le perron, de son pas ordinaire, mesuré et grave, il avait toute sa dignité, son air froid des grands jours d'audience. Personne ne le connaissait dans la maison, il n'y venait guère qu'à la nuit tombée. Clarisse l'attendait dans l'étroite antichambre. " Si monsieur veut me suivre, et je recommande bien à monsieur de ne pas faire de bruit. " Il hésitait, pourquoi ne pas entrer par la porte qui ouvrait directement sur la chambre ? Mais, à voix très basse, elle lui expliqua que le verrou était mis sûrement, qu'il faudrait briser tout et que madame, avertie, aurait le temps de s'arranger. Non ! ce qu'elle voulait, c'était la lui faire surprendre telle qu'elle l'avait vue, un jour, en risquant un oeil au trou de la serrure. Pour cela, elle avait imaginé quelque chose de bien simple. Sa chambre, autrefois, communiquait avec le cabinet de toilette par une porte, aujourd'hui fermée à clef ; et, la clef ayant été ensuite jetée au fond d'un tiroir, elle avait eu seulement à la reprendre là , puis à rouvrir ; de sorte que, grâce à cette porte condamnée, oubliée, on pouvait maintenant pénétrer sans bruit dans le cabinet de toilette, qui lui-même n'était séparé de la chambre que par une portière. Certainement, madame n'attendait personne de ce côté. " Que monsieur se confie entièrement à moi. J'ai intérêt, n'est-ce pas ? à la réussite. " Elle se glissa par la porte entrebâillée, disparut un instant, laissant Delcambre seul, dans son étroite chambre de bonne, au lit en désordre, à la cuvette d'eau savonneuse, et dont elle avait déjà déménagé sa malle, le matin, pour filer, dès que le coup serait fait. Puis, elle revint, referma doucement la porte sur elle. " Il faut que monsieur attende un petit peu. Ce n'est pas encore ça. Ils causent. " Delcambre restait digne, sans un mot, debout et immobile sous les regards vaguement blagueurs de cette fille qui le dévisageait. Cependant, il se lassait, un tic nerveux tirait toute la moitié gauche de son visage, dans la rage contenue dont le flot montait à son crâne. Le furieux mâle, aux appétits d'ogre, qu'il y avait en lui, caché derrière la glaciale sévérité de son masque professionnel, commençait à gronder sourdement, irrité de cette chair qu'on lui volait. Faisons vite, faisons vite " , répéta-t-il, sans savoir ce qu'il disait, les mains fiévreuses. Mais, lorsque Clarisse, disparue de nouveau, revint, un doigt sur les lèvres, elle le supplia de patienter encore. " Je vous assure, monsieur, soyez raisonnable, autrement vous perdrez le plus beau... Dans un moment, ça y sera en plein. " Et, Delcambre, les jambes brusquement cassées, dut s'asseoir sur le petit lit de bonne. La nuit tombait, il resta ainsi dans l'ombre, tandis que la femme de chambre, aux écoutes, ne perdait aucun des bruits légers qui venaient de la chambre, et qu'il entendait, lui, décuplés par un tel bourdonnement de ses oreilles, qu'ils lui paraissaient être le piétinement d'une armée en marche. Enfin, il sentit la main de Clarisse tâtonnant le long de son bras. Il comprit, lui donna, sans une parole, une enveloppe ; où il avait glissé les deux cents francs promis. Et elle marcha la première, écarta la portière du cabinet, le poussa dans la chambre, en disant " Tenez ! les v'lâ ! " Devant le grand feu, aux braises ardentes, Saccard était sur le dos, couché au bord de la chaise longue, n'ayant gardé que sa chemise, qui, roulée, remontée jusqu'aux aisselles, découvrait, de ses pieds à ses épaules, sa peau brune, envahie avec l'âge d'un poil de bête ; tandis que la baronne, entièrement nue, toute rose des flammes qui la cuisaient, était agenouillée ; et les deux grosses lampes les éclairaient d'une clarté si vive, que les moindres détails s'accusaient, avec un relief d'ombre excessif. Béant, suffoqué par ce flagrant délit anormal, Delcambre s'était arrêté, pendant que les deux autres, comme foudroyés, stupides de voir entrer cet homme par le cabinet, ne bougeaient pas, les yeux élargis et fous. " Ah ! cochons ! bégaya enfin le procureur général, cochons ! cochons ! " Il ne trouvait que ce mot, il le répéta sans fin, l'accentua du même geste saccadé, pour lui donner plus de force. Cette fois, d'un bond, la femme s'était levée, éperdue de sa nudité, tournant sur elle-même, cherchant ses vêtements, qu'elle avait laissés dans le cabinet de toilette, où elle ne pouvait aller les reprendre ; et, ayant mis la main sur un jupon blanc resté là , elle s'en couvrit les épaules, garda les deux bouts de la ceinture entre les dents, afin de le serrer autour de son cou, contre sa poitrine. L'homme, qui avait quitté aussi la chaise longue, rabattit sa chemise, l'air très ennuyé. " Cochons ! répéta encore Delcambre, cochons ! dans cette chambre que je paie ! " Et, montrant le poing à Saccard, s'affolant de plus en plus, à l'idée que ces ordures se faisaient sur un meuble acheté avec son argent, il délira. " Vous êtes ici chez moi, cochon que vous êtes ! Et cette femme est à moi, vous êtes un cochon et un voleur ! " Saccard, qui ne se fâchait pas, aurait voulu le calmer, fort embarrassé d'être ainsi en chemise, et tout à fait contrarié de l'aventure. Mais le mot de voleur le blessa. " Dame ! monsieur, répondit-il, quand on veut avoir une femme à soi tout seul, on commence par lui donner ce dont elle a besoin. " Cette allusion à son avarice acheva d'enrager Delcambre. Il était méconnaissable, effroyable, comme si le bouc humain, tout le priape caché lui sortait de la peau. Ce visage, si digne et si froid, avait brusquement rougi, et il se gonflait, se tuméfiait, s'avançait en un mufle furieux. L'emportement lâchait la brute charnelle, dans l'affreuse douleur de cette fange remuée. " Besoin, besoin, balbutia-t-il, besoin du ruisseau... Ah ! Garce ! " Et il eut vers la baronne un geste si violent, qu'elle prit peur. Elle était restée debout, immobile, ne parvenant à se voiler la gorge, avec le jupon, qu'en laissant à découvert le ventre et les cuisses. Alors, ayant compris que cette nudité coupable, ainsi étalée, l'exaspérait davantage, elle recula jusqu'à la chaise, s'y assit en serrant les jambes, en remontant les genoux, de façon à cacher tout ce qu'elle pouvait. Puis, elle demeura là , sans un geste, sans un mot, la tête un peu basse, les yeux obliques et sournois sur la bataille en femelle que les hommes se disputent, et qui attend, pour être au vainqueur. Saccard, courageusement, s'était jeté devant elle. " Vous n'allez pas la battre, peut-être ! " Les deux hommes se trouvèrent face à face. " Enfin, monsieur, reprit-il, il faut en finir. Nous ne pouvons pas nous disputer comme des cochers... C'est très vrai, je suis l'amant de madame. Et je vous répète que, si vous avez payé les meubles ici, moi j'ai payé... - Quoi ? - Beaucoup de choses par exemple, l'autre jour, les dix mille francs de son ancien compte chez Mazaud, que vous aviez absolument refusé de régler... J'ai autant de droits que vous. Un cochon, c'est possible ! mais un voleur, ah ! non ! Vous allez retirer le mot. " Hors de lui, Delcambre cria " Vous êtes un voleur, et je vais vous casser la tête, si vous ne déguerpissez pas à l'instant. " Mais Saccard, à son tour, s'irritait. Tout en remettant son pantalon, il protesta. " Ah ! ça, dites donc, vous m'embêtez, à la fin ! Je m'en irai si je veux... Ce n'est pas encore vous que me ferez peur, mon bonhomme ! " Et, quand il eut enfilé ses bottines, il tapa résolument des pieds sur le tapis, en disant " Là , maintenant, je suis d'aplomb, je reste. " Etouffant de rage, Delcambre s'était rapproché, le mufle en avant. " Sale cochon, veux-tu filer ! - Pas avant toi, vieille crapule ! - Et si je te flanque ma main sur la figure ! - Moi, je te plante mon pied quelque part ! " Nez à nez, les crocs dehors, ils aboyaient. Oublieux d'eux-mêmes, dans cette débâcle de leur éducation, dans ce flot de vase immonde du rut qu'ils se disputaient, le magistrat et le financier en vinrent à une querelle de charretiers ivres, à des mots abominables, qu'ils se lançaient, avec un besoin croissant de l'ordure, comme des crachats. Leurs voix s'étranglaient dans leur gorge, ils écumaient de la boue. Sur sa chaise, la baronne attendait toujours que l'un des deux eût jeté l'autre dehors. Et, calmée déjà , arrangeant l'avenir, elle n'était plus gênée que par la présence de la femme de chambre, qu'elle devinait derrière la portière du cabinet de toilette, restée là pour se faire un peu de bon sang. Cette fille, en effet, ayant allongé la tête, avec un ricanement d'aise, à entendre des messieurs se dirent des choses si dégoûtantes, les deux femmes s'aperçurent, la maÃtresse accroupie et nue, la servante droite et correcte, avec son petit col plat ; et elles échangèrent un flamboyant regard, la haine séculaire des rivales, dans cette égalité des duchesses et des vachères, quand elles n'ont plus de chemise. Mais Saccard, lui aussi, avait vu Clarisse. Il achevait de s'habiller violemment, enfilait son gilet et revenait lâcher une injure dans la figure de Delcambre, passait la manche gauche de sa redingote et en criait une autre, passait la manche droite et en trouvait d'autres, d'autres toujours, à pleins baquets, à la volée. Puis, tout d'un coup, pour en finir " Clarisse, venez donc !... Ouvrez les portes, ouvrez les fenêtres, pour que toute la maison et toute la rue entendent !... M. le Procureur général veut qu'on sache qu'il est ici, et je vais le faire connaÃtre, moi ! " Pâlissant, Delcambre recula, en le voyant se diriger vers une des fenêtres, comme s'il voulait en tourner la crémone. Ce terrible homme était très capable d'exécuter sa menace, lui qui se moquait du scandale. " Ah ! canaille, canaille ! murmura le magistrat. Ça fait bien la paire, vous et cette catin. Et je vous la laisse... - C'est ça, décampez ! On n'a pas besoin de vous... Au moins, ses factures seront payées, elle ne pleurera plus misère... Tenez ! voulez- vous six sous, pour prendre l'omnibus ? " Sous l'insulte, Delcambre s'arrêta un instant, au seuil du cabinet de toilette. Il avait de nouveau sa haute taille maigre, sa face blême, coupée de plis rigides. Il étendit le bras, il fit un serment. " Je jure que vous me paierez tout ça... Oh ! je vous retrouverai, prenez garde ! " Puis, il disparut. Tout de suite, derrière lui, on entendit la fuite d'une jupe c'était la femme de chambre qui, par crainte d'une explication, se sauvait, très égayée, à l'idée de la bonne farce. Saccard, secoué encore, piétinant, alla fermer les portes, revint dans la chambre, où la baronne était restée ; douée sur sa chaise. Il se promena à grands pas, repoussa dans la cheminée un tison qui s'écroulait ; et, la voyant seulement alors, si singulière et si peu couverte, avec ce jupon sur les épaules, il se montra très convenable. " Habillez-vous donc, ma chère... Et ne vous émotionnez pas. C'est bête, mais ce n'est rien, rien du tout... Nous nous reverrons ici, après-demain, pour nous arranger, n'est-ce pas ? Moi, il faut que je file, j'ai un rendez-vous avec Huret. " Et, comme elle remettait enfin sa chemise, et qu'il partait, il lui cria de l'antichambre " Surtout, si vous achetez de l'Italien, pas de bêtise ! ne le prenez qu'à prime. " Pendant ce temps, à la même heure, Mme Caroline, la tête abattue sur sa table de travail, sanglotait. Le brutal renseignement du cocher, cette trahison de Saccard qu'elle ne pouvait ignorer désormais, remuait en elle tous les soupçons, toutes les craintes qu'elle avait voulu y ensevelir. Elle s'était forcée à la tranquillité et à l'espoir, dans les affaires de l'Universelle, complice, par l'aveuglement de sa tendresse, de ce qu'on ne lui disait pas, de ce qu'elle ne cherchait pas à apprendre. Aussi, maintenant, se reprochait-elle, avec un violent remords, la lettre rassurante qu'elle avait écrite à son frère, lors de la dernière assemblée générale ; car elle le savait, depuis que sa jalousie lui ouvrait de nouveau les yeux et les oreilles, les irrégularités continuaient, s'aggravaient sans cesse, ainsi le compte Sabatani avait grossi, la société jouait de plus en plus, sous le couvert de ce prête-nom, sans parler des réclames énormes et mensongères, des fondations de sable et de boue qu'on donnait à la colossale maison, dont la montée si prompte, comme miraculeuse, la frappait de plus de terreur que de joie. Ce qui surtout l'angoissait, c'était ce terrible train, ce galop continu dont on menait l'Universelle, pareille à une machine, bourrée de charbon, lancée sur des rails diaboliques, jusqu'à ce que tout crevât et sautât, sous un dernier choc. Elle n'était point une naïve, une nigaude, que l'on pût tromper ; même ignorante de la technique des opérations de banque, elle comprenait parfaitement les raisons de ce surmenage, de cet enfièvrement, destiné à griser la foule, à l'entraÃner dans cette épidémique folie de la danse des millions. Chaque matin devait apporter sa hausse, il fallait faire croire toujours à plus de succès, à des guichets monumentaux, des guichets enchantés qui absorbaient des rivières, pour rendre des fleuves, des océans d'or. Son pauvre frère, si crédule, séduit, emporté, allait-elle donc le trahir, l'abandonner à ce flot qui menaçait, un jour, de les noyer tous ? Elle était désespérée de son inaction et de son impuissance. Cependant, le crépuscule assombrissait la salle des épures, que le foyer éteint n'éclairait même pas d'un reflet ; et, dans ces ténèbres accrues, Mme Caroline pleurait plus fort. C'était lâche de pleurer ainsi, car elle sentait bien que tant de larmes ne venaient point de son inquiétude sur les affaires de l'Universelle. Saccard, certainement, menait à lui seul le terrible galop, fouaillait la bête avec une férocité, une inconscience morale extraordinaire, quitte à la tuer. Il était l'unique coupable, elle avait un frisson à tâcher de lire en lui, dans cette âme obscure d'un homme d'argent, ignorée de lui-même, où l'ombre cachait de l'ombre, l'infini boueux de toutes les déchéances. Ce qu'elle n'y distinguait pas encore nettement, elle le soupçonnait, elle en tremblait. Mais la découverte lente de tant de plaies, la crainte d'une catastrophe possible ne l'auraient pas ainsi jeté sur cette table, pleurante et sans force, l'auraient au contraire redressée, dans un besoin de lutte et de guérison. Elle se connaissait, elle était une guerrière. Non ! si elle sanglotait si fort, telle qu'une enfant débile, c'était qu'elle aimait Saccard et que Saccard, à cette minute même, se trouvait avec une autre femme. Et cet aveu qu'elle était obligée de se faire, l'emplissait de honte, redoublait ses pleurs, au point de l'étouffer. " N'avoir pas plus de fierté, mon Dieu ! balbutiait-elle à voix haute. Etre à ce point fragile et misérable ! Ne pas pouvoir, quand on veut ! " A ce moment, dans la pièce noire, elle eut l'étonnement d'entendre une voix. C'était Maxime qui, en familier de la maison, venait d'entrer. " Comment ! vous êtes sans lumière, et vous pleurez ! " Confuse d'être ainsi surprise, elle s'efforça de maÃtriser ses sanglots, pendant qu'il ajoutait " Je vous demande pardon, je croyais mon père revenu de la Bourse... Une dame m'a prié de le lui amener à dÃner. " Mais le valet de chambre apportait une lampe, et il se retira, après l'avoir posée sur la table. Toute la vaste pièce s'était éclairée de la calme lumière qui tombait de l'abat-jour. " Ce n'est rien, voulut expliquer Mme Caroline, un bobo de femme, moi qui suis pourtant si peu nerveuse. " Et, les yeux secs, le buste droit, elle souriait déjà , de son air héroïque de combattante. Un instant, le jeune homme la regarda, si fièrement redressée, avec ses grands yeux clairs, ses fortes lèvres, son visage de bonté virile, l'épaisse couronne de ses cheveux blancs avait adouci et pénétré d'un grand charme ; et il la trouvait jeune encore, toute blanche ainsi, les dents également très blanches, une femme adorable, devenue belle. Puis il songea à son père, il eut un haussement d'épaules plein d'une méprisante pitié. " C'est lui, n'est-ce pas ? qui vous met dans un état pareil. " Elle voulut nier, mais elle étranglait, des larmes remontaient à ses paupières. " Ah ! ma pauvre madame, je vous disais bien que vous aviez des illusions sur papa et que vous en seriez mal récompensée... C'était fatal, qu'il vous mangeât, vous aussi ! " Alors, elle se souvint du jour où elle était allée lui emprunter les deux mille francs, pour l'acompte sur la rançon de Victor. Ne lui avait- il pas promis de causer avec elle, lorsqu'elle voudrait savoir ? L'occasion ne s'offrait-elle pas de tout apprendre du passé ? en le questionnant ? Et un irrésistible besoin la poussait maintenant qu'elle avait commencé de descendre, il lui fallait toucher le fond. Cela seul était brave, digne d'elle, utile à tous. Mais elle répugnait à cette enquête, elle prit un détour, ayant l'air de rompre la conversation. " Je vous dois toujours deux mille francs, dit-elle. Vous ne m'en voulez pas trop, de vous faire attendre ? " Il eut un geste, pour lui donner tout le temps désirable. Puis, brusquement " A propos, et mon petit frère, ce monstre ? - Il me désole, je n'ai encore rien dit à votre père... Je voudrais tant décrasser un peu le pauvre être, pour qu'on pût l'aimer ! " Un rire de Maxime l'inquiéta, et comme elle l'interrogeait des yeux " Dame ! je crois que vous prenez encore là un souci bien inutile. Papa ne comprendra guère toute cette peine... Il en a tant vu, des ennuis de famille ! " Elle le regardait toujours, si correct dans son égoïste jouissance de la vie, si joliment désabusé des liens humains, même de ceux que crée le plaisir. Il avait souri, goûtant seul la méchanceté cachée de sa dernière phrase. Et elle eut conscience qu'elle touchait au secret de ces deux hommes. " Vous avez perdu votre mère de bonne heure ? - Oui, je l'ai à peine connue... J'étais encore à Plassans, au collège, lorsqu'elle est morte, ici, à Paris... Notre oncle, le docteur Pascal, a gardé là -bas avec lui ma soeur Clotilde que je n'ai jamais revue qu'une fois. - Mais votre père s'est remarié ? " Il eut une hésitation. Ses yeux si clairs, si vides, s'étaient troublés d'une petite fumée rousse. " Oh ! oui, oui, remarié... La fille d'un magistrat, une Béraud du Châtel... Renée, pas une mère pour moi, une bonne amie... " Puis, d'un mouvement familier, s'asseyant près d'elle " Voyez-vous, il faut comprendre papa. Il n'est pas, mon Dieu ! pire que les autres. Seulement, ses enfants, ses femmes, enfin tout ce qui l'entoure, ça ne passe pour lui qu'après l'argent... Oh ! entendons- nous, il n'aime pas l'argent en avare, pour en avoir un gros tas, pour le cacher dans sa cave. Non ! s'il en veut faire jaillir de partout, s'il en puise à n'importe quelles sources, c'est pour le voir couler chez lui en torrents, c'est pour toutes les jouissances qu'il en tire, de luxe, de plaisir, de puissance... Que voulez-vous ? il a ça dans le sang, il nous vendrait, vous, moi, n'importe qui, si nous entrions dans quelque marché. Et cela en homme inconscient et supérieur, car il est vraiment le poète du million, tellement l'argent le rend fou et canaille, oh ! canaille dans le très grand ! " C'était bien ce que Mme Caroline avait compris, et elle écoutait Maxime, en approuvant d'un hochement de tête. Ah ! l'argent, cet argent pourrisseur, empoisonneur, qui desséchait les âmes, en chassait la bonté, la tendresse, l'amour des autres ! Lui seul était le grand coupable, l'entremetteur de toutes les cruautés et de toutes les saletés humaines. A cette minute, elle le maudissait, l'exécrait dans la révolte indignée de sa noblesse et de sa droiture de femme. D'un geste, si elle en avait eu le pouvoir, elle aurait anéanti tout l'argent du monde, comme on écraserait le mal d'un coup de talon, pour sauver la santé de la terre. " Et votre père s'est remarié " , répéta-t-elle au bout d'un silence, d'une voix lente et embarrassée, dans un éveil confus de souvenirs. Qui donc, devant elle, avait fait allusion à cette histoire ? Elle n'aurait pu le dire une femme sans doute, quelque amie, aux premiers temps de son installation rue Saint-Lazare, lorsque le nouveau locataire était venu habiter le premier étage. Ne s'agissait-il pas d'un mariage d'argent, de quelque marché honteux conclu, et, plus tard, le crime n'était-il pas tranquillement entré dans le ménage, toléré et vivant là , un adultère monstrueux, touchant à l'inceste ? " Renée, reprit Maxime très bas, comme malgré lui, n'avait que quelques années de plus que moi... " Il avait levé la tête, il regardait Mme Caroline ; et, dans un abandon subit, dans une confiance irraisonnée en cette femme, qui lui semblait si bien portante et si sage, il conta le passé, non pas en phrases suivies, mais par lambeaux, par aveux incomplets, comme involontaire, qu'elle devait coudre. Etait-ce une ancienne rancune contre son père qu'il soulageait, cette rivalité qui avait existé entre eux, qui les faisait étrangers, aujourd'hui encore, sans intérêts communs ? Il ne l'accusait pas, semblait incapable de colère ; mais son petit rire tournait au ricanement, il parlait de ces abominations avec la joie mauvaise et sournoise de le salir, en remuant tant de vilenies. Et ce fut ainsi que Mme Caroline apprit tout au long l'effrayante histoire Saccard vendant son nom, épousant pour de l'argent une fille séduite ; Saccard, par son argent, sa vie folle et éclatante, achevant de détraquer cette grande enfant malade ; Saccard, dans un besoin d'argent, ayant à obtenir d'elle une signature, tolérant chez lui les amours de sa femme et de son fils, fermant les yeux en bon patriarche qui veut bien qu'on s'amuse. L'argent, l'argent roi, l'argent Dieu, au- dessus du sang, au-dessus des larmes, adoré plus haut que les vains scrupules humains, dans l'infini de sa puissance ! Et, à mesure que l'argent grandissait, que Saccard se révélait à elle avec cette diabolique grandeur, Mme Caroline se trouvait prise d'une véritable épouvante, glacée, éperdue, à l'idée qu'elle était au monstre, après tant d'autres. " Voilà ! dit en s'amusant Maxime. Vous me faites de la peine, il vaut mieux que vous soyez prévenue cela ne vous fâche pas avec mon père. J'en serais désolé, parce que ce serait encore vous qui en pleureriez, et pas lui... Comprenez-vous maintenant pourquoi je refuse de lui prêter un sou ? " Comme elle ne répondait point, la gorge serrée, frappée au coeur, il se leva, donna un coup d'oeil à une glace, avec la tranquille aisance d'un joli homme, certain de sa correction dans la vie. Puis, il revint devant elle. " N'est-ce pas ? des exemples pareils vous vieillissent vite... Moi, je me suis rangé tout de suite, j'ai épousé une jeune fille qui était malade et qui est morte, je jure bien aujourd'hui qu'on ne me fera pas refaire des bêtises... Non ! voyez-vous, papa est incorrigible, parce qu'il n'a pas de sens moral. " Il lui prit la main, la garda un instant dans la sienne, en la sentant toute froide. " Je m'en vais, puisqu'il ne rentre pas... Mais ne vous faites donc pas de chagrin ! Je vous croyais si forte ! Et dites-moi merci, car il n'y a qu'une chose de bête c'est d'être dupe. " Enfin il partait, lorsqu'il s'arrêta à la porte, riant, ajoutant encore " J'oubliais, dites-lui que Mme de Jeumont veut l'avoir à dÃner... Vous savez, Mme de Jeumont, celle qui a couché avec l'empereur, pour cent mille francs... Et n'ayez pas peur car, si fou que papa soit resté, j'ose espérer qu'il n'est pas capable de payer une femme ce prix-là . " Seule, Mme Caroline ne bougea pas. Elle demeurait anéantie sur sa chaise, dans la vaste pièce tombée à un lourd silence, regardant fixement la lampe, de ses yeux élargis. C'était comme un brusque déchirement du voile ce qu'elle n'avait pas voulu distinguer nettement jusque-là , ce qu'elle ne faisait que soupçonner en tremblant, elle le voyait à cette heure dans sa crudité affreuse, sans complaisance possible. Elle voyait Saccard à nu, cette âme dévastée d'un homme d'argent, compliquée et trouble dans sa décomposition, il était en effet sans liens ni barrières, allant à ses appétits avec l'instinct déchaÃné de l'homme qui ne connaÃt d'autre borne que son impuissance. Il avait partagé sa femme avec son fils, vendu son fils, vendu sa femme, vendu tous ceux qui lui étaient tombés sous la main ; il s'était vendu lui- même, et il la vendrait elle aussi, il vendrait son frère, battrait monnaie avec leurs coeurs et leurs cerveaux. Ce n'était plus qu'un faiseur d'argent, qui jetait à la fonte les choses et les êtres pour en tirer de l'argent. Dans une brève lucidité, elle vit l'Universelle suer l'argent de toutes parts, un lac, un océan d'argent, au milieu duquel, avec un craquement effroyable, tout d'un coup, la maison croulait à pic. Ah ! l'argent, l'horrible argent qui salit et dévore ! D'un mouvement emporté, Mme Caroline se leva. Non, non ! c'était monstrueux, c'était fini, elle ne pouvait rester davantage avec cet homme. Sa trahison, elle la lui aurait pardonnée ; mais un écoeurement la prenait de toute cette ordure ancienne, une terreur l'agitait devant la menace des crimes possibles du lendemain. Elle n'avait plus qu'à partir sur-le-champ, si elle ne voulait pas elle-même être éclaboussée de boue, écrasée sous les décombres. Et le besoin lui venait d'aller loin, très loin, de rejoindre son frère au fond de l'Orient, plus encore pour disparaÃtre que pour l'avertir. Partir, partir tout de suite ! Il n'était pas six heures, elle pouvait prendre le rapide de Marseille, à sept heures cinquante-cinq, car cela lui semblait au-dessus de ses forces de revoir Saccard. A Marseille, avant de s'embarquer, elle ferait ses achats. Rien qu'un peu de linge dans une malle, une robe de rechange, et elle partait. En un quart d'heure, elle allait être prête. Puis, la vue de son travail, sur la table, le mémoire commencé, l'arrêta un instant. A quoi bon emporter cela, puisque tout devait crouler, pourri à la base ? Elle se mit pourtant à ranger avec soin les documents, les notes, par une habitude de bonne ménagère qui ne voulait rien laisser en désordre derrière elle. Cette besogne lui prit quelques minutes, calma la première fièvre de sa décision. Et c'était dans la pleine possession d'elle-même qu'elle donnait un dernier coup d'oeil autour de la pièce, avant de la quitter, lorsque le valet de chambre reparut et lui remit un paquet de journaux et de lettres. D'un coup d'oeil machinal, Mme Caroline regarda les suscriptions et, dans le tas, reconnut une lettre de son frère, qui lui était adressée. Elle arrivait de Damas, où Hamelin se trouvait alors, pour l'embranchement projeté, de cette ville à Beyrouth. D'abord, elle commença à la parcourir, debout, près de la lampe, se promettant de la lire lentement, plus tard, dans le train. Mais chaque phrase la retenait, elle ne pouvait plus sauter un mot, elle fini par se rasseoir devant la table et par se donner tout entière à la lecture passionnante de cette longue lettre, qui avait douze pages. Hamelin, justement, était dans un de ses jours de gaieté. Il remerciait sa soeur des dernières bonnes nouvelles qu'elle lui avait adressées de Paris, et il lui envoyait des nouvelles meilleures encore de là -bas, car tout y marchait à souhait. Le premier bilan de la Compagnie générale des Paquebots réunis s'annonçait superbe, les nouveaux transports à vapeur réalisaient de grosses recettes, grâce à leur installation parfaite et à leur vitesse plus grande. En plaisantant, il disait qu'on y voyageait pour le plaisir, et il montrait les ports de la côte envahis par le monde de l'Occident, il racontait qu'il ne pouvait faire une course à travers les sentiers perdus, sans se trouver nez à nez avec quelque Parisien du boulevard. C'était réellement, comme il l'avait prévu, l'Orient ouvert à la France. Bientôt, des villes repousseraient aux flancs fertiles du Liban. Mais, surtout, il faisait une peinture très vive de la gorge écartée du Carmel, où la mine d'argent était en pleine exploitation. Le site sauvage s'humanisait, on avait découvert des sources dans l'écroulement gigantesque de rochers qui bouchait le vallon au nord ; et des champs se créaient, le blé remplaçait les lentisques, tandis que tout un village déjà s'était bâti près de la mine, d'abord de simples cabanes de bois, un baraquement pour abriter les ouvriers, maintenant de petites maisons de pierre avec des jardins, un commencement de cité qui allait grandir, tant que les filons ne s'épuiseraient pas. Il y avait là près de cinq cents habitants, une route venait d'être achevée, qui reliait le village à Saint-Jean-d'Acre Du matin au soir, les machines d'extraction ronflaient, des chariots s'ébranlaient au claquement des fouets sonores, des femmes chantaient, des enfants jouaient et criaient, dans ce désert, dans ce silence de mort où seuls les aigles autrefois mettaient le bruit lent de leurs ailes. Et les myrtes et les genêts embaumaient toujours l'air tiède, d'une délicieuse pureté. Enfin, Hamelin ne tarissait pas sur la première ligne ferrée qu'il devait ouvrir, de Brousse à Beyrouth, par Angora et Alep. Toutes les formalités étaient terminées à Constantinople ; certaines modifications heureuses qu'il avait fait subir au tracé, pour le passage difficile des cols du Taurus, l'enchantaient ; et il parlait de ces cols, des plaines qui s'étendaient au pied des montagnes, avec le ravissement d'un homme de science qui y avait trouvé de nouvelles mines de charbon et qui croyait voir le pays se couvrir d'usines. Ses points de repère étaient posés, les emplacements des stations choisis, quelques-uns en pleine solitude une ville ici, une ville plus loin, des villes naÃtraient autour de chacune des stations, au croisement des routes naturelles. Déjà la moisson des hommes et des grandes choses futures était semée, tout germait, ce serait avant quelques années un monde nouveau. Et il finissait en embrassant bien tendrement sa soeur adorée, heureux de l'associer à cette résurrection d'un peuple, lui disant qu'elle y serait pour beaucoup, elle qui depuis si longtemps l'aidait de sa bravoure et de sa belle santé. Mme Caroline avait achevé sa lecture, la lettre restait ouverte sur la table, et elle songeait, les yeux de nouveau sur la lampe. Puis, machinalement, ses regards se levèrent, firent le tour des murs, s'arrêtant à chacun des plans, à chacune des aquarelles. A Beyrouth, le pavillon pour le directeur de la Compagnie des Paquebots réunis était à cette heure construit, au milieu de vastes magasins. Au mont Carmel, c'était ce fond de gorge sauvage, obstrué de broussailles et de pierres, qui se peuplait, pareil au nid gigantesque d'une population naissante. Dans le Taurus, ces nivellements, ces profils changeaient les horizons, ouvraient un chemin au libre commerce. Et, devant elle, de ces feuilles aux lignes géométriques, aux teintes lavées, que quatre pointes simplement clouaient, toute une évocation surgissait du lointain pays parcouru autrefois, tant aimé pour son beau ciel éternellement bleu, pour sa terre si fertile. Elle revoyait les jardins étagés de Beyrouth, les vallées du Liban aux grands bois d'oliviers et de mûriers, les plaines d'Antioche et d'Alep, immenses vergers de fruits délicieux. Elle se revoyait avec son frère en continuelles courses par cette merveilleuse contrée, dont les richesses incalculables se perdaient, ignorées ou gâchées, sans routes, sans industrie ni agriculture, sans écoles, dans la paresse et l'ignorance. Mais tout cela, maintenant, se vivifiait, sous une extraordinaire poussée de sève jeune. L'évocation de cet Orient de demain dressait déjà devant ses yeux des cités prospères, des campagnes cultivées, toute une humanité heureuse. Et elle les voyait, et elle entendait la rumeur travailleuse des chantiers, et elle constatait que cette vieille terre endormie, réveillée enfin, venait d'entrer en enfantement. Alors, Mme Caroline eut la brusque conviction que l'argent était le fumier dans lequel poussait cette humanité de demain. Des phrases de Saccard lui revenaient, des lambeaux de théories sur la spéculation. Elle se rappelait cette idée que, sans la spéculation, il n'y aurait pas de grandes entreprises vivantes et fécondes, pas plus qu'il n'y aurait d'enfants, sans la luxure. Il faut cet excès de la passion, toute cette vie bassement dépensée et perdue, à la continuation même de la vie. Si, là -bas, son frère s'égayait, chantait victoire, au milieu des chantiers qui s'organisaient, des constructions qui sortaient du sol, c'était qu'à Paris l'argent pleuvait, pourrissait tout, dans la rage du jeu. L'argent, empoisonneur et destructeur, devenait le ferment de toute végétation sociale, servait de terreau nécessaire aux grands travaux dont l'exécution rapprocherait les peuples et pacifierait la terre. Elle avait maudit l'argent, elle tombait maintenant devant lui dans une admiration effrayée lui seul n'était-il pas la force qui peut raser une montagne, combler un bras de mer, rendre la terre enfin habitable aux hommes, soulagés du travail, désormais simples conducteurs de machines ? Tout le bien naissait de lui, qui faisait tout le mal. Et elle ne savait plus, ébranlée jusqu'au fond de son être, décidée déjà à ne pas partir, puisque le succès paraissait complet en Orient et que la bataille était à Paris, mais incapable encore de se calmer, le coeur saignant toujours. Mme Caroline se leva, vint appuyer son front à la vitre d'une des fenêtres qui donnaient sur le jardin de l'hôtel Beauvilliers. La nuit s'était faite, elle ne distinguait qu'une faible lueur dans la petite pièce écartée où la comtesse et sa fille vivaient, pour ne rien salir et ne pas dépenser de feu. Vaguement, derrière la mince mousseline des rideaux, elle distinguait le profil de la comtesse, raccommodant elle- même quelque nippe, tandis qu'Alice peignait des aquarelles, bâclées à la douzaine, qu'elle devait vendre en cachette. Un malheur leur était arrivé, une maladie de leur cheval, qui pendant deux semaines les avait clouées chez elles, entêtées à ne pas être vues à pied, et reculant devant une location. Mais, dans cette gêne si héroïquement cachée, un espoir désormais les tenait debout, plus vaillantes, la hausse continue des actions de l'Universelle, ce gain déjà très gros, qu'elles voyaient resplendir et tomber en pluie d'or, le jour où elles réaliseraient, au cours le plus élevé. La comtesse se promettait une robe vraiment neuve, rêvait de donner quatre dÃners par mois, l'hiver, sans se mettre pour cela au pain et à l'eau pendant quinze jours. Alice ne riait plus, de son air d'indifférence affectée, lorsque sa mère lui parlait mariage, l'écoutait avec un léger tremblement des mains, en commençant à croire que cela se réaliserait peut-être, qu'elle pourrait avoir, elle aussi, un mari et des enfants. Et Mme Caroline, à regarder brûler la petite lampe qui les éclairait, sentait monter vers elle un grand calme, un attendrissement, frappée de cette remarque que l'argent encore, rien qu'un espoir d'argent, suffisait au bonheur de ces pauvres créatures. Si Saccard les enrichissait, ne le béniraient-elles pas, ne resterait-il pas, pour elles deux, charitable et bon ? La bonté était donc partout, même chez les pires, qui sont toujours bons pour quelqu'un, qui ont toujours, au milieu de l'exécration d'une foule, d'humbles voix isolées les remerciant et les adorant. A cette réflexion, sa pensée, tandis que ses yeux s'aveuglaient sur les ténèbres du jardin, s'en était allée vers l'Oeuvre du Travail. La veille, de la part de Saccard, elle y avait distribué des jouets et des dragées, en réjouissance d'un anniversaire ; et elle souriait involontairement, au souvenir de la joie bruyante des enfants. Depuis un mois, on était plus content de Victor, elle avait lu des notes satisfaisantes chez la princesse d'Orviedo, avec laquelle, deux fois par semaine, elle causait longuement de la maison. Mais, à cette image de Victor, qui tout d'un coup apparaissait, elle s'étonnait de l'avoir oublié, dans sa crise de désespoir, lorsqu'elle voulait partir. Aurait-elle pu l'abandonner ainsi, compromettre la bonne action menée avec tant de peine ? De plus en plus pénétrante, une douceur montait de l'obscurité des grands arbres, un flot d'ineffable renoncement, de tolérance divine qui lui élargissait le coeur ; tandis que la petite lampe pauvre des dames de Beauvilliers continuait à briller là -bas, comme une étoile. Lorsque Mme Caroline revint devant sa table, elle eut un léger frisson. Quoi donc ? elle avait froid ! Et cela l'égaya, elle qui se vantait de passer l'hiver sans feu. Elle était comme au sortir d'un bain glacé, rajeunie et forte, le pouls très calme. Les matins de belle santé, elle se levait ainsi. Puis, elle eut l'idée de remettre une bûche dans la cheminée ; et, en voyant que le feu était mort, elle s'amusa à le rallumer elle-même, sans vouloir sonner le domestique. Ce fut tout un travail, elle n'avait pas de petit bois, elle parvint à embraser les bûches, simplement avec de vieux journaux, qu'elle brûlait un à un. A genoux devant l'âtre, elle en riait toute seule. Un instant, elle resta là , heureuse et surprise. Voilà donc qu'une de ses grandes crises était encore passée, elle espérait de nouveau, quoi ? elle n'en savait toujours rien, l'éternel inconnu qui était au bout de la vie, au bout de l'humanité. Vivre, cela devait suffire, pour que la vie lui apportât sans cesse la guérison des blessures que la vie lui faisait. Une fois de plus, elle se rappelait les débâcles de son existence, son mariage affreux, sa misère à Paris, son abandon par le seul homme qu'elle eût aimé ; et, à chaque écroulement, elle retrouvait la vivace énergie, la joie immortelle qui la remettait debout, au milieu des ruines. Tout ne venait-il pas de crouler ? Elle restait sans estime pour son amant, en face de son effroyable passé, comme de saintes femmes sont devant les plaies immondes qu'elles pansent matin et soir, sans compter les cicatriser jamais. Elle allait continuer à lui appartenir, en le sachant à d'autres, en ne cherchant même pas à le leur disputer. Elle allait vivre dans un brasier, dans la forge haletante de la spéculation, sous l'incessante menace d'une catastrophe finale, où son frère pouvait laisser son honneur et son sang. Et elle était quand même debout, presque insouciante, ainsi qu'au matin d'un beau jour, goûtant à faire face au danger une allégresse de bataille. Pourquoi ? pour rien raisonnablement, pour le plaisir d'être ! Son frère le lui disait, elle était l'invincible espoir. Saccard, lorsqu'il rentra, vit Mme Caroline enfoncée dans son travail, achevant, de sa ferme écriture, une page du mémoire sur les chemins de fer d'Orient. Elle leva la tête, lui sourit d'un air paisible, tandis qu'il effleurait des lèvres sa belle et rayonnante chevelure blanche. " Vous avez beaucoup couru, mon ami ? - Oh ! des affaires à n'en plus finir ! J'ai vu le ministre des Travaux publics, j'ai fini par rejoindre Huret, j'ai dû retourner chez le ministre, où il n'y avait plus qu'un secrétaire... Enfin, j'ai la promesse pour là -bas. " En effet, depuis qu'il avait quitté la baronne Sandorff, il ne s'était plus arrêté, tout aux affaires, dans son emportement de zèle accoutumé. Elle lui remit la lettre d'Hamelin, qui l'enchanta ; et elle le regardait exulter du prochain triomphe, en se disant que, désormais, elle le surveillerait de près, afin d'empêcher les folies certaines. Pourtant, elle ne parvenait pas à lui être sévère. " Votre fils est venu vous inviter, au nom de Mme de Jeumont. " Il se récria. " Mais elle m'a écrit !... J'ai oublié de vous dire que j'y allais ce soir... Ce que cela m'assomme, fatigué comme je suis ! " Et il partit, après avoir de nouveau baisé ses cheveux blancs. Elle se remit à son travail, avec son sourire amical, plein d'indulgence. N'était-elle pas seulement une amie qui se donnait ? La jalousie lui causait une honte, comme si elle eût sali davantage leur liaison. Elle voulait être supérieure à l'angoisse du partage, dégagée de l'égoïsme charnel de l'amour. Etre à lui, le savoir à d'autres, cela n'avait pas d'importance. Et elle l'aimait pourtant, de tout son coeur courageux et charitable. C'était l'amour triomphant, ce Saccard, ce bandit du trottoir financier, aimé si absolument par cette adorable femme, parce qu'elle le voyait, actif et brave, créer un monde, faire de la vie. VIII - Ce fut le 1er avril que l'Exposition universelle de 1867 ouvrit, au milieu de fêtes, avec un éclat triomphal. La grande saison de l'empire commençait, cette saison de l'empire commençait, cette saison de gala suprême, qui allait faire de Paris l'auberge du monde, auberge pavoisée, pleine de musiques et de chants, où l'on mangeait, où l'on forniquait dans toutes les chambres. Jamais règne, à son apogée, n'avait convoqué les nations à une si colossale ripaille. Vers les Tuileries flamboyantes, dans une apothéose de féerie, le long défilé des empereurs, des rois et des princes, se mettait en marche des quatre coins de la terre. Et ce fut à la même époque, quinze jours plus tard, que Saccard inaugura l'hôtel monumental qu'il avait voulu, pour y loger royalement l'Universelle. Six mois venaient de suffire, on avait travaillé jour et nuit, sans perdre une heure, faisant ce miracle qui n'est possible qu'à Paris ; et la façade se dressait, fleurie d'ornements, tenant du temple et du café-concert, une façade dont le luxe étalé arrêtait le monde sur le trottoir. A l'intérieur, c'était une somptuosité, les millions des caisses ruisselant le long des murs. Un escalier d'honneur conduisait à la salle du conseil, rouge et or, d'une splendeur de salle d'opéra. Partout, des tapis, des tentures, des bureaux installés avec une richesse d'ameublement éclatante. Dans le sous-sol, où se trouvait le service des titres, des coffres-forts étaient scellés, immenses, ouvrant des gueules profondes de four, derrière les glaces sans tain des cloisons, qui permettaient au public de les voir, rangés comme les tonneaux des contes, où dorment les trésors incalculables des fées. Et les peuples avec leurs rois, en marche vers l'Exposition, pouvaient venir et défiler là c'était prêt, l'hôtel neuf les attendait, pour les aveugler, les prendre un à un à cet irrésistible piège de l'or, flambant au grand soleil. Saccard trônait dans le cabinet le plus somptueusement installé, un meuble Louis XIV, à bois doré, recouvert de velours de Gênes. Le personnel venait d'être augmenté encore, il dépassait quatre cents employés ; et c'était maintenant à cette armée que Saccard commandait, avec un faste de tyran adoré et obéi, car il se montrait très large de gratifications. En réalité, malgré son simple titre de directeur, il régnait, au-dessus du président du conseil, au-dessus du conseil d'administration lui-même, qui ratifiait simplement ses ordres. Aussi Mme Caroline vivait-elle désormais dans une continuelle alerte, très occupée à connaÃtre chacune de ses décisions, pour tâcher de se mettre en travers, s'il le fallait. Elle désapprouvait cette nouvelle installation, beaucoup trop magnifique, sans pouvoir cependant la blâmer en principe, ayant reconnu la nécessité d'un local plus vaste, aux beaux jours de tendre confiance, lorsqu'elle plaisantait son frère qui s'inquiétait. Sa crainte avouée, son argument, pour combattre tout ce luxe, était que la maison y perdait son caractère de probité décente, de haute gravité religieuse. Que penseraient les clients habitués à la discrétion monacale, au demi-jour recueilli du rez-de-chaussée de la rue Saint-Lazare, lorsqu'ils entreraient dans ce palais de la rue de Londres, aux grands étages égayés de bruits, inondés de lumière ? Saccard répondait qu'ils seraient foudroyés d'admiration et de respect, que ceux qui apportaient cinq francs, en tireraient dix de leur poche, saisis d'amour-propre, grisés de confiance. Et ce fut lui, dans sa brutalité du clinquant, qui eut raison. Le succès de l'hôtel était prodigieux, dépassait en vacarme efficace les plus extraordinaires réclames de Jantrou. Les petits rentiers dévots des quartiers tranquilles, les pauvres prêtres de campagne débarqués le matin du chemin de fer, bâillaient de béatitude devant la porte, en ressortaient rouges du plaisir d'avoir des fonds là -dedans. A la vérité, ce qui contrariait surtout Mme Caroline, c'était de ne plus pouvoir être toujours dans la maison même, à exercer sa surveillance. A peine lui était-il permis de se rendre rue de Londres, de loin en loin, sous un prétexte. Elle vivait seule à présent, dans la salle des épures, elle ne voyait guère Saccard que le soir. Il avait garde là son appartement, mais tout le rez-de-chaussée restait fermé, ainsi que les bureaux du premier étage ; et la princesse d'Orviedo, heureuse au fond de ne plus avoir le sourd remords de cette banque, cette boutique d'argent installée chez elle, ne cherchait pas même à louer, avec son insouciance voulue de tout gain, même légitime. La maison vide, résonnante à chaque voiture qui passait, semblait un tombeau. Mme Caroline n'entendait plus, au travers des plafonds, monter que ce silence frissonnant des guichets clos, d'où, sans relâche, pendant deux années, il lui était venu un léger tintement d'or. Les journées lui en paraissaient plus lourdes et plus longues. Elle travaillait pourtant beaucoup, toujours occupée par son frère, qui, d'Orient, lui envoyait des tâches d'écritures. Mais, parfois, dans son travail elle s'arrêtait, écoutait ; prise d'une anxiété instinctive, ayant besoin de savoir ce qui se passait en bas ; et rien, pas un souffle, l'anéantissement des salles déménagées, vides, noires, fermées à double tour. Alors, un petit froid la prenait, elle s'oubliait quelques minutes, inquiète. Que faisait-on, rue de Londres ? n'était-ce point à cette seconde précise, que se produisait la lézarde dont périrait l'édifice ? Le bruit se répandit, vague et léger encore, que Saccard préparait une nouvelle augmentation du capital. De cent millions, il voulait le porter à cent cinquante. C'était une heure de particulière excitation, l'heure fatale où toutes les prospérités du règne, les immenses travaux qui avaient transformé la ville, la circulation enragée de l'argent, les furieuses dépenses du luxe, devaient aboutir à une fièvre chaude de la spéculation. Chacun voulait sa part, risquait sa fortune sur le tapis vert, pour se décupler et jouir, comme tant d'autres, enrichis en une nuit. Les drapeaux de l'Exposition qui claquaient au soleil les illuminations et les musiques du Champ-de-Mars, les foules du monde entier inondant les rues, achevaient de griser Paris, dans un rêve d'inépuisable richesse et de souveraine domination. Par les soirées claires, de l'énorme cité en fête, attablée dans les restaurants exotiques, changée en foire colossale où le plaisir se vendait libre ment sous les étoiles, montait le suprême coup de démence, la folie joyeuse et vorace des grandes capitales menacées de destruction. Et Saccard, avec son flair de coupeur de bourses, avait tellement bien senti chez tous cet accès, ce besoin de jeter au vent son argent, de vider ses poches et son corps, qu'il venait de doubler les fonds destinés à la publicité, en excitant Jantrou au plus assourdissant des tapages. Depuis l'ouverture de l'Exposition, tous les jours, c'étaient, dans la presse, des volées de cloche en faveur de l'Universelle. Chaque matin amenait son coup de cymbales, pour faire retourner le monde un fait divers extraordinaire, l'histoire d'une dame qui avait oublié cent actions dans un fiacre ; un extrait d'un voyage en Asie Mineure, où il était expliqué que Napoléon avait prédit la maison de la rue de Londres ; un grand article de tête, où, politiquement, le rôle de cette maison était d'Orient ; sans compter les notes continuelles des journaux jugé par rapport à la solution prochaine de la question spéciaux, tous embrigadés, marchant en masse compacte. Jantrou avait imaginé, avec les petites feuilles financières, des traités à l'année, qui lui assuraient une colonne dans chaque numéro ; et il employait cette colonne, avec une fécondité, une variété d'imagination étonnantes, allant jusqu'à attaquer, pour le triomphe de vaincre ensuite. La fameuse brochure qu'il méditait venait d'être lancée par le monde entier, à un million d'exemplaires. Son agence nouvelle était également créée, cette agence qui, sous le prétexte d'envoyer un bulletin financier aux journaux de province, se rendait maÃtresse absolue du marché de toutes les villes importantes. Et L'Espérance enfin, habilement conduite, prenait de jour en jour une importance politique plus grande. On y avait beaucoup remarqué une série d'articles, à la suite du décret du 19 janvier, qui remplaçait l'adresse par le droit d'interpellation, nouvelle concession de l'empereur, en marche vers la liberté. Saccard, qui les inspirait, n'y faisait pas encore attaquer ouvertement son frère, resté ministre d'Etat quand même, résigné, dans sa passion du pouvoir, à défendre aujourd'hui ce qu'il condamnait hier ; mais on l'y sentait aux aguets, surveillant la situation fausse de Rougon, pris à la Chambre entre le tiers parti affamé de son héritage, et les cléricaux, ligués avec les bonapartistes autoritaires contre l'empire libéral ; et les insinuations commençaient déjà , le journal redevenait catholique militant, se montrait plein d'aigreur, à chacun des actes du ministre. L'Espérance passée à l'opposition, c'était la popularité, un vent de fronde achevant de lancer le nom de l'Universelle aux quatre coins de la France et du monde. Alors, sous cette poussée formidable de publicité, dans ce milieu exaspéré, mûr pour toutes les folies, l'augmentation probable du capital, cette rumeur d'une émission nouvelle de cinquante millions, acheva d'enfiévrer les plus sages. Des humbles logis aux hôtels aristocratiques, de la loge des concierges au salon des duchesses, les têtes prenaient feu, l'engouement tournait à la foi aveugle, héroïque et batailleuse. On énumérait les grandes choses déjà faites par l'Universelle, les premiers succès foudroyants, les dividendes inespérés, tels qu'aucune autre société n'en avait distribué à ses débuts. On rappelait l'idée si heureuse de la Compagnie des Paquebots réunis, si prompte en magnifiques résultats, cette Compagnie dont les actions faisaient déjà cent francs de prime ; et la mine d'argent du Carmel, d'un produit miraculeux, à laquelle un orateur sacré, lors du dernier carême de Notre-Dame, avait fait une allusion, en parlant d'un cadeau de Dieu à la chrétienté confiante ; et une autre société créée pour l'exploitation d'immenses gisements de houille, et celle qui allait mettre en coupes réglées les vastes forêts du Liban, et la fondation de la Banque nationale turque, à Constantinople, d'une solidité inébranlable. Pas un échec, un bonheur croissant qui changeait en or tout ce que la maison touchait, déjà un large ensemble de créations prospères donnant une base solide aux opérations futures, justifiant l'augmentation rapide du capital. Puis, c'était l'avenir qui s'ouvrait devant les imaginations surchauffées, cet avenir si gros d'entreprises plus considérables encore, qu'il nécessitait la demande des cinquante millions, dont l'annonce suffisait à bouleverser ainsi les cervelles. Là , le champ des bruits de Bourse et de salons était sans limite, mais la grande affaire prochaine de la Compagnie des chemins de fer d'Orient se détachait au milieu des autres projets, occupait toutes les conversations, niée par les uns, exaltée par les autres. Les femmes surtout se passionnaient, faisaient en faveur de l'idée une propagande enthousiaste. Dans des coins de boudoir, aux dÃners de gala, derrière les jardinières en fleur, à l'heure tardive du thé, jusqu'au fond des alcôves, il y avait des créatures charmantes, d'une câlinerie persuasive, qui catéchisaient les hommes " Comment, vous n'avez pas de l'Universelle ? Mais il n'y a que ça ! achetez vite de l'Universelle, si vous voulez qu'on vous aime ! " C'était la nouvelle Croisade, comme elles disaient, la conquête de l'Asie, que les croisés de Pierre l'Ermite et de Saint Louis n'avaient pu faire, et dont elles se chargeaient, elles, avec leurs petites bourses d'or. Toutes affectaient d'être bien renseignées, parlaient en termes techniques de la ligne mère qu'on allait ouvrir d'abord, de Brousse à Beyrouth par Angora et Alep. Plus tard, viendrait l'embranchement de Smyrne à Angora ; plus tard, celui de Trébizonde à Angora, par Erzeroum et Sivas ; plus tard encore, celui de Damas à Beyrouth. Et elles souriaient, clignaient les yeux, chuchotaient qu'il y en aurait un autre peut-être, oh ! dans longtemps, de Beyrouth à Jérusalem, par les anciennes villes du littoral, Saida, Saint-Jean-d'Acre, Jaffa, puis, mon Dieu ! qui sait ? de Jérusalem à Port-Saïd et à Alexandrie. Sans compter que Bagdad n'était pas loin de Damas, et que, si une ligne ferrée était poussée jusque-là , ce serait un jour la Perse, l'Inde, la Chine, acquises à l'Occident. Il semblait que, sur un mot de leurs jolies bouches, les trésors retrouvés des califes resplendissaient, dans un conte merveilleux des Mille et une Nuits. Les bijoux, les pierreries du rêve, pleuvaient dans les caisses de la rue de Londres, tandis que fumait l'encens du Carmel, un fond délicat et vague de légendes bibliques, qui divinisait les gros appétits de gain. N'était-ce pas l'Eden reconquis, la Terre sainte délivrée, la religion triomphante, au berceau même de l'humanité ? Et elles s'arrêtaient, refusaient d'en dire davantage, les regards brillant de ce qu'il fallait cacher. Cela ne se confiait même pas à l'oreille. Beaucoup d'entre elles l'ignoraient, affectaient de le savoir. C'était le mystère, ce qui n'arriverait peut-être jamais, et qui peut-être éclaterait un jour comme un coup de foudre Jérusalem rachetée au sultan, donnée au pape, avec la Syrie pour royaume ; la papauté ayant un budget fourni par une banque catholique, le Trésor du Saint-Sépulcre, qui la mettrait à l'abri des perturbations politiques ; enfin, le catholicisme rajeuni, dégagé des compromissions, retrouvant une autorité nouvelle, dominant le monde, du haut de la montagne où le Christ a expiré. Maintenant, le matin, Saccard, dans son luxueux cabinet Louis XIV, était obligé de défendre sa porte, lorsqu'il voulait travailler ; car c'était un assaut, le défilé d'une cour venant comme au lever d'un roi, des courtisans, des gens d'affaires, des solliciteurs, une adoration et une mendicité effrénées autour de la toute-puissance. Un matin des premiers jours de juillet surtout, il se montra impitoyable, ayant donné l'ordre formel de n'introduire personne. Pendant que l'antichambre regorgeait de monde, d'une foule qui s'entêtait, malgré l'huissier, attendant, espérant quand même, il s'était enfermé avec deux chefs de service pour achever d'étudier l'émission nouvelle. Après l'examen de plusieurs projets, il venait de se décider en faveur d'une combinaison qui, grâce à cette émission nouvelle de cent mille actions, devait permettre de libérer complètement les deux cent mille actions anciennes, sur lesquelles cent vingt-cinq francs seulement avaient été versés ; et, afin d'arriver à ce résultat, l'action réservée aux seuls actionnaires à raison d'un titre nouveau pour deux titres anciens ; serait émise à huit cent cinquante francs, immédiatement exigibles, dont cinq cents francs pour le capital et une prime de trois cent cinquante francs pour la libération projetée. Mais des complications se présentaient, il y avait encore tout un trou à boucher, ce qui rendait Saccard très nerveux. Le bruit des voix, dans l'antichambre, l'irritait. Ce Paris à plat ventre, ces hommages qu'il recevait d'habitude avec une bonhomie de despote familier, l'emplissaient de mépris, ce jour-là . Et Dejoie, qui parfois lui servait d'huissier le matin, s'étant permis de faire le tour et d'apparaÃtre par une petite porte du couloir, il l'accueillit furieusement. " Quoi ? Je vous ai dit personne, personne, entendez-vous !... Tenez ! prenez ma canne, plantez-la à ma porte, et qu'il la baisent ! " Dejoie, impassible, se permit d'insister. " Pardon, monsieur, c'est la comtesse de Beauvilliers. Elle m'a supplié, et comme je sais que monsieur veut lui être agréable... - Eh ! cria Saccard emporté, qu'elle aille au diable avec les autres ! " Mais tout de suite il se ravisa, d'un geste de colère émue. " Faites-la entrer, puisqu'il est dit qu'on ne me fichera pas la paix !... Et par cette petite porte, pour que le troupeau n'entre pas avec elle. " L'accueil que Saccard fit à la comtesse de Beauvilliers fut d'une brusquerie d'homme tout secoué encore. La vue d'Alice, qui accompagnait sa mère, de son air muet et profond, ne le calma même pas. Il avait renvoyé les deux chefs de service, il ne songeait qu'à les rappeler pour continuer son travail. " Je vous en prie, madame, dites vite, car je suis horriblement pressé. " La comtesse s'arrêta, surprise, toujours lente, avec sa tristesse de reine déchue. " Mais, monsieur, si je vous dérange... " Il dut leur indiquer des sièges ; et la jeune fille, plus brave, s'assÃt la première, d'un mouvement résolu, tandis que la mère reprenait " Monsieur, c'est pour un conseil... Je suis dans l'hésitation la plus douloureuse, je sens que je ne me déciderai jamais toute seule... " Et elle lui rappela qu'à la fondation de la banque, elle avait pris cent actions, qui, doublées, lors de la première augmentation du capital et doublées encore lors de la seconde, faisaient aujourd'hui un total de quatre cents actions, sur lesquelles elle avait versé, primes comprises, la somme de quatre-vingt-sept mille francs. En dehors de ses vingt mille francs d'économies, elle avait donc dû, pour payer cette somme, emprunter soixante-dix mille francs sur sa ferme des Aublets. " Or, continua-t-elle, je trouve aujourd'hui un acquéreur pour les Aublets... Et, n'est-ce pas ? il est question d'une émission nouvelle, de sorte que je pourrais peut-être placer toute notre fortune dans votre maison. " Saccard s'apaisait, flatté de voir les deux pauvres femmes, les dernières d'une grande et antique race, si confiantes, si anxieuses devant lui. Rapidement, avec des chiffres, il les renseigna. " Une nouvelle émission, parfaitement, je m'en occupe... L'action sera de huit cent cinquante francs, avec la prime... Voyons, nous disons que vous avez quatre cents actions. Il va donc vous en être attribué deux cents, ce qui vous obligera à un versement de cent soixante-dix mille francs. Mais tous vos titres seront libérés, vous aurez six cents actions bien à vous, ne devant rien à personne. " Elles ne comprenaient pas, il dut leur expliquer cette libération des titres, à l'aide de la prime ; et elles restaient un peu pâles, devant ces gros chiffres, oppressées à l'idée du coup d'audace qu'il fallait risquer. " Comme argent, murmura enfin la mère, ce serait bien cela... On m'offre deux cent quarante mille francs des Aublets, qui en valaient autrefois quatre cent mille ; de sorte que, lorsque nous aurions remboursé la somme empruntée déjà , il nous resterait juste de quoi faire le versement... Mais, mon Dieu ! quelle terrible chose, cette fortune déplacée, toute notre existence jouée ainsi ! " Et ses mains tremblaient, il y eut un silence, pendant lequel elle songeait à cet engrenage qui lui avait pris d'abord ses économies, puis les soixante-dix mille francs empruntés, et qui menaçait maintenant de lui prendre la ferme entière. Son ancien respect de la fortune domaniale, en labours, en prés, en forêts, sa répugnance pour le trafic sur l'argent, cette basse besogne de juifs, indigne de sa race, revenaient et l'angoissaient, à cette minute décisive où tout allait être consommé. Muette, sa fille la regardait, de ses yeux ardents et purs. Saccard eut un sourire encourageant. " Dame ! il est bien certain qu'il faut que vous ayez confiance en nous... Seulement, les chiffres sont là . Examinez-les, et toute hésitation me semble dès lors impossible... Admettons que vous fassiez l'opération, vous avez donc six cents actions, qui, libérées, vous ont coûté la somme de deux cent cinquante-sept mille francs. Or, elles sont aujourd'hui au cours moyen de treize cents francs, ce qui vous fait un total de sept cent quatre-vingt mille francs. Déjà , vous avez plus que triplé votre argent... Et ça continuera, vous verrez la hausse, après l'émission ! Je vous promets le million avant la fin de l'année. - Oh ! maman ! " laissa échapper Alice, dans un soupir, comme malgré elle. Un million ! L'hôtel de la rue Saint-Lazare débarrassé de ses hypothèques, nettoyé de sa crasse de misère ! Le train de maison remis sur un pied convenable, tiré de ce cauchemar des gens qui ont voiture et qui manquent de pain ! La fille mariée avec une dot décente, pouvant avoir enfin un mari et des enfants, cette joie que se permet la dernière pauvresse des rues ! Le fils, que le climat de Rome tuait, soulagé là - bas, mis en état de tenir son rang, en attendant de servir la grande cause, qui l'utilisait si peu ! La mère rétablie en sa haute situation, payant son cocher, ne lésinant plus pour ajouter un plat à ses dÃners du mardi, et ne se condamnant plus au jeûne pour le reste de la semaine ! Ce million flambait, était le salut, le rêve. La comtesse, conquise, se tourna vers sa fille, pour l'associer à sa volonté. " Voyons, qu'en penses-tu ? " Mais celle-ci ne disait plus r Ahj'adore la gamme UHU, pour moi la seule marque qui colle vraiment et qui répond à toutes mes attentes, que ce soit au travail ou à la maison avec les enfants et tout ce que je fais. j'avais vu la gamme re-nature mais ne savais pas à quoi cela correspondait, merci Lilou's shark !!!! On a eu droit à l'avant-première au cinéma et en 3D donc le top et des goodies avec donc tout Citation vitre Sélection de 19 citations sur le sujet vitre - Trouvez une citation, une phrase, un dicton ou un proverbe vitre issus de livres, discours ou entretiens. 1

Commentfaire pour que les crêpe ne colle pas à la poêle? Je prends un bol, je verse un peu d’ huile au fond, je fais une boule avec du coton (blanc), et avant chaque crêpe je frotte le fond de la poêle. Et puis faut que la pâte à crêpe ait reposé au moins une heure. ça marche ! Voui faut badigeonner à chaud à chaque fois avant de

JEAN-JACQUES ROUSSEAU LES CONFESSIONS 1782 livres I-VI 1789 livres VII-XII Texte de l'édition H. Launette & Cie, Paris, 1889 Dessins de Maurice Leloir Exemplaire BPU Genève Hf 4948 Le texte publié par H. Launette a été fidèlement reproduit, à l'exception de quelques erreurs manifestes fautes d'accord, erreurs de numérotation de liasses, etc.. Afin de respecter le texte de cette édition, les lacunes n'ont pas été complétées. L'orthographe a été partiellement modernisée, à l'exception de celle des noms propres ex. Chambéri, Yverdun, etc.. Pour une étude approfondie du texte et des variantes, il importe de se procurer les éditions critiques annotées récemment publiées. Nous remercions Monsieur Alain Jacquesson, directeur de la Bibliothèque Publique et Universitaire, de nous avoir donné l'autorisation d'utiliser les documents de la BPU; Monsieur Charles-Ferdinand Wirz, Conservateur de l'Institut et Musée Voltaire et Secrétaire de la Société Jean-Jacques Rousseau, pour son aide dans la recherche de documents; Monsieur Michel Piller, Conservateur au Centre d'iconographie genevoise, pour son aide dans la recherche de documents; Madame Orsolya Lökkös-Toth, professeure, qui a effectué les corrections; nos proches qui ont supporté notre indisponibilité durant ces deux dernières années. janvier 1999. LIVRE PREMIER 1712 - 1728 Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple, et dont l'exécution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature; et cet homme, ce sera moi. Moi seul. Je sens mon coeur, et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus; j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté, c'est ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu. Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement Voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus. J'ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n'ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon; et s'il m'est arrivé d'employer quelque ornement indifférent, ce n'a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire. J'ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l'être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus méprisable et vil quand je l'ai été; bon, généreux, sublime, quand je l'ai été j'ai dévoilé mon intérieur tel que tu l'as vu toi-même. Être éternel, rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes semblables; qu'ils écoutent mes confessions, qu'ils gémissent de mes indignités, qu'ils rougissent de mes misères. Que chacun d'eux découvre à son tour son coeur au pied de ton trône avec la même sincérité, et puis qu'un seul te dise, s'il l'ose je fus meilleur que cet homme-là . Je suis né à Genève, en 1712 d'Isaac Rousseau, Citoyen, et de Susanne Bernard, Citoyenne. Un bien fort médiocre, à partager entre quinze enfants, ayant réduit presque à rien la portion de mon père, il n'avait pour subsister que son métier d'horloger, dans lequel il était à la vérité fort habile. Ma mère, fille du ministre Bernard, était plus riche elle avait de la sagesse et de la beauté. Ce n'était pas sans peine que mon père l'avait obtenue. Leurs amours avaient commencé presque avec leur vie; dès l'âge de huit à neuf ans ils se promenaient ensemble tous les soirs sur la Treille; à dix ans ils ne pouvaient plus se quitter. La sympathie, l'accord des âmes, affermit en eux le sentiment qu'avait produit l'habitude. Tous deux, nés tendres et sensibles, n'attendaient que le moment de trouver dans un autre la même disposition, ou plutôt ce moment les attendait eux-mêmes, et chacun d'eux jeta son coeur dans le premier qui s'ouvrit pour le recevoir. Le sort, qui semblait contrarier leur passion, ne fit que l'animer. Le jeune amant ne pouvant obtenir sa maÃtresse se consumait de douleur elle lui conseilla de voyager pour l'oublier. Il voyagea sans fruit, et revint plus amoureux que jamais. Il retrouva celle qu'il aimait tendre et fidèle. Après cette épreuve, il ne restait qu'à s'aimer toute la vie; ils le jurèrent, et le ciel bénit leur serment. Gabriel Bernard, frère de ma mère, devint amoureux d'une des soeurs de mon père; mais elle ne consentit à épouser le frère qu'à condition que son frère épouserait la soeur. L'amour arrangea tout, et les deux mariages se firent le même jour. Ainsi mon oncle était le mari de ma tante, et leurs enfants furent doublement mes cousins germains. Il en naquit un de part et d'autre au bout d'une année; ensuite il fallut encore se séparer. Mon oncle Bernard était ingénieur il alla servir dans l'Empire et en Hongrie sous le prince Eugène. Il se distingua au siège et à la bataille de Belgrade. Mon père, après la naissance de mon frère unique, partit pour Constantinople, où il était appelé, et devint horloger du sérail. Durant son absence, la beauté de ma mère, son esprit, ses talents, lui attirèrent des hommages. M. de la Closure, résident de France, fut un des plus empressés à lui en offrir. Il fallait que sa passion fût vive, puisque au bout de trente ans je l'ai vu s'attendrir en me parlant d'elle. Ma mère avait plus que de la vertu pour s'en défendre; elle aimait tendrement son mari. Elle le pressa de revenir il quitta tout, et revint. Je fus le triste fruit de ce retour. Dix mois après, je naquis infirme et malade. Je coûtai la vie à ma mère, et ma naissance fut le premier de mes malheurs. Je n'ai pas su comment mon père supporta cette perte, mais je sais qu'il ne s'en consola jamais. Il croyait la revoir en moi, sans pouvoir oublier que je la lui avais ôtée; jamais il ne m'embrassa que je ne sentisse à ses soupirs, à ses convulsives étreintes, qu'un regret amer se mêlait à ses caresses elles n'en étaient que plus tendres. Quand il me disait Jean-Jacques, parlons de ta mère; je lui disais Hé bien! mon père, nous allons donc pleurer; et ce mot seul lui tirait déjà des larmes. Ah! disait-il en gémissant, rends-la-moi, console-moi d'elle, remplis le vide qu'elle a laissé dans mon âme. T'aimerais-je ainsi, si tu n'étais que mon fils? Quarante ans après l'avoir perdue, il est mort dans les bras d'une seconde femme, mais le nom de la première à la bouche, et son image au fond du coeur. Tels furent les auteurs de mes jours. De tous les dons que le ciel leur avait départis, un coeur sensible est le seul qu'ils me laissèrent; mais il avait fait leur bonheur, et fit tous les malheurs de ma vie. J'étais né presque mourant; on espérait peu de me conserver. J'apportai le germe d'une incommodité que les ans ont renforcée, et qui maintenant ne me donne quelquefois des relâches que pour me laisser souffrir plus cruellement d'une autre façon. Une soeur de mon père, fille aimable et sage, prit si grand soin de moi qu'elle me sauva. Au moment où j'écris ceci, elle est encore en vie, soignant, à l'âge de quatre-vingts ans, un mari plus jeune qu'elle, mais usé par la boisson. Chère tante, je vous pardonne de m'avoir fait vivre, et je m'afflige de ne pouvoir vous rendre à la fin de vos jours les tendres soins que vous m'avez prodigués au commencement des miens! J'ai aussi ma mie Jacqueline encore vivante, saine et robuste. Les mains qui m'ouvrirent les yeux à ma naissance pourront me les fermer à ma mort. Je sentis avant de penser; c'est le sort commun de l'humanité. Je l'éprouvai plus qu'un autre. J'ignore ce que je fis jusqu'à cinq ou six ans. Je ne sais comment j'appris à lire; je ne me souviens que de mes premières lectures et de leur effet sur moi c'est le temps d'où je date sans interruption la conscience de moi-même. Ma mère avait laissé des romans; nous nous mÃmes à les lire après souper, mon père et moi. Il n'était question d'abord que de m'exercer à la lecture par des livres amusants; mais bientôt l'intérêt devint si vif que nous lisions tour à tour sans relâche, et passions les nuits à cette occupation. Nous ne pouvions jamais quitter qu'à la fin du volume. Quelquefois mon père, entendant le matin les hirondelles, disait tout honteux allons nous coucher; je suis plus enfant que toi. En peu de temps j'acquis, par cette dangereuse méthode, non seulement une extrême facilité à lire et à m'entendre, mais une intelligence unique à mon âge sur les passions. Je n'avais aucune idée des choses, que tous les sentiments m'étaient déjà connus. Je n'avais rien conçu, j'avais tout senti. Ces émotions confuses, que j'éprouvai coup sur coup, n'altéraient point la raison que je n'avais pas encore; mais elles m'en formèrent une d'une autre trempe, et me donnèrent de la vie humaine des notions bizarres et romanesques, dont l'expérience et la réflexion n'ont jamais bien pu me guérir. Les romans finirent avec l'été de 1719. L'hiver suivant, ce fut autre chose. La bibliothèque de ma mère épuisée, on eut recours à la portion de celle de son père qui nous était échue. Heureusement il s'y trouva de bons livres; et cela ne pouvait guère être autrement, cette bibliothèque ayant été formée par un Ministre, à la vérité, et savant même, car c'était la mode alors, mais homme de goût et d'esprit. L'Histoire de l'Eglise et de l'Empire par le Sueur, le Discours de Bossuet sur l'histoire universelle, les Hommes illustres de Plutarque, L'Histoire de Venise par Nani, les Métamorphoses d'Ovide, la Bruyère, les Mondes de Fontenelle, ses Dialogues des morts, et quelques tomes de Molière, furent transportés dans le cabinet de mon père, et je les lui lisais tous les jours durant son travail. J'y pris un goût rare, et peut-être unique à cet âge. Plutarque surtout devint ma lecture favorite. Le plaisir que je prenais à le relire sans cesse me guérit un peu des romans, et je préférai bientôt Agésilas, Brutus, Aristide, à Orondate, Artamène et Juba. De ces intéressantes lectures, des entretiens qu'elles occasionnaient entre mon père et moi, se forma cet esprit libre et républicain, ce caractère indomptable et fier, impatient de joug et de servitude, qui m'a tourmenté tout le temps de ma vie dans les situations les moins propres à lui donner l'essor. Sans cesse occupé de Rome et d'Athènes, vivant pour ainsi dire avec leurs grands hommes, né moi-même Citoyen d'une République, et fils d'un père dont l'amour de la patrie était la plus forte passion, je m'en enflammais à son exemple, je me croyais Grec ou Romain; je devenais le personnage dont je lisais la vie le récit des traits de constance et d'intrépidité qui m'avaient frappé me rendait les yeux étincelants et la voix forte. Un jour que je racontais à table l'aventure de Scévola, on fut effrayé de me voir avancer et tenir la main sur un réchaud pour représenter son action. J'avais un frère plus âgé que moi de sept ans. Il apprenait la profession de mon père. L'extrême affection qu'on avait pour moi le faisait un peu négliger; et ce n'est pas cela que j'approuve. Son éducation se sentit de cette négligence. Il prit le train du libertinage, même avant l'âge d'être un vrai libertin. On le mit chez un autre maÃtre, d'où il faisait des escapades comme il en avait fait de la maison paternelle. Je ne le voyais presque point; à peine puis-je dire avoir fait connaissance avec lui; mais je ne laissais pas de l'aimer tendrement, et il m'aimait autant qu'un polisson peut aimer quelque chose. Je me souviens qu'une fois que mon père le châtiait rudement et avec colère, je me jetai impétueusement entre eux deux, l'embrassant étroitement. Je le couvris ainsi de mon corps, recevant les coups qui lui étaient portés; et je m'obstinai si bien dans cette attitude, qu'il fallut enfin que mon père lui fÃt grâce, soit désarmé par mes cris et mes larmes, soit pour ne pas me maltraiter plus que lui. Enfin mon frère tourna si mal qu'il s'enfuit et disparut tout à fait. Quelque temps après on sut qu'il était en Allemagne. Il n'écrivit pas une seule fois. On n'a plus eu de ses nouvelles depuis ce temps-là ; et voilà comment je suis demeuré fils unique. Si ce pauvre garçon fut élevé négligemment, il n'en fut pas ainsi de son frère; et les enfants des rois ne sauraient être soignés avec plus de zèle que je le fus durant mes premiers ans, idolâtré de tout ce qui m'environnait, et toujours, ce qui est bien plus rare, traité en enfant chéri, jamais en enfant gâté. Jamais une seule fois, jusqu'à ma sortie de la maison paternelle, on ne m'a laissé courir seul dans la rue avec les autres enfants; jamais on n'eut à réprimer en moi ni à satisfaire aucune de ces fantasques humeurs qu'on impute à la nature, et qui naissent toutes de la seule éducation. J'avais les défauts de mon âge; j'étais babillard, gourmand, quelquefois menteur. J'aurais volé des fruits, des bonbons, de la mangeaille; mais jamais je n'ai pris plaisir à faire du mal, du dégât, à charger les autres, à tourmenter de pauvres animaux. Je me souviens pourtant d'avoir une fois pissé dans la marmite d'une de nos voisines, appelée madame Clot, tandis qu'elle était au prêche. J'avoue même que ce souvenir me fait encore rire, parce que madame Clot, bonne femme au demeurant, était bien la vieille la plus grognon que je connus de ma vie. Voilà la courte et véridique histoire de tous mes méfaits enfantins. Comment serais-je devenu méchant, quand je n'avais sous les yeux que des exemples de douceur, et autour de moi que les meilleures gens du monde ? Mon père, ma tante, ma mie, mes parents, nos amis, nos voisins, tout ce qui m'environnait ne m'obéissait pas à la vérité, mais m'aimait; et moi je les aimais de même. Mes volontés étaient si peu excitées et si peu contrariées qu'il ne me venait pas dans l'esprit d'en avoir. Je puis jurer que, jusqu'à mon asservissement sous un maÃtre, je n'ai pas su ce que c'était qu'une fantaisie. Hors le temps que je passais à lire ou écrire auprès de mon père, et celui où ma mie me menait promener, j'étais toujours avec ma tante, à la voir broder, à l'entendre chanter, assis ou debout à côté d'elle; et j'étais content. Son enjouement, sa douceur, sa figure agréable, m'ont laissé de si fortes impressions, que je vois encore son air, son regard, son attitude je me souviens de ses petits propos caressants; je dirais comment elle était vêtue et coiffée, sans oublier les deux crochets que ses cheveux noirs faisaient sur ses tempes, selon la mode de ce temps-là . Je suis persuadé que je lui dois le goût ou plutôt la passion pour la musique, qui ne s'est bien développée en moi que longtemps après. Elle savait une quantité prodigieuse d'airs et de chansons qu'elle chantait avec un filet de voix fort douce. La sérénité d'âme de cette excellente fille éloignait d'elle et de tout ce qui l'environnait la rêverie et la tristesse. L'attrait que son chant avait pour moi fut tel, que non seulement plusieurs de ses chansons me sont toujours restées dans la mémoire, mais qu'il m'en revient même, aujourd'hui que je l'ai perdue, qui, totalement oubliées depuis mon enfance, se retracent à mesure que je vieillis, avec un charme que je ne puis exprimer. Dirait-on que moi, vieux radoteur, rongé de soucis et de peines, je me surprends quelquefois à pleurer comme un enfant, en marmottant ces petits airs d'une voix déjà cassée et tremblante? Il y en a un surtout qui m'est bien revenu tout entier quant à l'air; mais la seconde moitié des paroles s'est constamment refusée à tous mes efforts pour me la rappeler, quoiqu'il m'en revienne confusément les rimes. Voici le commencement, et ce que j'ai pu me rappeler du reste Tircis, je n'ose Ecouter ton chalumeau Sous l'ormeau; Car on en cause Déjà dans notre hameau. .......... ..... un berger ..... s'engager ..... sans danger; Et toujours l'épine est sous la rose. Je cherche où est le charme attendrissant que mon coeur trouve à cette chanson c'est un caprice auquel je ne comprends rien; mais il m'est de toute impossibilité de la chanter jusqu'à la fin sans être arrêté par mes larmes. J'ai cent fois projeté d'écrire à Paris pour faire chercher le reste des paroles, si tant est que quelqu'un les connaisse encore. Mais je suis presque sûr que le plaisir que je prends à me rappeler cet air s'évanouirait en partie, si j'avais la preuve que d'autres que ma pauvre tante Suson l'ont chanté. Telles furent les premières affections de mon entrée à la vie; ainsi commençait à se former ou à se montrer en moi ce coeur à la fois si fier et si tendre, ce caractère efféminé, mais pourtant indomptable, qui, flottant toujours entre la faiblesse et le courage, entre la mollesse et la vertu, m'a jusqu'au bout mis en contradiction avec moi-même, et a fait que l'abstinence et la jouissance, le plaisir et la sagesse, m'ont également échappé. Ce train d'éducation fut interrompu par un accident dont les suites ont influé sur le reste de ma vie. Mon père eut un démêlé avec un M. Gautier, capitaine en France, et apparenté dans le Conseil. Ce Gautier, homme insolent et lâche, saigna du nez, et, pour se venger, accusa mon père d'avoir mis l'épée à la main dans la Ville. Mon père, qu'on voulut envoyer en prison, s'obstinait à vouloir que, selon la loi, l'accusateur y entrât aussi bien que lui n'ayant pu l'obtenir, il aima mieux sortir de Genève et s'expatrier pour le reste de sa vie, que de céder sur un point où l'honneur et la liberté lui paraissaient compromis. Je restai sous la tutelle de mon oncle Bernard, alors employé aux fortifications de Genève. Sa fille aÃnée était morte, mais il avait un fils de même âge que moi. Nous fûmes mis ensemble à Bossey en pension chez le Ministre Lambercier, pour y apprendre, avec le latin, tout le menu fatras dont on l'accompagne sous le nom d'éducation. Deux ans passés au village adoucirent un peu mon âpreté romaine, et me ramenèrent à l'état d'enfant. A Genève, où l'on ne m'imposait rien, j'aimais l'application, la lecture; c'était presque mon seul amusement. A Bossey, le travail me fit aimer les jeux qui lui servaient de relâche. La campagne était pour moi si nouvelle que je ne pouvais me lasser d'en jouir. Je pris pour elle un goût si vif, qu'il n'a jamais pu s'éteindre. Le souvenir des jours heureux que j'y ai passés m'a fait regretter son séjour et ses plaisirs dans tous les âges, jusqu'à celui qui m'y a ramené. M. Lambercier était un homme fort raisonnable, qui, sans négliger notre instruction, ne nous chargeait point de devoirs extrêmes. La preuve qu'il s'y prenait bien est que, malgré mon aversion pour la gêne, je ne me suis jamais rappelé avec dégoût mes heures d'étude, et que, si je n'appris pas de lui beaucoup de choses, ce que j'appris je l'appris sans peine, et n'en ai rien oublié. La simplicité de cette vie champêtre me fit un bien d'un prix inestimable, en ouvrant mon coeur à l'amitié. Jusqu'alors je n'avais connu que des sentiments élevés, mais imaginaires. L'habitude de vivre ensemble dans un état paisible m'unit tendrement à mon cousin Bernard. En peu de temps j'eus pour lui des sentiments plus affectueux que ceux que j'avais eus pour mon frère, et qui ne se sont jamais effacés. C'était un grand garçon fort efflanqué, fort fluet, aussi doux d'esprit que faible de corps, et qui n'abusait pas trop de la prédilection qu'on avait pour lui dans la maison, comme fils de mon tuteur. Nos travaux, nos amusements, nos goûts étaient les mêmes nous étions seuls, nous étions de même âge, chacun des deux avait besoin d'un camarade; nous séparer était, en quelque sorte, nous anéantir. Quoique nous eussions peu d'occasions de faire preuve de notre attachement l'un pour l'autre, il était extrême; et non seulement nous ne pouvions vivre un instant séparés, mais nous n'imaginions pas que nous puissions jamais l'être. Tous deux d'un esprit facile à céder aux caresses, complaisants quand on ne voulait pas nous contraindre, nous étions toujours d'accord sur tout. Si, par la faveur de ceux qui nous gouvernaient, il avait sur moi quelque ascendant sous leurs yeux, quand nous étions seuls j'en avais un sur lui qui rétablissait l'équilibre. Dans nos études, je lui soufflais sa leçon quand il hésitait; quand mon thème était fait, je lui aidais à faire le sien, et, dans nos amusements, mon goût plus actif lui servait toujours de guide. Enfin nos deux caractères s'accordaient si bien, et l'amitié qui nous unissait était si vraie, que, dans plus de cinq ans que nous fumes presque inséparables, tant à Bossey qu'à Genève, nous nous battÃmes souvent, je l'avoue, mais jamais on n'eut besoin de nous séparer, jamais une de nos querelles ne dura plus d'un quart d'heure, et jamais nous ne portâmes l'un contre l'autre aucune accusation. Ces remarques sont, si l'on veut, puériles, mais il en résulte pourtant un exemple peut-être unique depuis qu'il existe des enfants. La manière dont je vivais à Bossey me convenait si bien, qu'il ne lui a manqué que de durer plus longtemps pour fixer absolument mon caractère. Les sentiments tendres, affectueux, paisibles, en faisaient le fond. Je crois que jamais individu de notre espèce n'eut naturellement moins de vanité que moi. Je m'élevais par élans à des mouvements sublimes, mais je retombais aussitôt dans ma langueur. Etre aimé de tout ce qui m'approchait était le plus vif de mes désirs. J'étais doux, mon cousin l'était; ceux qui nous gouvernaient l'étaient eux-mêmes. Pendant deux ans entiers je ne fus ni témoin ni victime d'un sentiment violent. Tout nourrissait dans mon coeur les dispositions qu'il reçut de la nature. Je ne connaissais rien d'aussi charmant que de voir tout le monde content de moi et de toute chose. Je me souviendrai toujours qu'au temple, répondant au catéchisme, rien ne me troublait plus, quand il m'arrivait d'hésiter, que de voir sur le visage de mademoiselle Lambercier des marques d'inquiétude et de peine. Cela seul m'affligeait plus que la honte de manquer en public, qui m'affectait pourtant extrêmement car, quoique peu sensible aux louanges, je le fus toujours beaucoup à la honte; et je puis dire ici que l'attente des réprimandes de mademoiselle Lambercier me donnait moins d'alarmes que la crainte de la chagriner. Cependant elle ne manquait pas au besoin de sévérité, non plus que son frère; mais comme cette sévérité, presque toujours juste, n'était jamais emportée, je m'en affligeais et ne m'en mutinais point. J'étais plus fâché de déplaire que d'être puni, et le signe du mécontentement m'était plus cruel que la peine afflictive. Il est embarrassant de m'expliquer mieux, mais cependant il le faut. Qu'on changerait de méthode avec la jeunesse, si l'on voyait mieux les effets éloignés de celle qu'on emploie toujours indistinctement, et souvent indiscrètement! La grande leçon qu'on peut tirer d'un exemple aussi commun que funeste me fait résoudre à le donner. Comme mademoiselle Lambercier avait pour nous l'affection d'une mère, elle en avait aussi l'autorité, et la portait quelquefois jusqu'à nous infliger la punition des enfants quand nous l'avions méritée. Assez longtemps elle s'en tint à la menace, et cette menace d'un châtiment tout nouveau pour moi me semblait très effrayante; mais après l'exécution, je la trouvai moins terrible à l'épreuve que l'attente ne l'avait été et ce qu'il y a de plus bizarre est que ce châtiment m'affectionna davantage encore à celle qui me l'avait imposé. Il fallait même toute la vérité de cette affection et toute ma douceur naturelle pour m'empêcher de chercher le retour du même traitement en le méritant; car j'avais trouvé dans la douleur, dans la honte même, un mélange de sensualité qui m'avait laissé plus de désir que de crainte de l'éprouver derechef par la même main. Il est vrai que, comme il se mêlait sans doute à cela quelque instinct précoce du sexe, le même châtiment reçu de son frère ne m'eût point du tout paru plaisant. Mais, de l'humeur dont il était, cette substitution n'était guère à craindre et si je m'abstenais de mériter la correction, c'était uniquement de peur de fâcher mademoiselle Lambercier; car tel est en moi l'empire de la bienveillance, et même de celle que les sens ont fait naÃtre, qu'elle leur donna toujours la loi dans mon coeur. Cette récidive, que j'éloignais sans la craindre, arriva sans qu'il y eût de ma faute, c'est-à -dire de ma volonté, et j'en profitai, je puis dire, en sûreté de conscience. Mais cette seconde fois fut aussi la dernière; car mademoiselle Lambercier, s'étant aperçue à quelque signe que ce châtiment n'allait pas à son but, déclara qu'elle y renonçait, et qu'il la fatiguait trop. Nous avions jusque-là couché dans sa chambre, et même en hiver quelquefois dans son lit. Deux jours après on nous fit coucher dans une autre chambre, et j'eus désormais l'honneur, dont je me serais bien passé, d'être traité par elle en grand garçon. Qui croirait que ce châtiment d'enfant, reçu à huit ans par la main d'une fille de trente, a décidé de mes goûts, de mes désirs, de mes passions, de moi pour le reste de ma vie, et cela précisément dans le sens contraire à ce qui devait s'ensuivre naturellement? En même temps que mes sens furent allumés, mes désirs prirent si bien le change, que, bornés à ce que j'avais éprouvé, ils ne s'avisèrent point de chercher autre chose. Avec un sang brûlant de sensualité presque dès ma naissance, je me conservai pur de toute souillure jusqu'à l'âge où les tempéraments les plus froids et les plus tardifs se développent. Tourmenté longtemps sans savoir de quoi, je dévorais d'un oeil ardent les belles personnes; mon imagination me les rappelait sans cesse, uniquement pour les mettre en oeuvre à ma mode, et en faire autant de demoiselles Lambercier. Même après l'âge nubile, ce goût bizarre, toujours persistant et porté jusqu'à la dépravation, jusqu'à la folie, m'a conservé les moeurs honnêtes qu'il semblerait avoir dû m'ôter. Si jamais éducation fut modeste et chaste, c'est assurément celle que j'ai reçue. Mes trois tantes n'étaient pas seulement des personnes d'une sagesse exemplaire, mais d'une réserve que depuis longtemps les femmes ne connaissent plus. Mon père, homme de plaisir, mais galant à la vieille mode, n'a jamais tenu, près des femmes qu'il aimait le plus, des propos dont une vierge eût pu rougir; et jamais on n'a poussé plus loin que dans ma famille et devant moi le respect qu'on doit aux enfants. Je ne trouvai pas moins d'attention chez M. Lambercier sur le même article; et une fort bonne servante y fut mise à la porte pour un mot un peu gaillard qu'elle avait prononcé devant nous. Non seulement je n'eus jusqu'à mon adolescence aucune idée distincte de l'union des sexes, mais jamais cette idée confuse ne s'offrit à moi que sous une image odieuse et dégoûtante. J'avais pour les filles publiques une horreur qui ne s'est jamais effacée je ne pouvais voir un débauché sans dédain, sans effroi même; car mon aversion pour la débauche allait jusque-là , depuis qu'allant un jour au petit Sacconex par un chemin creux, je vis, des deux côtés, des cavités dans la terre, où l'on me dit que ces gens-là faisaient leurs accouplements. Ce que j'avais vu de ceux des chiennes me revenait aussi toujours à l'esprit en pensant aux autres, et le coeur me soulevait à ce seul souvenir. Ces préjugés de l'éducation, propres par eux-mêmes à retarder les premières explosions d'un tempérament combustible, furent aidés, comme j'ai dit, par la diversion que firent sur moi les premières pointes de la sensualité. N'imaginant que ce que j'avais senti, malgré des effervescences de sang très incommodes, je ne savais porter mes désirs que vers l'espèce de volupté qui m'était connue, sans aller jamais jusqu'à celle qu'on m'avait rendue haïssable, et qui tenait de si près à l'autre sans que j'en eusse le moindre soupçon. Dans mes sottes fantaisies, dans mes érotiques fureurs, dans les actes extravagants auxquels elles me portaient quelquefois, j'empruntais imaginairement le secours de l'autre sexe, sans penser jamais qu'il fût propre à nul autre usage qu'à celui que je brûlais d'en tirer. Non seulement donc c'est ainsi qu'avec un tempérament très ardent, très lascif, très précoce, je passai toutefois l'âge de puberté sans désirer, sans connaÃtre d'autres plaisirs des sens que ceux dont mademoiselle Lambercier m'avait très innocemment donné l'idée; mais quand enfin le progrès des ans m'eut fait homme, c'est encore ainsi que ce qui devait me perdre me conserva. Mon ancien goût d'enfant, au lieu de s'évanouir, s'associa tellement à l'autre que je ne pus jamais l'écarter des désirs allumés par mes sens; et cette folie, jointe à ma timidité naturelle, m'a toujours rendu très peu entreprenant près des femmes, faute d'oser tout dire ou de pouvoir tout faire, l'espèce de jouissance dont l'autre n'était pour moi que le dernier terme ne pouvant être usurpée par celui qui la désire, ni devinée par celle qui peut l'accorder. J'ai ainsi passé ma vie à convoiter et me taire auprès des personnes que j'aimais le plus. N'osant jamais déclarer mon goût, je l'amusais du moins par des rapports qui m'en conservaient l'idée. Être aux genoux d'une maÃtresse impérieuse, obéir à ses ordres, avoir des pardons à lui demander, étaient pour moi de très douces jouissances; et plus ma vive imagination m'enflammait le sang, plus j'avais l'air d'un amant transi. On conçoit que cette manière de faire l'amour n'amène pas des progrès bien rapides, et n'est pas fort dangereuse à la vertu de celles qui en sont l'objet. J'ai donc fort peu possédé, mais je n'ai pas laissé de jouir beaucoup à ma manière, c'est-à -dire par l'imagination. Voilà comment mes sens, d'accord avec mon humeur timide et mon esprit romanesque, m'ont conservé des sentiments purs et des moeurs honnêtes, par les mêmes goûts qui, peut-être avec un peu plus d'effronterie, m'auraient plongé dans les plus brutales voluptés. J'ai fait le premier pas et le plus pénible dans le labyrinthe obscur et fangeux de mes confessions. Ce n'est pas ce qui est criminel qui coûte le plus à dire, c'est ce qui est ridicule et honteux. Dès à présent je suis sûr de moi; après ce que je viens d'oser dire, rien ne peut plus m'arrêter. On peut juger de ce qu'ont pu me coûter de semblables aveux, sur ce que, dans tout le cours de ma vie, emporté quelquefois près de celles que j'aimais par les fureurs d'une passion qui m'ôtait la faculté de voir, d'entendre, hors de sens et saisi d'un tremblement convulsif dans tout mon corps, jamais je n'ai pu prendre sur moi de leur déclarer ma folie, et d'implorer d'elles, dans la plus intime familiarité, la seule faveur qui manquait aux autres. Cela ne m'est jamais arrivé qu'une fois dans l'enfance avec une enfant de mon âge, encore fut-ce elle qui en fit la première proposition. En remontant de cette sorte aux premières traces de mon être sensible, je trouve des éléments qui, semblant quelquefois incompatibles, n'ont pas laissé de s'unir pour produire avec force un effet uniforme et simple; et j'en trouve d'autres qui, les mêmes en apparence, ont formé, par le concours de certaines circonstances, de si différentes combinaisons, qu'on n'imaginerait jamais qu'ils eussent entre eux aucun rapport. Qui croirait, par exemple, qu'un des ressorts les plus vigoureux de mon âme fut trempé dans la même source d'où la luxure et la mollesse ont coulé dans mon sang? Sans quitter le sujet dont je viens de parler, on en va voir sortir une impression bien différente. J'étudiais un jour seul ma leçon dans la chambre contiguà à la cuisine. La servante avait mis sécher à la plaque les peignes de mademoiselle Lambercier. Quand elle revint les prendre, il s'en trouva un dont tout un côté de dents était brisé. A qui s'en prendre de ce dégât? personne autre que moi n'était entré dans la chambre. On m'interroge je nie d'avoir touché le peigne. M. et mademoiselle Lambercier se réunissent, m'exhortent, me pressent, me menacent je persiste avec opiniâtreté; mais la conviction était trop forte, elle l'emporta sur toutes mes protestations, quoique ce fût la première fois qu'on m'eût trouvé tant d'audace à mentir. La chose fut prise au sérieux; elle méritait de l'être. La méchanceté, le mensonge, l'obstination, parurent également dignes de punition; mais pour le coup ce ne fut pas par mademoiselle Lambercier qu'elle me fut infligée. On écrivit à mon oncle Bernard il vint. Mon pauvre cousin était chargé d'un autre délit non moins grave; nous fûmes enveloppés dans la même exécution. Elle fut terrible. Quand, cherchant le remède dans le mal même, on eut voulu pour jamais amortir mes sens dépravés, on n'aurait pu mieux s'y prendre. Aussi me laissèrent-ils en repos pour longtemps. On ne put m'arracher l'aveu qu'on exigeait. Repris à plusieurs fois et mis dans l'état le plus affreux, je fus inébranlable. J'aurais souffert la mort, et j'y étais résolu. Il fallut que la force même cédât au diabolique entêtement d'un enfant; car on n'appela pas autrement ma constance. Enfin je sortis de cette cruelle épreuve en pièces, mais triomphant. Il y a maintenant près de cinquante ans de cette aventure, et je n'ai pas peur d'être puni derechef pour le même fait; hé bien! je déclare à la face du ciel que j'en étais innocent, que je n'avais ni cassé ni touché le peigne, que je n'avais pas approché de la plaque, et que je n'y avais pas même songé. Qu'on ne me demande pas comment le dégât se fit, je l'ignore et ne le puis comprendre; ce que je sais très certainement, c'est que j'en étais innocent. Qu'on se figure un caractère timide et docile dans la vie ordinaire, mais ardent, fier, indomptable dans les passions; un enfant toujours gouverné par la voix de la raison, toujours traité avec douceur, équité, complaisance, qui n'avait pas même l'idée de l'injustice, et qui pour la première fois en éprouve une si terrible de la part précisément des gens qu'il chérit et qu'il respecte le plus quel renversement d'idées! quel désordre de sentiments! quel bouleversement dans son coeur, dans sa cervelle, dans tout son petit être intelligent et moral! Je dis qu'on s'imagine tout cela, s'il est possible; car pour moi je ne me sens pas capable de démêler, de suivre la moindre trace de ce qui se passait alors en moi. Je n'avais pas encore assez de raison pour sentir combien les apparences me condamnaient, et pour me mettre à la place des autres. Je me tenais à la mienne, et tout ce que je sentais, c'était la rigueur d'un châtiment effroyable pour un crime que je n'avais pas commis. La douleur du corps, quoique vive, m'était peu sensible; je ne sentais que l'indignation, la rage, le désespoir. Mon cousin, dans un cas à peu près semblable, et qu'on avait puni d'une faute involontaire comme d'un acte prémédité, se mettait en fureur à mon exemple, et se montait, pour ainsi dire, à mon unisson. Tous deux dans le même lit, nous nous embrassions avec des transports convulsifs, nous étouffions; et quand nos jeunes coeurs un peu soulagés pouvaient exhaler leur colère, nous nous levions sur notre séant, et nous nous mettions tous deux à crier cent fois de toute notre force Carnifex! carnifex! carnifex! Je sens en écrivant ceci que mon pouls s'élève encore; ces moments me seront toujours présents, quand je vivrais cent mille ans. Ce premier sentiment de la violence et de l'injustice est resté si profondément gravé dans mon âme, que toutes les idées qui s'y rapportent me rendent ma première émotion; et ce sentiment, relatif à moi dans son origine, a pris une telle consistance en lui-même, et s'est tellement détaché de tout intérêt personnel, que mon coeur s'enflamme au spectacle ou au récit de toute action injuste, quel qu'en soit l'objet et en quelque lieu qu'elle se commette, comme si l'effet en retombait sur moi. Quand je lis les cruautés d'un tyran féroce, les subtiles noirceurs d'un fourbe de prêtre, je partirais volontiers pour aller poignarder ces misérables, dussé-je cent fois y périr. Je me suis souvent mis en nage à poursuivre à la course ou à coups de pierre un coq, une vache, un chien, un animal que je voyais en tourmenter un autre, uniquement parce qu'il se sentait le plus fort. Ce mouvement peut m'être naturel, et je crois qu'il l'est; mais le souvenir profond de la première injustice que j'ai soufferte y fut trop longtemps et trop fortement lié pour ne l'avoir pas beaucoup renforcé. Là fut le terme de la sérénité de ma vie enfantine. Dès ce moment je cessai de jouir d'un bonheur pur, et je sens aujourd'hui même que le souvenir des charmes de mon enfance s'arrête là . Nous restâmes encore à Bossey quelques mois. Nous y fûmes comme on nous représente le premier homme encore dans le paradis terrestre, mais ayant cessé d'en jouir c'était en apparence la même situation, et en effet une tout autre manière d'être. L'attachement, le respect, l'intimité, la confiance, ne liaient plus les élèves à leurs guides; nous ne les regardions plus comme des dieux qui lisaient dans nos coeurs nous étions moins honteux de mal faire et plus craintifs d'être accusés nous commencions à nous cacher, à nous mutiner, à mentir. Tous les vices de notre âge corrompaient notre innocence et enlaidissaient nos jeux. La campagne même perdit à nos yeux cet attrait de douceur et de simplicité qui va au coeur elle nous semblait déserte et sombre; elle s'était comme couverte d'un voile qui nous en cachait les beautés. Nous cessâmes de cultiver nos petits jardins, nos herbes, nos fleurs. Nous n'allions plus gratter légèrement la terre, et crier de joie en découvrant le germe du grain que nous avions semé. Nous nous dégoûtâmes de cette vie; on se dégoûta de nous; mon oncle nous retira, et nous nous séparâmes de M. et mademoiselle Lambercier, rassasiés les uns des autres, et regrettant peu de nous quitter. Près de trente ans se sont passés depuis ma sortie de Bossey, sans que je m'en sois rappelé le séjour d'une manière agréable par des souvenirs un peu liés mais depuis qu'ayant passé l'âge mûr je décline vers la vieillesse, je sens que ces mêmes souvenirs renaissent tandis que les autres s'effacent, et se gravent dans ma mémoire avec des traits dont le charme et la force augmentent de jour en jour; comme si, sentant déjà la vie qui s'échappe, je cherchais à la ressaisir par ses commencements. Les moindres faits de ce temps-là me plaisent par cela seul qu'ils sont de ce temps-là . Je me rappelle toutes les circonstances des lieux, des personnes, des heures. Je vois la servante ou le valet agissant dans la chambre, une hirondelle entrant par la fenêtre, une mouche se poser sur ma main tandis que je récitais ma leçon je vois tout l'arrangement de la chambre où nous étions; le cabinet de M. Lambercier à main droite, une estampe représentant tous les papes, un baromètre, un grand calendrier, des framboisiers qui, d'un jardin fort élevé dans lequel la maison s'enfonçait sur le derrière, venaient ombrager la fenêtre et passaient quelquefois jusqu'en dedans. Je sais bien que le lecteur n'a pas grand besoin de savoir tout cela, mais j'ai besoin moi de le lui dire. Que n'osé-je lui raconter de même toutes les petites anecdotes de cet heureux âge, qui me font encore tressaillir d'aise quand je me les rappelle! cinq ou six surtout... Composons. Je vous fais grâce des cinq; mais j'en veux une, une seule, pourvu qu'on me la laisse conter le plus longuement qu'il me sera possible, pour prolonger mon plaisir. Si je ne cherchais que le vôtre, je pourrais choisir celle du derrière de mademoiselle Lambercier, qui, par une malheureuse culbute au bas du pré, fut étalé tout en plein devant le roi de Sardaigne à son passage mais celle du noyer de la terrasse est plus amusante pour moi qui fus acteur, au lieu que je ne fus que spectateur de la culbute; et j'avoue que je ne trouvai pas le moindre mot pour rire à un accident qui, bien que comique en lui-même, m'alarmait pour une personne que j'aimais comme une mère, et peut-être plus. O vous, lecteurs curieux de la grande histoire du noyer de la terrasse, écoutez-en l'horrible tragédie, et vous abstenez de frémir si vous pouvez! Il y avait, hors la porte de la cour, une terrasse à gauche en entrant, sur laquelle on allait souvent s'asseoir l'après-midi, mais qui n'avait point d'ombre. Pour lui en donner, M. Lambercier y fit planter un noyer. La plantation de cet arbre se fit avec solennité les deux pensionnaires en furent les parrains; et, tandis qu'on comblait le creux, nous tenions l'arbre chacun d'une main avec des chants de triomphe. On fit, pour l'arroser, une espèce de bassin tout autour du pied. Chaque jour, ardents spectateurs de cet arrosement, nous nous confirmions, mon cousin et moi, dans l'idée très naturelle qu'il était plus beau de planter un arbre sur la terrasse qu'un drapeau sur la brèche, et nous résolûmes de nous procurer cette gloire sans la partager avec qui que ce fût. Pour cela nous allâmes couper une bouture d'un jeune saule, et nous la plantâmes sur la terrasse, à huit ou dix pieds de l'auguste noyer. Nous n'oubliâmes pas de faire aussi un creux autour de notre arbre la difficulté était d'avoir de quoi le remplir; car l'eau venait d'assez loin, et on ne nous laissait pas courir pour en aller prendre. Cependant il en fallait absolument pour notre saule. Nous employâmes toutes sortes de ruses pour lui en fournir durant quelques jours; et cela lui réussit si bien, que nous le vÃmes bourgeonner et pousser de petites feuilles dont nous mesurions l'accroissement d'heure en heure, persuadés, quoiqu'il ne fût pas à un pied de terre, qu'il ne tarderait pas à nous ombrager. Comme notre arbre, nous occupant tout entiers, nous rendait incapables de toute application, de toute étude, que nous étions comme en délire, et que, ne sachant à qui nous en avions, on nous tenait de plus court qu'auparavant, nous vÃmes l'instant fatal où l'eau nous allait manquer, et nous nous désolions dans l'attente de voir notre arbre périr de sécheresse. Enfin la nécessité, mère de l'industrie, nous suggéra une invention pour garantir l'arbre et nous d'une mort certaine ce fut de faire par-dessous terre une rigole qui conduisÃt secrètement au saule une partie de l'eau dont on arrosait le noyer. Cette entreprise, exécutée avec ardeur, ne réussit pourtant pas d'abord. Nous avions si mal pris la pente, que l'eau ne coulait point; la terre s'éboulait et bouchait la rigole; l'entrée se remplissait d'ordures; tout allait de travers. Rien ne nous rebuta Labor omnia vincit improbus. Nous creusâmes davantage la terre et notre bassin, pour donner à l'eau son écoulement; nous coupâmes des fonds de boÃtes en petites planches étroites, dont les unes mises de plat à la file, et d'autres posées en angle des deux côtés sur celles-là , nous firent un canal triangulaire pour notre conduit. Nous plantâmes à l'entrée de petits bouts de bois minces et à claire-voie, qui, faisant une espèce de grillage ou de crapaudine, retenaient le limon et les pierres sans boucher le passage à l'eau. Nous recouvrÃmes soigneusement notre ouvrage de terre bien foulée; et le jour où tout fut fait, nous attendÃmes dans des transes d'espérance et de crainte l'heure de l'arrosement. Après des siècles d'attente, cette heure vint enfin M. Lambercier vint aussi à son ordinaire assister à l'opération, durant laquelle nous nous tenions tous deux derrière lui pour cacher notre arbre, auquel très heureusement il tournait le dos. A peine achevait-on de verser le premier seau d'eau, que nous commençâmes d'en voir couler dans notre bassin. A cet aspect, la prudence nous abandonna; nous nous mÃmes à pousser des cris de joie qui firent retourner M. Lambercier et ce fut dommage, car il prenait grand plaisir à voir comment la terre du noyer était bonne, et buvait avidement son eau. Frappé de la voir se partager en deux bassins, il s'écrie à son tour, regarde, aperçoit la friponnerie, se fait brusquement apporter une pioche, donne un coup, fait voler deux ou trois éclats de nos planches, et, criant à pleine tête Un aqueduc! un aqueduc! frappe de toutes parts des coups impitoyables, dont chacun portait au milieu de nos coeurs. En un moment les planches, le conduit, le bassin, le saule, tout fut détruit, tout fut labouré, sans qu'il y eût, durant cette expédition terrible, nul autre mot prononcé, sinon l'exclamation qu'il répétait sans cesse Un aqueduc! s'écriait-il en brisant tout, un aqueduc! un aqueduc! On croira que l'aventure finit mal pour les petits architectes; on se trompera tout fut fini. M. Lambercier ne nous dit pas un mot de reproche, ne nous fit pas plus mauvais visage et ne nous en parla plus; nous l'entendÃmes même un peu après rire auprès de sa soeur à gorge déployée, car le rire de M. Lambercier s'entendait de loin et ce qu'il y eut de plus étonnant encore, c'est que, passé le premier saisissement, nous ne fûmes pas nous-mêmes fort affligés. Nous plantâmes ailleurs un autre arbre, et nous nous rappelions souvent la catastrophe du premier, en répétant entre nous avec emphase Un aqueduc! un aqueduc! Jusque-là j'avais eu des accès d'orgueil par intervalles, quand j'étais Aristide ou Brutus ce fut ici mon premier mouvement de vanité bien marquée. Avoir pu construire un aqueduc de nos mains, avoir mis en concurrence une bouture avec un grand arbre, me paraissait le suprême degré de la gloire. A dix ans j'en jugeais mieux que César à trente. L'idée de ce noyer et la petite histoire qui s'y rapporte m'est si bien restée ou revenue, qu'un de mes plus agréables projets dans mon voyage de Genève, en 1754, était d'aller à Bossey revoir les monuments des jeux de mon enfance, et surtout le cher noyer, qui devait alors avoir déjà le tiers d'un siècle. Je fus si continuellement obsédé, si peu maÃtre de moi-même, que je ne pus trouver le moment de me satisfaire. Il y a peu d'apparence que cette occasion renaisse jamais pour moi cependant je n'en ai pas perdu le désir avec l'espérance; et je suis presque sûr que si jamais, retournant dans ces lieux chéris, j'y retrouvais mon cher noyer encore en être, je l'arroserais de mes pleurs. De retour à Genève, je passai deux ou trois ans chez mon oncle, en attendant qu'on résolût ce que l'on ferait de moi. Comme il destinait son fils au génie, il lui fit apprendre un peu de dessin, et lui enseignait les Eléments d'Euclide. J'apprenais tout cela par compagnie, et j'y pris goût, surtout au dessin. Cependant on délibérait si l'on me ferait horloger, procureur ou ministre. J'aimais mieux être ministre, car je trouvais bien beau de prêcher; mais le petit revenu du bien de ma mère à partager entre mon frère et moi ne suffisait pas pour pousser mes études. Comme l'âge où j'étais ne rendait pas ce choix bien pressant encore, je restais en attendant chez mon oncle, perdant à peu près mon temps, et ne laissant pas de payer, comme il était juste, une assez forte pension. Mon oncle, homme de plaisir ainsi que mon père, ne savait pas comme lui se captiver pour ses devoirs, et prenait assez peu de soin de nous. Ma tante était une dévote un peu piétiste, qui aimait mieux chanter les psaumes que veiller à notre éducation. On nous laissait presque une liberté entière, dont nous n'abusâmes jamais. Toujours inséparables, nous nous suffisions l'un à l'autre; et, n'étant point tentés de fréquenter les polissons de notre âge, nous ne prÃmes aucune des habitudes libertines que l'oisiveté nous pouvait inspirer. J'ai même tort de nous supposer oisifs, car de la vie nous ne le fûmes moins; et ce qu'il y avait d'heureux était que tous les amusements dont nous nous passionnions successivement nous tenaient ensemble occupés dans la maison, sans que nous fussions même tentés de descendre à la rue. Nous faisions des cages, des flûtes, des volants, des tambours, des maisons, des équiffles, des arbalètes. Nous gâtions les outils de mon bon vieux grand-père, pour faire des montres à son imitation. Nous avions surtout un goût de préférence pour barbouiller du papier, dessiner, laver, enluminer, faire un dégât de couleurs. Il vint à Genève un charlatan italien appelé Gamba-Corta; nous allâmes le voir une fois, et puis nous n'y voulûmes plus aller mais il avait des marionnettes, et nous nous mÃmes à faire des marionnettes ses marionnettes jouaient des manières de comédies, et nous fÃmes des comédies pour les nôtres. Faute de pratique, nous contrefaisions du gosier la voix de Polichinelle, pour jouer ces charmantes comédies que nos pauvres bons parents avaient la patience de voir et d'entendre. Mais mon oncle Bernard ayant un jour lu dans la famille un très beau sermon de sa façon, nous quittâmes les comédies, et nous nous mÃmes à composer des sermons. Ces détails ne sont pas fort intéressants, je l'avoue; mais ils montrent à quel point il fallait que notre première éducation eût été bien dirigée, pour que, maÃtres presque de notre temps et de nous dans un âge si tendre, nous fussions si peu tentés d'en abuser. Nous avions si peu besoin de nous faire des camarades, que nous en négligions même l'occasion. Quand nous allions nous promener, nous regardions en passant leurs jeux sans convoitise, sans songer même à y prendre part. L'amitié remplissait si bien nos coeurs, qu'il nous suffisait d'être ensemble pour que les plus simples goûts fissent nos délices. A force de nous voir inséparables, on y prit garde; d'autant plus que mon cousin étant très grand et moi très petit, cela faisait un couple assez plaisamment assorti. Sa longue figure effilée, son petit visage de pomme cuite, son air mou, sa démarche nonchalante, excitaient les enfants à se moquer de lui. Dans le patois du pays on lui donna le surnom de Barnâ Bredanna; et sitôt que nous sortions nous n'entendions que Barnâ Bredanna tout autour de nous. Il endurait cela plus tranquillement que moi. Je me fâchai, je voulus me battre; c'était ce que les petits coquins demandaient. Je battis, je fus battu. Mon pauvre cousin me soutenait de son mieux; mais il était faible, d'un coup de poing on le renversait. Alors je devenais furieux. Cependant, quoique j'attrapasse force horions, ce n'était pas à moi qu'on en voulait, c'était à Barnâ Bredanna mais j'augmentai tellement le mal par ma mutine colère, que nous n'osions plus sortir qu'aux heures où l'on était en classe, de peur d'être hués et suivis par les écoliers. Me voilà déjà redresseur des torts. Pour être un paladin dans les formes, il ne me manquait que d'avoir une dame; j'en eus deux. J'allais de temps en temps voir mon père à Nyon, petite ville du pays de Vaud, où il s'était établi. Mon père était fort aimé, et son fils se sentait de cette bienveillance. Pendant le peu de séjour que je faisais près de lui, c'était à qui me fêterait. Une madame de Vulson surtout me faisait mille caresses; et, pour y mettre le comble, sa fille me prit pour son galant. On sent ce que c'est qu'un galant de onze ans pour une fille de vingt-deux. Mais toutes ces friponnes sont si aises de mettre ainsi de petites poupées en avant pour cacher les grandes, ou pour les tenter par l'image d'un jeu qu'elles savent rendre attirant! Pour moi, qui ne voyais point entre elle et moi de disconvenance, je pris la chose au sérieux; je me livrai de tout mon coeur, ou plutôt de toute ma tête, car je n'étais guère amoureux que par là , quoique je le fusse à la folie, et que mes transports, mes agitations, mes fureurs, donnassent des scènes à pâmer de rire. Je connais deux sortes d'amour très distincts, très réels, et qui n'ont presque rien de commun, quoique très vifs l'un et l'autre, et tous deux différents de la tendre amitié. Tout le cours de ma vie s'est partagé entre ces deux amours de si diverses natures, et je les ai même éprouvés tous deux à la fois; car, par exemple, au moment dont je parle, tandis que je m'emparais de mademoiselle de Vulson, si publiquement et si tyranniquement que je ne pouvais souffrir qu'aucun homme approchât d'elle, j'avais avec une petite mademoiselle Goton des tête-à -tête assez courts, mais assez vifs, dans lesquels elle daignait faire la maÃtresse d'école, et c'était tout mais ce tout, qui en effet était tout pour moi, me paraissait le bonheur suprême; et sentant déjà le prix du mystère, quoique je n'en susse user qu'en enfant, je rendais à mademoiselle de Vulson, qui ne s'en doutait guère, le soin qu'elle prenait de m'employer à cacher d'autres amours. Mais à mon grand regret mon secret fut découvert, ou moins bien gardé de la part de ma petite maÃtresse d'école que de la mienne, car on ne tarda pas à nous séparer. C'était en vérité une singulière personne que cette petite mademoiselle Goton. Sans être belle, elle avait une figure difficile à oublier, et que je me rappelle encore, souvent beaucoup trop pour un vieux fou. Ses yeux surtout n'étaient pas de son âge, ni sa taille, ni son maintien. Elle avait un petit air imposant et fier très propre à son rôle, et qui en avait occasionné la première idée entre nous. Mais ce qu'elle avait de plus bizarre était un mélange d'audace et de réserve difficile à concevoir. Elle se permettait avec moi les plus grandes privautés, sans jamais m'en permettre aucune` avec elle; elle me traitait exactement en enfant ce qui me fait croire, ou qu'elle avait déjà cessé de l'être, ou qu'au contraire elle l'était encore assez elle-même pour ne voir qu'un jeu dans le péril auquel elle s'exposait. J'étais tout entier, pour ainsi dire, à chacune de ces deux personnes, et si parfaitement, qu'avec aucune des deux il ne m'arrivait jamais de songer à l'autre. Mais du reste rien de semblable en ce qu'elles me faisaient éprouver. J'aurais passé ma vie entière avec mademoiselle de Vulson, sans songer à la quitter; mais en l'abordant ma joie était tranquille et n'allait pas à l'émotion. Je l'aimais surtout en grande compagnie; les plaisanteries, les agaceries, les jalousies même m'attachaient, m'intéressaient; je triomphais avec orgueil de ses préférences près des grands rivaux qu'elle paraissait maltraiter. J'étais tourmenté, mais j'aimais ce tourment. Les applaudissements, les encouragements, les ris m'échauffaient, m'animaient. J'avais des emportements, des saillies, j'étais transporté d'amour; dans un cercle, tête à tête j'aurais été contraint, froid, peut-être ennuyé. Cependant je m'intéressais tendrement à elle, je souffrais quand elle était malade j'aurais donné ma santé pour rétablir la sienne; et notez que je savais très bien par expérience ce que c'était que maladie, et ce que c'était que santé. Absent d'elle, j'y pensais, elle me manquait; présent, ses caresses m'étaient douces au coeur, non aux sens. J'étais impunément familier avec elle; mon imagination ne me demandait que ce qu'elle m'accordait cependant je n'aurais pu supporter de lui en voir faire autant à d'autres. Je l'aimais en frère; mais j'en étais jaloux en amant. Je l'eusse été de mademoiselle Goton en Turc, en furieux, en tigre, si j'avais seulement imaginé qu'elle pût faire à un autre le même traitement qu'elle m'accordait; car cela même était une grâce qu'il fallait demander à genoux. J'abordais mademoiselle de Vulson avec un plaisir très vif, mais sans trouble; au lieu qu'en voyant mademoiselle Goton je ne voyais plus rien, tous mes sens étaient bouleversés. J'étais familier avec la première sans avoir de familiarité; au contraire, j'étais aussi tremblant qu'agité devant la seconde, même au fort des plus grandes familiarités. Je crois que si j'étais resté trop longtemps avec elle, je n'aurais pu vivre; les palpitations m'auraient étouffé. Je craignais également de leur déplaire; mais j'étais plus complaisant pour l'une et plus obéissant pour l'autre. Pour rien au monde je n'aurais voulu fâcher mademoiselle de Vulson; mais si mademoiselle Goton m'eût ordonné de me jeter dans les flammes, je crois qu'à l'instant j'aurais obéi. Mes amours, ou plutôt mes rendez-vous avec celle-ci, durèrent peu, très heureusement pour elle et pour moi. Quoique mes liaisons avec mademoiselle de Vulson n'eussent pas le même danger, elles ne laissèrent pas d'avoir aussi leur catastrophe, après avoir un peu plus longtemps duré. Les fins de tout cela devaient toujours avoir l'air un peu romanesque, et donner prise aux exclamations. Quoique mon commerce avec mademoiselle de Vulson fût moins vif, il était plus attachant peut-être. Nos séparations ne se faisaient jamais sans larmes, et il est singulier dans quel vide accablant je me sentais plongé après l'avoir quittée. Je ne pouvais parler que d'elle, ni penser qu'à elle mes regrets étaient vrais et vifs; mais je crois qu'au fond ces héroïques regrets n'étaient pas tous pour elle, et que, sans que je m'en aperçusse, les amusements dont elle était le centre y avaient leur bonne part. Pour tempérer les douleurs de l'absence, nous nous écrivions des lettres d'un pathétique à faire fendre les rochers. Enfin, j'eus la gloire qu'elle n'y put plus tenir, et qu'elle vint me voir à Genève. Pour le coup la tête acheva de me tourner; je fus ivre et fou les deux jours qu'elle y resta. Quand elle partit, je voulais me jeter dans l'eau après elle, et je fis longtemps retentir l'air de mes cris. Huit jours après, elle m'envoya des bonbons et des gants; ce qui m'eût paru fort galant, si je n'eusse appris en même temps qu'elle était mariée, et que ce voyage dont il lui avait plu de me faire honneur était pour acheter ses habits de noces. Je ne décrirai pas ma fureur; elle se conçoit. Je jurai dans mon noble courroux de ne plus revoir la perfide, n'imaginant pas pour elle de plus terrible punition. Elle n'en mourut pas cependant; car vingt ans après, étant allé voir mon père et me promenant avec lui sur le lac, je demandai qui étaient des dames que je voyais dans un bateau peu loin du nôtre. Comment! me dit mon père en souriant, le coeur ne te le dit pas? ce sont tes anciennes amours c'est madame Cristin, c'est mademoiselle de Vulson. Je tressaillis à ce nom presque oublié; mais je dis aux bateliers de changer de route, ne jugeant pas, quoique j'eusse assez beau jeu pour prendre alors ma revanche, que ce fût la peine d'être parjure, et de renouveler une querelle de vingt ans avec une femme de quarante. Ainsi se perdait en niaiseries le plus précieux temps de mon enfance avant qu'on eût décidé de ma destination. Après de longues délibérations pour suivre mes dispositions naturelles, on prit enfin le parti pour lequel j'en avais le moins, et l'on me mit chez M. Masseron, greffier de la ville, pour apprendre sous lui, comme disait M. Bernard, l'utile métier de grapignan. Ce surnom me déplaisait souverainement; l'espoir de gagner force écus par une voie ignoble flattait peu mon humeur hautaine; l'occupation me paraissait ennuyeuse, insupportable; l'assiduité, l'assujettissement, achevèrent de m'en rebuter, et je n'entrais jamais au greffe qu'avec une horreur qui croissait de jour en jour. M. Masseron, de son côté, peu content de moi, me traitait avec mépris, me reprochant sans cesse mon engourdissement, ma bêtise; me répétant tous les jours que mon oncle l'avait assuré que je savais, que je savais, tandis que dans le vrai je ne savais rien; qu'il lui avait promis un joli garçon, et qu'il ne lui avait donné qu'un âne. Enfin je fus renvoyé du greffe ignominieusement pour mon ineptie, et il fut prononcé par les clercs de M. Masseron que je n'étais bon qu'à mener la lime. Ma vocation ainsi déterminée, je fus mis en apprentissage, non toutefois chez un horloger, mais chez un graveur. Les dédains du greffier m'avaient extrêmement humilié, et j'obéis sans murmure. Mon maÃtre, M. Ducommun, était un jeune homme rustre et violent, qui vint à bout, en très peu de temps, de ternir tout l'éclat de mon enfance, d'abrutir mon caractère aimant et vif, et de me réduire, par l'esprit ainsi que par la fortune, à mon véritable état d'apprenti. Mon latin, mes antiquités, mon histoire, tout fut pour longtemps oublié; je ne me souvenais pas même qu'il y eût eu des Romains au monde. Mon père, quand je l'allais voir, ne trouvait plus en moi son idole; je n'étais plus pour les dames le galant Jean-Jacques; et je sentais si bien moi-même que M. et mademoiselle Lambercier n'auraient plus reconnu en moi leur élève, que j'eus honte de me représenter à eux, et ne les ai plus revus depuis lors. Les goûts les plus vils, la plus basse polissonnerie succédèrent à mes aimables amusements, sans m'en laisser même la moindre idée. Il faut que, malgré l'éducation la plus honnête, j'eusse un grand penchant à dégénérer; car cela se fit très rapidement sans la moindre peine, et jamais César si précoce ne devint si promptement Laridon. Le métier ne me déplaisait pas en lui-même j'avais un goût vif pour le dessin, le jeu du burin m'amusait assez; et comme le talent du graveur pour l'horlogerie est très borné, j'avais l'espoir d'en atteindre la perfection. J'y serais parvenu peut-être, si la brutalité de mon maÃtre et la gêne excessive ne m'avaient rebuté du travail. Je lui dérobais mon temps pour l'employer en occupations du même genre, mais qui avaient pour moi l'attrait de la liberté. Je gravais des espèces de médailles pour nous servir, à moi et à mes camarades, d'ordre de chevalerie. Mon maÃtre me surprit à ce travail de contrebande, et me roua de coups, disant que je m'exerçais à faire de la fausse monnaie, parce que nos médailles avaient les armes de la République. Je puis bien jurer que je n'avais nulle idée de la fausse monnaie, et très peu de la véritable; je savais mieux comment se faisaient les as romains que nos pièces de trois sous. La tyrannie de mon maÃtre finit par me rendre insupportable le travail que j'aurais aimé, et par me donner des vices que j'aurais haïs, tels que le mensonge, la fainéantise, le vol. Rien ne m'a mieux appris la différence qu'il y a de la dépendance filiale à l'esclavage servile, que le souvenir des changements que produisit en moi cette époque. Naturellement timide et honteux, je n'eus jamais plus d'éloignement pour aucun défaut que pour l'effronterie; mais j'avais joui d'une liberté honnête, qui seulement s'était restreinte jusque-là par degrés, et s'évanouit enfin tout à fait. J'étais hardi chez mon père, libre chez M. Lambercier, discret chez mon oncle; je devins craintif chez mon maÃtre, et dès lors je fus un enfant perdu. Accoutumé à une égalité parfaite avec mes supérieurs dans la manière de vivre, à ne pas connaÃtre un plaisir qui ne fût à ma portée, à ne pas voir un mets dont je n'eusse ma part, à n'avoir pas un désir que je ne témoignasse, à mettre enfin tous les mouvements de mon coeur sur mes lèvres qu'on juge de ce que je dus devenir dans une maison où je n'osais pas ouvrir la bouche, où il fallait sortir de table au tiers du repas, et de la chambre aussitôt que je n'y avais rien à faire; où, sans cesse enchaÃné à mon travail, je ne voyais qu'objets de jouissances pour d'autres et de privations pour moi seul; où l'image de la liberté du maÃtre et des compagnons augmentait le poids de mon assujettissement; où, dans les disputes sur ce que je savais le mieux, je n'osais ouvrir la bouche; où tout enfin ce que je voyais devenait pour mon coeur un objet de convoitise, uniquement parce que j'étais privé de tout. Adieu l'aisance, la gaieté, les mots heureux qui jadis, souvent dans mes fautes, m'avaient fait échapper au châtiment. Je ne puis me rappeler sans rire qu'un soir chez mon père, étant condamné pour quelque espièglerie à m'aller coucher sans souper, et passant par la cuisine avec mon triste morceau de pain, je vis et flairai le rôti tournant à la broche. On était autour du feu il fallut en passant saluer tout le monde. Quand la ronde fut faite, lorgnant du coin de l'oeil ce rôti, qui avait si bonne mine et qui sentait si bon, je ne pus m'abstenir de lui faire aussi la révérence, et de lui dire d'un ton piteux Adieu, rôti! Cette saillie de naïveté parut si plaisante, qu'on me fit rester à souper. Peut-être eût-elle eu le même bonheur chez mon maÃtre, mais il est sûr qu'elle ne m'y serait pas venue, ou que je n'aurais osé m'y livrer. Voilà comment j'appris à convoiter en silence, à me cacher, à dissimuler, à mentir, et à dérober enfin; fantaisie qui jusqu'alors ne m'était pas venue, et dont je n'ai pu depuis lors bien me guérir. La convoitise et l'impuissance mènent toujours là . Voilà pourquoi tous les laquais sont fripons, et pourquoi tous les apprentis doivent l'être mais dans un état égal et tranquille, où tout ce qu'ils voient est à leur portée, ces derniers perdent en grandissant ce honteux penchant. N'ayant pas eu le même avantage, je n'en ai pu tirer le même profit. Ce sont presque toujours de bons sentiments mal dirigés qui font faire aux enfants le premier pas vers le mal. Malgré les privations et les tentations continuelles, j'avais demeuré plus d'un an chez mon maÃtre sans pouvoir me résoudre à rien prendre, pas même des choses à manger. Mon premier vol fut une affaire de complaisance, mais il ouvrit la porte à d'autres qui n'avaient pas une si louable fin. Il y avait chez mon maÃtre un compagnon appelé M. Verrat, dont la maison, dans le voisinage, avait un jardin assez éloigné qui produisait de très belles asperges. Il prit envie à M. Verrat, qui n'avait pas beaucoup d'argent, de voler à sa mère des asperges dans leur primeur, et de les vendre pour faire quelques bons déjeuners. Comme il ne voulait pas s'exposer lui-même, et qu'il n'était pas fort ingambe, il me choisit pour cette expédition. Après quelques cajoleries préliminaires, qui me gagnèrent d'autant mieux que je n'en voyais pas le but, il me la proposa comme une idée qui lui venait sur-le-champ. Je disputai beaucoup; il insista. Je n'ai jamais pu résister aux caresses; je me rendis. J'allais tous les matins moissonner les plus belles asperges je les portais au Molard, où quelque bonne femme, qui voyait que je venais de les voler, me le disait pour les avoir à meilleur compte. Dans ma frayeur, je prenais ce qu'elle voulait me donner; je le portais à M. Verrat. Cela se changeait promptement en un déjeuner dont j'étais le pourvoyeur, et qu'il partageait avec un autre camarade; car pour moi, très content d'en avoir quelques bribes, je ne touchais pas même à leur vin. Ce petit manège dura plusieurs jours sans qu'il me vÃnt même à l'esprit de voler le voleur, et de dÃmer sur M. Verrat le produit de ses asperges. J'exécutais ma friponnerie avec la plus grande fidélité; mon seul motif était de complaire à celui qui me la faisait faire. Cependant si j'eusse été surpris, que de coups, que d'injures, quels traitements cruels n'eussé-je point essuyés, tandis que le misérable, en me démentant, eut été cru sur sa parole, et moi doublement puni pour avoir osé le charger, attendu qu'il était compagnon, et que je n'étais qu'apprenti! Voilà comment en tout état le fort coupable se sauve aux dépens du faible innocent. J'appris ainsi qu'il n'était pas si terrible de voler que je l'avais cru; et je tirai bientôt si bon parti de ma science, que rien de ce que je convoitais n'était à ma portée en sûreté. Je n'étais pas absolument mal nourri chez mon maÃtre, et la sobriété ne m'était pénible qu'en la lui voyant si mal garder. L'usage de faire sortir de table les jeunes gens quand on y sert ce qui les tente le plus me paraÃt très bien entendu pour les rendre aussi friands que fripons. Je devins en peu de temps l'un et l'autre; et je m'en trouvais fort bien pour l'ordinaire, quelquefois fort mal quand j'étais surpris. Un souvenir qui me fait frémir encore et rire tout à la fois, est celui d'une chasse aux pommes qui me coûta cher. Ces pommes étaient au fond d'une dépense qui, par une jalousie élevée, recevait du jour de la cuisine. Un jour que j'étais seul dans la maison, je montai sur la may pour regarder dans le jardin des Hespérides ce précieux fruit dont je ne pouvais approcher. J'allai chercher la broche pour voir si elle y pourrait atteindre elle était trop courte. Je l'allongeai par une autre petite broche qui servait pour le menu gibier; car mon maÃtre aimait la chasse. Je piquai plusieurs fois sans succès; enfin je sentis avec transport que j'amenais une pomme. Je tirai très doucement déjà la pomme touchait à la jalousie, j'étais prêt à la saisir. Qui dira ma douleur? La pomme était trop grosse, elle ne put passer par le trou. Que d'inventions ne mis-je point en usage pour la tirer! Il fallut trouver des supports pour tenir la broche en état, un couteau assez long pour fendre la pomme, une latte pour la soutenir. A force d'adresse et de temps je parvins à la partager, espérant tirer ensuite les pièces l'une après l'autre mais à peine furent-elles séparées, qu'elles tombèrent toutes deux dans la dépense. Lecteur pitoyable, partagez mon affliction. Je ne perdis point courage; mais j'avais perdu beaucoup de temps. Je craignais d'être surpris; je renvoie au lendemain une tentative plus heureuse, et je me remets à l'ouvrage tout aussi tranquillement que si je n'avais rien fait, sans songer aux deux témoins indiscrets qui déposaient contre moi dans la dépense. Le lendemain, retrouvant l'occasion belle, je tente un nouvel essai. Je monte sur mes tréteaux, j'allonge la broche, je l'ajuste; j'étais prêt à piquer... Malheureusement le dragon ne dormait pas tout à coup la porte de la dépense s'ouvre; mon maÃtre en sort, croise les bras, me regarde, et me dit Courage!... La plume me tombe des mains. Bientôt, à force d'essuyer de mauvais traitements, j'y devins moins sensible; ils me parurent enfin une sorte de compensation du vol, qui me mettait en droit de le continuer. Au lieu de retourner les yeux en arrière et de regarder la punition, je les portais en avant et je regardais la vengeance. Je jugeais que me battre comme fripon, c'était m'autoriser à l'être. Je trouvais que voler et être battu allaient ensemble, et constituaient en quelque sorte un état, et qu'en remplissant la partie de cet état qui dépendait de moi, je pouvais laisser le soin de l'autre à mon maÃtre. Sur cette idée je me mis à voler plus tranquillement qu'auparavant. Je me disais Qu'en arrivera-t-il enfin? Je serai battu. Soit je suis fait pour l'être. J'aime à manger, sans être avide; je suis sensuel, et non pas gourmand. Trop d'autres goûts me distraient de celui-là . Je ne me suis jamais occupé de ma bouche que quand mon coeur était oisif; et cela m'est si rarement arrivé dans ma vie, que je n'ai guère eu le temps de songer aux bons morceaux. Voilà pourquoi je ne bornai pas longtemps ma friponnerie au comestible; je l'étendis bientôt à tout ce qui me tentait; et si je ne devins pas un voleur en forme, c'est que je n'ai jamais été beaucoup tenté d'argent. Dans le cabinet commun mon maÃtre avait un autre cabinet à part, qui fermait à clef je trouvai le moyen d'en ouvrir la porte et de la refermer sans qu'il y parût. Là je mettais à contribution ses bons outils, ses meilleurs dessins, ses empreintes, tout ce qui me faisait envie et qu'il affectait d'éloigner de moi. Dans le fond ces vols étaient bien innocents, puisqu'ils n'étaient faits que pour être employés à son service mais j'étais transporté de joie d'avoir ces bagatelles en mon pouvoir; je croyais voler le talent avec ses productions. Du reste, il y avait dans des boÃtes des recoupes d'or et d'argent, de petits bijoux, des pièces de prix, de la monnaie. Quand j'avais quatre ou cinq sous dans ma poche, c'était beaucoup cependant, loin de toucher à rien de tout cela, je ne me souviens pas même d'y avoir jeté de ma vie un regard de convoitise je le voyais avec plus d'effroi que de plaisir. Je crois bien que cette horreur du vol de l'argent et de ce qui en produit me venait en grande partie de l'éducation. Il se mêlait à cela des idées secrètes d'infamie, de prison, de châtiment, de potence, qui m'auraient fait frémir si j'avais été tenté; au lieu que mes tours ne me semblaient que des espiègleries, et n'étaient pas autre chose en effet. Tout cela ne pouvait valoir que d'être bien étrillé par mon maÃtre, et d'avance je m'arrangeais là -dessus. Mais, encore une fois, je ne convoitais pas même assez pour avoir à m'abstenir; je ne sentais rien à combattre. Une seule feuille de beau papier à dessiner me tentait plus que l'argent pour en payer une rame. Cette bizarrerie tient à une des singularités de mon caractère; elle a eu tant d'influence sur ma conduite qu'il importe de l'expliquer. J'ai des passions très ardentes, et tandis qu'elles m'agitent rien n'égale mon impétuosité; je ne connais plus ni ménagements, ni respect, ni crainte, ni bienséance; je suis cynique, effronté, violent, intrépide il n'y a ni honte qui m'arrête, ni danger qui m'effraie hors le seul objet qui m'occupe, l'univers n'est plus rien pour moi. Mais tout cela ne dure qu'un moment, et le moment qui suit me jette dans l'anéantissement. Prenez-moi dans le calme, je suis l'indolence et la timidité mêmes; tout m'effarouche, tout me rebute; une mouche en volant me fait peur; un mot à dire, un geste à faire, épouvante ma paresse; la crainte et la honte me subjuguent à tel point que je voudrais m'éclipser aux yeux de tous les mortels. S'il faut agir, je ne sais que faire; s'il faut parler, je ne sais que dire; si l'on me regarde, je suis décontenancé. Quand je me passionne, je sais trouver quelquefois ce que j'ai à dire; mais dans les entretiens ordinaires je ne trouve rien, rien du tout; ils me sont insupportables par cela seul que je suis obligé de parler. Ajoutez qu'aucun de mes goûts dominants ne consiste en choses qui s'achètent. Il ne me faut que des plaisirs purs, et l'argent les empoisonne tous. J'aime, par exemple, ceux de la table; mais, ne pouvant souffrir ni la gêne de la bonne compagnie ni la crapule du cabaret, je ne puis les goûter qu'avec un ami; car seul, cela ne m'est pas possible mon imagination s'occupe alors d'autre chose, et je n'ai pas le plaisir de manger. Si mon sang allumé me demande des femmes, mon coeur ému me demande encore plus de l'amour. Des femmes à prix d'argent perdraient pour moi tous leurs charmes; je doute même s'il serait en moi d'en profiter. Il en est ainsi de tous les plaisirs à ma portée; s'ils ne sont gratuits, je les trouve insipides. J'aime les seuls biens qui ne sont à personne qu'au premier qui sait les goûter. Jamais l'argent ne me parut une chose aussi précieuse qu'on la trouve. Bien plus, il ne m'a même jamais paru fort commode il n'est bon à rien par lui-même, il faut le transformer pour en jouir; il faut acheter, marchander, souvent être dupe, bien payer, être mal servi. Je voudrais une chose bonne dans sa qualité avec mon argent je suis sûr de l'avoir mauvaise. J'achète cher un oeuf frais, il est vieux; un beau fruit, il est vert; une fille, elle est gâtée. J'aime le bon vin, mais où en prendre? Chez un marchand de vin? comme que je fasse, il m'empoisonnera. Veux-je absolument être bien servi? que de soins, que d'embarras! avoir des amis, des correspondants, donner des commissions, écrire, aller, venir, attendre; et souvent au bout être encore trompé. Que de peine avec mon argent! je la crains plus que je n'aime le bon vin. Mille fois, durant mon apprentissage et depuis, je suis sorti dans le dessein d'acheter quelque friandise. J'approche de la boutique d'un pâtissier, j'aperçois des femmes au comptoir; je crois déjà les voir rire et se moquer entre elles du petit gourmand. Je passe devant une fruitière, je lorgne du coin de l'oeil de belles poires, leur parfum me tente; deux ou trois jeunes gens tout près de là me regardent; un homme qui me connaÃt est devant sa boutique; je vois de loin venir une fille n'est-ce point la servante de la maison? Ma vue courte me fait mille illusions. Je prends tous ceux qui passent pour des gens de ma connaissance; partout je suis intimidé, retenu par quelque obstacle; mon désir croÃt avec ma honte, et je rentre enfin comme un sot, dévoré de convoitise, ayant dans ma poche de quoi la satisfaire, et n'ayant osé rien acheter. J'entrerais dans les plus insipides détails, si je suivais dans l'emploi de mon argent, soit par moi, soit par d'autres, l'embarras, la honte, la répugnance, les inconvénients, les dégoûts de toute espèce que j'ai toujours éprouvés. A mesure qu'avançant dans ma vie le lecteur prendra connaissance de mon humeur, il sentira tout cela sans que je m'appesantisse à le lui dire. Cela compris, on comprendra sans peine une de mes prétendues contradictions, celle d'allier une avarice presque sordide avec le plus grand mépris pour l'argent. C'est un meuble pour moi si peu commode, que je ne m'avise pas même de désirer celui que je n'ai pas, et que quand j'en ai je le garde longtemps sans le dépenser, faute de savoir l'employer à ma fantaisie mais l'occasion commode et agréable se présente-t-elle, j'en profite si bien que ma bourse se vide avant que je m'en sois aperçu. Du reste, ne cherchez pas en moi le tic des avares, celui de dépenser pour l'ostentation; tout au contraire, je dépense en secret et pour le plaisir loin de me faire gloire de dépenser, je m'en cache. Je sens si bien que l'argent n'est pas à mon usage, que je suis presque honteux d'en avoir, encore plus de m'en servir. Si j'avais eu jamais un revenu suffisant pour vivre commodément, je n'aurais point été tenté d'être avare, j'en suis très sûr; je dépenserais tout mon revenu sans chercher à l'augmenter mais ma situation précaire me tient en crainte. J'adore la liberté; j'abhorre la gêne, la peine, l'assujettissement. Tant que dure l'argent que j'ai dans ma bourse, il assure mon indépendance; il me dispense de m'intriguer pour en trouver d'autre, nécessité que j'eus toujours en horreur; mais de peur de le voir finir, je le choie. L'argent qu'on possède est l'instrument de la liberté; celui qu'on pourchasse est celui de la servitude. Voilà pourquoi je serre bien et ne convoite rien. Mon désintéressement n'est donc que paresse; le plaisir d'avoir ne vaut pas la peine d'acquérir et ma dissipation n'est encore que paresse; quand l'occasion de dépenser agréablement se présente, on ne peut trop la mettre à profit. Je suis moins tenté de l'argent que des choses, parce qu'entre l'argent et la possession désirée il y a toujours un intermédiaire; au lieu qu'entre la chose même et sa jouissance il n'y en a point. Je vois la chose, elle me tente; si je ne vois que le moyen de l'acquérir, il ne me tente pas. J'ai donc été fripon, et quelquefois je le suis encore de bagatelles qui me tentent, et que j'aime mieux prendre que demander mais, petit ou grand, je ne me souviens pas d'avoir pris de ma vie un liard à personne; hors une seule fois, il n'y a pas quinze ans, que je volai sept livres dix sous. L'aventure vaut la peine d'être contée, car il s'y trouve un concours impayable d'effronterie et de bêtise, que j'aurais peine moi-même à croire s'il regardait un autre que moi. C'était à Paris. Je me promenais avec M. de Francueil au Palais-Royal, sur les cinq heures. Il tire sa montre, la regarde, et me dit Allons à l'Opéra. Je le veux bien; nous allons. Il prend deux billets d'amphithéâtre, m'en donne un, et passe le premier avec l'autre je le suis, il entre. En entrant après lui, je trouve la porte embarrassée. Je regarde, je vois tout le monde debout; je juge que je pourrais bien me perdre dans cette foule, ou du moins laisser supposer à M. de Francueil que j'y suis perdu. Je sors, je reprends ma contremarque, puis mon argent, et je m'en vais, sans songer qu'à peine avais-je atteint la porte que tout le monde était assis, et qu'alors M. de Francueil voyait clairement que je n'y étais plus. Comme jamais rien ne fut plus éloigné de mon humeur que ce trait-là , je le note, pour montrer qu'il y a des moments d'une espèce de délire où il ne faut point juger des hommes par leurs actions. Ce n'était pas précisément voler cet argent; c'était en voler l'emploi moins c'était un vol, plus c'était une infamie. Je ne finirais pas ces détails si je voulais suivre toutes les routes par lesquelles, durant mon apprentissage, je passai de la sublimité de l'héroïsme à la bassesse d'un vaurien. Cependant en prenant les vices de mon état, il me fut impossible d'en prendre tout à fait les goûts. Je m'ennuyais des amusements de mes camarades; et quand la trop grande gêne m'eut aussi rebuté du travail, je m'ennuyai de tout. Cela me rendit le goût de la lecture, que j'avais perdu depuis longtemps. Ces lectures, prises sur mon travail, devinrent un nouveau crime qui m'attira de nouveaux châtiments. Ce goût irrité par la contrainte devint passion, bientôt fureur. La Tribu, fameuse loueuse de livres, m'en fournissait de toute espèce. Bons et mauvais, tout passait; je ne choisissais point je lisais tout avec une égale avidité. Je lisais à l'établi, je lisais en allant faire mes messages, je lisais à la garde-robe, et m'y oubliais des heures entières; la tête me tournait de la lecture, je ne faisais plus que lire. Mon maÃtre m'épiait, me surprenait, me battait, me prenait mes livres. Que de volumes furent déchirés, brûlés, jetés par les fenêtres! que d'ouvrages restèrent dépareillés chez la Tribu! Quand je n'avais plus de quoi la payer, je lui donnais mes chemises, mes cravates, mes hardes; mes trois sous d'étrennes tous les dimanches lui étaient régulièrement portés. Voilà donc, me dira-t-on, l'argent devenu nécessaire. Il est vrai, mais ce fut quand la lecture m'eut ôté toute activité. Livré tout entier à mon nouveau goût, je ne faisais plus que lire, je ne volais plus. C'est encore ici une de mes différences caractéristiques. Au fort d'une certaine habitude d'être, un rien me distrait, me change, m'attache, enfin me passionne et alors tout est oublié; je ne songe plus qu'au nouvel objet qui m'occupe. Le coeur me battait d'impatience de feuilleter le nouveau livre que j'avais dans la poche; je le tirais aussitôt que j'étais seul, et ne songeais plus à fouiller le cabinet de mon maÃtre. J'ai même peine à croire que j'eusse volé, quand même j'aurais eu des passions plus coûteuses. Borné au moment présent, il n'était pas dans mon tour d'esprit de m'arranger ainsi pour l'avenir. La Tribu me faisait crédit les avances étaient petites; et quand j'avais empoché mon livre, je ne songeais plus à rien. L'argent qui me venait naturellement passait de même à cette femme; et quand elle devenait pressante, rien n'était plus tôt sous ma main que mes propres effets. Voler par avance était trop de prévoyance, et voler pour payer n'était pas même une tentation. A force de querelles, de coups, de lectures dérobées et mal choisies, mon humeur devint taciturne, sauvage; ma tête commençait à s'altérer, et je vivais en vrai loup-garou. Cependant si mon goût ne me préserva pas des livres plats et fades, mon bonheur me préserva des livres obscènes et licencieux non que la Tribu, femme à tous égards très accommodante, se fÃt un scrupule de m'en prêter; mais, pour les faire valoir, elle me les nommait avec un air de mystère qui me forçait précisément à les refuser, tant par dégoût que par honte; et le hasard seconda si bien mon humeur pudique, que j'avais plus de trente ans avant que j'eusse jeté les yeux sur aucun de ces dangereux livres qu'une belle dame de par le monde trouve incommodes, en ce qu'on ne peut les lire que d'une main. En moins d'un an j'épuisai la mince boutique de la Tribu, et alors je me trouvai dans mes loisirs cruellement désoeuvré. Guéri de mes goûts d'enfant et de polisson par celui de la lecture, et même par mes lectures, qui, bien que sans choix et souvent mauvaises, ramenaient pourtant mon coeur à des sentiments plus nobles que ceux que m'avait donnés mon état; dégoûté de tout ce qui était à ma portée, et sentant trop loin de moi tout ce qui m'aurait tenté, je ne voyais rien de possible qui pût flatter mon coeur. Mes sens émus depuis longtemps me demandaient une jouissance dont je ne savais pas même imaginer l'objet. J'étais aussi loin du véritable que si je n'avais point eu de sexe; et déjà pubère et sensible, je pensais quelquefois à mes folies, mais je ne voyais rien au delà . Dans cette étrange situation, mon inquiète imagination prit un parti qui me sauva de moi-même et calma ma naissante sensualité ce fut de se nourrir des situations qui m'avaient intéressé dans mes lectures, de les rappeler, de les varier, de les combiner, de me les approprier tellement que je devinsse un des personnages que j'imaginais, que je me visse toujours dans les positions les plus agréables selon mon goût; enfin que l'état fictif où je venais à bout de me mettre me fÃt oublier mon état réel, dont j'étais si mécontent. Cet amour des objets imaginaires et cette facilité de m'en occuper achevèrent de me dégoûter de tout ce qui m'entourait, et déterminèrent ce goût pour la solitude qui m'est toujours resté depuis ce temps-là . On verra plus d'une fois dans la suite les bizarres effets de cette disposition si misanthrope et si sombre en apparence, mais qui vient en effet d'un coeur trop affectueux, trop aimant, trop tendre, qui, faute d'en trouver d'existants qui lui ressemblent, est forcé de s'alimenter de fictions. Il me suffit, quant à présent, d'avoir marqué l'origine et la première cause d'un penchant qui a modifié toutes mes passions, et qui, les contenant par elles-mêmes, m'a toujours rendu paresseux à faire, par trop d'ardeur à désirer. J'atteignis ainsi ma seizième année, inquiet, mécontent de tout et de moi, sans goût de mon état, sans plaisir de mon âge, dévoré de désirs dont j'ignorais l'objet, pleurant sans sujet de larmes, soupirant sans savoir de quoi; enfin caressant tendrement mes chimères, faute de rien voir autour de moi qui les valût. Les dimanches, mes camarades venaient me chercher après le prêche pour aller m'ébattre avec eux. Je leur aurais volontiers échappé si j'avais pu; mais une fois en train dans leurs jeux, j'étais plus ardent et j'allais plus loin qu'aucun autre; difficile à ébranler et à retenir. Ce fut là de tout temps ma disposition constante. Dans nos promenades hors de la ville, j'allais toujours en avant sans songer au retour, à moins que d'autres n'y songeassent pour moi. J'y fus pris deux fois; les portes furent fermées avant que je pusse arriver. Le lendemain je fus traité comme on s'imagine; et la seconde fois il me fut promis un tel accueil pour la troisième, que je résolus de ne m'y pas exposer. Cette troisième fois si redoutée arriva pourtant. Ma vigilance fut mise en défaut par un maudit capitaine appelé M. Minutoli, qui fermait toujours la porte où il était de garde une demi-heure avant les autres. Je revenais avec deux camarades. A demi-lieue de la ville j'entends sonner la retraite, je double le pas; j'entends battre la caisse, je cours à toutes jambes j'arrive essoufflé, tout en nage; le coeur me bat je vois de loin les soldats à leur poste; j'accours, je crie d'une voix étouffée. Il était trop tard. A vingt pas de l'avancée je vois lever le premier pont. Je frémis en voyant en l'air ces cornes terribles, sinistre et fatal augure du sort inévitable que ce moment commençait pour moi. Dans le premier transport de ma douleur, je me jetai sur les glacis et mordis la terre. Mes camarades, riant de leur malheur, prirent à l'instant leur parti. Je pris aussi le mien; mais ce fut d'une autre manière. Sur le lieu même je jurai de ne retourner jamais chez mon maÃtre; et le lendemain, quand à l'heure de la découverte ils rentrèrent en ville, je leur dis adieu pour jamais, les priant seulement d'avertir en secret mon cousin Bernard de la résolution que j'avais prise, et du lieu où il pourrait me voir encore une fois. A mon entrée en apprentissage, étant plus séparé de lui, je le vis moins; toutefois, durant quelque temps nous nous rassemblions les dimanches; mais insensiblement chacun prit d'autres habitudes, et nous nous vÃmes plus rarement. Je suis persuadé que sa mère contribua beaucoup à ce changement. Il était, lui, un garçon du haut; moi, chétif apprenti, je n'étais plus qu'un enfant de Saint-Gervais. Il n'y avait plus entre nous d'égalité, malgré la naissance; c'était déroger que de me fréquenter. Cependant les liaisons ne cessèrent point tout à fait entre nous; et comme c'était un garçon d'un bon naturel, il suivait quelquefois son coeur malgré les leçons de sa mère. Instruit de ma résolution, il accourut, non pour m'en dissuader ou la partager, mais pour jeter, par de petits présents, quelque agrément dans ma fuite, car mes propres ressources ne pouvaient me mener fort loin. Il me donna entre autres une petite épée, dont j'étais fort épris, et que j'ai portée jusqu'à Turin, où le besoin m'en fit défaire, et où je me la passai, comme on dit, au travers du corps. Plus j'ai réfléchi depuis à la manière dont il se conduisit avec moi dans ce moment critique, plus je me suis persuadé qu'il suivit les instructions de sa mère, et peut-être de son père, car il n'est pas possible que de lui-même il n'eût fait quelque effort pour me retenir, ou qu'il n'eût tenté de me suivre mais point. Il m'encouragea dans mon dessein plutôt qu'il ne m'en détourna puis, quand il me vit bien résolu, il me quitta sans beaucoup de larmes. Nous ne nous sommes jamais écrit ni revus. C'est dommage il était d'un caractère essentiellement bon; nous étions faits pour nous aimer. Avant de m'abandonner à la fatalité de ma destinée, qu'on me permette de tourner un moment les yeux sur celle qui m'attendait naturellement, si j'étais tombé dans les mains d'un meilleur maÃtre. Rien n'était plus convenable à mon humeur, ni plus propre à me rendre heureux, que l'état tranquille et obscur d'un bon artisan, dans certaines classes surtout, telle qu'est à Genève celle des graveurs. Cet état, assez lucratif pour donner une subsistance aisée, et pas assez pour mener à la fortune, eût borné mon ambition pour le reste de mes jours; et me laissant un loisir honnête pour cultiver des goûts modérés, il m'eût contenu dans ma sphère sans m'offrir aucun moyen d'en sortir. Ayant une imagination assez riche pour orner de ses chimères tous les états, assez puissante pour me transporter, pour ainsi dire, à mon gré de l'un à l'autre, il m'importait peu dans lequel je fusse en effet. Il ne pouvait y avoir si loin du lieu où j'étais au premier château en Espagne, qu'il ne me fût aisé de m'y établir. De cela seul il suivait que l'état le plus simple, celui qui donnait le moins de tracas et de soins, celui qui laissait l'esprit le plus libre, était celui qui me convenait le mieux; et c'était précisément le mien. J'aurais passé dans le sein de ma religion, de ma patrie, de ma famille et de mes amis, une vie paisible et douce, telle qu'il la fallait à mon caractère, dans l'uniformité d'un travail de mon goût et d'une société selon mon coeur. J'aurais été bon chrétien, bon citoyen, bon père de famille, bon ami, bon ouvrier, bon homme en toute chose. J'aurais aimé mon état, je l'aurais honoré peut-être; et, après avoir passé une vie obscure et simple, mais égale et douce, je serais mort paisiblement dans le sein des miens. Bientôt oublié sans doute, j'aurais été regretté du moins aussi longtemps qu'on se serait souvenu de moi. Au lieu de cela... Quel tableau vais-je faire? Ah! n'anticipons point sur les misères de ma vie; je n'occuperai que trop mes lecteurs de ce triste sujet. LIVRE SECOND 1728-1731 Autant le moment où l'effroi me suggéra le projet de fuir m'avait paru triste, autant celui où je l'exécutai me parut charmant. Encore enfant, quitter mon pays, mes parents, mes appuis, mes ressources; laisser un apprentissage à moitié fait sans savoir mon métier assez pour en vivre; me livrer aux horreurs de la misère sans avoir aucun moyen d'en sortir; dans l'âge de la faiblesse et de l'innocence, m'exposer à toutes les tentations du vice et du désespoir; chercher au loin les maux, les erreurs, les pièges, l'esclavage et la mort, sous un joug bien plus inflexible que celui que je n'avais pu souffrir; c'était là ce que j'allais faire, c'était la perspective que j'aurais dû envisager. Que celle que je me peignais était différente! L'indépendance que je croyais avoir acquise était le seul sentiment qui m'affectait. Libre et maÃtre de moi-même, je croyais pouvoir tout faire, atteindre à tout je n'avais qu'à m'élancer pour m'élever et voler dans les airs. J'entrais avec sécurité dans le vaste espace du monde; mon mérite allait le remplir; à chaque pas j'allais trouver des festins, des trésors, des aventures, des amis prêts à me servir, des maÃtresses empressées à me plaire en me montrant j'allais occuper de moi l'univers; non pas pourtant l'univers tout entier, je l'en dispensais en quelque sorte, il ne m'en fallait pas tant; une société charmante me suffisait, sans m'embarrasser du reste. Ma modération m'inscrivait dans une sphère étroite, mais délicieusement choisie, où j'étais assuré de régner. Un seul château bornait mon ambition favori du seigneur et de la dame, amant de la demoiselle, ami du frère et protecteur des voisins, j'étais content; il ne m'en fallait pas davantage. En attendant ce modeste avenir, j'errai quelques jours autour de la ville, logeant chez des paysans de ma connaissance, qui tous me reçurent avec plus de bonté que n'auraient fait des urbains. Ils m'accueillaient, me logeaient, me nourrissaient trop bonnement pour en avoir le mérite. Cela ne pouvait pas s'appeler faire l'aumône; ils n'y mettaient pas assez l'air de la supériorité. A force de voyager et de parcourir le monde, j'allai jusqu'à Confignon, terres de Savoie à deux lieues de Genève. Le curé s'appelait M. de Pontverre. Ce nom, fameux dans l'histoire de la République, me frappa beaucoup. J'étais curieux de voir comment étaient faits les descendants des gentilshommes de la Cuiller. J'allai voir M. de Pontverre. Il me reçut bien, me parla de l'hérésie de Genève, de l'autorité de la sainte mère Église, et me donna à dÃner. Je trouvai peu de choses à répondre à des arguments qui finissaient ainsi, et je jugeai que des curés chez qui l'on dÃnait si bien valaient tout au moins nos ministres. J'étais certainement plus savant que M. de Pontverre, tout gentilhomme qu'il était; mais j'étais trop bon convive pour être si bon théologien; et son vin de Frangi, qui me parut excellent, argumentait si victorieusement pour lui, que j'aurais rougi de fermer la bouche à un si bon hôte. Je cédais donc, ou du moins je ne résistais pas en face. A voir les ménagements dont j'usais, on m'aurait cru faux. On se fût trompé; je n'étais qu'honnête, cela est certain. La flatterie, ou plutôt la condescendance, n'est pas toujours un vice; elle est plus souvent une vertu, surtout dans les jeunes gens. La bonté avec laquelle un homme nous traite nous attache à lui; ce n'est pas pour l'abuser qu'on lui cède, c'est pour ne pas l'attrister, pour ne pas lui rendre le mal pour le bien. Quel intérêt avait M. de Pontverre à m'accueillir, à me bien traiter, à vouloir me convaincre? nul autre que le mien propre. Mon jeune coeur se disait cela. J'étais touché de reconnaissance et de respect pour le bon prêtre. Je sentais ma supériorité, je ne voulais pas l'en accabler pour prix de son hospitalité. Il n'y avait point de motif hypocrite à cette conduite je ne songeais point à changer de religion; et, bien loin de me familiariser si vite avec cette idée, je ne l'envisageais qu'avec une horreur qui devait l'écarter de moi pour longtemps je voulais seulement ne point fâcher ceux qui me caressaient dans cette vue; je voulais cultiver leur bienveillance, et leur laisser l'espoir du succès, en paraissant moins armé que je ne l'étais en effet. Ma faute en cela ressemblait à la coquetterie des honnêtes femmes, qui quelquefois, pour parvenir à leurs fins, savent, sans rien permettre ni rien promettre, faire espérer plus qu'elles ne veulent tenir. La raison, la pitié, l'amour de l'ordre, exigeaient assurément que, loin de se prêter à ma folie, on m'éloignât de ma perte où je courais, en me renvoyant dans ma famille. C'est là ce qu'aurait fait ou tâché de faire tout homme vraiment vertueux. Mais quoique M. de Pontverre fût un bon homme, ce n'était assurément pas un homme vertueux; au contraire, c'était un dévot qui ne connaissait d'autre vertu que d'adorer les images et de dire le rosaire; une espèce de missionnaire qui n'imaginait rien de mieux, pour le bien de la foi, que de faire des libelles contre les ministres de Genève. Loin de penser à me renvoyer chez moi, il profita du désir que j'avais de m'en éloigner, pour me mettre hors d'état d'y retourner quand même il m'en prendrait envie. Il y avait tout à parier qu'il m'envoyait périr de misère, ou devenir un vaurien. Ce n'était point là ce qu'il voyait. Il voyait une âme ôtée à l'hérésie et rendue à l'Église. Honnête homme ou vaurien, qu'importait cela, pourvu que j'allasse à la messe? Il ne faut pas croire, au reste, que cette façon de penser soit particulière aux catholiques, elle est celle de toute religion dogmatique où l'on fait l'essentiel, non de faire, mais de croire. Dieu vous appelle, me dit M. de Pontverre allez à Annecy; vous y trouverez une bonne dame bien charitable, que les bienfaits du roi mettent en état de retirer d'autres âmes de l'erreur dont elle est sortie elle-même. Il s'agissait de madame de Warens, nouvelle convertie, que les prêtres forçaient en effet de partager, avec la canaille qui venait vendre sa foi, une pension de deux mille francs que lui donnait le roi de Sardaigne. Je me sentais fort humilié d'avoir besoin d'une bonne dame bien charitable. J'aimais fort qu'on me donnât mon nécessaire, mais non pas qu'on me fÃt la charité; et une dévote n'était pas pour moi fort attirante. Toutefois, pressé par M. de Pontverre, par la faim qui me talonnait, bien aise aussi de faire un voyage et d'avoir un but, je prends mon parti, quoique avec peine, et je pars pour Annecy. J'y pouvais être aisément en un jour; mais je ne me pressais pas, j'en mis trois. Je ne voyais pas un château à droite ou à gauche, sans aller chercher l'aventure que j'étais sûr qui m'y attendait. Je n'osais entrer dans le château ni heurter, car j'étais fort timide; mais je chantais sous la fenêtre qui avait le plus d'apparence, fort surpris, après m'être longtemps époumoné, de ne voir paraÃtre ni dames ni demoiselles qu'attirât la beauté de ma voix ou le sel de mes chansons, vu que j'en savais d'admirables que mes camarades m'avaient apprises, et que je chantais admirablement. J'arrive enfin je vois madame de Warens. Cette époque de ma vie a décidé de mon caractère; je ne puis me résoudre à la passer légèrement. J'étais au milieu de ma seizième année. Sans être ce qu'on appelle un beau garçon, j'étais bien pris dans ma petite taille, j'avais un joli pied, une jambe fine, l'air dégagé, la physionomie animée, la bouche mignonne, les sourcils et les cheveux noirs, les yeux petits et même enfoncés, mais qui lançaient avec force le feu dont mon sang était embrasé. Malheureusement je ne savais rien de tout cela, et de ma vie il ne m'est arrivé de songer à ma figure que lorsqu'il n'était plus temps d'en tirer parti. Ainsi j'avais avec la timidité de mon âge celle d'un naturel très aimant, toujours troublé par la crainte de déplaire. D'ailleurs, quoique j'eusse l'esprit assez orné, n'ayant jamais vu le monde, je manquais totalement de manières; et mes connaissances, loin d'y suppléer, ne servaient qu'à m'intimider davantage en me faisant sentir combien j'en manquais. Craignant donc que mon abord ne prévÃnt pas en ma faveur, je pris autrement mes avantages, et je fis une belle lettre en style d'orateur, où, cousant des phrases de livres avec des locutions d'apprenti, je déployais toute mon éloquence pour capter la bienveillance de madame de Warens. J'enfermai la lettre de M. de Pontverre dans la mienne, et je partis pour cette terrible audience. Je ne trouvai point madame de Warens; on me dit qu'elle venait de sortir pour aller à l'église. C'était le jour des Rameaux de l'année 1728. Je cours pour la suivre je la vois, je l'atteins, je lui parle... Je dois me souvenir du lieu, je l'ai souvent depuis mouillé de mes larmes et couvert de mes baisers. Que ne puis-je entourer d'un balustre d'or cette heureuse place! que n'y puis-je attirer les hommages de toute la terre! Quiconque aime à honorer les monuments du salut des hommes n'en devrait approcher qu'à genoux. C'était un passage derrière sa maison, entre un ruisseau à main droite qui la séparait du jardin et le mur de la cour à gauche, conduisant par une fausse porte à l'église des cordeliers. Prête à entrer dans cette porte, madame de Warens se retourne à ma voix. Que devins-je à cette vue! Je m'étais figuré une vieille dévote bien rechignée; la bonne dame de M. de Pontverre ne pouvait être autre chose à mon avis. Je vois un visage pétri de grâces, de beaux yeux bleus pleins de douceur, un teint éblouissant, le contour d'une gorge enchanteresse. Rien n'échappa au rapide coup d'oeil du jeune prosélyte; car je devins à l'instant le sien, sûr qu'une religion prêchée par de tels missionnaires ne pouvait manquer de mener en paradis. Elle prend en souriant la lettre que je lui présente d'une main tremblante, l'ouvre, jette un coup d'oeil sur celle de M. de Pontverre, revient à la mienne, qu'elle lit tout entière, et qu'elle eût relue encore si son laquais ne l'eût avertie qu'il était temps d'entrer. Eh! mon enfant, me dit-elle d'un ton qui me fit tressaillir, vous voilà courant le pays bien jeune; c'est dommage en vérité. Puis, sans attendre ma réponse, elle ajouta Allez chez moi m'attendre; dites qu'on vous donne à déjeuner; après la messe j'irai causer avec vous. Louise-Éléonore de Warens était une demoiselle de la Tour de Pil, noble et ancienne famille de Vevai, ville du pays de Vaud. Elle avait épousé fort jeune M. de Warens de la maison de Loys, fils aÃné de M. de Villardin, de Lausanne. Ce mariage, qui ne produisit point d'enfants, n'ayant pas trop réussi, madame de Warens, poussée par quelque chagrin domestique, prit le temps que le roi Victor-Amédée était à Évian pour passer le lac et venir se jeter aux pieds de ce prince, abandonnant ainsi son mari, sa famille et son pays par une étourderie assez semblable à la mienne, et qu'elle a eu tout le temps de pleurer aussi. Le roi, qui aimait à faire le zélé catholique, la prit sous sa protection, lui donna une pension de quinze cents livres de Piémont, ce qui était beaucoup pour un prince aussi peu prodigue; et, voyant que sur cet accueil on l'en croyait amoureux, il l'envoya à Annecy, escortée par un détachement de ses gardes, où, sous la direction de Michel-Gabriel de Bernex, évêque titulaire de Genève, elle fit abjuration au couvent de la Visitation. Il y avait six ans qu'elle y était quand j'y vins, et elle en avait alors vingt-huit, étant née avec le siècle. Elle avait de ces beautés qui se conservent, parce qu'elles sont plus dans la physionomie que dans les traits; aussi la sienne était-elle encore dans tout son premier éclat. Elle avait un air caressant et tendre, un regard très doux, un sourire angélique, une bouche à la mesure de la mienne, des cheveux cendrés d'une beauté peu commune, et auxquels elle donnait un tour négligé qui la rendait très piquante. Elle était petite de stature, courte même, et ramassée un peu dans sa taille, quoique sans difformité; mais il était impossible de voir une plus belle tête, un plus beau sein, de plus belles mains et de plus beaux bras. Son éducation avait été fort mêlée elle avait ainsi que moi perdu sa mère dès sa naissance; et, recevant indifféremment des instructions comme elles s'étaient présentées, elle avait appris un peu de sa gouvernante, un peu de son père, un peu de ses maÃtres, et beaucoup de ses amants, surtout d'un M. de Tavel, qui, ayant du goût et des connaissances, en orna la personne qu'il aimait. Mais tant de genres différents se nuisirent les uns aux autres, et le peu d'ordre qu'elle y mit empêcha que ses diverses études n'étendissent la justesse naturelle de son esprit. Ainsi, quoiqu'elle eût quelques principes de philosophie et de physique, elle ne laissa pas de prendre le goût que son père avait pour la médecine empirique et pour l'alchimie elle faisait des élixirs, des teintures, des baumes, des magistères; elle prétendait avoir des secrets. Les charlatans, profitant de sa faiblesse, s'emparèrent d'elle, l'obsédèrent, la ruinèrent, et consumèrent, au milieu des fourneaux et des drogues, son esprit, ses talents et ses charmes, dont elle eût pu faire les délices des meilleures sociétés. Mais si de vils fripons abusèrent de son éducation mal dirigée pour obscurcir les lumières de sa raison, son excellent coeur fut à l'épreuve et demeura toujours le même son caractère aimant et doux, sa sensibilité pour les malheureux, son inépuisable bonté, son humeur gaie, ouverte et franche, ne s'altérèrent jamais; et même, aux approches de la vieillesse, dans le sein de l'indigence, des maux, des calamités diverses, la sérénité de sa belle âme lui conserva jusqu'à la fin de sa vie toute la gaieté de ses plus beaux jours. Ses erreurs lui vinrent d'un fonds d'activité inépuisable qui voulait sans cesse de l'occupation. Ce n'était pas des intrigues de femmes qu'il lui fallait, c'était des entreprises à faire et à diriger. Elle était née pour les grandes affaires. A sa place, madame de Longueville n'eût été qu'une tracassière; à la place de madame de Longueville, elle eût gouverné l'État. Ses talents ont été déplacés; et ce qui eût fait sa gloire dans une situation plus élevée a fait sa perte dans celle où elle a vécu. Dans les choses qui étaient à sa portée, elle étendait toujours son plan dans sa tête et voyait toujours son objet en grand. Cela faisait qu'employant des moyens proportionnés à ses vues plus qu'à ses forces, elle échouait par la faute des autres; et son projet venant à manquer, elle était ruinée où d'autres n'auraient presque rien perdu. Ce goût des affaires, qui lui fit tant de maux, lui fit du moins un grand bien dans son asile monastique, en l'empêchant de s'y fixer pour le reste de ses jours comme elle en était tentée. La vie uniforme et simple des religieuses, leur petit cailletage de parloir, tout cela ne pouvait flatter un esprit toujours en mouvement, qui, formant chaque jour de nouveaux systèmes, avait besoin de liberté pour s'y livrer. Le bon évêque de Bernex, avec moins d'esprit que François de Sales, lui ressemblait sur bien des points; et madame de Warens, qu'il appelait sa fille, et qui ressemblait à madame de Chantal sur beaucoup d'autres, eût pu lui ressembler encore dans sa retraite, si son goût ne l'eût détournée de l'oisiveté d'un couvent. Ce ne fut point manque de zèle si cette aimable femme ne se livra pas aux menues pratiques de dévotion qui semblaient convenir à une nouvelle convertie vivant sous la direction d'un prélat. Quel qu'eût été le motif de son changement de religion, elle fut sincère dans celle qu'elle avait embrassée. Elle a pu se repentir d'avoir commis la faute, mais non pas désirer d'en revenir. Elle n'est pas seulement morte bonne catholique, elle a vécu telle de bonne foi; et j'ose affirmer, moi qui pense avoir lu dans le fond de son âme, que c'était uniquement par aversion pour les simagrées qu'elle ne faisait point en public la dévote. Elle avait une piété trop solide pour affecter de la dévotion. Mais ce n'est pas ici le lieu de m'étendre sur ses principes; j'aurai d'autres occasions d'en parler. Que ceux qui nient la sympathie des âmes expliquent, s'ils peuvent, comment, de la première entrevue, du premier mot, du premier regard, madame de Warens m'inspira non seulement le plus vif attachement, mais une confiance parfaite et qui ne s'est jamais démentie. Supposons que ce que j'ai senti pour elle fût véritablement de l'amour, ce qui paraÃtra tout au moins douteux à qui suivra l'histoire de nos liaisons; comment cette passion fut-elle accompagnée, dès sa naissance, des sentiments qu'elle inspire le moins, la paix du coeur, le calme, la sérénité, la sécurité, l'assurance? Comment, en approchant pour la première fois d'une femme aimable, polie, éblouissante, d'une dame d'un état supérieur au mien, dont je n'avais jamais abordé la pareille, de celle dont dépendait mon sort en quelque sorte par l'intérêt plus ou moins grand qu'elle y prendrait; comment, dis-je, avec tout cela me trouvai-je à l'instant aussi libre, aussi à mon aise que si j'eusse été parfaitement sûr de lui plaire. Comment n'eus-je pas un moment d'embarras, de timidité, de gêne. Naturellement honteux, décontenancé, n'ayant jamais vu le monde, comment pris-je avec elle, du premier jour, du premier instant, les manières faciles, le langage tendre, le ton familier que j'avais dix ans après, lorsque la plus grande intimité l'eut rendu naturel? A-t-on de l'amour, je ne dis pas sans désirs, j'en avais; mais sans inquiétude, sans jalousie? Ne veut-on pas au moins apprendre de l'objet qu'on aime si l'on est aimé? C'est une question qu'il ne m'est pas plus venu dans l'esprit de lui faire une fois en ma vie que de me demander à moi-même si je m'aimais; et jamais elle n'a été plus curieuse avec moi. Il y eut certainement quelque chose de singulier dans mes sentiments pour cette charmante femme, et l'on y trouvera dans la suite des bizarreries auxquelles on ne s'attend pas. Il fut question de ce que je deviendrais; et pour en causer plus à loisir, elle me retint à dÃner. Ce fut le premier repas de ma vie où j'eusse manqué d'appétit; et sa femme de chambre, qui nous servait, dit aussi que j'étais le premier voyageur de mon âge et de mon étoffe qu'elle en eût vu manquer. Cette remarque, qui ne me nuisit pas dans l'esprit de sa maÃtresse, tombait un peu à plomb sur un gros manant qui dÃnait avec nous, et qui dévora lui tout seul un repas honnête pour six personnes. Pour moi, j'étais dans un ravissement qui ne me permettait pas de manger. Mon coeur se nourrissait d'un sentiment tout nouveau dont il occupait tout mon être; il ne me laissait des esprits pour nulle autre fonction. Madame de Warens voulut savoir les détails de ma petite histoire je retrouvai pour la lui conter tout le feu que j'avais perdu chez mon maÃtre. Plus j'intéressais cette excellente âme en ma faveur, plus elle plaignait le sort auquel j'allais m'exposer. Sa tendre compassion se marquait dans son air, dans son regard, dans ses gestes. Elle n'osait m'exhorter à retourner à Genève; dans sa position c'eût été un crime de lèse-catholicité, et elle n'ignorait pas combien elle était surveillée et combien ses discours étaient pesés. Mais elle me parlait d'un ton si touchant de l'affliction de mon père, qu'on voyait bien qu'elle eût approuvé que j'allasse le consoler. Elle ne savait pas combien sans y songer elle plaidait contre elle-même. Outre que ma résolution était prise, comme je crois l'avoir dit, plus je la trouvais éloquente, persuasive, plus ses discours m'allaient au coeur, et moins je pouvais me résoudre à me détacher d'elle. Je sentais que retourner à Genève était mettre entre elle et moi une barrière presque insurmontable, à moins de revenir à la démarche que j'avais faite, et à laquelle mieux valait me tenir tout d'un coup. Je m'y tins donc. Madame de Warens, voyant ses efforts inutiles, ne les poussa pas jusqu'à se compromettre; mais elle me dit avec un regard de commisération Pauvre petit, tu dois aller où Dieu t'appelle; mais quand tu seras grand, tu te souviendras de moi. Je crois qu'elle ne pensait pas elle-même que cette prédiction s'accomplirait si cruellement. La difficulté restait tout entière. Comment subsister si jeune hors de mon pays? A peine à la moitié de mon apprentissage, j'étais bien loin de savoir mon métier. Quand je l'aurais su, je n'en aurais pu vivre en Savoie, pays trop pauvre pour avoir des arts. Le manant qui dÃnait pour nous, forcé de faire une pause pour reposer sa mâchoire, ouvrit un avis qu'il disait venir du ciel, et qui, à juger par les suites, venait bien plutôt du côté contraire c'était que j'allasse à Turin, où, dans un hospice établi pour l'instruction des catéchumènes, j'aurais, dit-il, la vie temporelle et spirituelle, jusqu'à ce qu'entré dans le sein de l'Église je trouvasse, par la charité des bonnes âmes, une place qui me convÃnt. A l'égard des frais du voyage, continua mon homme, Sa Grandeur Monseigneur l'Evêque ne manquera pas, si madame lui propose cette sainte oeuvre, de vouloir charitablement y pourvoir; et Madame la Baronne, qui est si charitable, dit-il en s'inclinant sur son assiette, s'empressera sûrement d'y contribuer aussi. Je trouvais toutes ces charités bien dures j'avais le coeur serré, je ne disais rien; et madame de Warens, sans saisir ce projet avec autant d'ardeur qu'il était offert, se contenta de répondre que chacun devait contribuer au bien selon son pouvoir, et qu'elle en parlerait à monseigneur mais mon diable d'homme, qui craignait qu'elle n'en parlât pas à son gré, et qui avait son petit intérêt dans cette affaire, courut prévenir les aumôniers, et emboucha si bien les bons prêtres, que quand madame de Warens, qui craignait pour moi ce voyage, en voulut parler à l'évêque, elle trouva que c'était une affaire arrangée, et il lui remit à l'instant l'argent destiné pour mon petit viatique. Elle n'osa insister pour me faire rester j'approchais d'un âge où une femme du sien ne pouvait décemment vouloir retenir un jeune homme auprès d'elle. Mon voyage étant ainsi réglé par ceux qui prenaient soin de moi, il fallut bien me soumettre, et c'est même ce que je fis sans beaucoup de répugnance. Quoique Turin fût plus loin que Genève, je jugeai qu'étant la capitale, elle avait avec Annecy des relations plus étroites qu'une ville étrangère d'État et de Religion et puis, partant pour obéir à madame de Warens, je me regardais comme vivant toujours sous sa direction c'était plus que vivre à son voisinage. Enfin l'idée d'un grand voyage flattait ma manie ambulante, qui déjà commençait à se déclarer. Il me paraissait beau de passer les monts à mon âge, et de m'élever au-dessus de mes camarades de toute la hauteur des Alpes. Voir du pays est un appât auquel un Genevois ne résiste guère je donnai donc mon consentement. Mon manant devait partir dans deux jours avec sa femme. Je leur fus confié et recommandé. Ma bourse leur fut remise, renforcée par madame de Warens, qui de plus me donna secrètement un petit pécule auquel elle joignit d'amples instructions; et nous partÃmes le mercredi saint. Le lendemain de mon départ d'Annecy, mon père y arriva, courant à ma piste avec un M. Rival, son ami, horloger comme lui, homme d'esprit, bel esprit même, qui faisait des vers mieux que la Motte, et parlait presque aussi bien que lui; de plus, parfaitement honnête homme, mais dont la littérature déplacée n'aboutit qu'à faire un de ses fils comédien. Ces messieurs virent madame de Warens, et se contentèrent de pleurer mon sort avec elle, au lieu de me suivre et de m'atteindre, comme ils l'auraient pu facilement, étant à cheval et moi à pied. La même chose était arrivée à mon oncle Bernard. Il était venu à Confignon; et de là , sachant que j'étais à Annecy, il s'en retourna à Genève. Il semblait que mes proches conspirassent avec mon étoile pour me livrer au destin qui m'attendait. Mon frère s'était perdu par une semblable négligence, et si bien perdu, qu'on n'a jamais su ce qu'il était devenu. Mon père n'était pas seulement un homme d'honneur, c'était un homme d'une probité sûre, et il avait une de ces âmes fortes qui font les grandes vertus; de plus, il était bon père, surtout pour moi. Il m'aimait très tendrement; mais il aimait aussi ses plaisirs, et d'autres goûts avaient un peu attiédi l'affection paternelle depuis que je vivais loin de lui. Il s'était remarié à Nyon; et quoique sa femme ne fût pas en âge de me donner des frères, elle avait des parents cela faisait une autre famille, d'autres objets, un nouveau ménage, qui ne rappelait plus si souvent mon souvenir. Mon père vieillissait, et n'avait aucun bien pour soutenir sa vieillesse. Nous avions, mon frère et moi, quelque bien de ma mère, dont le revenu devait appartenir à mon père durant notre éloignement. Cette idée ne s'offrait pas à lui directement, et ne l'empêchait pas de faire son devoir; mais elle agissait sourdement sans qu'il s'en aperçût lui-même, et ralentissait quelquefois son zèle, qu'il eût poussé plus loin sans cela. Voilà , je crois, pourquoi, venu d'abord à Annecy sur mes traces, il ne me suivit pas jusqu'à Chambéri, où il était moralement sûr de m'atteindre. Voilà pourquoi encore, l'étant allé voir souvent depuis ma fuite, je reçus toujours de lui des caresses de père, mais sans grands efforts pour me retenir. Cette conduite d'un père dont j'ai si bien connu la tendresse et la vertu m'a fait faire des réflexions sur moi-même qui n'ont pas peu contribué à me maintenir le coeur sain. J'en ai tiré cette grande maxime de morale, la seule peut-être d'usage dans la pratique, d'éviter les situations qui mettent nos devoirs en opposition avec nos intérêts, et qui nous montrent notre bien dans le mal d'autrui, sûr que, dans de telles situations, quelque sincère amour de la vertu qu'on y porte, on faiblit tôt ou tard sans s'en apercevoir; et l'on devient injuste et méchant dans le fait, sans avoir cessé d'être juste et bon dans l'âme. Cette maxime fortement imprimée au fond de mon coeur, et mise en pratique, quoiqu'un peu tard, dans toute ma conduite, est une de celles qui m'ont donné l'air le plus bizarre et le plus fou dans le public, et surtout parmi mes connaissances. On m'a imputé de vouloir être original et faire autrement que les autres. En vérité je ne songeais guère à faire ni comme les autres ni autrement qu'eux. Je désirais sincèrement de faire ce qui était bien. Je me dérobais de toute ma force à des situations qui me donnassent un intérêt contraire à l'intérêt d'un autre homme, et par conséquent un désir secret, quoique involontaire, du mal de cet homme-là . Il y a deux ans que milord Maréchal me voulut mettre dans son testament. Je m'y opposai de toute ma force. Je lui marquai que je ne voudrais pour rien au monde me savoir dans le testament de qui que ce fût, et beaucoup moins dans le sien. Il se rendit maintenant il veut me faire une pension viagère, et je ne m'y oppose pas. On dira que je trouve mon compte à ce changement cela peut être. Mais, ô mon bienfaiteur et mon père, si j'ai le malheur de vous survivre, je sais qu'en vous perdant j'ai tout à perdre, et que je n'ai rien à gagner. C'est là , selon moi, la bonne philosophie, la seule vraiment assortie au coeur humain. Je me pénètre chaque jour davantage de sa profonde solidité, et je l'ai retournée de différentes manières dans tous mes derniers écrits; mais le public, qui est frivole, ne l'y a pas su remarquer. Si je survis assez à cette entreprise consommée pour en reprendre une autre, je me propose de donner dans la suite de l'Émile un exemple si charmant et si frappant de cette même maxime, que mon lecteur soit forcé d'y faire attention. Mais c'est assez de réflexions pour un voyageur; il est temps de reprendre ma route. Je la fis plus agréablement que je n'aurais dû m'y attendre, et mon manant ne fut pas si bourru qu'il en avait l'air. C'était un homme entre deux âges, portant en queue ses cheveux noirs grisonnants, l'air grenadier, la voix forte, assez gai, marchant bien, mangeant mieux, et qui faisait toutes sortes de métiers, faute d'en savoir aucun. Il avait proposé, je crois, d'établir à Annecy je ne sais quelle manufacture. Madame de Warens n'avait pas manqué de donner dans le projet, et c'était pour tâcher de le faire agréer au ministre, qu'il faisait, bien défrayé, le voyage de Turin. Notre homme avait le talent d'intriguer en se fourrant toujours avec les prêtres; et, faisant l'empressé pour les servir, il avait pris à leur école un certain jargon dévot dont il usait sans cesse, se piquant d'être un grand prédicateur. Il savait même un passage latin de la Bible; et c'était comme s'il en avait su mille, parce qu'il le répétait mille fois le jour. Du reste, manquant rarement d'argent quand il en savait dans la bourse des autres. Plus adroit pourtant que fripon, et qui, débitant d'un ton de racoleur ses capucinades, ressemblait à l'ermite Pierre, prêchant la croisade le sabre au côté. Pour madame Sabran son épouse, c'était une assez bonne femme, plus tranquille le jour que la nuit. Comme je couchais toujours dans leur chambre, ses bruyantes insomnies m'éveillaient souvent, et m'auraient éveillé bien davantage si j'en avais compris le sujet. Mais je ne m'en doutais pas même, et j'étais sur ce chapitre d'une bêtise qui a laissé à la seule nature tout le soin de mon instruction. Je m'acheminais gaiement avec mon dévot guide et sa sémillante compagne. Nul accident ne troubla mon voyage j'étais dans la plus heureuse situation de corps et d'esprit où j'aie été de mes jours. Jeune, vigoureux, plein de santé, de sécurité, de confiance en moi et aux autres, j'étais dans ce court mais précieux moment de la vie où sa plénitude expansive étend pour ainsi dire notre être par toutes nos sensations, et embellit à nos yeux la nature entière du charme de notre existence. Ma douce inquiétude avait un objet qui la rendait moins errante et fixait mon imagination. Je me regardais comme l'ouvrage, l'élève, l'ami, presque l'amant de madame de Warens. Les choses obligeantes qu'elle m'avait dites, les petites caresses qu'elle m'avait faites, l'intérêt si tendre qu'elle avait paru prendre à moi, ses regards charmants, qui me semblaient pleins d'amour parce qu'ils m'en inspiraient; tout cela nourrissait mes idées durant la marche, et me faisait rêver délicieusement. Nulle crainte, nul doute sur mon sort ne troublait ces rêveries. M'envoyer à Turin, c'était, selon moi, s'engager à m'y faire vivre, à m'y placer convenablement. Je n'avais plus de souci sur moi-même; d'autres s'étaient chargés de ce soin. Ainsi je marchais légèrement, allégé de ce poids; les jeunes désirs, l'espoir enchanteur, les brillants projets remplissaient mon âme. Tous les objets que je voyais me semblaient les garants de ma prochaine félicité. Dans les maisons j'imaginais des festins rustiques; dans les prés, de folâtres jeux; le long des eaux, les bains, des promenades, la pêche; sur les arbres, des fruits délicieux; sous leur ombre, de voluptueux tête-à -tête; sur les montagnes, des cuves de lait et de crème, une oisiveté charmante, la paix, la simplicité, le plaisir d'aller sans savoir où. Enfin rien ne frappait mes yeux sans porter à mon coeur quelque attrait de jouissance. La grandeur, la variété, la beauté réelle du spectacle rendaient cet attrait digne de la raison; la vanité même y mêlait sa pointe. Si jeune aller en Italie, avoir déjà vu tant de pays, suivre Annibal à travers les monts me paraissait une gloire au-dessus de mon âge. Joignez à tout cela des stations fréquentes et bonnes, un grand appétit et de quoi le contenter; car en vérité ce n'était pas la peine de m'en faire faute, et sur le dÃner de M. Sabran, le mien ne paraissait pas. Je ne me souviens pas d'avoir eu dans tout le cours de ma vie d'intervalle plus parfaitement exempt de soucis et de peine que celui des sept ou huit jours que nous mÃmes à ce voyage; car le pas de madame Sabran, sur lequel il fallait régler le nôtre, n'en fit qu'une longue promenade. Ce souvenir m'a laissé le goût le plus vif pour tout ce qui s'y rapporte, surtout pour les montagnes et les voyages pédestres. Je n'ai voyagé à pied que dans mes beaux jours, et toujours avec délices. Bientôt les devoirs, les affaires, un bagage à porter, m'ont forcé de faire le monsieur et de prendre des voitures; les soucis rongeants, les embarras, la gêne y sont montés avec moi; et dès lors, au lieu qu'auparavant dans mes voyages je ne sentais que le plaisir d'aller, je n'ai plus senti que le besoin d'arriver. J'ai cherché longtemps, à Paris, deux camarades du même goût que moi qui voulussent consacrer chacun cinquante louis de sa bourse et un an de son temps à faire ensemble, à pied, le tour de l'Italie, sans autre équipage qu'un garçon qui portât avec nous un sac de nuit. Beaucoup de gens se sont présentés, enchantés de ce projet en apparence, mais au fond le prenant tous pour un pur château en Espagne, dont on cause en conversation sans vouloir l'exécuter en effet. Je me souviens que, parlant avec passion de ce projet avec Diderot et Grimm, je leur en donnai enfin la fantaisie. Je crus une fois l'affaire faite le tout se réduisit à vouloir faire un voyage par écrit, dans lequel Grimm ne trouvait rien de si plaisant que de faire faire à Diderot beaucoup d'impiétés, et de me faire fourrer à l'inquisition à sa place. Mon regret d'arriver si vite à Turin fut tempéré par le plaisir de voir une grande ville, et par l'espoir d'y faire bientôt une figure digne de moi; car déjà les fumées de l'ambition me montaient à la tête; déjà je me regardais comme infiniment au-dessus de mon ancien état d'apprenti j'étais bien loin de prévoir que dans peu j'allais être fort au-dessous. Avant que d'aller plus loin, je dois au lecteur mon excuse ou ma justification tant sur les menus détails où je viens d'entrer que sur ceux où j'entrerai dans la suite, et qui n'ont rien d'intéressant à ses yeux. Dans l'entreprise que j'ai faite de me montrer tout entier au public, il faut que rien de moi ne lui reste obscur ou caché; il faut que je me tienne incessamment sous ses yeux; qu'il me suive dans tous les égarements de mon coeur, dans tous les recoins de ma vie; qu'il ne me perde pas de vue un seul instant, de peur que, trouvant dans mon récit la moindre lacune, le moindre vide, et se demandant Qu'a-t-il fait durant ce temps-là ? il ne m'accuse de n'avoir pas voulu tout dire. Je donne assez de prise à la malignité des hommes par mes récits, sans lui en donner encore par mon silence. Mon petit pécule était parti j'avais jasé, et mon indiscrétion ne fut pas pour mes conducteurs à pure perte. Madame Sabran trouva le moyen de m'arracher jusqu'à un petit ruban glacé d'argent que madame de Warens m'avait donné pour ma petite épée, et que je regrettai plus que tout le reste; l'épée même eût resté dans leurs mains si je m'étais moins obstiné. Ils m'avaient fidèlement défrayé dans la route; mais ils ne m'avaient rien laissé. J'arrive à Turin sans habits, sans argent, sans linge, et laissant très exactement à mon seul mérite tout l'honneur de la fortune que j'allais faire. J'avais des lettres, je les portai; et tout de suite je fus mené à l'hospice des catéchumènes, pour y être instruit dans la religion pour laquelle on me vendait ma subsistance. En entrant je vis une grosse porte à barreaux de fer, qui, dès que je fus passé fut fermée à double tour sur mes talons. Ce début me parut plus imposant qu'agréable, et commençait à me donner à penser, quand on me fit entrer dans une assez grande pièce. J'y vis pour tout meuble un autel de bois surmonté d'un grand crucifix au fond de la chambre, et autour, quatre ou cinq chaises aussi de bois, qui paraissaient avoir été cirées, mais qui seulement étaient luisantes à force de s'en servir et de les frotter. Dans cette salle d'assemblée étaient quatre ou cinq affreux bandits, mes camarades d'instruction, et qui semblaient plutôt des archers du diable que des aspirants à se faire enfants de Dieu. Deux de ces coquins étaient des Esclavons, qui se disaient Juifs et Mores, et qui, comme ils me l'avouèrent, passaient leur vie à courir l'Espagne et l'Italie, embrassant le christianisme et se faisant baptiser partout où le produit en valait la peine. On ouvrit une autre porte de fer qui partageait en deux un grand balcon régnant sur la cour. Par cette porte entrèrent nos soeurs les catéchumènes, qui comme moi s'allaient régénérer, non par le baptême, mais par une solennelle abjuration. C'étaient bien les plus grandes salopes et les plus vilaines coureuses qui jamais aient empuanti le bercail du Seigneur. Une seule me parut jolie et assez intéressante. Elle était à peu près de mon âge, peut-être un an ou deux de plus. Elle avait des yeux fripons qui rencontraient quelquefois les miens. Cela m'inspira quelque désir de faire connaissance avec elle mais, pendant près de deux mois qu'elle demeura encore dans cette maison, où elle était depuis trois, il me fut absolument impossible de l'accoster, tant elle était recommandée à notre vieille geôlière, et obsédée par le saint missionnaire qui travaillait à sa conversion avec plus de zèle que de diligence. Il fallait qu'elle fût extrêmement stupide, quoiqu'elle n'en eût pas l'air, car jamais instruction ne fut plus longue. Le saint homme ne la trouvait toujours point en état d'abjurer. Mais elle s'ennuya de sa clôture, et dit qu'elle voulait sortir, chrétienne ou non. Il fallut la prendre au mot tandis qu'elle consentait encore à l'être, de peur qu'elle ne se mutinât et qu'elle ne le voulût plus. La petite communauté fut assemblée en l'honneur du nouveau venu. On nous fit une courte exhortation à moi, pour m'engager à répondre à la grâce que Dieu me faisait; aux autres, pour les inviter à m'accorder leurs prières et à m'édifier par leurs exemples. Après quoi, nos vierges étant rentrées dans leur clôture, j'eus le temps de m'étonner tout à mon aise de celle où je me trouvais. Le lendemain matin on nous assembla de nouveau pour l'instruction; et ce fut alors que je commençai à réfléchir pour la première fois sur le pas que j'allais faire, et sur les démarches qui m'y avaient entraÃné. J'ai dit, je répète et je répéterai peut-être encore une chose dont je suis tous les jours plus pénétré c'est que si jamais enfant reçut une éducation raisonnable et saine, ç'a été moi. Né dans une famille que ses moeurs distinguaient du peuple, je n'avais reçu que des leçons de sagesse et des exemples d'honneur de tous mes parents. Mon père, quoique homme de plaisir, avait non seulement une probité sûre, mais beaucoup de religion. Galant homme dans le monde, et chrétien dans l'intérieur, il m'avait inspiré de bonne heure les sentiments dont il était pénétré. De mes trois tantes, toutes sages et vertueuses, les deux aÃnées étaient dévotes; et la troisième, fille à la fois pleine de grâce, d'esprit et de sens, l'était peut-être encore plus qu'elles, quoique avec moins d'ostentation. Du sein de cette estimable famille je passai chez M. Lambercier, qui, bien qu'homme d'Église et prédicateur, était croyant en dedans, et faisait presque aussi bien qu'il disait. Sa soeur et lui cultivèrent, par des instructions douces et judicieuses, les principes de piété qu'ils trouvèrent dans mon coeur. Ces dignes gens employèrent pour cela des moyens si vrais, si discrets, si raisonnables, que, loin de m'ennuyer au sermon, je n'en sortais jamais sans être intérieurement touché et sans faire des résolutions de bien vivre, auxquelles je manquais rarement en y pensant. Chez ma tante Bernard la dévotion m'ennuyait un peu plus, parce qu'elle en faisait un métier. Chez mon maÃtre je n'y pensais plus guère, sans pourtant penser différemment. Je ne trouvai point de jeunes gens qui me pervertissent. Je devins polisson, mais non libertin. J'avais donc de la religion tout ce qu'un enfant à l'âge où j'étais en pouvait avoir. J'en avais même davantage, car pourquoi déguiser ici ma pensée? Mon enfance ne fut point d'un enfant; je sentis, je pensai toujours en homme. Ce n'est qu'en grandissant que je suis rentré dans la classe ordinaire; en naissant, j'en étais sorti. L'on rira de me voir me donner modestement pour un prodige. Soit mais quand on aura bien ri, qu'on trouve un enfant qu'à six ans les romans attachent, intéressent, transportent au point d'en pleurer à chaudes larmes; alors je sentirai ma vanité ridicule, et je conviendrai que j'ai tort. Ainsi, quand j'ai dit qu'il ne fallait point parler aux enfants de religion si l'on voulait qu'un jour ils en eussent, et qu'ils étaient incapables de connaÃtre Dieu, même à notre manière, j'ai tiré mon sentiment de mes observations, non de ma propre expérience je savais qu'elle ne concluait rien pour les autres. Trouvez des Jean-Jacques Rousseau à six ans, et parlez-leur de Dieu à sept, je vous réponds que vous ne courez aucun risque. On sent, je crois, qu'avoir de la religion, pour un enfant, et même pour un homme, c'est suivre celle où il est né. Quelquefois on en ôte; rarement on y ajoute la foi dogmatique est un fruit de l'éducation. Outre ce principe commun qui m'attachait au culte de mes pères, j'avais l'aversion particulière à notre ville pour le catholicisme, qu'on nous donnait pour une affreuse idolâtrie, et dont on nous peignait le clergé sous les plus noires couleurs. Ce sentiment allait si loin chez moi, qu'au commencement je n'entrevoyais jamais le dedans d'une église, je ne rencontrais jamais un prêtre en surplis, je n'entendais jamais la sonnette d'une procession, sans un frémissement de terreur et d'effroi, qui me quitta bientôt dans les villes, mais qui souvent m'a repris dans les paroisses de campagne, plus semblables à celles où je l'avais d'abord éprouvé. Il est vrai que cette impression était singulièrement contrastée par le souvenir des caresses que les curés des environs de Genève font volontiers aux enfants de la ville. En même temps que la sonnette du viatique me faisait peur, la cloche de la messe et de vêpres me rappelait un déjeuner, un goûter, du beurre frais, des fruits, du laitage. Le bon dÃner de M. de Pontverre avait produit encore un grand effet. Ainsi je m'étais aisément étourdi sur tout cela. N'envisageant le papisme que par ses liaisons avec les amusements et la gourmandise, je m'étais apprivoisé sans peine avec l'idée d'y vivre; mais celle d'y entrer solennellement ne s'était présentée à moi qu'en fuyant, et dans un avenir éloigné. Dans ce moment il n'y eut plus moyen de prendre le change je vis avec l'horreur la plus vive l'espèce d'engagement que j'avais pris, et sa suite inévitable. Les futurs néophytes que j'avais autour de moi n'étaient pas propres à soutenir mon courage par leur exemple, et je ne pus me dissimuler que la sainte oeuvre que j'allais faire n'était au fond que l'action d'un bandit. Tout jeune encore, je sentis que quelque religion qui fût la vraie, j'allais vendre la mienne, et que, quand même je choisirais bien, j'allais au fond de mon coeur mentir au Saint-Esprit et mériter le mépris des hommes. Plus j'y pensais, plus je m'indignais contre moi-même; et je gémissais du sort qui m'avait amené là , comme si ce sort n'eût pas été mon ouvrage. Il y eut des moments où ces réflexions devinrent si fortes, que si j'avais un instant trouvé la porte ouverte, je me serais certainement évadé mais il ne me fut pas possible, et cette résolution ne tint pas non plus bien fortement. Trop de désirs secrets la combattaient pour ne la pas vaincre. D'ailleurs l'obstination du dessein formé de ne pas retourner à Genève, la honte, la difficulté même de repasser les monts, l'embarras de me voir loin de mon pays sans amis, sans ressources; tout cela concourait à me faire regarder comme un repentir tardif les remords de ma conscience j'affectais de me reprocher ce que j'avais fait, pour excuser ce que j'allais faire. En aggravant les torts du passé, j'en regardais l'avenir comme une suite nécessaire. Je ne me disais pas Rien n'est fait encore, et tu peux être innocent si tu veux; mais je me disais Gémis du crime dont tu t'es rendu coupable, et que tu t'es mis dans la nécessité d'achever. En effet, quelle rare force d'âme ne me fallait-il point à mon âge pour révoquer tout ce que jusque-là j'avais pu promettre ou laisser espérer, pour rompre les chaÃnes que je m'étais données, pour déclarer avec intrépidité que je voulais rester dans la religion de mes pères, au risque de tout ce qui en pouvait arriver? Cette vigueur n'était pas de mon âge, et il est peu probable qu'elle eût eu un heureux succès Les choses étaient trop avancées pour qu'on voulût en avoir le démenti; et plus ma résistance eût été grande, plus, de manière ou d'autre, on se fût fait une loi de la surmonter. Le sophisme qui me perdit est celui de la plupart des hommes, qui se plaignent de manquer de force quand il est déjà trop tard pour en user. La vertu ne nous coûte que par notre faute; et si nous voulions être toujours sages, rarement aurions-nous besoin d'être vertueux. Mais des penchants faciles à surmonter nous entraÃnent sans résistance; nous cédons à des tentations légères dont nous méprisons le danger. Insensiblement nous tombons dans des situations périlleuses, dont nous pouvions aisément nous garantir, mais dont nous ne pouvons plus nous tirer sans des efforts héroïques qui nous effrayent; et nous tombons enfin dans l'abÃme, en disant à Dieu Pourquoi m'as-tu fait si faible? Mais malgré nous il répond à nos consciences Je t'ai fait trop faible pour sortir du gouffre, parce que je t'ai fait assez fort pour n'y pas tomber. Je ne pris pas précisément la résolution de me faire catholique; mais, voyant le terme encore éloigné, je pris le temps de m'apprivoiser à cette idée; et en attendant je me figurais quelque événement imprévu qui me tirerait d'embarras. Je résolus, pour gagner du temps, de faire la plus belle défense qu'il me serait possible. Bientôt ma vanité me dispensa de songer à ma résolution; et dès que je m'aperçus que j'embarrassais quelquefois ceux qui voulaient m'instruire, il ne m'en fallut pas davantage pour chercher à les terrasser tout à fait. Je mis même à cette entreprise un zèle bien ridicule; car, tandis qu'ils travaillaient sur moi, je voulus travailler sur eux. Je croyais bonnement qu'il ne fallait que les convaincre pour les engager à se faire protestants. Ils ne trouvèrent donc pas en moi tout à fait autant de facilité qu'ils en attendaient ni du côté des lumières, ni du côté de la volonté. Les protestants sont généralement mieux instruits que les catholiques. Cela doit être la doctrine des uns exige la discussion, celle des autres la soumission. Le catholique doit adopter la décision qu'on lui donne; le protestant doit apprendre à se décider. On savait cela; mais on n'attendait ni de mon état ni de mon âge de grandes difficultés pour des gens exercés. D'ailleurs je n'avais point fait encore ma première communion, ni reçu les instructions qui s'y rapportent on le savait encore; mais on ne savait pas qu'en revanche j'avais été bien instruit chez M. Lambercier, et que de plus j'avais par devers moi un petit magasin fort incommode à ces messieurs dans l'Histoire de l'Église et de l'Empire, que j'avais apprise presque par coeur chez mon père, et depuis à peu près oubliée, mais qui me revint à mesure que la dispute s'échauffait. Un vieux prêtre, petit, mais assez vénérable, nous fit en commun la première conférence. Cette conférence était pour mes camarades un catéchisme plutôt qu'une controverse, et il avait plus à faire à les instruire qu'à résoudre leurs objections. Il n'en fut pas de même avec moi. Quand mon tour vint, je l'arrêtai sur tout; je ne lui sauvai pas une des difficultés que je pus lui faire. Cela rendit la conférence fort longue et fort ennuyeuse pour les assistants. Mon vieux prêtre parlait beaucoup, s'échauffait, battait la campagne, et se tirait d'affaire en disant qu'il n'entendait pas bien le français. Le lendemain, de peur que mes indiscrètes objections ne scandalisassent mes camarades, on me mit à part dans une autre chambre avec un autre prêtre, plus jeune, beau parleur, c'est-à -dire faiseur de longues phrases, et content de lui si jamais docteur le fut. Je ne me laissai pourtant pas trop subjuguer à sa mine imposante; et, sentant qu'après tout je faisais ma tâche, je me mis à lui répondre avec assez d'assurance, et à le bourrer par-ci par-là du mieux que je pus. Il croyait m'assommer avec saint Augustin, saint Grégoire et les autres Pères, et il trouvait, avec une surprise incroyable, que je maniais tous ces Pères-là presque aussi légèrement que lui ce n'était pas que je les eusse jamais lus, ni lui peut-être; mais j'en avais retenu beaucoup de passages tirés de mon Le Sueur; et sitôt qu'il m'en citait un, sans disputer sur la citation, je lui ripostais par un autre du même Père, et qui souvent l'embarrassait beaucoup. Il l'emportait pourtant à la fin, par deux raisons l'une, qu'il était le plus fort, et que, me sentant pour ainsi dire à sa merci, je jugeais très bien, quelque jeune que je fusse, qu'il ne fallait pas le pousser à bout; car je voyais assez que le vieux petit prêtre n'avait pris en amitié ni mon érudition ni moi. L'autre raison était que le jeune avait de l'étude et que je n'en avais point. Cela faisait qu'il mettait dans sa manière d'argumenter une méthode que je ne pouvais pas suivre, et que, sitôt qu'il se sentait pressé d'une objection imprévue, il la remettait au lendemain, disant que je sortais du sujet présent. Il rejetait même quelquefois toutes mes citations, soutenant qu'elles étaient fausses et, s'offrant à m'aller chercher le livre, me défiait de les y trouver. Il sentait qu'il ne risquait pas grand'chose, et qu'avec toute mon érudition d'emprunt, j'étais trop peu exercé à manier les livres, et trop peu latiniste pour trouver un passage dans un gros volume quand même je serais assuré qu'il y est. Je le soupçonne même d'avoir usé de l'infidélité dont il accusait les ministres, et d'avoir fabriqué quelquefois des passages pour se tirer d'une objection qui l'incommodait. Tandis que duraient ces petites ergoteries, et que les jours se passaient à disputer, à marmotter des prières, et à faire le vaurien, il m'arriva une petite vilaine aventure assez dégoûtante, et qui faillit même à tourner fort mal pour moi. Il n'y a point d'âme si vile et de coeur si barbare qui ne soit susceptible de quelque sorte d'attachement. L'un de ces deux bandits qui se disaient Mores me prit en affection. Il m'accostait volontiers, causait avec moi dans son baragouin franc, me rendait de petits services, me faisait part quelquefois de sa portion à table, et me donnait surtout de fréquents baisers avec une ardeur qui m'était fort incommode. Quelque effroi que j'eusse naturellement de ce visage de pain d'épice orné d'une longue balafre, et de ce regard allumé qui semblait plutôt furieux que tendre, j'endurais ces baisers en me disant en moi-même Le pauvre homme a conçu pour moi une amitié bien vive; j'aurais tort de le rebuter. Il passait par degrés à des manières plus libres, et me tenait quelquefois de si singuliers propos, que je croyais que la tête lui avait tourné. Un soir il voulut venir coucher avec moi; je m'y opposai, disant que mon lit était trop petit. Il me pressa d'aller dans le sien; je le refusai encore car ce misérable était si malpropre et puait si fort le tabac mâché, qu'il me faisait mal au coeur. Le lendemain, d'assez bon matin, nous étions tous deux seuls dans la salle d'assemblée; il recommença ses caresses, mais avec des mouvements si violents qu'il en était effrayant. Enfin il voulut passer par degrés aux privautés les plus choquantes, et me forcer, en disposant de ma main, d'en faire autant. Je me dégageai impétueusement en poussant un cri et faisant un saut en arrière; et, sans marquer ni indignation ni colère, car je n'avais pas la moindre idée de ce dont il s'agissait, j'exprimai ma surprise et mon dégoût avec tant d'énergie, qu'il me laissa là mais tandis qu'il achevait de se démener, je vis partir vers la cheminée et tomber à terre je ne sais quoi de gluant et de blanchâtre qui me fit soulever le coeur. Je m'élançai sur le balcon, plus ému, plus troublé, plus effrayé même que je ne l'avais été de ma vie, et prêt à me trouver mal. Je ne pouvais comprendre ce qu'avait ce malheureux; je le crus atteint du haut mal, ou de quelque autre frénésie encore plus terrible; et véritablement je ne sache rien de plus hideux à voir pour quelqu'un de sang-froid que cet obscène et sale maintien, et ce visage affreux enflammé de la plus brutale concupiscence. Je n'ai jamais vu d'autre homme en pareil état; mais si nous sommes ainsi dans nos transports près des femmes, il faut qu'elles aient les yeux bien fascinés pour ne pas nous prendre en horreur. Je n'eus rien de plus pressé que d'aller conter à tout le monde ce qui venait de m'arriver. Notre vieille intendante me dit de me taire; mais je vis que cette histoire l'avait fort affectée, et je l'entendais grommeler entre ses dents Can maledet! brutta bestia! Comme je ne comprenais pas pourquoi je devais me taire, j'allai toujours mon train malgré la défense, et je bavardai tant, que le lendemain un des administrateurs vint de bon matin m'adresser une mercuriale assez vive, m'accusant de commettre l'honneur d'une maison sainte, et de faire beaucoup de bruit pour peu de mal. Il prolongea sa censure en m'expliquant beaucoup de choses que j'ignorais, mais qu'il ne croyait pas m'apprendre, persuadé que je m'étais défendu sachant ce qu'on me voulait, mais n'y voulant pas consentir. Il me dit bravement que c'était une oeuvre défendue comme la paillardise, mais dont au reste l'intention n'était pas plus offensante pour la personne qui en était l'objet, et qu'il n'y avait pas de quoi s'irriter si fort pour avoir été trouvé aimable. Il me dit sans détour que lui-même, dans sa jeunesse, avait eu le même honneur, et qu'ayant été surpris hors d'état de faire résistance, il n'avait rien trouvé là de si cruel. Il poussa l'impudence jusqu'à se servir des propres termes; et, s'imaginant que la cause de ma résistance était la crainte de la douleur, il m'assura que cette crainte était vaine, et qu'il ne fallait pas s'alarmer de rien. J'écoutais cet infâme avec un étonnement d'autant plus grand qu'il ne parlait point pour lui-même; il semblait ne m'instruire que pour mon bien. Son discours lui paraissait si simple, qu'il n'avait pas même cherché le secret du tête-à -tête; et nous avions en tiers un ecclésiastique que tout cela n'effarouchait pas plus que lui. Cet air naturel m'en imposa tellement que j'en vins à croire que c'était sans doute un usage admis dans le monde, et dont je n'avais pas eu plus tôt occasion d'être instruit. Cela fit que je l'écoutai sans colère, mais non sans dégoût. L'image de ce qui lui était arrivé, mais surtout de ce que j'avais vu, restait si fortement empreinte dans ma mémoire, qu'en y pensant le coeur me soulevait encore. Sans que j'en susse davantage, l'aversion de la chose s'étendit à l'apologiste; et je ne pus me contraindre assez pour qu'il ne vÃt pas le mauvais effet de ses leçons. Il me lança un regard peu caressant, et dès lors il n'épargna rien pour me rendre le séjour de l'hospice désagréable. Il y parvint si bien, que, n'apercevant pour en sortir qu'une seule voie, je m'empressai de la prendre, autant que jusque-là je m'étais efforcé de l'éloigner. Cette aventure me mit pour l'avenir à couvert des entreprises des chevaliers de la manchette; et la vue des gens qui passaient pour en être me rappelant l'air et les gestes de mon effroyable More, m'a toujours inspiré tant d'horreur, que j'avais peine à la cacher. Au contraire, les femmes gagnèrent beaucoup dans mon esprit à cette comparaison il me semblait que je leur devais en tendresse de sentiments, en hommage de ma personne, la réparation des offenses de mon sexe; et la plus laide guenon devenait à mes yeux un objet adorable, par le souvenir de ce faux Africain. Pour lui, je ne sais ce qu'on put lui dire; il ne me parut pas que, excepté la dame Lorenza, personne le vit de plus mauvais oeil qu'auparavant. Cependant il ne m'accosta ni ne me parla plus. Huit jours après, il fut baptisé en grande cérémonie, et habillé de blanc de la tête aux pieds, pour représenter la candeur de son âme régénérée. Le lendemain il sortit de l'hospice, et je ne l'ai jamais revu. Mon tour vint un mois après; car il fallut tout ce temps-là pour donner à mes directeurs l'honneur d'une conversion difficile, et l'on me fit passer en revue tous les dogmes, pour triompher de ma nouvelle docilité. Enfin, suffisamment instruit et suffisamment disposé au gré de mes maÃtres, je fus mené processionnellement à l'église métropolitaine de Saint-Jean pour y faire une abjuration solennelle et recevoir les accessoires du baptême, quoiqu'on ne me baptisât pas réellement mais comme ce sont à peu près les mêmes cérémonies, cela sert à persuader au peuple que les protestants ne sont pas chrétiens. J'étais revêtu d'une certaine robe grise garnie de brandebourgs blancs, et destinée pour ces sortes d'occasions. Deux hommes portaient, devant et derrière moi, des bassins de cuivre sur lesquels ils frappaient avec une clef, et où chacun mettait son aumône au gré de sa dévotion ou de l'intérêt qu'il prenait au nouveau converti. Enfin rien du faste catholique ne fut omis pour rendre la solennité plus édifiante pour le public, et plus humiliante pour moi. Il n'y eut que l'habit blanc qui m'eût été fort utile, et qu'on ne me donna pas comme au More, attendu que je n'avais pas l'honneur d'être Juif. Ce ne fut pas tout il fallut ensuite aller à l'Inquisition recevoir l'absolution du crime d'hérésie, et rentrer dans le sein de l'Église avec la même cérémonie à laquelle Henri IV fut soumis par son ambassadeur. L'air et les manières du très révérend père inquisiteur n'étaient pas propres à dissiper la terreur secrète qui m'avait saisi en entrant dans cette maison. Après plusieurs questions sur ma foi, sur mon état, sur ma famille, il me demanda brusquement si ma mère était damnée. L'effroi me fit réprimer le premier mouvement de mon indignation; je me contentai de répondre que je voulais espérer qu'elle ne l'était pas, et que Dieu avait pu l'éclairer à sa dernière heure. Le moine se tut, mais il fit une grimace qui ne me parut point du tout un signe d'approbation. Tout cela fait, au moment où je pensais être enfin placé selon mes espérances, on me mit à la porte avec un peu plus de vingt francs, en petite monnaie qu'avait produit ma quête. On me recommanda de vivre en bon chrétien, d'être fidèle à la grâce; on me souhaita bonne fortune, on ferma sur moi la porte, et tout disparut. Ainsi s'éclipsèrent en un instant toutes mes grandes espérances, et il ne me resta de la démarche intéressée que je venais de faire que le souvenir d'avoir été apostat et dupe tout à la fois. Il est aisé de juger quelle brusque révolution dut se faire dans mes idées, lorsque de mes brillants projets de fortune je me vis tomber dans la plus complète misère, et qu'après avoir délibéré le matin sur le choix du palais que j'habiterais, je me vis le soir réduit à coucher dans la rue. On croira que je commençai par me livrer à un désespoir d'autant plus cruel que le regret de mes fautes devait s'irriter, en me reprochant que tout mon malheur était mon ouvrage. Rien de tout cela. Je venais pour la première fois de ma vie d'être enfermé pendant plus de deux mois. Le premier sentiment que je goûtai fut celui de la liberté que j'avais recouvrée. Après un long esclavage, redevenu maÃtre de moi-même et de mes actions, je me voyais au milieu d'une grande ville abondante en ressources, pleine de gens de condition, dont mes talents et mon mérite ne pouvaient manquer de me faire accueillir sitôt que j'en serais connu. J'avais, de plus, tout le temps d'attendre, et vingt francs que j'avais dans ma poche me semblaient un trésor qui ne pouvait s'épuiser. J'en pouvais disposer à mon gré, sans rendre compte à personne. C'était la première fois que je m'étais vu si riche. Loin de me livrer au découragement et aux larmes, je ne fis que changer d'espérances, et l'amour-propre n'y perdit rien. Jamais je ne me sentis tant de confiance et de sécurité je croyais déjà ma fortune faite, et je trouvais beau de n'en avoir l'obligation qu'à moi seul. La première chose que je fis fut de satisfaire ma curiosité en parcourant toute la ville, quand ce n'eût été que pour faire un acte de ma liberté. J'allai voir monter la garde; les instruments militaires me plaisaient beaucoup. Je suivis des processions; j'aimais le faux-bourdon des prêtres. J'allai voir le palais du roi j'en approchais avec crainte; mais voyant d'autres gens entrer je fis comme eux; on me laissa faire. Peut-être dus-je cette grâce au petit paquet que j'avais sous le bras. Quoi qu'il en soit, je conçus une grande opinion de moi-même en me trouvant dans ce palais; déjà je m'en regardais presque comme un habitant. Enfin, à force d'aller et venir, je me lassai; j'avais faim, il faisait chaud j'entrai chez une marchande de laitage; on me donna de la giuncà , du lait caillé; et avec deux grisses de cet excellent pain de Piémont, que j'aime plus qu'aucun autre, je fis pour mes cinq ou six sous un des bons dÃners que j'aie faits de mes jours. Il fallut chercher un gÃte. Comme je savais déjà assez de piémontais pour me faire entendre, il ne fut pas difficile à trouver, et j'eus la prudence de le choisir plus selon ma bourse que selon mon goût. On m'enseigna dans la rue du Pô la femme d'un soldat qui retirait à un sou par nuit des domestiques hors de service. Je trouvai chez elle un grabat vide, et je m'y établis. Elle était jeune et nouvellement mariée, quoiqu'elle eût déjà cinq ou six enfants. Nous couchâmes tous dans la même chambre, la mère, les enfants, les hôtes; et cela dura de cette façon tant que je restai chez elle. Au demeurant c'était une bonne femme, jurant comme un charretier, toujours débraillée et décoiffée, mais douce de coeur, officieuse, qui me prit en amitié, et qui même me fut utile. Je passai plusieurs jours à me livrer uniquement au plaisir de l'indépendance et de la curiosité. J'allais errant dedans et dehors la ville, furetant, visitant tout ce qui me paraissait curieux et nouveau; et tout l'était pour un jeune homme sortant de sa niche, qui n'avait jamais vu de capitale. J'étais surtout fort exact à faire ma cour, et j'assistais régulièrement tous les matins à la messe du roi. Je trouvais beau de me voir dans la même chapelle avec ce prince et sa suite mais ma passion pour la musique, qui commençait à se déclarer, avait plus de part à mon assiduité que la pompe de la cour, qui, bientôt vue, et toujours la même, ne frappe pas longtemps. Le roi de Sardaigne avait alors la meilleure symphonie de l'Europe. Somis, Desjardins, les Bezuzzi, y brillaient alternativement. Il n'en fallait pas tant pour attirer un jeune homme que le jeu du moindre instrument, pourvu qu'il fût juste, transportait d'aise. Du reste, je n'avais pour la magnificence qui frappait mes yeux qu'une admiration stupide et sans convoitise. La seule chose qui m'intéressât dans tout l'éclat de la cour était de voir s'il n'y aurait point là quelque jeune princesse qui méritât mon hommage, et avec laquelle je pusse faire un roman. Je faillis en commencer un dans un état moins brillant, mais où, si je l'eusse mis à fin, j'aurais trouvé des plaisirs mille fois plus délicieux. Quoique je vécusse avec beaucoup d'économie, ma bourse insensiblement s'épuisait. Cette économie, au reste, était moins l'effet de la prudence que d'une simplicité de goût que même aujourd'hui l'usage des grandes tables n'a point altérée. Je ne connaissais pas, et je ne connais pas encore, de meilleure chère que celle d'un repas rustique. Avec du laitage, des oeufs, des herbes, du fromage, du pain bis et du vin passable, on est toujours sûr de me bien régaler; mon bon appétit fera le reste quand un maÃtre d'hôtel et des laquais autour de moi ne me rassasieront pas de leur importun aspect. Je faisais alors de beaucoup meilleurs repas avec six ou sept sous de dépense, que je ne les ai faits depuis à six ou sept francs. J'étais donc sobre, faute d'être tenté de ne pas l'être encore ai-je tort d'appeler tout cela sobriété, car j'y mettais toute la sensualité possible. Mes poires, ma giuncà , mon fromage, mes grisses, et quelques verres d'un gros vin de Montferrat à couper par tranches, me rendaient le plus heureux des gourmands. Mais encore avec tout cela pouvait-on voir la fin de vingt livres. C'était ce que j'apercevais plus sensiblement de jour en jour; et, malgré l'étourderie de mon âge, mon inquiétude sur l'avenir alla bientôt jusqu'à l'effroi. De tous mes châteaux en Espagne il ne me resta que celui de trouver une occupation qui me fit vivre; encore n'était-il pas facile à réaliser. Je songeai à mon ancien métier; mais je ne le savais pas assez pour aller travailler chez un maÃtre, et les maÃtres même n'abondaient pas à Turin. Je pris donc, en attendant mieux, le parti d'aller m'offrir de boutique en boutique pour graver un chiffre ou des armes sur de la vaisselle, espérant tenter les gens par le bon marché, en me mettant à leur discrétion. Cet expédient ne fut pas fort heureux. Je fus presque partout éconduit; et ce que je trouvais à faire était si peu de chose, qu'à peine y gagnai-je quelques repas. Un jour cependant, passant d'assez bon matin dans la Contrà nova, je vis, à travers les vitres d'un comptoir, une jeune marchande de si bonne grâce et d'un air si attirant, que, malgré ma timidité près des dames, je n'hésitai pas d'entrer, et de lui offrir mon petit talent. Elle ne me rebuta point, me fit asseoir, conter ma petite histoire, me plaignit, me dit d'avoir bon courage, et que les bons chrétiens ne m'abandonneraient pas; puis, tandis qu'elle envoyait chercher chez un orfèvre du voisinage les outils dont j'avais dit avoir besoin, elle monta dans sa cuisine, et m'apporta elle-même à déjeuner. Ce début me parut de bon augure; la suite ne le démentit pas. Elle parut contente de mon petit travail, encore plus de mon petit babil quand je me fus un peu rassuré car elle était brillante et parée; et, malgré son air gracieux, cet éclat m'en avait imposé. Mais son accueil plein de bonté, son ton compatissant, ses manières douces et caressantes, me mirent bientôt à mon aise. Je vis que je réussissais, et cela me fit réussir davantage. Mais quoique Italienne, et trop jolie pour n'être pas un peu coquette, elle était pourtant si modeste, et moi si timide, qu'il était difficile que cela vÃnt sitôt à bien. On ne nous laissa pas le temps d'achever l'aventure. Je ne m'en rappelle qu'avec plus de charmes les courts moments que j'ai passés auprès d'elle et je puis dire y avoir goûté dans leurs prémices les plus doux ainsi que les plus purs plaisirs de l'amour. C'était une brune extrêmement piquante, mais dont le bon naturel peint sur son joli visage rendait la vivacité touchante. Elle s'appelait madame Basile. Son mari, plus âgé qu'elle et passablement jaloux, la laissait, durant ses voyages, sous la garde d'un commis trop maussade pour être séduisant, et qui ne laissait pas d'avoir pour son compte des prétentions, qu'il ne montrait guère que par sa mauvaise humeur. Il en prit beaucoup contre moi, quoique j'aimasse à l'entendre jouer de la flûte, dont il jouait assez bien. Ce nouvel Égisthe grognait toujours quand il me voyait entrer chez sa dame il me traitait avec un dédain qu'elle lui rendait bien. Il semblait même qu'elle se plût, pour le tourmenter, à me caresser en sa présence; et cette sorte de vengeance, quoique fort de mon goût, l'eût été bien plus dans le tête-à -tête. Mais elle ne la poussait pas jusque-là , ou du moins ce n'était pas de la même manière. Soit qu'elle me trouvât trop jeune, soit qu'elle ne sût point faire les avances, soit qu'elle voulût sérieusement être sage, elle avait alors une sorte de réserve qui n'était pas repoussante, mais qui m'intimidait sans que je susse pourquoi. Quoique je ne me sentisse pas pour elle ce respect aussi vrai que tendre que j'avais pour madame de Warens, je me sentais plus de crainte et bien moins de familiarité. J'étais embarrassé, tremblant; je n'osais la regarder, je n'osais respirer auprès d'elle; cependant je craignais plus que la mort de m'en éloigner. Je dévorais d'un oeil avide tout ce que je pouvais regarder sans être aperçu, les fleurs de sa robe, le bout de son joli pied, l'intervalle d'un bras ferme et blanc qui paraissait entre son gant et sa manchette, et celui qui se faisait quelquefois entre son tour de gorge et son mouchoir. Chaque objet ajoutait à l'impression des autres. A force de regarder ce que je pouvais voir et même au delà , mes yeux se troublaient, ma poitrine s'oppressait; ma respiration, d'instant en instant plus embarrassée, me donnait beaucoup de peine à gouverner, et tout ce que je pouvais faire était de filer sans bruit des soupirs fort incommodes dans le silence où nous étions assez souvent. Heureusement madame Basile, occupée à son ouvrage, ne s'en apercevait pas, à ce qu'il me semblait. Cependant je voyais quelquefois, par une sorte de sympathie, son fichu se renfler assez fréquemment. Ce dangereux spectacle achevait de me perdre; et quand j'étais prêt à céder à mon transport, elle m'adressait quelque mot d'un ton tranquille, qui me faisait rentrer en moi-même à l'instant. Je la vis plusieurs fois seule de cette manière, sans que jamais un mot, un geste, un regard même trop expressif, marquât entre nous la moindre intelligence. Cet état, très tourmentant pour moi, faisait cependant mes délices, et à peine dans la simplicité de mon coeur pouvais-je imaginer pourquoi j'étais si tourmenté. Il paraissait que ces petits tête-à -tête ne lui déplaisaient pas non plus, du moins elle en rendait les occasions assez fréquentes; soin bien gratuit assurément de sa part, pour l'usage qu'elle en faisait et qu'elle m'en laissait faire. Un jour qu'ennuyée des sots colloques du commis, elle avait monté dans sa chambre, je me hâtai, dans l'arrière-boutique où j'étais, d'achever ma petite tâche, et je la suivis. Sa chambre était entr'ouverte; j'y entrai sans être aperçu. Elle brodait près d'une fenêtre, ayant en face le côté de la chambre opposé à la porte. Elle ne pouvait me voir entrer ni m'entendre, à cause du bruit que des chariots faisaient dans la rue. Elle se mettait toujours bien ce jour-là sa parure approchait de la coquetterie. Son attitude était gracieuse; sa tête un peu baissée laissait voir la blancheur de son cou; ses cheveux, relevés avec élégance, étaient ornés de fleurs. Il régnait dans toute sa figure un charme que j'eus le temps de considérer, et qui me mit hors de moi. Je me jetai à genoux à l'entrée de la chambre, en tendant les bras vers elle d'un mouvement passionné, bien sûr qu'elle ne pouvait m'entendre, et ne pensant pas qu'elle pût me voir mais il y avait à la cheminée une glace qui me trahit. Je ne sais quel effet ce transport fit sur elle elle ne me regarda point, ne me parla point; mais tournant à demi la tête, d'un simple mouvement de doigt elle me montra la natte à ses pieds. Tressaillir, pousser un cri, m'élancer à la place qu'elle m'avait marquée ne fut pour moi qu'une même chose mais ce qu'on aurait peine à croire est que dans cet état je n'osai rien entreprendre au delà , ni dire un seul mot, ni lever les yeux sur elle, ni la toucher même, dans une attitude aussi contrainte, pour m'appuyer un instant sur ses genoux. J'étais muet, immobile, mais non pas tranquille assurément tout marquait en moi l'agitation, la joie, la reconnaissance, les ardents désirs incertains dans leur objet, et contenus par la frayeur de déplaire, sur laquelle mon jeune coeur ne pouvait se rassurer. Elle ne paraissait ni plus tranquille ni moins timide que moi. Troublée de me voir là , interdite de m'y avoir attiré, et commençant à sentir toute la conséquence d'un signe parti sans doute avant la réflexion, elle ne m'accueillait ni ne me repoussait; elle n'ôtait pas les yeux de dessus son ouvrage, elle tâchait de faire comme si elle ne m'eût pas vu à ses pieds mais toute ma bêtise ne m'empêchait pas de juger qu'elle partageait mon embarras, peut-être mes désirs, et qu'elle était retenue par une honte semblable à la mienne, sans que cela me donnât la force de la surmonter. Cinq ou six ans qu'elle avait de plus que moi devaient, selon moi, mettre de son côté toute la hardiesse; et je me disais que puisqu'elle ne faisait rien pour exciter la mienne, elle ne voulait pas que j'en eusse. Même encore aujourd'hui je trouve que je pensais juste, et sûrement elle avait trop d'esprit pour ne pas voir qu'un novice tel que moi avait besoin non seulement d'être encouragé, mais d'être instruit. Je ne sais comment eût fini cette scène vive et muette, ni combien de temps j'aurais demeuré immobile dans cet état ridicule et délicieux, si nous n'eussions été interrompus. Au plus fort des mes agitations, j'entendis ouvrir la porte de la cuisine qui touchait la chambre où nous étions, et madame Basile alarmée me dit vivement de la voix et du geste Levez-vous, voici Rosina. En me levant en hâte, je saisis une main qu'elle me tendait, et j'y appliquai deux baisers brûlants, au second desquels je sentis cette charmante main se presser un peu contre mes lèvres. De mes jours je n'eus un si doux moment mais l'occasion que j'avais perdue ne revint plus, et nos jeunes amours en restèrent là . C'est peut-être pour cela même que l'image de cette aimable femme est restée empreinte au fond de mon coeur en traits si charmants. Elle s'y est même embellie à mesure que j'ai mieux connu le monde et les femmes. Pour peu qu'elle eût eu d'expérience, elle s'y fût prise autrement pour animer un petit garçon mais si son coeur était faible, il était honnête; elle cédait involontairement au penchant qui l'entraÃnait c'était, selon toute apparence, sa première infidélité, et j'aurais peut-être eu plus à faire à vaincre sa honte que la mienne. Sans en être venu là , j'ai goûté près d'elle des douceurs inexprimables. Rien de tout ce que m'a fait sentir la possession des femmes ne vaut les deux minutes que j'ai passées à ses pieds sans même oser toucher à sa robe. Non, il n'y a point de jouissances pareilles à celles que peut donner une honnête femme qu'on aime; tout est faveur auprès d'elle. Un petit signe du doigt, une main légèrement pressée contre ma bouche sont les seules faveurs que je reçus jamais de madame Basile, et le souvenir de ces faveurs si légères me transporte encore en y pensant. Les deux jours suivants j'eus beau guetter un nouveau tête-à -tête, il me fut impossible d'en trouver le moment, et je n'aperçus de sa part aucun soin pour le ménager. Elle eut même le maintien, non plus froid, mais plus retenu qu'à l'ordinaire; et je crois qu'elle évitait mes regards, de peur de ne pouvoir assez gouverner les siens. Son maudit commis fut plus désolant que jamais il devint même railleur, goguenard; il me dit que je ferais mon chemin près des dames. Je tremblais d'avoir commis quelque indiscrétion; et, me regardant déjà comme d'intelligence avec elle, je voulus couvrir du mystère un goût qui jusqu'alors n'en avait pas grand besoin. Cela me rendit plus circonspect à saisir les occasions de le satisfaire; et à force de les vouloir sûres, je n'en trouvai plus du tout. Voici encore une autre folie romanesque dont jamais je n'ai pu me guérir, et qui, jointe à ma timidité naturelle, a beaucoup démenti les prédictions du commis. J'aimais trop sincèrement, trop parfaitement, j'ose dire, pour pouvoir aisément être heureux. Jamais passions ne furent en même temps plus vives et plus pures que les miennes; jamais amour ne fut plus tendre, plus vrai, plus désintéressé. J'aurais mille fois sacrifié mon bonheur à celui de la personne que j'aimais; sa réputation m'était plus chère que ma vie, et jamais, pour tous les plaisirs de la jouissance, je n'aurais voulu compromettre un moment son repos. Cela m'a fait apporter tant de soins, tant de secret, tant de précaution dans mes entreprises, que jamais aucune n'a pu réussir. Mon peu de succès près des femmes est toujours venu de les trop aimer. Pour revenir au flûteur Égisthe, ce qu'il y avait de singulier était qu'en devenant plus insupportable, le traÃtre semblait devenir plus complaisant. Dès le premier jour que sa dame m'avait pris en affection, elle avait songé à me rendre utile dans le magasin. Je savais passablement l'arithmétique; elle lui avait proposé de m'apprendre à tenir les livres mais mon bourru reçut très mal la proposition, craignant peut-être d'être supplanté. Ainsi tout mon travail, après mon burin, était de transcrire quelques comptes et mémoires, de mettre au net quelques livres, et de traduire quelques lettres de commerce d'italien en français. Tout d'un coup mon homme s'avisa de revenir à la proposition faite et rejetée, et dit qu'il m'apprendrait les comptes à parties doubles, et qu'il voulait me mettre en état d'offrir mes services à M. Basile quand il serait de retour. Il y avait dans son ton, dans son air, je ne sais quoi de faux, de malin, d'ironique, qui ne me donnait pas de la confiance. Madame Basile, sans attendre ma réponse, lui dit sèchement que je lui étais obligé de ses offres, qu'elle espérait que la fortune favoriserait enfin mon mérite, et que ce serait grand dommage qu'avec tant d'esprit je ne fusse qu'un commis. Elle m'avait dit plusieurs fois qu'elle voulait me faire faire une connaissance qui pourrait m'être utile. Elle pensait assez sagement pour sentir qu'il était temps de me détacher d'elle. Nos muettes déclarations s'étaient faites le jeudi. Le dimanche elle donna un dÃner où je me trouvai, et où se trouva aussi un jacobin de bonne mine, auquel elle me présenta. Le moine me traita très affectueusement, me félicita sur ma conversion, et me dit plusieurs choses sur mon histoire qui m'apprirent qu'elle la lui avait détaillée; puis, me donnant deux petits coups d'un revers de main sur la joue, il me dit d'être sage, d'avoir bon courage, et de l'aller voir; que nous causerions plus à loisir ensemble. Je jugeai, par les égards que tout le monde avait pour lui, que c'était un homme de considération; et par le ton paternel qu'il prenait avec madame Basile, qu'il était son confesseur. Je me rappelle bien aussi que sa décente familiarité était mêlée de marques d'estime et même de respect pour sa pénitente, qui me firent alors moins d'impression qu'elles ne m'en font aujourd'hui. Si j'avais eu plus d'intelligence, combien j'eusse été touché d'avoir pu rendre sensible une jeune femme respectée par son confesseur! La table ne se trouva pas assez grande pour le nombre que nous étions il en fallut une petite, où j'eus l'agréable tête-à -tête de monsieur le commis. Je n'y perdis rien du côté des attentions et de la bonne chère; il y eut bien des assiettes envoyées à la petite table, dont l'intention n'était sûrement pas pour lui. Tout allait très bien jusque-là les femmes étaient fort gaies, les hommes fort galants; madame Basile faisait les honneurs avec une grâce charmante. Au milieu du dÃner, l'on entend arrêter une chaise à la porte; quelqu'un monte, c'est M. Basile. Je le vois comme s'il entrait actuellement, en habit d'écarlate à boutons d'or, couleur que j'ai prise en aversion depuis ce jour-là . M. Basile était un grand et bel homme, qui se présentait très bien. Il entre avec fracas, et de l'air de quelqu'un qui surprend son monde, quoiqu'il n'y eût là que de ses amis. Sa femme lui saute au cou, lui prend les mains, lui fait mille caresses qu'il reçoit sans les lui rendre. Il salue la compagnie, on lui donne un couvert, il mange. A peine avait-on commencé de parler de son voyage, que, jetant les yeux sur la petite table, il demande d'un ton sévère ce que c'est que ce petit garçon qu'il aperçoit là . Madame Basile le lui dit tout naïvement. Il demande si je loge dans la maison. On lui dit que non. Pourquoi non? reprend-il grossièrement puisqu'il s'y tient le jour, il peut bien y rester la nuit. Le moine prit la parole; et après un éloge grave et vrai de madame Basile, il fit le mien en peu de mots, ajoutant que, loin de blâmer la pieuse charité de sa femme, il devait s'empresser d'y prendre part, puisque rien n'y passait les bornes de la discrétion. Le mari répliqua d'un ton d'humeur, dont il cachait la moitié, contenu par la présence du moine, mais qui suffit pour me faire sentir qu'il avait des instructions sur mon compte, et que le commis m'avait servi de sa façon. A peine était-on hors de table, que celui-ci, dépêché par son bourgeois, vint en triomphe me signifier de sa part de sortir à l'instant de chez lui, et de n'y remettre les pieds de ma vie. Il assaisonna sa commission de tout ce qui pouvait la rendre insultante et cruelle. Je partis sans rien dire, mais le coeur navré, moins de quitter cette aimable femme, que de la laisser en proie à la brutalité de son mari. Il avait raison sans doute de ne vouloir pas qu'elle fût infidèle; mais, quoique sage et bien née, elle était Italienne, c'est-à -dire sensible et vindicative; et il avait tort, ce me semble, de prendre avec elle les moyens les plus propres à s'attirer le malheur qu'il craignait. Tel fut le succès de ma première aventure. Je voulus essayer de repasser deux ou trois fois dans la rue, pour revoir au moins celle que mon coeur regrettait sans cesse; mais au lieu d'elle je ne vis que son mari et le vigilant commis, qui, m'ayant aperçu, me fit, avec l'aune de la boutique, un geste plus expressif qu'attirant. Me voyant si bien guetté, je perdis courage, et n'y passai plus. Je voulus aller voir au moins le patron qu'elle m'avait ménagé. Malheureusement je ne savais pas son nom. Je rôdai plusieurs fois inutilement autour du couvent pour tâcher de le rencontrer. Enfin d'autres événements m'ôtèrent les charmants souvenirs de madame Basile, et dans peu je l'oubliai si bien, qu'aussi simple et aussi novice qu'auparavant, je ne restai pas même affriandé de jolies femmes. Cependant ses libéralités avaient un peu remonté mon petit équipage, très modestement toutefois, et avec la précaution d'une femme prudente qui regardait plus à la propreté qu'à la parure, et qui voulait m'empêcher de souffrir, et non pas me faire briller. Mon habit, que j'avais apporté de Genève, était bon et portable encore; elle y ajouta seulement un chapeau et quelque linge. Je n'avais point de manchettes; elle ne voulut point m'en donner, quoique j'en eusse bonne envie. Elle se contenta de me mettre en état de me tenir propre, et c'est un soin qu'il ne fallut pas me recommander tant que je parus devant elle. Peu de jours après ma catastrophe, mon hôtesse, qui, comme j'ai dit, m'avait pris en amitié, me dit qu'elle m'avait peut-être trouvé une place, et qu'une dame de condition voulait me voir. A ce mot, je me crus tout de bon dans les hautes aventures car j'en revenais toujours là . Celle-ci ne se trouva pas aussi brillante que je me l'étais figurée. Je fus chez cette dame avec le domestique qui lui avait parlé de moi. Elle m'interrogea, m'examina je ne lui déplus pas; et tout de suite j'entrai à son service, non pas tout à fait en qualité de favori, mais en qualité de laquais. Je fus vêtu de la couleur de ses gens; la seule distinction fut qu'ils portaient l'aiguillette, et qu'on ne me la donna pas comme il n'y avait point de galons à sa livrée, cela faisait à peu près un habit bourgeois. Voilà le terme inattendu auquel aboutirent enfin toutes mes grandes espérances. Madame la comtesse de Vercellis, chez qui j'entrai, était veuve et sans enfants son mari était piémontais; pour elle, je l'ai toujours crue savoyarde, ne pouvant imaginer qu'une Piémontaise parlât si bien français et eût un accent si pur. Elle était entre deux âges, d'une figure fort noble, d'un esprit orné, aimant la littérature française, et s'y connaissant. Elle écrivait beaucoup, et toujours en français. Ses lettres avaient le tour et presque la grâce de celles de madame de Sévigné; on aurait pu s'y tromper à quelques-unes. Mon principal emploi, et qui ne me déplaisait pas, était de les écrire sous sa dictée, un cancer au sein, qui la faisait beaucoup souffrir, ne lui permettant plus d'écrire elle-même. Madame de Vercellis avait non seulement beaucoup d'esprit, mais une âme élevée et forte. J'ai suivi sa dernière maladie; je l'ai vue souffrir et mourir sans jamais marquer un instant de faiblesse, sans faire le moindre effort pour se contraindre, sans sortir de son rôle de femme, et sans se douter qu'il y eût à cela de la philosophie mot qui n'était pas encore à la mode, et qu'elle ne connaissait même pas dans le sens qu'il porte aujourd'hui. Cette force de caractère allait quelquefois jusqu'à la sécheresse. Elle m'a toujours paru aussi peu sensible pour autrui que pour elle-même; et quand elle faisait du bien aux malheureux, c'était pour faire ce qui était bien en soi, plutôt que par une véritable commisération. J'ai un peu éprouvé cette insensibilité pendant les trois mois que j'ai passés auprès d'elle. Il était naturel qu'elle prÃt en affection un jeune homme de quelque espérance, qu'elle avait incessamment sous les yeux, et qu'elle songeât, se sentant mourir, qu'après elle il aurait besoin de secours et d'appui cependant, soit qu'elle ne me jugeât pas digne d'une attention particulière, soit que les gens qui l'obsédaient ne lui aient permis de songer qu'à eux, elle ne fit rien pour moi. Je me rappelle pourtant fort bien qu'elle avait marqué quelque curiosité de me connaÃtre. Elle m'interrogeait quelquefois; elle était bien aise que je lui montrasse les lettres que j'écrivais à madame de Warens, que je lui rendisse compte de mes sentiments; mais elle ne s'y prenait assurément pas bien pour les connaÃtre, en ne me montrant jamais les siens. Mon coeur aimait à s'épancher, pourvu qu'il sentÃt que c'était dans un autre. Des interrogations sèches et froides, sans aucun signe d'approbation ni de blâme sur mes réponses, ne me donnaient aucune confiance. Quand rien ne m'apprenait si mon babil plaisait ou déplaisait, j'étais toujours en crainte, et je cherchais moins à montrer ce que je pensais qu'à ne rien dire qui pût me nuire. J'ai remarqué depuis que cette manière sèche d'interroger les gens pour les connaÃtre est un tic assez commun chez les femmes qui se piquent d'esprit. Elles s'imaginent qu'en ne laissant point paraÃtre leur sentiment elles parviendront à mieux pénétrer le vôtre mais elles ne voient pas qu'elles ôtent par là le courage de le montrer. Un homme qu'on interroge commence par cela seul à se mettre en garde; et s'il croit que, sans prendre à lui un véritable intérêt, on ne veut que le faire jaser, il ment, ou se tait, ou redouble d'attention sur lui-même, et aime encore mieux passer pour un sot que d'être dupe de votre curiosité. Enfin c'est toujours un mauvais moyen de lire dans le coeur des autres que d'affecter de cacher le sien. Madame de Vercellis ne m'a jamais dit un mot qui sentÃt l'affection, la pitié, la bienveillance. Elle m'interrogeait froidement; je répondais avec réserve. Mes réponses étaient si timides qu'elle dut les trouver basses et s'en ennuya. Sur la fin elle ne me questionnait plus, ne me parlait plus que pour son service. Elle me jugea moins sur ce que j'étais que sur ce qu'elle m'avait fait; et à force de ne voir en moi qu'un laquais, elle m'empêcha de lui paraÃtre autre chose. Je crois que j'éprouvai dès lors ce jeu malin des intérêts cachés qui m'a traversé toute ma vie, et qui m'a donné une aversion bien naturelle pour l'ordre apparent qui les produit. Madame de Vercellis, n'ayant point d'enfants, avait pour héritier son neveu le comte de la Roque, qui lui faisait assidûment sa cour. Outre cela, ses principaux domestiques, qui la voyaient tirer à sa fin, ne s'oubliaient pas; et il y avait tant d'empressés autour d'elle, qu'il était difficile qu'elle eût du temps pour penser à moi. A la tête de sa maison était un nommé M. Lorenzi, homme adroit, dont la femme, encore plus adroite, s'était tellement insinuée dans les bonnes grâces de sa maÃtresse, qu'elle était plutôt chez elle sur le pied d'une amie que d'une femme à ses gages. Elle lui avait donné pour femme de chambre une nièce à elle, appelée mademoiselle Pontal, fine mouche, qui se donnait des airs de demoiselle suivante, et aidait sa tante à obséder si bien leur maÃtresse, qu'elle ne voyait que par leurs yeux et n'agissait que par leurs mains. Je n'eus pas le bonheur d'agréer à ces trois personnes je leur obéissais, mais je ne les servais pas; je n'imaginais pas qu'outre le service de notre commune maÃtresse je dusse être encore le valet de ses valets. J'étais d'ailleurs une espèce de personnage inquiétant pour eux. Ils voyaient bien que je n'étais pas à ma place; ils craignaient que madame ne le vÃt aussi, et que ce qu'elle ferait pour m'y mettre ne diminuât leurs portions car ces sortes de gens, trop avides pour être justes, regardent tous les legs qui sont pour d'autres comme pris sur leur propre bien. Ils se réunirent donc pour m'écarter de ses yeux. Elle aimait à écrire des lettres; c'était un amusement pour elle dans son état ils l'en dégoûtèrent et l'en firent détourner par le médecin, en la persuadant que cela la fatiguait. Sous prétexte que je n'entendais pas le service, on employait au lieu de moi deux gros manants de porteurs de chaise autour d'elle enfin l'on fit si bien, que, quand elle fit son testament, il y avait huit jours que je n'étais entré dans sa chambre. Il est vrai qu'après cela j'y entrai comme auparavant, et j'y fus même plus assidu que personne, car les douleurs de cette pauvre femme me déchiraient; la constance avec laquelle elle les souffrait me la rendait extrêmement respectable et chère, et j'ai bien versé, dans sa chambre, des larmes sincères, sans qu'elle ni personne s'en aperçût. Nous la perdÃmes enfin. Je la vis expirer. Sa vie avait été celle d'une femme d'esprit et de sens; sa mort fut celle d'un sage. Je puis dire qu'elle me rendit la religion catholique aimable, par la sérénité d'âme avec laquelle elle en remplit les devoirs sans négligence et sans affectation. Elle était naturellement sérieuse. Sur la fin de sa maladie elle prit une sorte de gaieté trop égale pour être jouée, et qui n'était qu'un contrepoids donné par la raison même contre la tristesse de son état. Elle ne garda le lit que les deux derniers jours, et ne cessa de s'entretenir paisiblement avec tout le monde. Enfin, ne parlant plus, et déjà dans les combats de l'agonie, elle fit un gros pet. Bon! dit-elle en se retournant, femme qui pète n'est pas morte. Ce furent les derniers mots qu'elle prononça. Elle avait légué un an de leurs gages à ses bas domestiques; mais, n'étant point couché sur l'état de sa maison, je n'eus rien. Cependant le comte de la Roque me fit donner trente livres, et me laissa l'habit neuf que j'avais sur le corps, et que M. Lorenzi voulait m'ôter. Il promit même de chercher à me placer, et me permit de l'aller voir. J'y fus deux ou trois fois, sans pouvoir lui parler. J'étais facile à rebuter, je n'y retournai plus. On verra bientôt que j'eus tort. Que n'ai-je achevé tout ce que j'avais à dire de mon séjour chez madame de Vercellis! Mais, bien que mon apparente situation demeurât la même, je ne sortis pas de sa maison comme j'y étais entré. J'en emportai les longs souvenirs du crime et l'insupportable poids des remords dont, au bout de quarante ans, ma conscience est encore chargée, et dont l'amer sentiment, loin de s'affaiblir, s'irrite à mesure que je vieillis. Qui croirait que la faute d'un enfant pût avoir des suites aussi cruelles? C'est de ces suites plus que probables que mon coeur ne saurait se consoler. J'ai peut-être fait périr dans l'opprobre et dans la misère une fille aimable, honnête, estimable, et qui sûrement valait beaucoup mieux que moi. Il est bien difficile que la dissolution d'un ménage n'entraÃne un peu de confusion dans la maison, et qu'il ne s'égare bien des choses cependant, telle était la fidélité des domestiques et la vigilance de monsieur et madame Lorenzi, que rien ne se trouva de manque sur l'inventaire. La seule mademoiselle Pontal perdit un petit ruban couleur de rose et argent déjà vieux. Beaucoup d'autres meilleures choses, étaient à ma portée; ce ruban seul me tenta, je le volai; et comme je ne le cachais guère, on me le trouva bientôt. On voulut savoir où je l'avais pris. Je me trouble, je balbutie, et enfin je dis, en rougissant, que c'est Marion qui me l'a donné. Marion était une jeune Mauriennoise dont madame de Vercellis avait fait sa cuisinière quand, cessant de donner à manger, elle avait renvoyé la sienne, ayant plus besoin de bons bouillons que de ragoûts fins. Non seulement Marion était jolie, mais elle avait une fraÃcheur de coloris qu'on ne trouve que dans les montagnes, et surtout un air de modestie et de douceur qui faisait qu'on ne pouvait la voir sans l'aimer; d'ailleurs bonne fille, sage, et d'une fidélité à toute épreuve. C'est ce qui surprit quand je la nommai. L'on n'avait guère moins de confiance en moi qu'en elle, et l'on jugea qu'il importait de vérifier lequel était le fripon des deux. On la fit venir l'assemblée était nombreuse, le comte de la Roque y était. Elle arrive, on lui montre le ruban je la charge effrontément; elle reste interdite, se tait, me jette un regard qui aurait désarmé les démons, et auquel mon barbare coeur résiste. Elle nie enfin avec assurance, mais sans emportement, m'apostrophe, m'exhorte à rentrer en moi-même, à ne pas déshonorer une fille innocente qui ne m'a jamais fait de mal; et moi, avec une impudence infernale, je confirme ma déclaration, et lui soutiens en face qu'elle m'a donné le ruban. La pauvre fille se mit à pleurer, et ne me dit que ces mots Ah! Rousseau, je vous croyais un bon caractère. Vous me rendez bien malheureuse, mais je ne voudrais pas être à votre place. Voilà tout. Elle continua de se défendre avec autant de simplicité que de fermeté, mais sans se permettre jamais contre moi la moindre invective. Cette modération, comparée à mon ton décidé, lui fit tort. Il ne semblait pas naturel de supposer d'un côté une audace aussi diabolique, et de l'autre une aussi angélique douceur. On ne parut pas se décider absolument, mais les préjugés étaient pour moi. Dans le tracas où l'on était, on ne se donna pas le temps d'approfondir la chose; et le comte de la Roque, en nous renvoyant tous deux, se contenta de dire que la conscience du coupable vengerait assez l'innocent. Sa prédiction n'a pas été vaine; elle ne cesse pas un seul jour de s'accomplir. J'ignore ce que devint cette victime de ma calomnie; mais il n'y a pas d'apparence qu'elle ait après cela trouvé facilement à se bien placer elle emportait une imputation cruelle à son honneur de toutes manières. Le vol n'était qu'une bagatelle, mais enfin c'était un vol, et, qui pis est, employé à séduire un jeune garçon enfin, le mensonge et l'obstination ne laissaient rien à espérer de celle en qui tant de vices étaient réunis. Je ne regarde pas même la misère et l'abandon comme le plus grand danger auquel je l'ai exposée. Qui sait, à son âge, où le découragement de l'innocence avilie a pu la porter! Eh! si le remords d'avoir pu la rendre malheureuse est insupportable, qu'on juge de celui d'avoir pu la rendre pire que moi! Ce souvenir cruel me trouble quelquefois, et me bouleverse au point de voir dans mes insomnies cette pauvre fille venir me reprocher mon crime comme s'il n'était commis que d'hier. Tant que j'ai vécu tranquille il m'a moins tourmenté, mais au milieu d'une vie orageuse il m'ôte la plus douce consolation des innocents persécutés il me fait bien sentir ce que je crois avoir dit dans quelque ouvrage, que le remords s'endort durant un destin prospère, et s'aigrit dans l'adversité. Cependant je n'ai jamais pu prendre sur moi de décharger mon coeur de cet aveu dans le sein d'un ami. La plus étroite intimité ne me l'a jamais fait faire à personne, pas même à madame de Warens. Tout ce que j'ai pu faire a été d'avouer que j'avais à me reprocher une action atroce, mais jamais je n'ai dit en quoi elle consistait. Ce poids est donc resté jusqu'à ce jour sans allégement sur ma conscience; et je puis dire que le désir de m'en délivrer en quelque sorte a beaucoup contribué à la résolution que j'ai prise d'écrire mes confessions. J'ai procédé rondement dans celle que je viens de faire, et l'on ne trouvera sûrement pas que j'aie ici pallié la noirceur de mon forfait. Mais je ne remplirais pas le but de ce livre, si je n'exposais en même temps mes dispositions intérieures, et que je craignisse de m'excuser en ce qui est conforme à la vérité. Jamais la méchanceté ne fut plus loin de moi dans ce cruel moment; et lorsque je chargeai cette malheureuse fille, il est bizarre, mais il est vrai, que mon amitié pour elle en fut la cause. Elle était présente à ma pensée; je m'excusai sur le premier objet qui s'offrit. Je l'accusai d'avoir fait ce que je voulais faire, et de m'avoir donné le ruban, parce que mon intention était de le lui donner. Quand je la vis paraÃtre ensuite, mon coeur fut déchiré; mais la présence de tant de monde fut plus forte que mon repentir. Je craignais peu la punition, je ne craignais que la honte; mais je la craignais plus que la mort, plus que le crime, plus que tout au monde. J'aurais voulu m'enfoncer, m'étouffer dans le centre de la terre l'invincible honte l'emporta sur tout, la honte seule fit mon impudence; et plus je devenais criminel, plus l'effroi d'en convenir me rendait intrépide. Je ne voyais que l'horreur d'être reconnu, déclaré publiquement, moi présent, voleur, menteur, calomniateur. Un trouble universel m'ôtait tout autre sentiment. Si l'on m'eût laissé revenir à moi-même, j'aurais infailliblement tout déclaré. Si M. de la Roque m'eût pris à part, qu'il m'eût dit Ne perdez pas cette pauvre fille; si vous êtes coupable, avouez-le-moi; je me serais jeté à ses pieds dans l'instant, j'en suis parfaitement sûr. Mais on ne fit que m'intimider, quand il fallait me donner du courage. L'âge est encore une attention qu'il est juste de faire; à peine étais-je sorti de l'enfance, ou plutôt j'y étais encore. Dans la jeunesse les véritables noirceurs sont plus criminelles encore que dans l'âge mûr; mais ce qui n'est que faiblesse l'est beaucoup moins, et ma faute au fond n'était guère autre chose. Aussi son souvenir m'afflige-t-il moins à cause du mal en lui-même qu'à cause de celui qu'il a dû causer. Il m'a même fait ce bien de me garantir pour le reste de ma vie de tout acte tendant au crime, par l'impression terrible qui m'est restée du seul que j'aie jamais commis; et je crois sentir que mon aversion pour le mensonge me vient en grande partie du regret d'en avoir pu faire un aussi noir. Si c'est un crime qui puisse être expié, comme j'ose le croire, il doit l'être par tant de malheurs dont la fin de ma vie est accablée, par quarante ans de droiture et d'honneur dans des occasions difficiles; et la pauvre Marion trouve tant de vengeurs en ce monde, que, quelque grande qu'ait été mon offense envers elle, je crains peu d'en emporter la coulpe avec moi. Voilà ce que j'avais à dire sur cet article. Qu'il me soit permis de n'en reparler jamais. LIVRE TROISIÈME 1728-1731 Sorti de chez madame de Vercellis à peu près comme j'y étais entré, je retournai chez mon ancienne hôtesse, et j'y restai cinq ou six semaines, durant lesquelles la santé, la jeunesse et l'oisiveté me rendirent souvent mon tempérament importun. J'étais inquiet, distrait, rêveur; je pleurais, je soupirais, je désirais un bonheur dont je n'avais pas d'idée, et dont je sentais la privation. Cet état ne peut se décrire; et peu d'hommes même le peuvent imaginer, parce que la plupart ont prévenu cette plénitude de vie, à la fois tourmentante et délicieuse, qui, dans l'ivresse du désir, donne un avant-goût de la jouissance. Mon sang allumé remplissait incessamment mon cerveau de filles et de femmes; mais n'en sentant pas le véritable usage, je les occupais bizarrement en idées à mes fantaisies sans en savoir rien faire de plus; et ces idées tenaient mes sens dans une activité très incommode, dont, par bonheur, elles ne m'apprenaient point à me délivrer. J'aurais donné ma vie pour retrouver un quart d'heure une demoiselle Goton. Mais ce n'était plus le temps où les jeux de l'enfance allaient là comme d'eux-mêmes. La honte, compagne de la conscience du mal, était venue avec les années; elle avait accru ma timidité naturelle au point de la rendre invincible; et jamais, ni dans ce temps-là ni depuis, je n'ai pu parvenir à faire une proposition lascive, que celle à qui je la faisais ne m'y ait en quelque sorte contraint par ses avances, quoique sachant qu'elle n'était pas scrupuleuse, et presque assuré d'être pris au mot. Mon agitation crût au point que, ne pouvant contenter mes désirs, je les attisais par les plus extravagantes manoeuvres. J'allais chercher des allées sombres, des réduits cachés, où je pusse m'exposer de loin aux personnes du sexe dans l'état où j'aurais voulu être auprès d'elles. Ce qu'elles voyaient n'était pas l'objet obscène, je n'y songeais même pas; c'était l'objet ridicule. Le sot plaisir que j'avais de l'étaler à leurs yeux ne peut se décrire. Il n'y avait de là plus qu'un pas à faire pour sentir le traitement désiré, et je ne doute pas que quelque résolue ne m'en eût, en passant, donné l'amusement, si j'eusse eu l'audace d'attendre. Cette folie eut une catastrophe à peu près aussi comique, mais un peu moins plaisante pour moi. Un jour j'allai m'établir au fond d'une cour dans laquelle était un puits où les filles de la maison venaient souvent chercher de l'eau. Dans ce fond il y avait une petite descente qui menait à des caves par plusieurs communications. Je sondai dans l'obscurité ces allées souterraines, et les trouvant longues et obscures, je jugeai qu'elles ne finissaient point, et que, si j'étais vu et surpris, j'y trouverais un refuge assuré. Dans cette confiance, j'offrais aux filles qui venaient au puits un spectacle plus risible que séducteur. Les plus sages feignirent de ne rien voir; d'autres se mirent à rire; d'autres se crurent insultées, et firent du bruit. Je me sauvai dans ma retraite j'y fus suivi. J'entendis une voix d'homme sur laquelle je n'avais pas compté, et qui m'alarma. Je m'enfonçais dans les souterrains, au risque de m'y perdre le bruit, les voix, la voix d'homme me suivaient toujours. J'avais compté sur l'obscurité, je vis de la lumière. Je frémis, je m'enfonçai davantage. Un mur m'arrêta, et, ne pouvant aller plus loin, il fallut attendre là ma destinée. En un moment je fus atteint et saisi par un grand homme portant une grande moustache, un grand chapeau, un grand sabre, escorté de quatre ou cinq vieilles femmes armées chacune d'un manche à balai, parmi lesquelles j'aperçus la petite coquine qui m'avait décelé, et qui voulait sans doute me voir au visage. L'homme au sabre, en me prenant par le bras, me demanda rudement ce que je faisais là . On conçoit que ma réponse n'était pas prête. Je me remis cependant; et, m'évertuant dans ce moment critique, je tirai de ma tête un expédient romanesque qui me réussit. Je lui dis d'un ton suppliant d'avoir pitié de mon âge et de mon état; que j'étais un jeune étranger de grande naissance, dont le cerveau s'était dérangé; que je m'étais échappé de la maison paternelle, parce qu'on voulait m'enfermer; que j'étais perdu s'il me faisait connaÃtre; mais que s'il voulait bien me laisser aller, je pourrais peut-être un jour reconnaÃtre cette grâce. Contre toute attente, mon discours et mon air firent effet l'homme terrible en fut touché, et après une réprimande assez courte il me laissa doucement aller, sans me questionner davantage. A l'air dont la jeune et les vieilles me virent partir, je jugeai que l'homme que j'avais tant craint m'était fort utile, et qu'avec elles seules je n'en aurais pas été quitte à si bon marché. Je les entendis murmurer je ne sais quoi dont je ne me souciais guère; car, pourvu que le sabre et l'homme ne s'en mêlassent pas, j'étais bien sûr, leste et vigoureux comme j'étais, de me délivrer de leurs tricots et d'elles. Quelques jours après, passant dans une rue avec un jeune abbé, mon voisin, j'allai donner du nez contre l'homme au sabre. Il me reconnut, et, me contrefaisant d'un ton railleur "Je suis prince, me dit-il, je suis prince; et moi je suis un coïon mais que son altesse n'y revienne pas!" Il n'ajouta rien de plus, et je m'esquivai en baissant la tête, et le remerciant dans mon coeur de sa discrétion. J'ai jugé que ces mauvaises vieilles lui avaient fait honte de sa crédulité. Quoi qu'il en soit, tout Piémontais qu'il était, c'était un bon homme, et jamais je ne pense à lui sans un mouvement de reconnaissance car l'histoire était si plaisante, que, pour le seul désir de faire rire, tout autre à sa place m'eût déshonoré. Cette aventure, sans avoir les suites que j'en pouvais craindre, ne laissa pas de me rendre sage pour longtemps. Mon séjour chez madame de Vercellis m'avait procuré quelques connaissances, que j'entretenais dans l'espoir qu'elles pourraient m'être utiles. J'allais voir quelquefois entre autres un abbé savoyard appelé M. Gaime, précepteur des enfants du comte de Mellarède. Il était jeune encore et peu répandu, mais plein de bon sens, de probité, de lumières, et l'un des plus honnêtes hommes que j'aie connus. Il ne me fut d'aucune ressource pour l'objet qui m'attirait chez lui, il n'avait pas assez de crédit pour me placer; mais je trouvai près de lui des avantages plus précieux qui m'ont profité toute ma vie, les leçons de la saine morale, et les maximes de la droite raison. Dans l'ordre successif de mes goûts et de mes idées, j'avais toujours été trop haut ou trop bas, Achille ou Thersite, tantôt héros et tantôt vaurien. M. Gaime prit le soin de me mettre à ma place, et de me montrer à moi-même sans m'épargner ni me décourager. Il me parla très honorablement de mon naturel et de mes talents mais il ajouta qu'il en voyait naÃtre les obstacles qui m'empêcheraient d'en tirer parti; de sorte qu'ils devaient, selon lui, bien moins me servir de degrés pour monter à la fortune que de ressources pour m'en passer. Il me fit un tableau vrai de la vie humaine, dont je n'avais que de fausses idées; il me montra comment, dans un destin contraire, l'homme sage peut toujours tendre au bonheur et courir au plus près du vent pour y parvenir; comment il n'y a point de vrai bonheur sans sagesse, et comment la sagesse est de tous les états. Il amortit beaucoup mon admiration pour la grandeur, en me prouvant que ceux qui dominaient les autres n'étaient ni plus sages ni plus heureux qu'eux. Il me dit une chose qui m'est souvent revenue à la mémoire c'est que si chaque homme pouvait lire dans les coeurs de tous les autres, il y aurait plus de gens qui voudraient descendre que de ceux qui voudraient monter. Cette réflexion, dont la vérité frappe, et qui n'a rien d'outré, m'a été d'un grand usage dans le cours de ma vie pour me faire tenir à ma place paisiblement. Il me donna les premières vraies idées de l'honnête, que mon génie ampoulé n'avait saisi que dans ses excès. Il me fit sentir que l'enthousiasme des vertus sublimes était peu d'usage dans la société; qu'en s'élançant trop haut on était sujet aux chutes; que la continuité des petits devoirs toujours bien remplis ne demandait pas moins de force que les actions héroïques; qu'on en tirait meilleur parti pour l'honneur et pour le bonheur; et qu'il valait infiniment mieux avoir toujours l'estime des hommes, que quelquefois leur admiration. Pour établir les devoirs de l'homme il fallait bien remonter à leur principe. D'ailleurs le pas que je venais de faire, et dont mon état présent était la suite, nous conduisait à parler de religion. L'on conçoit déjà que l'honnête M. Gaime est, du moins en grande partie, l'original du vicaire savoyard. Seulement la prudence l'obligeant à parler avec plus de réserve, il s'expliqua moins ouvertement sur certains points; mais au reste ses maximes, ses sentiments, ses avis furent les mêmes, et, jusqu'au conseil de retourner dans ma patrie, tout fut comme je l'ai rendu depuis au public. Ainsi, sans m'étendre sur des entretiens dont chacun peut voir la substance, je dirai que ses leçons, sages, mais d'abord sans effet, furent dans mon coeur un germe de vertu et de religion qui ne s'y étouffa jamais, et qui n'attendait pour fructifier que les soins d'une main plus chérie. Quoique alors ma conversion fût peu solide, je ne laissais pas d'être ému. Loin de m'ennuyer de ses entretiens, j'y pris goût à cause de leur clarté, de leur simplicité, et surtout d'un certain intérêt de coeur dont je sentais qu'ils étaient pleins. J'ai l'âme aimante, et je me suis toujours attaché aux gens moins à proportion du bien qu'ils m'ont fait que de celui qu'ils m'ont voulu; et c'est sur quoi mon tact ne se trompe guère. Aussi je m'affectionnais véritablement à M. Gaime; j'étais pour ainsi dire son second disciple; et cela me fit pour le moment même l'inestimable bien de me détourner de la pente au vice où m'entraÃnait mon oisiveté. Un jour que je ne pensais à rien moins, on vint me chercher de la part du comte de la Roque. A force d'y aller et de ne pouvoir lui parler, je m'étais ennuyé, et je n'y allais plus je crus qu'il m'avait oublié, ou qu'il lui était resté de mauvaises impressions de moi. Je me trompais. Il avait été témoin plus d'une fois du plaisir avec lequel je remplissais mon devoir auprès de sa tante; il le lui avait même dit, et il m'en reparla quand moi-même je n'y songeais plus. Il me reçut bien, me dit que, sans m'amuser de promesses vagues, il avait cherché à me placer; qu'il avait réussi, qu'il me mettait en chemin de devenir quelque chose, que c'était à moi de faire le reste; que la maison où il me faisait entrer était puissante et considérée; que je n'avais pas besoin d'autres protecteurs pour m'avancer; et que quoique traité d'abord en simple domestique, comme je venais de l'être, je pouvais être assuré que, si l'on me jugeait par mes sentiments et par ma conduite au-dessus de cet état, on était disposé à ne m'y pas laisser. La fin de ce discours démentit cruellement les brillantes espérances que le commencement m'avait données. Quoi! toujours laquais! me dis-je en moi-même avec un dépit amer que la confiance effaça bientôt. Je me sentais trop peu fait pour cette place pour craindre qu'on m'y laissât. Il me mena chez le comte de Gouvon, premier écuyer de la reine, et chef de l'illustre maison de Solar. L'air de dignité de ce respectable vieillard me rendit plus touchante l'affabilité de son accueil. Il m'interrogea avec intérêt, et je lui répondis avec sincérité. Il dit au comte de la Roque que j'avais une physionomie agréable, et qui promettait de l'esprit; qu'il lui paraissait qu'en effet je n'en manquais pas, mais que ce n'était pas là tout, et qu'il fallait voir le reste puis, se tournant vers moi Mon enfant, me dit-il, presque en toutes choses les commencements sont rudes; les vôtres ne le seront pourtant pas beaucoup. Soyez sage, et cherchez à plaire ici à tout le monde; voilà , quant à présent, votre unique emploi du reste, ayez bon courage; on veut prendre soin de vous. Tout de suite il passa chez la marquise de Breil, sa belle-fille, et me présenta à elle, puis à l'abbé de Gouvon, son fils. Ce début me parut de bon augure. J'en savais assez déjà pour juger qu'on ne fait pas tant de façons à la réception d'un laquais. En effet, on ne me traita pas comme tel. J'eus la table de l'office, on ne me donna point d'habit de livrée; et le comte de Favria, jeune étourdi, m'ayant voulu faire monter derrière son carrosse, son grand-père défendit que je montasse derrière aucun carrosse, et que je suivisse personne hors de la maison. Cependant je servais à table, et je faisais à peu près au dedans le service d'un laquais; mais je le faisais en quelque façon librement, sans être attaché nommément à personne. Hors quelques lettres qu'on me dictait, et des images que le comte de Favria me faisait découper, j'étais presque le maÃtre de tout mon temps dans la journée. Cette épreuve, dont je ne m'apercevais pas, était assurément très dangereuse elle n'était pas même fort humaine; car cette grande oisiveté pouvait me faire contracter des vices que je n'aurais pas eus sans cela. Mais c'est ce qui très heureusement n'arriva point. Les leçons de M. Gaime avaient fait impression sur mon coeur, et j'y pris tant de goût que je m'échappais quelquefois pour aller les entendre encore. Je crois que ceux qui me voyaient sortir ainsi furtivement ne devinaient guère où j'allais. Il ne se peut rien de plus sensé que les avis qu'il me donna sur ma conduite. Mes commencements furent admirables; j'étais d'une assiduité, d'une attention, d'un zèle qui charmaient tout le monde. L'abbé Gaime m'avait sagement averti de modérer cette première ferveur, de peur qu'elle ne vÃnt à se relâcher et qu'on n'y prÃt garde. Votre début, me dit-il, est la règle de ce qu'on exigera de vous tâchez de vous ménager de quoi faire plus dans la suite, mais gardez-vous de faire jamais moins. Comme on ne m'avait guère examiné sur mes petits talents, et qu'on ne me supposait que ceux que m'avait donnés la nature, il ne paraissait pas, malgré ce que le comte de Gouvon m'avait pu dire, qu'on songeât à tirer parti de moi. Des affaires vinrent à la traverse, et je fus à peu près oublié. Le marquis de Breil, fils du comte de Gouvon, était alors ambassadeur à Vienne. Il survint des mouvements à la cour qui se firent sentir dans la famille, et l'on y fut quelques semaines dans une agitation qui ne laissait guère le temps de penser à moi. Cependant jusque-là je m'étais peu relâché. Une chose me fit du bien et du mal, en m'éloignant de toute dissipation extérieure, mais en me rendant un peu plus distrait sur mes devoirs. Mademoiselle de Breil était une jeune personne à peu près de mon âge, bien faite, assez belle, très blanche, avec des cheveux très noirs, et, quoique brune, portant sur son visage cet air de douceur des blondes auquel mon coeur n'a jamais résisté. L'habit de cour, si favorable aux jeunes personnes, marquait sa jolie taille, dégageait sa poitrine et ses épaules, et rendait son teint encore plus éblouissant par le deuil qu'on portait alors. On dira que ce n'est pas à un domestique de s'apercevoir de ces choses-là . J'avais tort sans doute; mais je m'en apercevais toutefois, et même je n'étais pas le seul. Le maÃtre d'hôtel et les valets de chambre en parlaient quelquefois à table avec une grossièreté qui me faisait cruellement souffrir. La tête ne me tournait pourtant pas au point d'être amoureux tout de bon. Je ne m'oubliais point; je me tenais à ma place, et mes désirs mêmes ne s'émancipaient pas. J'aimais à voir mademoiselle de Breil, à lui entendre dire quelques mots qui marquaient de l'esprit, du sens, de l'honnêteté mon ambition, bornée au plaisir de la servir, n'allait point au delà de mes droits. A table j'étais attentif à chercher l'occasion de les faire valoir. Si son laquais quittait un moment sa chaise, à l'instant on m'y voyait établi hors de là je me tenais vis-à -vis d'elle; je cherchais dans ses yeux ce qu'elle allait demander, j'épiais le moment de changer son assiette. Que n'aurais-je point fait pour qu'elle daignât m'ordonner quelque chose, me regarder, me dire un seul mot! mais point j'avais la mortification d'être nul pour elle; elle ne s'apercevait pas même que j'étais là . Cependant son frère, qui m'adressait quelquefois la parole à table, m'ayant dit je ne sais quoi de peu obligeant, je lui fis une réponse si fine et si bien tournée, qu'elle y fit attention, et jeta les yeux sur moi. Ce coup d'oeil, qui fut court, ne laissa pas de me transporter. Le lendemain l'occasion se présenta d'en obtenir un second, et j'en profitai. On donnait ce jour-là un grand dÃner, où pour la première fois je vis avec beaucoup d'étonnement le maÃtre d'hôtel servir l'épée au côté et le chapeau sur la tête. Par hasard on vint à parler de la devise de la maison de Solar, qui était sur la tapisserie avec les armoiries, Tel fiert qui ne tue pas. Comme les Piémontais ne sont pas pour l'ordinaire consommés dans la langue française, quelqu'un trouva dans cette devise une faute d'orthographe, et dit qu'au mot fiert il ne fallait point de t. Le vieux comte de Gouvon allait répondre; mais ayant jeté les yeux sur moi, il vit que je souriais sans oser rien dire il m'ordonna de parler. Alors je dis que je ne croyais pas que le t fût de trop; que fiert était un vieux mot français qui ne venait pas du mot ferus, fier, menaçant, mais du verbe ferit, il frappe, il blesse; qu'ainsi la devise ne me paraissait pas dire, Tel menace, mais Tel frappe qui ne tue pas. Tout le monde me regardait et se regardait sans rien dire. On ne vit de la vie un pareil étonnement. Mais ce qui me flatta davantage fut de voir clairement sur le visage de mademoiselle de Breil un air de satisfaction. Cette personne si dédaigneuse daigna me jeter un second regard qui valait tout au moins le premier; puis, tournant les yeux vers son grand-papa, elle semblait attendre avec une sorte d'impatience la louange qu'il me devait, et qu'il me donna en effet si pleine et entière et d'un air si content, que toute la table s'empressa de faire chorus. Ce moment fut court, mais délicieux à tous égards. Ce fut un de ces moments trop rares qui replacent les choses dans leur ordre naturel, et vengent le mérite avili des outrages de la fortune. Quelques minutes après, mademoiselle de Breil, levant derechef les yeux sur moi, me pria d'un ton de voix aussi timide qu'affable de lui donner à boire. On juge que je ne la fis pas attendre; mais en approchant je fus saisi d'un tel tremblement, qu'ayant trop rempli le verre, je répandis une partie de l'eau sur l'assiette et même sur elle. Son frère me demanda étourdiment pourquoi je tremblais si fort. Cette question ne servit pas à me rassurer, et mademoiselle de Breil rougit jusqu'au blanc des yeux. Ici finit le roman, où l'on remarquera, comme avec madame Basile et dans toute la suite de ma vie, que je ne suis pas heureux dans la conclusion de mes amours. Je m'affectionnai inutilement à l'antichambre de madame de Breil je n'obtins plus une seule marque d'attention de la part de sa fille. Elle sortait et entrait sans me regarder, et moi j'osais à peine jeter les yeux sur elle. J'étais même si bête et si maladroit, qu'un jour qu'elle avait en passant laissé tomber son gant, au lieu de m'élancer sur ce gant que j'aurais voulu couvrir de baisers, je n'osai sortir de ma place, et je laissai ramasser le gant par un gros butor de valet que j'aurais volontiers écrasé. Pour achever de m'intimider, je m'aperçus que je n'avais pas le bonheur d'agréer à madame de Breil. Non seulement elle ne m'ordonnait rien, mais elle n'acceptait jamais mon service; et deux fois, me trouvant dans son antichambre, elle me demanda d'un ton fort sec si je n'avais rien à faire. Il fallut renoncer à cette chère antichambre. J'en eus d'abord du regret; mais les distractions vinrent à la traverse, et bientôt je n'y pensai plus. J'eus de quoi me consoler du dédain de madame de Breil par les bontés de son beau-père, qui s'aperçut enfin que j'étais là . Le soir du dÃner dont j'ai parlé, il eut avec moi un entretien d'une demi-heure, dont il parut content et dont je fus enchanté. Ce bon vieillard, quoique homme d'esprit, en avait moins que madame de Vercellis; mais il avait plus d'entrailles, et je réussis mieux auprès de lui. Il me dit de m'attacher à l'abbé de Gouvon son fils, qui m'avait pris en affection; que cette affection, si j'en profitais, pouvait m'être utile, et me faire acquérir ce qui me manquait pour les vues qu'on avait sur moi. Dès le lendemain matin je volai chez M. l'abbé. Il ne me reçut point en domestique; il me fit asseoir au coin de son feu, et, m'interrogeant avec la plus grande douceur, il vit bientôt que mon éducation, commencée sur tant de choses, n'était achevée sur aucune. Trouvant surtout que j'avais peu de latin, il entreprit de m'en enseigner davantage. Nous convÃnmes que je me rendrais chez lui tous les matins, et je commençai dès le lendemain. Ainsi, par une de ces bizarreries qu'on trouvera souvent dans le cours de ma vie, en même temps au-dessus et au-dessous de mon état, j'étais disciple et valet dans la même maison, et dans ma servitude j'avais cependant un précepteur d'une naissance à ne l'être que des enfants des rois. M. l'abbé de Gouvon était un cadet destiné par sa famille à l'épiscopat, et dont par cette raison on avait poussé les études plus qu'il n'est ordinaire aux enfants de qualité. On l'avait envoyé à l'université de Sienne, où il avait resté plusieurs années, et dont il avait rapporté une assez forte dose de cruscantisme pour être à peu près à Turin ce qu'était jadis à Paris l'abbé de Dangeau. Le dégoût de la théologie l'avait jeté dans les belles-lettres; ce qui est très ordinaire en Italie à ceux qui courent la carrière de la prélature. Il avait bien lu les poètes, il faisait passablement des vers latins et italiens. En un mot, il avait le goût qu'il fallait pour former le mien, et mettre quelque choix dans le fatras dont je m'étais farci la tête. Mais, soit que mon babil lui eût fait quelque illusion sur mon savoir, soit qu'il ne pût supporter l'ennui du latin élémentaire, il me mit d'abord beaucoup trop haut; et à peine m'eut-il fait traduire quelques fables de Phèdre, qu'il me jeta dans Virgile, où je n'entendais presque rien. J'étais destiné, comme on verra dans la suite, à rapprendre souvent le latin et à ne le savoir jamais. Cependant je travaillais avec assez de zèle, et monsieur l'abbé me prodiguait ses soins avec une bonté dont le souvenir m'attendrit encore. Je passais avec lui une partie de la matinée, tant pour mon instruction que pour son service; non pour celui de sa personne, car il ne souffrit jamais que je lui en rendisse aucun, mais pour écrire sous sa dictée et pour copier; et ma fonction de secrétaire me fut plus utile que celle d'écolier. Non seulement j'appris ainsi l'italien dans sa pureté, mais je pris du goût pour la littérature et quelque discernement des bons livres, qui ne s'acquérait pas chez la Tribu, et qui me servit beaucoup dans la suite quand je me mis à travailler seul. Ce temps fut celui de ma vie où, sans projets romanesques, je pouvais le plus raisonnablement me livrer à l'espoir de parvenir. Monsieur l'abbé, très content de moi, le disait à tout le monde; et son père m'avait pris dans une affection si singulière, que le comte de Favria m'apprit qu'il avait parlé de moi au roi. Madame de Breil elle-même avait quitté pour moi son air méprisant. Enfin je devins une espèce de favori dans la maison, à la grande jalousie des autres domestiques, qui, me voyant honoré des instructions du fils de leur maÃtre, sentaient bien que ce n'était pas pour rester longtemps leur égal. Autant que j'ai pu juger des vues qu'on avait sur moi par quelques mots lâchés à la volée, et auxquels je n'ai réfléchi qu'après coup, il m'a paru que la maison de Solar, voulant courir la carrière des ambassades, et peut-être s'ouvrir de loin celle du ministère, aurait été bien aise de se former d'avance un sujet qui eût du mérite et des talents, et qui, dépendant uniquement d'elle, eût pu dans la suite obtenir sa confiance et la servir utilement. Ce projet du comte de Gouvon était noble, judicieux, magnanime, et vraiment digne d'un grand seigneur bienfaisant et prévoyant mais outre que je n'en voyais pas alors toute l'étendue, il était trop sensé pour ma tête, et demandait un trop long assujettissement. Ma folle ambition ne cherchait la fortune qu'à travers les aventures et, ne voyant point de femme à tout cela, cette manière de parvenir me paraissait lente, pénible et triste; tandis que j'aurais dû la trouver d'autant plus honorable et sûre que les femmes ne s'en mêlaient pas, l'espèce de mérite qu'elles protègent ne valant assurément pas celui qu'on me supposait. Tout allait à merveille. J'avais obtenu, presque arraché l'estime de tout le monde les épreuves étaient finies, et l'on me regardait généralement dans la maison comme un jeune homme de la plus grande espérance, qui n'était pas à sa place et qu'on s'attendait d'y voir arriver. Mais ma place n'était pas celle qui m'était assignée par les hommes, et j'y devais parvenir par des chemins bien différents. Je touche à un de ces traits caractéristiques qui me sont propres, et qu'il suffit de présenter au lecteur sans y ajouter de réflexion. Quoiqu'il y eût à Turin beaucoup de nouveaux convertis de mon espèce, je ne les aimais pas, et je n'en avais jamais voulu voir aucun. Mais j'avais vu quelques Genevois qui ne l'étaient pas, entre autres un M. Mussard, surnommé Tord-Gueule, peintre en miniature, et un peu mon parent. Ce M. Mussard déterra ma demeure chez le comte de Gouvon, et vint m'y voir avec un autre Genevois appelé Bâcle, dont j'avais été camarade durant mon apprentissage. Ce Bâcle était un garçon très amusant, très gai, plein de saillies bouffonnes que son âge rendait agréables. Me voilà tout d'un coup engoué de M. Bâcle, mais engoué au point de ne pouvoir le quitter. Il allait partir bientôt pour s'en retourner à Genève. Quelle perte j'allais faire! J'en sentis bien toute la grandeur. Pour mettre du moins à profit le temps qui m'était laissé, je ne le quittais plus ou plutôt il ne me quittait pas lui-même, car la tête ne me tourna pas d'abord au point d'aller hors de l'hôtel passer la journée avec lui sans congé; mais bientôt, voyant qu'il m'obsédait entièrement, on lui défendit la porte; et je m'échauffai si bien, qu'oubliant tout, hors mon ami Bâcle, je n'allais ni chez M. l'abbé ni chez M. le comte, et l'on ne me voyait plus dans la maison. On me fit des réprimandes, que je n'écoutai pas. On me menaça de me congédier. Cette menace fut ma perte elle me fit entrevoir qu'il était possible que Bâcle ne s'en allât pas seul. Dès lors je ne vis plus d'autre plaisir, d'autre sort, d'autre bonheur que celui de faire un pareil voyage, et je ne voyais à cela que l'ineffable félicité du voyage, au bout duquel pour surcroÃt j'entrevoyais madame de Warens, mais dans un éloignement immense; car pour retourner à Genève, c'est à quoi je ne pensai jamais. Les monts, les prés, les bois, les ruisseaux, les villages se succédaient sans fin et sans cesse avec de nouveaux charmes; ce bienheureux trajet semblait devoir absorber ma vie entière. Je me rappelais avec délices combien ce même voyage m'avait paru charmant en venant. Que devait-ce être lorsqu'à tout l'attrait de l'indépendance se joindrait celui de faire route avec un camarade de mon âge, de mon goût et de bonne humeur, sans gêne, sans devoir, sans contrainte, sans obligation d'aller ou rester que comme il nous plairait? Il fallait être fou pour sacrifier une pareille fortune à des projets d'ambition d'une exécution lente, difficile, incertaine, et qui, les supposant réalisés un jour, ne valaient pas dans tout leur éclat un quart d'heure de vrai plaisir et de liberté dans la jeunesse. Plein de cette sage fantaisie, je me conduisis si bien que je vins à bout de me faire chasser, et en vérité ce ne fut pas sans peine. Un soir, comme je rentrais, le maÃtre d'hôtel me signifia mon congé de la part de Monsieur le comte. C'était précisément ce que je demandais; car, sentant malgré moi l'extravagance de ma conduite, j'y ajoutais, pour m'excuser, l'injustice et l'ingratitude, croyant mettre ainsi les gens dans leur tort, et me justifier à moi-même un parti pris par nécessité. On me dit de la part du comte de Favria d'aller lui parler le lendemain matin avant mon départ; et comme on voyait que, la tête m'ayant tourné, j'étais capable de n'en rien faire, le maÃtre d'hôtel remit après cette visite à me donner quelque argent qu'on m'avait destiné, et qu'assurément j'avais fort mal gagné; car, ne voulant pas me laisser dans l'état de valet, on ne m'avait pas fixé de gages. Le comte de Favria, tout jeune et tout étourdi qu'il était, me tint en cette occasion les discours les plus sensés, et j'oserais presque dire les plus tendres, tant il m'exposa d'une manière flatteuse et touchante les soins de son oncle et les intentions de son grand-père. Enfin, après m'avoir mis vivement devant les yeux tout ce que je sacrifiais pour courir à ma perte, il m'offrit de faire ma paix, exigeant pour toute condition que je ne visse plus ce petit malheureux qui m'avait séduit. Il était si clair qu'il ne disait pas tout cela de lui-même, que, malgré mon stupide aveuglement, je sentis toute la bonté de mon vieux maÃtre, et j'en fus touché mais ce cher voyage était trop empreint dans mon imagination pour que rien pût en balancer le charme. J'étais tout à fait hors de sens je me raffermis, je m'endurcis, je fis le fier, et je répondis arrogamment que puisqu'on m'avait donné mon congé, je l'avais pris; qu'il n'était plus temps de s'en dédire, et que, quoi qu'il pût m'arriver en ma vie, j'étais bien résolu de ne jamais me faire chasser deux fois d'une maison. Alors ce jeune homme, justement irrité, me donna les noms que je méritais, me mit hors de sa chambre par les épaules, et me ferma la porte aux talons. Moi je sortis triomphant, comme si je venais d'emporter la plus grande victoire; et, de peur d'avoir un second combat à soutenir, j'eus l'indignité de partir sans aller remercier Monsieur l'abbé de ses bontés. Pour concevoir jusqu'où mon délire allait dans ce moment, il faudrait connaÃtre à quel point mon coeur est sujet à s'échauffer sur les moindres choses, et avec quelle force il se plonge dans l'imagination de l'objet qui l'attire, quelque vain que soit quelquefois cet objet. Les plans les plus bizarres, les plus enfantins, les plus fous, viennent caresser mon idée favorite, et me montrer de la vraisemblance à m'y livrer. Croirait-on qu'à près de dix-neuf ans on puisse fonder sur une fiole vide la subsistance du reste de ses jours? Or écoutez. L'abbé de Gouvon m'avait fait présent, il y avait quelques semaines, d'une petite fontaine de Héron fort jolie, et dont j'étais transporté. A force de faire jouer cette fontaine et de parler de notre voyage, nous pensâmes, le sage Bâcle et moi, que l'une pourrait bien servir à l'autre, et le prolonger. Qu'y avait-il dans le monde d'aussi curieux qu'une fontaine de Héron? Ce principe fut le fondement sur lequel nous bâtÃmes l'édifice de notre fortune. Nous devions dans chaque village assembler les paysans autour de notre fontaine, et là les repas et la bonne chère devaient nous tomber avec d'autant plus d'abondance que nous étions persuadés l'un et l'autre que les vivres ne coûtent rien à ceux qui les recueillent, et que, quand ils n'en gorgent pas les passants, c'est pure mauvaise volonté de leur part. Nous n'imaginions partout que festins et noces, comptant que, sans rien débourser que le vent de nos poumons et l'eau de notre fontaine, elle pouvait nous défrayer en Piémont, en Savoie, en France, et par tout le monde. Nous faisions des projets de voyage qui ne finissaient point, et nous dirigions d'abord notre course au nord, plutôt pour le plaisir de passer les Alpes que pour la nécessité supposée de nous arrêter enfin quelque part. Tel fut le plan sur lequel je me mis en campagne, abandonnant sans regret mon protecteur, mon précepteur, mes études, mes espérances et l'attente d'une fortune presque assurée, pour commencer la vie d'un vrai vagabond. Adieu la capitale; adieu la cour, l'ambition, la vanité, l'amour, les belles, et toutes les grandes aventures dont l'espoir m'avait amené l'année précédente. Je pars avec ma fontaine et mon ami Bâcle, la bourse légèrement garnie, mais le coeur saturé de joie, et ne songeant qu'à jouir de cette ambulante félicité à laquelle j'avais tout à coup borné mes brillants projets. Je fis cet extravagant voyage presque aussi agréablement toutefois que je m'y étais attendu, mais non pas tout à fait de la même manière; car bien que notre fontaine amusât quelques moments dans les cabarets les hôtesses et leurs servantes, il n'en fallait pas moins payer en sortant. Mais cela ne nous troublait guère, et nous ne songions à tirer parti tout de bon de cette ressource que quand l'argent viendrait à nous manquer. Un accident nous en évita la peine; la fontaine se cassa près de Bramant et il en était temps, car nous sentions, sans oser nous le dire, qu'elle commençait à nous ennuyer. Ce malheur nous rendit plus gais qu'auparavant, et nous rÃmes beaucoup de notre étourderie d'avoir oublié que nos habits et nos souliers s'useraient, ou d'avoir cru les renouveler avec le jeu de notre fontaine. Nous continuâmes notre voyage aussi allègrement que nous l'avions commencé, mais filant un peu plus droit vers le terme, où notre bourse tarissante nous faisait une nécessité d'arriver. A Chambéri je devins pensif, non sur la sottise que je venais de faire jamais homme ne prit sitôt ni si bien son parti sur le passé, mais sur l'accueil qui m'attendait chez madame de Warens; car j'envisageais exactement sa maison comme ma maison paternelle. Je lui avais écrit mon entrée chez le comte de Gouvon; elle savait sur quel pied j'y étais; et en m'en félicitant, elle m'avait donné des leçons très sages sur la manière dont je devais correspondre aux bontés qu'on avait pour moi. Elle regardait ma fortune comme assurée, si je ne la détruisais pas par ma faute. Qu'allait-elle dire en me voyant arriver? Il ne me vint pas même à l'esprit qu'elle pût me fermer sa porte mais je craignais le chagrin que j'allais lui donner, je craignais ses reproches, plus durs pour moi que la misère. Je résolus de tout endurer en silence, et de tout faire pour l'apaiser. Je ne voyais plus dans l'univers qu'elle seule vivre dans sa disgrâce était une chose qui ne se pouvait pas. Ce qui m'inquiétait le plus était mon compagnon de voyage, dont je ne voulais pas lui donner le surcroÃt, et dont je craignais de ne pouvoir me débarrasser aisément. Je préparai cette séparation en vivant assez froidement avec lui la dernière journée. Le drôle me comprit; il était plus fou que sot. Je crus qu'il s'affecterait de mon inconstance; j'eus tort, mon ami Bâcle ne s'affectait de rien. A peine en entrant à Annecy avions-nous mis le pied dans la ville, qu'il me dit Te voilà chez toi, m'embrassa, me dit adieu, fit une pirouette, et disparut. Je n'ai jamais plus entendu parler de lui. Notre connaissance et notre amitié durèrent en tout environ six semaines; mais les suites en dureront autant que moi. Que le coeur me battit en approchant de la maison de madame de Warens! mes jambes tremblaient sous moi, mes yeux se couvraient d'un voile; je ne voyais rien, je n'entendais rien, je n'aurais reconnu personne je fus contraint de m'arrêter plusieurs fois pour respirer et reprendre mes sens. Était-ce la crainte de ne pas obtenir les secours dont j'avais besoin qui me troublait à ce point? A l'âge où j'étais, la peur de mourir de faim donne-t-elle de pareilles alarmes? Non, non; je le dis avec autant de vérité que de fierté, jamais en aucun temps de ma vie il n'appartint à l'intérêt ni à l'indigence de m'épanouir ou de me serrer le coeur. Dans le cours d'une vie inégale et mémorable par ses vicissitudes, souvent sans asile et sans pain, j'ai toujours vu du même oeil l'opulence et la misère. Au besoin, j'aurais pu mendier ou voler comme un autre, mais non pas me troubler pour en être réduit là . Peu d'hommes ont autant gémi que moi, peu ont autant versé de pleurs dans leur vie; mais jamais la pauvreté ni la crainte d'y tomber ne m'ont fait pousser un soupir ni répandre une larme. Mon âme, à l'épreuve de la fortune, n'a connu de vrais biens ni de vrais maux que ceux qui ne dépendent pas d'elle; et c'est quand rien ne m'a manqué pour le nécessaire que je me suis senti le plus malheureux des mortels. A peine parus-je aux yeux de madame de Warens que son air me rassura. Je tressaillis au premier son de sa voix; je me précipite à ses pieds, et dans les transports de la plus vive joie je colle ma bouche sur sa main. Pour elle, j'ignore si elle avait su de mes nouvelles; mais je vis peu de surprise sur son visage, et je n'y vis aucun chagrin. Pauvre petit, me dit-elle d'un ton caressant, te revoilà donc? Je savais bien que tu étais trop jeune pour ce voyage; je suis bien aise au moins qu'il n'ait pas aussi mal tourné que j'avais craint. Ensuite elle me fit conter mon histoire, qui ne fut pas longue, et que je lui fis très fidèlement, en supprimant cependant quelques articles, mais au reste sans m'épargner ni m'excuser. Il fut question de mon gÃte. Elle consulta sa femme de chambre. Je n'osais respirer durant cette délibération; mais quand j'entendis que je coucherais dans la maison, j'eus peine à me contenir, et je vis porter mon petit paquet dans la chambre qui m'était destinée, à peu près comme Saint-Preux vit remiser sa chaise chez madame de Wolmar. J'eus pour surcroÃt le plaisir d'apprendre que cette faveur ne serait pas passagère; et dans un moment où l'on me croyait attentif à tout autre chose, j'entendis qu'elle disait On dira ce qu'on voudra; mais puisque la Providence me le renvoie, je suis déterminée à ne pas l'abandonner. Me voilà donc enfin établi chez elle. Cet établissement ne fut pourtant pas encore celui dont je date les jours heureux de ma vie, mais il servit à le préparer. Quoique cette sensibilité de coeur, qui nous fait vraiment jouir de nous, soit l'ouvrage de la nature, et peut-être un produit de l'organisation, elle a besoin de situations qui la développent. Sans ces causes occasionnelles, un homme né très sensible ne sentirait rien, et mourrait sans avoir connu son être. Tel à peu près j'avais été jusqu'alors, et tel j'aurais toujours été peut-être, si je n'avais jamais connu madame de Warens, ou si, même l'ayant connue, je n'avais pas vécu assez longtemps auprès d'elle pour contracter la douce habitude des sentiments affectueux qu'elle m'inspira. J'oserai le dire, qui ne sent que l'amour ne sent pas ce qu'il y a de plus doux dans la vie. Je connais un autre sentiment, moins impétueux peut-être, mais plus délicieux mille fois, qui quelquefois est joint à l'amour, et qui souvent en est séparé. Ce sentiment n'est pas non plus l'amitié seule; il est plus voluptueux, plus tendre je n'imagine pas qu'il puisse agir pour quelqu'un du même sexe; du moins je fus ami si jamais homme le fut, et je ne l'éprouvai jamais près d'aucun de mes amis. Ceci n'est pas clair, mais il le deviendra dans la suite; les sentiments ne se décrivent bien que par leurs effets. Elle habitait une vieille maison, mais assez grande pour avoir une belle pièce de réserve, dont elle fit sa chambre de parade, et qui fut celle où l'on me logea. Cette chambre était sur le passage dont j'ai parlé, où se fit notre première entrevue; et au delà du ruisseau et des jardins on découvrait la campagne. Cet aspect n'était pas pour le jeune habitant une chose indifférente. C'était depuis Bossey la première fois que j'avais du vert devant mes fenêtres. Toujours masqué par des murs, je n'avais eu sous les yeux que des toits ou le gris des rues. Combien cette nouveauté me fut sensible et douce! elle augmenta beaucoup mes dispositions à l'attendrissement. Je faisais de ce charmant paysage encore un des bienfaits de ma chère patronne il me semblait qu'elle l'avait mis là tout exprès pour moi; je m'y plaçais paisiblement auprès d'elle; je la voyais partout entre les fleurs et la verdure; ses charmes et ceux du printemps se confondaient à mes yeux. Mon coeur, jusqu'alors comprimé, se trouvait plus au large dans cet espace, et mes soupirs s'exhalaient plus librement parmi ces vergers. On ne trouvait pas chez madame de Warens la magnificence que j'avais vue à Turin; mais on y trouvait la propreté, la décence, et une abondance patriarcale avec laquelle le faste ne s'allie jamais. Elle avait peu de vaisselle d'argent, point de porcelaine, point de gibier dans sa cuisine, ni dans sa cave de vins étrangers; mais l'une et l'autre étaient bien garnies au service de tout le monde, et dans des tasses de faïence elle donnait d'excellent café. Quiconque la venait voir était invité à dÃner avec elle ou chez elle; et jamais ouvrier, messager ou passant ne sortait sans manger ou boire. Son domestique était composé d'une femme de chambre fribourgeoise assez jolie, appelée Merceret, d'un valet de son pays appelé Claude Anet, dont il sera question dans la suite, d'une cuisinière, et de deux porteurs de louage quand elle allait en visite, ce qu'elle faisait rarement. Voilà bien des choses pour deux mille livres de rente; cependant son petit revenu bien ménagé eut pu suffire à tout cela dans un pays où la terre est très bonne et l'argent très rare. Malheureusement l'économie ne fut jamais sa vertu favorite elle s'endettait, elle payait; l'argent faisait la navette, et tout allait. La manière dont son ménage était monté était précisément celle que j'aurais choisie on peut croire que j'en profitais avec plaisir. Ce qui m'en plaisait moins était qu'il fallait rester très longtemps à table. Elle supportait avec peine la première odeur du potage et des mets; cette odeur la faisait presque tomber en défaillance, et ce dégoût durait longtemps. Elle se remettait peu à peu, causait, et ne mangeait point. Ce n'était qu'au bout d'une demi-heure qu'elle essayait le premier morceau. J'aurais dÃné trois fois dans cet intervalle; mon repas était fait longtemps avant qu'elle eût commencé le sien. Je recommençais de compagnie; aussi je mangeais pour deux, et ne m'en trouvais pas plus mal. Enfin je me livrais d'autant plus au doux sentiment du bien-être que j'éprouvais auprès d'elle, que ce bien-être dont je jouissais n'était mêlé d'aucune inquiétude sur les moyens de le soutenir. N'étant point encore dans l'étroite confidence de ses affaires, je les supposais en état d'aller toujours sur le même pied. J'ai retrouvé les mêmes agréments dans sa maison par la suite; mais, plus instruit de sa situation réelle, et voyant qu'ils anticipaient sur ses rentes, je ne les ai plus goûtés si tranquillement. La prévoyance a toujours gâté chez moi la jouissance. J'ai vu l'avenir à pure perte; je n'ai jamais pu l'éviter. Dès le premier jour, la familiarité la plus douce s'établit entre nous au même degré où elle a continué tout le reste de sa vie. Petit fut mon nom; Maman fut le sien; et toujours nous demeurâmes Petit et Maman, même quand le nombre des années en eut presque effacé la différence entre nous. Je trouve que ces deux noms rendent à merveille l'idée de notre ton, la simplicité de nos manières, et surtout la relation de nos coeurs. Elle fut pour moi la plus tendre des mères, qui jamais ne chercha son plaisir, mais toujours mon bien; et si les sens entrèrent dans mon attachement pour elle, ce n'était pas pour en changer la nature mais pour le rendre seulement plus exquis, pour m'enivrer du charme d'avoir une maman jeune et jolie qu'il m'était délicieux de caresser je dis caresser au pied de la lettre, car jamais elle n'imagina de m'épargner les baisers ni les plus tendres caresses maternelles, et jamais il n'entra dans mon coeur d'en abuser. On dira que nous avons pourtant eu à la fin des relations d'une autre espèce; j'en conviens, mais il faut attendre; je ne puis tout dire à la fois. Le coup d'oeil de notre première entrevue fut le seul moment vraiment passionné qu'elle m'ait jamais fait sentir; encore ce moment fut-il l'ouvrage de la surprise. Mes regards indiscrets n'allaient jamais fureter sous son mouchoir, quoiqu'un embonpoint mal caché dans cette place eût bien pu les y attirer. Je n'avais ni transports ni désirs auprès d'elle; j'étais dans un calme ravissant, jouissant sans savoir de quoi. J'aurais ainsi passé ma vie et l'éternité même sans m'ennuyer un instant. Elle est la seule personne avec qui je n'ai jamais senti cette sécheresse de conversation qui me fait un supplice du devoir de la soutenir. Nos tête-à -tête étaient moins des entretiens qu'un babil intarissable, qui pour finir avait besoin d'être interrompu. Loin de me faire une loi de parler, il fallait plutôt m'en faire une de me taire. A force de méditer ses projets, elle tombait souvent dans la rêverie. Eh bien! je la laissais rêver; je me taisais, je la contemplais, et j'étais le plus heureux des hommes. J'avais encore un tic fort singulier. Sans prétendre aux faveurs du tête-à -tête, je le recherchais sans cesse, et j'en jouissais avec une passion qui dégénérait en fureur quand des importuns venaient le troubler. Sitôt que quelqu'un arrivait, homme ou femme, il n'importait pas, je sortais en murmurant, ne pouvant souffrir de rester en tiers auprès d'elle. J'allais compter les minutes dans son antichambre, maudissant mille fois ces éternels visiteurs, et ne pouvant concevoir ce qu'ils avaient tant à dire, parce que j'avais à dire encore plus. Je ne sentais toute la force de mon attachement pour elle que quand je ne la voyais pas. Quand je la voyais, je n'étais que content; mais mon inquiétude en son absence allait au point d'être douloureuse. Le besoin de vivre avec elle me donnait des élans d'attendrissement, qui souvent allaient jusqu'aux larmes. Je me souviendrai toujours qu'un jour de grande fête, tandis qu'elle était à vêpres, j'allai me promener hors de la ville, le coeur plein de son image et du désir ardent de passer mes jours auprès d'elle. J'avais assez de sens pour voir que quant à présent cela n'était pas possible, et qu'un bonheur que je goûtais si bien serait court. Cela donnait à ma rêverie une tristesse qui n'avait pourtant rien de sombre, et qu'un espoir flatteur tempérait. Le son des cloches, qui m'a toujours singulièrement affecté, le chant des oiseaux, la beauté du jour, la douceur du paysage, les maisons éparses et champêtres dans lesquelles je plaçais en idée notre commune demeure; tout cela me frappait tellement d'une impression vive, tendre, triste et touchante, que je me vis comme en extase transporté dans cet heureux temps et dans cet heureux séjour où mon coeur, possédant toute la félicité qui pouvait lui plaire, la goûtait dans des ravissements inexprimables, sans songer même à la volupté des sens. Je ne me souviens pas de m'être élancé jamais dans l'avenir avec plus de force et d'illusion que je fis alors; et ce qui m'a frappé le plus dans le souvenir de cette rêverie, quand elle s'est réalisée, c'est d'avoir retrouvé des objets tels exactement que je les avais imaginés. Si jamais rêve d'un homme éveillé eut l'air d'une vision prophétique, ce fut assurément celui-là . Je n'ai été déçu que dans sa durée imaginaire; car les jours, et les ans, et la vie entière, s'y passaient dans une inaltérable tranquillité; au lieu qu'en effet tout cela n'a duré qu'un moment. Hélas! mon plus constant bonheur fut en songe son accomplissement fut presque à l'instant suivi du réveil. Je ne finirais pas si j'entrais dans le détail de toutes les folies que le souvenir de cette chère maman me faisait faire quand je n'étais plus sous ses yeux. Combien de fois j'ai baisé mon lit en songeant qu'elle y avait couché; mes rideaux, tous les meubles de ma chambre, en songeant qu'ils étaient à elle, que sa belle main les avait touchés; le plancher même, sur lequel je me prosternais en songeant qu'elle y avait marché! Quelquefois même en sa présence il m'échappait des extravagances que le plus violent amour seul semblait pouvoir inspirer. Un jour à table, au moment qu'elle avait mis un morceau dans sa bouche, je m'écrie que j'y vois un cheveu elle rejette le morceau sur son assiette; je m'en saisis avidement et l'avale. En un mot, de moi à l'amant le plus passionné il n'y avait qu'une différence unique, mais essentielle, et qui rend mon état presque inconcevable à la raison. J'étais revenu d'Italie non tout à fait comme j'y étais allé, mais comme peut-être jamais à mon âge on n'en est revenu. J'en avais rapporté non ma virginité, mais mon pucelage. J'avais senti le progrès des ans; mon tempérament inquiet s'était enfin déclaré, et sa première éruption, très involontaire, m'avait donné sur ma santé des alarmes qui peignent mieux que toute autre chose l'innocence dans laquelle j'avais vécu jusqu'alors. Bientôt rassuré, j'appris ce dangereux supplément, qui trompe la nature, et sauve aux jeunes gens de mon humeur beaucoup de désordres au prix de leur santé, de leur vigueur, et quelquefois de leur vie. Ce vice, que la honte et la timidité trouvent si commode, a de plus un grand attrait pour les imaginations vives c'est de disposer, pour ainsi dire, à leur gré, de tout le sexe, et de faire servir à leurs plaisirs la beauté qui les tente, sans avoir besoin d'obtenir son aveu. Séduit par ce funeste avantage, je travaillais à détruire la bonne constitution qu'avait rétablie en moi la nature, et à qui j'avais donné le temps de se bien former. Qu'on ajoute à cette disposition le local de ma situation présente, logé chez une jolie femme, caressant son image au fond de mon coeur, la voyant sans cesse dans la journée, le soir entouré d'objets qui me la rappellent, couché dans un lit où je sais qu'elle a couché. Que de stimulants! tel lecteur qui se les représente me regarde déjà comme à demi mort. Tout au contraire, ce qui devait me perdre fut précisément ce qui me sauva, du moins pour un temps. Enivré du charme de vivre auprès d'elle, du désir ardent d'y passer mes jours, absente ou présente, je voyais toujours en elle une tendre mère, une soeur chérie, une délicieuse amie, et rien de plus. Je la voyais toujours ainsi, toujours la même, et ne voyais jamais qu'elle. Son image, toujours présente à mon coeur, n'y laissait place à nulle autre; elle était pour moi la seule femme qui fût au monde; et l'extrême douceur des sentiments qu'elle m'inspirait, ne laissant pas à mes sens le temps de s'éveiller pour d'autres, me garantissait d'elle et de tout son sexe. En un mot, j'étais sage, parce que je l'aimais. Sur ces effets, que je rends mal, dise qui pourra de quelle espèce était mon attachement pour elle. Pour moi, tout ce que j'en puis dire est que s'il paraÃt déjà fort extraordinaire, dans la suite il le paraÃtra beaucoup plus. Je passais mon temps le plus agréablement du monde, occupé des choses qui me plaisaient le moins. C'étaient des projets à rédiger, des mémoires à mettre au net, des recettes à transcrire; c'étaient des herbes à trier, des drogues à piler, des alambics à gouverner. Tout à travers tout cela venaient des foules de passants, de mendiants, de visites de toute espèce. Il fallait entretenir tout à la fois un soldat, un apothicaire, un chanoine, une belle dame, un frère lai. Je pestais, je grommelais, je jurais, je donnais au diable toute cette maudite cohue. Pour elle, qui prenait tout en gaieté, mes fureurs la faisaient rire aux larmes; et ce qui la faisait rire encore plus était de me voir d'autant plus furieux que je ne pouvais moi-même m'empêcher de rire. Ces petits intervalles où j'avais le plaisir de grogner étaient charmants; et s'il survenait un nouvel importun durant la querelle, elle en savait encore tirer parti pour l'amusement en prolongeant malicieusement la visite, et me jetant des coups d'oeil pour lesquels je l'aurais volontiers battue. Elle avait peine à s'abstenir d'éclater en me voyant, contraint et retenu par la bienséance, lui faire des yeux de possédé, tandis qu'au fond de mon coeur, et même en dépit de moi, je trouvais tout cela très comique. Tout cela, sans me plaire en soi, m'amusait pourtant, parce qu'il faisait partie d'une manière d'être qui m'était charmante. Rien de ce qui se faisait autour de moi, rien de tout ce qu'on me faisait faire n'était selon mon goût, mais tout était selon mon coeur. Je crois que je serais parvenu à aimer la médecine, si mon dégoût pour elle n'eût fourni des scènes folâtres qui nous égayaient sans cesse c'est peut-être la première fois que cet art a produit un pareil effet. Je prétendais connaÃtre à l'odeur un livre de médecine; et, ce qu'il y a de plaisant, est que je m'y trompais rarement. Elle me faisait goûter des plus détestables drogues. J'avais beau fuir ou vouloir me défendre; malgré ma résistance et mes horribles grimaces, malgré moi et mes dents, quand je voyais ces jolis doigts barbouillés s'approcher de ma bouche, il fallait finir par l'ouvrir et sucer. Quand tout son petit ménage était rassemblé dans la même chambre, à nous entendre courir et crier au milieu des éclats de rire, on eût cru qu'on y jouait quelque farce, et non pas qu'on y faisait de l'opiat ou de l'élixir. Mon temps ne se passait pourtant pas tout entier à ces polissonneries. J'avais trouvé quelques livres dans la chambre que j'occupais le Spectateur, Puffendorf, Saint-Évremond, la Henriade. Quoique je n'eusse plus mon ancienne fureur de lecture, par désoeuvrement je lisais un peu de tout cela. Le Spectateur surtout me plut beaucoup et me fit du bien. M. l'abbé de Gouvon m'avait appris à lire moins avidement et avec plus de réflexion; la lecture me profitait mieux. Je m'accoutumais à réfléchir sur l'élocution, sur les constructions élégantes; je m'exerçais à discerner le français pur de mes idiomes provinciaux. Par exemple, je fus corrigé d'une faute d'orthographe, que je faisais avec tous nos Genevois, par ces deux vers de la Henriade Soit qu'un ancien respect pour le sang de leurs maÃtres Parlât encore pour lui dans le coeur de ces traÃtres. Ce mot parlât qui me frappa, m'apprit qu'il fallait un t à la troisième personne du subjonctif, au lieu qu'auparavant je l'écrivais et prononçais parla comme le présent de l'indicatif. Quelquefois je causais avec maman de mes lectures, quelquefois je lisais auprès d'elle j'y prenais grand plaisir; je m'exerçais à bien lire, et cela me fut utile aussi. J'ai dit qu'elle avait l'esprit orné. Il était alors dans toute sa fleur. Plusieurs gens de lettres s'étaient empressés à lui plaire, et lui avaient appris à juger des ouvrages d'esprit. Elle avait, si je puis parler ainsi, le goût un peu protestant; elle ne parlait que de Bayle, et faisait grand cas de Saint-Évremond, qui depuis longtemps était mort en France. Mais cela n'empêchait pas qu'elle connût la bonne littérature, et qu'elle n'en parlât fort bien. Elle avait été élevée dans des sociétés choisies; et, venue en Savoie encore jeune, elle avait perdu dans le commerce charmant de la noblesse du pays ce ton maniéré du pays de Vaud, où les femmes prennent le bel esprit pour l'esprit du monde, et ne savent parler que par épigrammes. Quoiqu'elle n'eût vu la cour qu'en passant, elle y avait jeté un coup d'oeil rapide qui lui avait suffi pour la connaÃtre. Elle s'y conserva toujours des amis, et, malgré de secrètes jalousies, malgré les murmures qu'excitaient sa conduite et ses dettes, elle n'a jamais perdu sa pension. Elle avait l'expérience du monde, et l'esprit de réflexion qui fait tirer parti de cette expérience. C'était le sujet favori de ses conversations, et c'était précisément, vu mes idées chimériques, la sorte d'instruction dont j'avais le plus grand besoin. Nous lisions ensemble la Bruyère il lui plaisait plus que la Rochefoucauld, livre triste et désolant, principalement dans la jeunesse, où l'on n'aime pas à voir l'homme comme il est. Quand elle moralisait, elle se perdait quelquefois un peu dans les espaces; mais, en lui baisant de temps en temps la bouche ou les mains, je prenais patience, et ses longueurs ne m'ennuyaient pas. Cette vie était trop douce pour pouvoir durer. Je le sentais, et l'inquiétude de la voir finir était la seule chose qui en troublait la jouissance. Tout en folâtrant, maman m'étudiait, m'observait, m'interrogeait, et bâtissait pour ma fortune force projets dont je me serais bien passé. Heureusement que ce n'était pas le tout de connaÃtre mes penchants, mes goûts, mes petits talents; il fallait trouver ou faire naÃtre les occasions d'en tirer parti, et tout cela n'était pas l'affaire d'un jour. Les préjugés même qu'avait conçus la pauvre femme en faveur de mon mérite reculaient les moments de le mettre en oeuvre, en la rendant plus difficile sur le choix des moyens. Enfin tout allait au gré de mes désirs, grâce à la bonne opinion qu'elle avait de moi mais il en fallut rabattre, et dès lors adieu la tranquillité. Un de ses parents, appelé M. d'Aubonne, la vint voir. C'était un homme de beaucoup d'esprit, intrigant, génie à projets comme elle, mais qui ne s'y ruinait pas, une espèce d'aventurier. Il venait de proposer au cardinal de Fleury un plan de loterie très composée, qui n'avait pas été goûté. Il allait le proposer à la cour de Turin, où il fut adopté et mis en exécution. Il s'arrêta quelque temps à Annecy, et y devint amoureux de madame l'intendante, qui était une personne fort aimable, fort de mon goût, et la seule que je visse avec plaisir chez maman. M. d'Aubonne me vit; sa parente lui parla de moi; il se chargea de m'examiner, de voir à quoi j'étais propre, et, s'il me trouvait de l'étoffe, de chercher à me placer. Madame de Warens m'envoya chez lui deux ou trois matins de suite, sous prétexte de quelque commission, et sans me prévenir de rien. Il s'y prit très bien pour me faire jaser, se familiarisa avec moi, me mit à mon aise autant qu'il était possible, me parla de niaiseries et de toutes sortes de sujets, le tout sans paraÃtre m'observer, sans la moindre affectation, et comme si, se plaisant avec moi, il eût voulu converser sans gêne. J'étais enchanté de lui. Le résultat de ses observations fut que, malgré ce que promettaient mon extérieur et ma physionomie animée, j'étais, sinon tout à fait inepte, au moins un garçon de peu d'esprit, sans idées, presque sans acquis, très borné en un mot à tous égards, et que l'honneur de devenir quelque jour curé de village était la plus haute fortune à laquelle je dusse aspirer. Tel fut le compte qu'il rendit de moi à madame de Warens. Ce fut la seconde ou troisième fois que je fus ainsi jugé ce ne fut pas la dernière, et l'arrêt de M. Masseron a souvent été confirmé. La cause de ces jugements tient trop à mon caractère pour n'avoir pas ici besoin d'explication; car en conscience on sent bien que je ne puis sincèrement y souscrire, et qu'avec toute l'impartialité possible, quoi qu'aient pu dire messieurs Masseron, d'Aubonne et beaucoup d'autres, je ne les saurais prendre au mot. Deux choses presque inalliables s'unissent en moi sans que j'en puisse concevoir la manière un tempérament très ardent, des passions vives, impétueuses, et des idées lentes à naÃtre, embarrassées, et qui ne se présentent jamais qu'après coup. On dirait que mon coeur et mon esprit n'appartiennent pas au même individu. Le sentiment, plus prompt que l'éclair, vient remplir mon âme; mais, au lieu de m'éclairer, il me brûle et m'éblouit. Je sens tout et je ne vois rien. Je suis emporté, mais stupide; il faut que je sois de sang-froid pour penser. Ce qu'il y a d'étonnant est que j'ai cependant le tact assez sûr, de la pénétration, de la finesse même, pourvu qu'on m'attende je fais d'excellents impromptus à loisir, mais sur le temps je n'ai jamais rien fait ni dit qui vaille. Je ferais une assez jolie conversation par la poste, comme on dit que les Espagnols jouent aux échecs. Quand je lus le trait d'un duc de Savoie qui se retourna, faisant route, pour crier A votre gorge, marchand de Paris, je dis Me voilà . Cette lenteur de penser jointe à cette vivacité de sentir, je ne l'ai pas seulement dans la conversation, je l'ai même seul et quand je travaille. Mes idées s'arrangent dans ma tête avec la plus incroyable difficulté elles y circulent sourdement, elles y fermentent jusqu'à m'émouvoir, m'échauffer, me donner des palpitations; et, au milieu de toute cette émotion, je ne vois rien nettement, je ne saurais écrire un seul mot; il faut que j'attende. Insensiblement ce grand mouvement s'apaise, ce chaos se débrouille, chaque chose vient se mettre à sa place, mais lentement, et après une longue et confuse agitation. N'avez-vous point vu quelquefois l'opéra en Italie? Dans les changements de scène, il règne sur ces grands théâtres un désordre désagréable et qui dure assez longtemps; toutes les décorations sont entremêlées, on voit de toutes parts un tiraillement qui fait peine, on croit que tout va renverser; cependant peu à peu tout s'arrange, rien ne manque, et l'on est tout surpris de voir succéder à ce long tumulte un spectacle ravissant. Cette manoeuvre est à peu près celle qui se fait dans mon cerveau quand je veux écrire. Si j'avais su premièrement attendre, et puis rendre dans leur beauté les choses qui s'y sont ainsi peintes, peu d'auteurs m'auraient surpassé. De là vient l'extrême difficulté que je trouve à écrire. Mes manuscrits raturés, barbouillés, mêlés, indéchiffrables, attestent la peine qu'ils m'ont coûtée. Il n'y en a pas un qu'il ne m'ait fallu transcrire quatre ou cinq fois avant de le donner à la presse. Je n'ai jamais pu rien faire la plume à la main vis-à -vis d'une table et de mon papier; c'est à la promenade, au milieu des rochers et des bois; c'est la nuit dans mon lit et durant mes insomnies que j'écris dans mon cerveau l'on peut juger avec quelle lenteur, surtout pour un homme absolument dépourvu de mémoire verbale, et qui de la vie n'a pu retenir six vers par coeur. Il y a telle de mes périodes que j'ai tournée et retournée cinq ou six nuits dans ma tête avant qu'elle fût en état d'être mise sur le papier. De là vient encore que je réussis mieux aux ouvrages qui demandent du travail qu'à ceux qui veulent être faits avec une certaine légèreté, comme les lettres; genre dont je n'ai jamais pu prendre le ton, et dont l'occupation me met au supplice. Je n'écris point de lettres sur les moindres sujets qui ne me coûtent des heures de fatigue, ou, si je veux écrire de suite ce qui me vient, je ne sais ni commencer ni finir; ma lettre est un long et confus verbiage; à peine m'entend-on quand on la lit. Non seulement les idées me coûtent à rendre, elles me coûtent même à recevoir. J'ai étudié les hommes, et je me crois assez bon observateur cependant je ne sais rien voir de ce que je vois; je ne vois bien que ce que je me rappelle, et je n'ai de l'esprit que dans mes souvenirs. De tout ce qu'on dit, de tout ce qu'on fait, de tout ce qui se passe en ma présence, je ne sens rien, je ne pénètre rien. Le signe extérieur est tout ce qui me frappe. Mais ensuite tout cela me revient, je me rappelle le lieu, le temps, le ton, le regard, le geste, la circonstance; rien ne m'échappe. Alors, sur ce qu'on a fait ou dit, je trouve ce qu'on a pensé; et il est rare que je me trompe. Si peu maÃtre de mon esprit seul avec moi-même, qu'on juge de ce que je dois être dans la conversation, où, pour parler à propos, il faut penser à la fois et sur-le-champ à mille choses. La seule idée de tant de convenances, dont je suis sûr d'oublier au moins quelqu'une, suffit pour m'intimider. Je ne comprends pas même comment on ose parler dans un cercle; car à chaque mot il faudrait passer en revue tous les gens qui sont là ; il faudrait connaÃtre tous leurs caractères, savoir leurs histoires, pour être sûr de ne rien dire qui puisse offenser quelqu'un. Là -dessus, ceux qui vivent dans le monde ont un grand avantage sachant mieux ce qu'il faut taire, ils sont plus sûrs de ce qu'ils disent; encore leur échappe-t-il souvent des balourdises. Qu'on juge de celui qui tombe là des nues il lui est presque impossible de parler une minute impunément. Dans le tête-à -tête il y a un autre inconvénient que je trouve pire, la nécessité de parler toujours quand on vous parle, il faut répondre; et si l'on ne dit mot, il faut relever la conversation. Cette insupportable contrainte m'eût seule dégoûté de la société. Je ne trouve point de gêne plus terrible que l'obligation de parler sur-le-champ et toujours. Je ne sais si ceci tient à ma mortelle aversion pour tout assujettissement; mais c'est assez qu'il faille absolument que je parle, pour que je dise une sottise infailliblement. Ce qu'il y a de plus fatal est qu'au lieu de savoir me taire quand je n'ai rien à dire, c'est alors que, pour payer plus tôt ma dette, j'ai la fureur de vouloir parler. Je me hâte de balbutier promptement des paroles sans idées, trop heureux quand elles ne signifient rien du tout. En voulant vaincre ou cacher mon ineptie, je manque rarement de la montrer. Entre mille exemples que j'en pourrais citer, j'en prends un qui n'est pas de ma jeunesse, mais d'un temps où, ayant vécu plusieurs années dans le monde, j'en aurais pris l'aisance et le ton, si la chose eût été possible. J'étais un soir entre deux grandes dames et un homme qu'on peut nommer; c'était M. le duc de Gontaut. Il n'y avait personne autre dans la chambre, et je m'efforçais de fournir quelques mots, Dieu sait quels! à une conversation entre quatre personnes, dont trois n'avaient assurément pas besoin de mon supplément. La maÃtresse de la maison se fit apporter un opiate dont elle prenait tous les jours deux fois pour son estomac. L'autre dame, lui voyant faire la grimace, dit en riant Est-ce de l'opiate de M. Tronchin? Je ne crois pas, répondit sur le même ton la première. Je crois qu'elle ne vaut guère mieux, ajouta galamment le spirituel Rousseau. Tout le monde resta interdit; il n'échappa ni le moindre mot ni le moindre sourire, et l'instant d'après la conversation prit un autre tour. Vis-à -vis d'une autre la balourdise eût pu n'être que plaisante; mais adressée à une femme trop aimable pour n'avoir pas un peu fait parler d'elle, et qu'assurément je n'avais pas dessein d'offenser, elle était terrible; et je crois que les deux témoins, homme et femme, eurent bien de la peine à s'empêcher d'éclater. Voilà de ces traits d'esprit qui m'échappent pour vouloir parler sans avoir rien à dire. J'oublierai difficilement celui-là ; car, outre qu'il est par lui-même très mémorable, j'ai dans la tête qu'il a eu des suites qui ne me le rappellent que trop souvent. Je crois que voilà de quoi faire assez comprendre comment, n'étant pas un sot, j'ai cependant souvent passé pour l'être, même chez des gens en état de bien juger d'autant plus malheureux que ma physionomie et mes yeux promettent davantage, et que cette attente frustrée rend plus choquante aux autres ma stupidité. Ce détail, qu'une occasion particulière a fait naÃtre, n'est pas inutile à ce qui doit suivre. Il contient la clef de bien des choses extraordinaires qu'on m'a vu faire, et qu'on attribue à une humeur sauvage que je n'ai point. J'aimerais la société comme un autre, si je n'étais sûr de m'y montrer non seulement à mon désavantage, mais tout autre que je ne suis. Le parti que j'ai pris d'écrire et de me cacher est précisément celui qui me convenait. Moi présent, on n'aurait jamais su ce que je valais, on ne l'aurait pas soupçonné même; et c'est ce qui est arrivé à madame Dupin, quoique femme d'esprit, et quoique j'aie vécu dans sa maison plusieurs années, elle me l'a dit bien des fois elle-même depuis ce temps-là . Au reste, tout ceci souffre des exceptions, et j'y reviendrai dans la suite. La mesure de mes talents ainsi fixée, l'état qui me convenait ainsi désigné, il ne fut plus question, pour la seconde fois, que de remplir ma vocation. La difficulté fut que je n'avais pas fait mes études, et que je ne savais pas même assez de latin pour être prêtre. Madame de Warens imagina de me faire instruire au séminaire pendant quelque temps. Elle en parla au supérieur. C'était un lazariste appelé M. Gros, bon petit homme, à moitié borgne, maigre, grison, le plus spirituel et le moins pédant lazariste que j'aie connu; ce qui n'est pas beaucoup dire à la vérité. Il venait quelquefois chez maman, qui l'accueillait, le caressait, l'agaçait même, et se faisait quelquefois lacer par lui, emploi dont il se chargeait assez volontiers. Tandis qu'il était en fonction, elle courait par la chambre de côté et d'autre, faisait tantôt ceci, tantôt cela. Tiré par le lacet, monsieur le supérieur suivait en grondant, et disant à tout moment Mais, madame, tenez-vous donc. Cela faisait un sujet assez pittoresque. M. Gros se prêta de bon coeur au projet de maman. Il se contenta d'une pension très modique, et se chargea de l'instruction. Il ne fut question que du consentement de l'évêque, qui non seulement l'accorda, mais qui voulut payer la pension. Il permit aussi que je restasse en habit laïque jusqu'à ce qu'on pût juger, par un essai, du succès qu'on devait espérer. Quel changement! Il fallut m'y soumettre. J'allai au séminaire comme j'aurais été au supplice. La triste maison qu'un séminaire, surtout pour qui sort de celle d'une aimable femme! J'y portai un seul livre, que j'avais prié maman de me prêter, et qui me fut d'une grande ressource. On ne devinera pas quelle sorte de livre c'était un livre de musique. Parmi les talents qu'elle avait cultivés, la musique n'avait pas été oubliée. Elle avait de la voix, chantait passablement, et jouait un peu du clavecin elle avait eu la complaisance de me donner quelques leçons de chant; et il fallut commencer de loin, car à peine savais-je la musique de nos psaumes. Huit ou dix leçons de femme, et fort interrompues, loin de me mettre en état de solfier, ne m'apprirent pas le quart des signes de la musique. Cependant j'avais une telle passion pour cet art, que je voulus essayer de m'exercer seul. Le livre que j'emportai n'était pas même des plus faciles; c'étaient les cantates de Clérambault. On concevra quelle fut mon application et mon obstination, quand je dirai que, sans connaÃtre ni transposition ni quantité, je parvins à déchiffrer et chanter sans faute le premier récitatif et le premier air de la cantate d'Alphée et Aréthuse; et il est vrai que cet air est scandé si juste, qu'il ne faut que réciter les vers avec leur mesure pour y mettre celle de l'air. Il y avait au séminaire un maudit lazariste qui m'entreprit, et qui me fit prendre en horreur le latin qu'il voulait m'enseigner. Il avait des cheveux plats, gras et noirs, un visage de pain d'épice, une voix de buffle, un regard de chat-huant, des crins de sanglier au lieu de barbe; son sourire était sardonique; ses membres jouaient comme les poulies d'un mannequin. J'ai oublié son odieux nom; mais sa figure effrayante et doucereuse m'est restée, et j'ai peine à me la rappeler sans frémir. Je crois le rencontrer encore dans les corridors, avançant gracieusement son crasseux bonnet carré pour me faire signe d'entrer dans sa chambre, plus affreuse pour moi qu'un cachot. Qu'on juge du contraste d'un pareil maÃtre pour le disciple d'un abbé de cour! Si j'étais resté deux mois à la merci de ce monstre, je suis persuadé que ma tête n'y aurait pas résisté. Mais le bon M. Gros, qui s'aperçut que j'étais triste, que je ne mangeais pas, que je maigrissais, devina le sujet de mon chagrin; cela n'était pas difficile. Il m'ôta des griffes de ma bête, et, par un autre contraste encore plus marqué, me remit au plus doux des hommes c'était un jeune abbé faucigneran, appelé M. Gâtier, qui faisait son séminaire, et qui, par complaisance pour M. Gros, et je crois par humanité, voulait bien prendre sur ses études le temps qu'il donnait à diriger les miennes. Je n'ai jamais vu de physionomie plus touchante que celle de M. Gâtier. Il était blond, et sa barbe tirait sur le roux il avait le maintien ordinaire aux gens de sa province, qui, sous une figure épaisse, cachent tous beaucoup d'esprit; mais ce qui se marquait vraiment en lui était une âme sensible, affectueuse, aimante. Il y avait dans ses grands yeux bleus un mélange de douceur, de tendresse et de tristesse, qui faisait qu'on ne pouvait le voir sans s'intéresser à lui. Aux regards, au ton de ce pauvre jeune homme, on eût dit qu'il prévoyait sa destinée, et qu'il se sentait né pour être malheureux. Son caractère ne démentait pas sa physionomie plein de patience et de complaisance, il semblait plutôt étudier avec moi que m'instruire. Il n'en fallait pas tant pour me le faire aimer, son prédécesseur avait rendu cela très facile. Cependant, malgré tout le temps qu'il me donnait, malgré toute la bonne volonté que nous y mettions l'un et l'autre, et quoiqu'il s'y prÃt très bien, j'avançai peu en travaillant beaucoup. Il est singulier qu'avec assez de conception, je n'ai jamais pu rien apprendre avec des maÃtres, excepté mon père et M. Lambercier. Le peu que je sais de plus je l'ai appris seul, comme on verra ci-après. Mon esprit, impatient de toute espèce de joug, ne peut s'asservir à la loi du moment; la crainte même de ne pas apprendre m'empêche d'être attentif de peur d'impatienter celui qui me parle, je feins d'entendre; il va en avant, et je n'entends rien. Mon esprit veut marcher à son heure, il ne peut se soumettre à celle d'autrui. Le temps des ordinations étant venu, M. Gâtier s'en retourna diacre dans sa province. Il emporta mes regrets, mon attachement, ma reconnaissance. Je fis pour lui des voeux qui n'ont pas été plus exaucés que ceux que j'ai faits pour moi-même. Quelques années après j'appris qu'étant vicaire dans une paroisse, il avait fait un enfant à une fille, la seule dont, avec un coeur très tendre, il eût jamais été amoureux. Ce fut un scandale effroyable dans un diocèse administré très sévèrement. Les prêtres, en bonne règle, ne doivent faire des enfants qu'à des femmes mariées. Pour avoir manqué à cette loi de convenance, il fut mis en prison, diffamé, chassé. Je ne sais s'il aura pu dans la suite rétablir ses affaires mais le sentiment de son infortune, profondément gravé dans mon coeur, me revint quand j'écrivis l'Émile; et, réunissant M. Gâtier avec M. Gaime, je fis de ces deux dignes prêtres l'original du vicaire savoyard. Je me flatte que l'imitation n'a pas déshonoré ses modèles. Pendant que j'étais au séminaire, M. d'Aubonne fut obligé de quitter Annecy. Monsieur l'intendant s'avisa de trouver mauvais qu'il fÃt l'amour à sa femme. C'était faire comme le chien du jardinier; car, quoique madame Corvezi fût aimable, il vivait fort mal avec elle; des goûts ultramontains la lui rendaient inutile, et il la traitait si brutalement qu'il fut question de séparation. M. Corvezi était un vilain homme, noir comme une taupe, fripon comme une chouette, et qui à force de vexations finit par se faire chasser lui-même. On dit que les Provençaux se vengent de leurs ennemis par des chansons M. d'Aubonne se vengea du sien par une comédie; il envoya cette pièce à madame de Warens, qui me la fit voir. Elle me plut, et me fit naÃtre la fantaisie d'en faire une, pour essayer si j'étais en effet aussi bête que l'auteur l'avait prononcé mais ce ne fut qu'à Chambéri que j'exécutai ce projet en écrivant l'Amant de lui-même. Ainsi quand j'ai dit dans la préface de cette pièce que je l'avais écrite à dix-huit ans, j'ai menti de quelques années. C'est à peu près à ce temps-ci que se rapporte un événement peu important en lui-même, mais qui a eu pour moi des suites, et qui a fait du bruit dans le monde quand je l'avais oublié. Toutes les semaines j'avais une fois la permission de sortir; je n'ai pas besoin de dire quel usage j'en faisais. Un dimanche que j'étais chez maman, le feu prit à un bâtiment des cordeliers attenant à la maison qu'elle occupait. Ce bâtiment, où était leur four, était plein jusqu'au comble de fascines sèches. Tout fut embrasé en très peu de temps la maison était en grand péril, et couverte par les flammes que le vent y portait. On se mit en devoir de déménager en hâte et de porter les meubles dans le jardin, qui était vis-à -vis mes anciennes fenêtres, et au delà du ruisseau dont j'ai parlé. J'étais si troublé que je jetais indifféremment par la fenêtre tout ce qui me tombait sous la main, jusqu'à un gros mortier de pierre, qu'en tout autre temps j'aurais eu peine à soulever; j'étais prêt à y jeter de même une grande glace, si quelqu'un ne m'eût retenu. Le bon Evêque, qui était venu voir maman ce jour-là , ne resta pas non plus oisif. Il l'emmena dans le jardin, où il se mit en prières avec elle et tous ceux qui étaient là ; en sorte qu'arrivant quelque temps après, je vis tout le monde à genoux et m'y mis comme les autres. Durant la prière du saint homme le vent changea, mais si brusquement et si à propos, que les flammes, qui couvraient la maison et entraient déjà par les fenêtres, furent portées de l'autre côté de la cour, et la maison n'eut aucun mal. Deux ans après, M. de Bernex étant mort, les Antonins, ses anciens confrères, commencèrent à recueillir les pièces qui pouvaient servir à sa béatification. A la prière du P. Boudet, je joignis à ces pièces une attestation du fait que je viens de rapporter, en quoi je fis bien mais en quoi je fis mal, ce fut de donner ce fait pour un miracle. J'avais vu l'Evêque en prière, et durant sa prière j'avais vu le vent changer, et même très à propos; voilà ce que je pouvais dire et certifier mais qu'une de ces deux choses fût la cause de l'autre, voilà ce que je ne devais pas attester, parce que je ne pouvais le savoir. Cependant, autant que je puis me rappeler mes idées, alors sincèrement catholique, j'étais de bonne foi. L'amour du merveilleux, si naturel au coeur humain, ma vénération pour ce vertueux prélat, l'orgueil secret d'avoir peut-être contribué moi-même au miracle, aidèrent à me séduire; et ce qu'il y a de sûr est que si ce miracle eût été l'effet des plus ardentes prières, j'aurais bien pu m'en attribuer ma part. Plus de trente ans après, lorsque j'eus publié les Lettres de la Montagne, M. Fréron déterra ce certificat je ne sais comment, et en fit usage dans ses feuilles. Il faut avouer que la découverte était heureuse, et l'à -propos me parut à moi-même très plaisant. J'étais destiné à être le rebut de tous les états. Quoique M. Gâtier eût rendu de mes progrès le compte le moins défavorable qu'il lui fût possible, on voyait qu'ils n'étaient pas proportionnés à mon travail, et cela n'était pas encourageant pour me faire pousser mes études. Aussi l'évêque et le supérieur se rebutèrent-ils, et on me rendit à madame de Warens comme un sujet qui n'était pas même bon pour être prêtre; au reste, assez bon garçon, disait-on, et point vicieux ce qui fit que, malgré tant de préjugés rebutants sur mon compte, elle ne m'abandonna pas. Je rapportai chez elle en triomphe son livre de musique, dont j'avais tiré si bon parti. Mon air d'Alphée et Aréthuse était à peu près tout ce que j'avais appris au séminaire. Mon goût marqué pour cet art lui fit naÃtre la pensée de me faire musicien l'occasion était commode; on faisait chez elle, au moins une fois la semaine, de la musique, et le maÃtre de musique de la cathédrale, qui dirigeait ce petit concert, venait la voir très souvent. C'était un Parisien nommé M. le MaÃtre, bon compositeur, fort vif, fort gai, jeune encore, assez bien fait, peu d'esprit, mais au demeurant très bon homme. Maman me fit faire sa connaissance je m'attachais à lui, je ne lui déplaisais pas on parla de pension, l'on en convint. Bref, j'entrai chez lui, et j'y passai l'hiver d'autant plus agréablement que la maÃtrise n'étant qu'à vingt pas de la maison de maman, nous étions chez elle en un moment, et nous y soupions très souvent ensemble. On jugera bien que la vie de la maÃtrise, toujours chantante et gaie, avec les musiciens et les enfants de choeur, me plaisait plus que celle du séminaire avec les pères de Saint-Lazare. Cependant cette vie, pour être plus libre, n'en était pas moins égale et réglée. J'étais fait pour aimer l'indépendance et pour n'en abuser jamais. Durant six mois entiers je ne sortis pas une seule fois que pour aller chez maman ou à l'église, et je n'en fus pas même tenté. Cet intervalle est un de ceux où j'ai vécu dans le plus grand calme, et que je me suis rappelés avec le plus de plaisir. Dans les situations diverses où je me suis trouvé, quelques-uns ont été marqués par un tel sentiment de bien-être, qu'en les remémorant j'en suis affecté comme si j'y étais encore. Non seulement je me rappelle les temps, les lieux, les personnes, mais tous les objets environnants, la température de l'air, son odeur, sa couleur, une certaine impression locale qui ne s'est fait sentir que là , et dont le souvenir vif m'y transporte de nouveau. Par exemple, tout ce qu'on répétait à la maÃtrise, tout ce qu'on chantait au choeur, tout ce qu'on y faisait, le bel et noble habit des chanoines, les chasubles des prêtres, les mitres des chantres, la figure des musiciens, un vieux charpentier boiteux qui jouait de la contrebasse, un petit abbé blondin qui jouait du violon, le lambeau de soutane qu'après avoir posé son épée M. le MaÃtre endossait par-dessous son habit laïque, et le beau surplis fin dont il en couvrait les loques pour aller au choeur; l'orgueil avec lequel j'allais, tenant ma petite flûte à bec, m'établir dans l'orchestre à la tribune pour un petit bout de récit que M. le MaÃtre avait fait exprès pour moi, le bon dÃner qui nous attendait ensuite, le bon appétit qu'on y portait; ce concours d'objets vivement retracé m'a cent fois charmé dans ma mémoire, autant et plus que dans la réalité. J'ai gardé toujours une affection tendre pour un certain air du Conditor alme siderum qui marche par ïambes, parce qu'un dimanche de l'Avent j'entendis de mon lit chanter cette hymne avant le jour sur le perron de la cathédrale, selon un rite de cette église-là . Mademoiselle Merceret, femme de chambre de maman, savait un peu de musique je n'oublierai jamais un petit motet Afferte que M. le MaÃtre me fit chanter avec elle, et que sa maÃtresse écoutait avec tant de plaisir. Enfin tout, jusqu'à la bonne servante Perrine, qui était si bonne fille et que les enfants de choeur faisaient tant endêver, tout, dans les souvenirs de ces temps de bonheur et d'innocence, revient souvent me ravir et m'attrister. Je vivais à Annecy depuis près d'un an sans le moindre reproche; tout le monde était content de moi. Depuis mon départ de Turin je n'avais point fait de sottise, et je n'en fis point tant que je fus sous les yeux de maman. Elle me conduisait, et me conduisait toujours bien mon attachement pour elle était devenu ma seule passion; et ce qui prouve que ce n'était pas une passion folle, c'est que mon coeur formait ma raison. Il est vrai qu'un seul sentiment, absorbant pour ainsi dire toutes mes facultés, me mettait hors d'état de rien apprendre, pas même la musique, bien que j'y fisse tous mes efforts. Mais il n'y avait point de ma faute; la bonne volonté y était tout entière, l'assiduité y était. J'étais distrait, rêveur, je soupirais qu'y pouvais-je faire? Il ne manquait à mes progrès rien qui dépendÃt de moi; mais pour que je fisse de nouvelles folies il ne fallait qu'un sujet qui vÃnt me les inspirer. Ce sujet se présenta; le hasard arrangea les choses, et, comme on verra dans la suite, ma mauvaise tête en tira parti. Un soir du mois de février qu'il faisait bien froid, comme nous étions tous autour du feu, nous entendÃmes frapper à la porte de la rue. Perrine prend sa lanterne, descend, ouvre un jeune homme entre avec elle, monte, se présente d'un air aisé, et fait à M. le MaÃtre un compliment court et bien tourné, se donnant pour un musicien français que le mauvais état de ses finances forçait de vicarier pour passer son chemin. A ce mot de musicien français, le coeur tressaillit au bon le MaÃtre il aimait passionnément son pays et son art. Il accueillit le jeune passager, lui offrit le gÃte dont il paraissait avoir grand besoin, et qu'il accepta sans beaucoup de façons. Je l'examinai tandis qu'il se chauffait et qu'il jasait en attendant le souper. Il était court de stature, mais large de carrure; il avait je ne sais quoi de contrefait dans sa taille, sans aucune difformité particulière; c'était pour ainsi dire un bossu à épaules plates, mais je crois qu'il boitait un peu; il avait un habit noir plutôt usé que vieux, et qui tombait par pièces, une chemise très fine et très sale, de belles manchettes d'effilé, des guêtres dans lesquelles il aurait mis les deux jambes, et, pour se garantir de la neige, un petit chapeau à porter sous le bras. Dans ce comique équipage il y avait pourtant quelque chose de noble que son maintien ne démentait pas; sa physionomie avait de la finesse et de l'agrément; il parlait facilement et bien, mais très peu modestement. Tout marquait en lui un jeune débauché qui avait eu de l'éducation, et qui n'allait pas gueusant comme un gueux, mais comme un fou. Il nous dit qu'il s'appelait Venture de Villeneuve, qu'il venait de Paris, qu'il s'était égaré dans sa route; et, oubliant un peu son rôle de musicien, il ajouta qu'il allait à Grenoble voir un parent qu'il avait dans le parlement. Pendant le souper on parla de musique, et il en parla bien. Il connaissait tous les grands virtuoses, tous les ouvrages célèbres, tous les acteurs, toutes les actrices, toutes les jolies femmes, tous les grands seigneurs. Sur tout ce qu'on disait il paraissait au fait; mais à peine un sujet était-il entamé, qu'il brouillait l'entretien par quelque polissonnerie qui faisait rire, et oublier ce que l'on avait dit. C'était un samedi; il y avait le lendemain musique à la cathédrale. M. le MaÃtre lui propose d'y chanter; très volontiers; lui demande quelle est sa partie; la haute-contre; et il parle d'autre chose. Avant d'aller à l'église on lui offrit sa partie à prévoir; il n'y jeta pas les yeux. Cette gasconnade surprit le MaÃtre Vous verrez, me dit-il à l'oreille, qu'il ne sait pas une note de musique. J'en ai grand'peur, lui répondis-je. Je les suivis très inquiet. Quand on commença, le coeur me battit d'une terrible force, car je m'intéressais beaucoup à lui. J'eus bientôt de quoi me rassurer. Il chanta ses deux récits avec toute la justesse et tout le goût imaginables, et, qui plus est, avec une très jolie voix. Je n'ai guère eu de plus agréable surprise. Après la messe, M. Venture reçut des compliments à perte de vue des chanoines et des musiciens, auxquels il répondait en polissonnant, mais toujours avec beaucoup de grâce. M. le MaÃtre l'embrassa de bon coeur; j'en fis autant il vit que j'étais bien aise, et cela parut lui faire plaisir. On conviendra, je m'assure, qu'après m'être engoué de M. Bâcle, qui tout compté n'était qu'un manant, je pouvais m'engouer de M. Venture, qui avait de l'éducation, des talents, de l'esprit, de l'usage du monde, et qui pouvait passer pour un aimable débauché. C'est aussi ce qui m'arriva, et ce qui serait arrivé, je pense, à tout autre jeune homme à ma place, d'autant plus facilement encore qu'il aurait eu un meilleur tact pour sentir le mérite, et un meilleur goût pour s'y attacher car Venture en avait sans contredit, et il en avait surtout un bien rare à son âge, celui de n'être point pressé de montrer son acquis. Il est vrai qu'il se vantait de beaucoup de choses qu'il ne savait point; mais pour celles qu'il savait, et qui étaient en assez grand nombre, il n'en disait rien il attendait l'occasion de les montrer; il s'en prévalait alors sans empressement, et cela faisait le plus grand effet. Comme il s'arrêtait après chaque chose sans parler du reste, on ne savait plus quand il aurait tout montré. Badin, folâtre, inépuisable, séduisant dans la conversation, souriant toujours et ne riant jamais, il disait du ton le plus élégant les choses les plus grossières, et les faisait passer. Les femmes même les plus modestes s'étonnaient de ce qu'elles enduraient de lui. Elles avaient beau sentir qu'il fallait se fâcher, elles n'en avaient pas la force. Il ne lui fallait que des filles perdues, et je ne crois pas qu'il fût fait pour avoir de bonnes fortunes; mais il était fait pour mettre un agrément infini dans la société des gens qui en avaient. Il était difficile qu'avec tant de talents agréables, dans un pays où l'on s'y connaÃt et où on les aime, il restât borné longtemps à la sphère des musiciens. Mon goût pour M. Venture, plus raisonnable dans sa cause, fut aussi moins extravagant dans ses effets, quoique plus vif et plus durable que celui que j'avais pris pour M. Bâcle. J'aimais à le voir, à l'entendre; tout ce qu'il faisait me paraissait charmant, tout ce qu'il disait me semblait des oracles mais mon engouement n'allait pas jusqu'à ne pouvoir me séparer de lui. J'avais à mon voisinage un bon préservatif contre cet excès. D'ailleurs, trouvant ses maximes très bonnes pour lui, je sentais qu'elles n'étaient pas à mon usage; il me fallait une autre sorte de volupté, dont il n'avait pas l'idée, et dont je n'osais même lui parler, bien sûr qu'il se serait moqué de moi. Cependant j'aurais voulu allier cet attachement avec celui qui me dominait. J'en parlais à maman avec transport; le MaÃtre lui en parlait avec éloges. Elle consentit qu'on le lui amenât. Mais cette entrevue ne réussit point du tout il la trouva précieuse, elle le trouva libertin; et, s'alarmant pour moi d'une aussi mauvaise connaissance, non seulement elle me défendit de le lui ramener, mais elle me peignit si fortement les dangers que je courais avec ce jeune homme, que je devins un peu plus circonspect à m'y livrer; et, très heureusement pour mes moeurs et pour ma tête, nous fûmes bientôt séparés. M. le MaÃtre avait les goûts de son art; il aimait le vin. A table cependant il était sobre, mais en travaillant dans son cabinet il fallait qu'il bût. Sa servante le savait si bien, que, sitôt qu'il préparait son papier pour composer et qu'il prenait son violoncelle, son pot et son verre arrivaient l'instant d'après, et le pot se renouvelait de temps à autre. Sans jamais être absolument ivre, il était toujours pris de vin; et en vérité c'était dommage, car c'était un garçon essentiellement bon, et si gai que maman ne l'appelait que petit chat. Malheureusement il aimait son talent, travaillait beaucoup et buvait de même. Cela prit sur sa santé et enfin sur son humeur il était quelquefois ombrageux et facile à offenser. Incapable de grossièreté, incapable de manquer à qui que ce fût, il n'a jamais dit une mauvaise parole, même à un de ses enfants de choeur; mais il ne fallait pas non plus lui manquer, et cela était juste. Le mal était qu'ayant peu d'esprit, il ne discernait pas les tons et les caractères, et prenait souvent la mouche sur rien. L'ancien chapitre de Genève, où jadis tant de princes et d'évêques se faisaient un honneur d'entrer, a perdu dans son exil son ancienne splendeur, mais il a conservé sa fierté. Pour pouvoir y être admis, il faut toujours être gentilhomme ou docteur de Sorbonne; et s'il est un orgueil pardonnable après celui qui se tire du mérite personnel, c'est celui qui se tire de la naissance. D'ailleurs tous les prêtres qui ont des laïques à leurs gages les traitent d'ordinaire avec assez de hauteur. C'est ainsi que les chanoines traitaient souvent le pauvre le MaÃtre. Le chantre surtout, appelé M. l'abbé de Vidonne, qui du reste était un très galant homme, mais trop plein de sa noblesse, n'avait pas toujours pour lui les égards que méritaient ses talents; et l'autre n'endurait pas volontiers ces dédains. Cette année ils eurent durant la semaine sainte un démêlé plus vif qu'à l'ordinaire dans un dÃner de règle que l'évêque donnait aux chanoines, et où le MaÃtre était toujours invité. Le chantre lui fit quelque passe-droit, et lui dit quelque parole dure que celui-ci ne put digérer. Il prit sur-le-champ la résolution de s'enfuir la nuit suivante; et rien ne put l'en faire démordre, quoique madame de Warens, à qui il alla faire ses adieux, n'épargnât rien pour l'apaiser. Il ne put renoncer au plaisir de se venger de ses tyrans en les laissant dans l'embarras aux fêtes de Pâques, temps où l'on avait le plus grand besoin de lui. Mais ce qui l'embarrassait lui-même était sa musique qu'il voulait emporter, ce qui n'était pas facile elle formait une caisse assez grosse et fort lourde, qui ne s'emportait pas sous le bras. Maman fit ce que j'aurais fait et ce que je ferais encore à sa place. Après bien des efforts inutiles pour le retenir, le voyant résolu de partir comme que ce fût, elle prit le parti de l'aider en tout ce qui dépendait d'elle. J'ose dire qu'elle le devait. Le MaÃtre s'était consacré, pour ainsi dire, à son service. Soit en ce qui tenait à son art, soit en ce qui tenait à ses soins, il était entièrement à ses ordres; et le coeur avec lequel il les suivait donnait à sa complaisance un nouveau prix. Elle ne faisait donc que rendre à un ami, dans une occasion essentielle, ce qu'il faisait pour elle en détail depuis trois ou quatre ans mais elle avait une âme qui, pour remplir de pareils devoirs, n'avait pas besoin de songer que c'en étaient pour elle. Elle me fit venir, m'ordonna de suivre M. le MaÃtre, au moins jusqu'à Lyon, et de m'attacher à lui aussi longtemps qu'il aurait besoin de moi. Elle m'a depuis avoué que le désir de m'éloigner de Venture était entré pour beaucoup dans cet arrangement. Elle consulta Claude Anet, son fidèle domestique, pour le transport de la caisse. Il fut d'avis qu'au lieu de prendre à Annecy une bête de somme, qui nous ferait infailliblement découvrir, il fallait, quand il serait nuit, porter la caisse à bras jusqu'à une certaine distance, et louer ensuite un âne dans un village pour la transporter jusqu'à Seyssel, où, étant sur terres de France, nous n'aurions plus rien à risquer. Cet avis fut suivi nous partÃmes le même soir à sept heures; et maman, sous prétexte de payer ma dépense, grossit la petite bourse du pauvre petit chat d'un surcroÃt qui ne lui fut pas inutile. Claude Anet, le jardinier et moi, portâmes la caisse comme nous pûmes jusqu'au premier village, où un âne nous relaya; et la même nuit nous nous rendÃmes à Seyssel. Je crois avoir déjà remarqué qu'il y a des temps où je suis si peu semblable à moi-même, qu'on me prendrait pour un autre homme de caractère tout opposé. On en va voir un exemple. M. Reydelet, curé de Seyssel, était chanoine de Saint-Pierre, par conséquent de la connaissance de M. le MaÃtre, et l'un des hommes dont il devait le plus se cacher. Mon avis fut au contraire d'aller nous présenter à lui, et lui demander gÃte sous quelque prétexte, comme si nous étions là du consentement du chapitre. Le MaÃtre goûta cette idée qui rendait sa vengeance moqueuse et plaisante. Nous allâmes donc effrontément chez M. Reydelet, qui nous reçut très bien. Le MaÃtre lui dit qu'il allait à Bellay, à la prière de l'évêque, diriger sa musique aux fêtes de Pâques, qu'il comptait repasser dans peu de jours; et moi, à l'appui de ce mensonge, j'en enfilai cent autres si naturels, que M. Reydelet, me trouvant joli garçon, me prit en amitié et me fit mille caresses. Nous fûmes bien régalés, bien couchés. M. Reydelet ne savait quelle chère nous faire; et nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde, avec promesse de nous arrêter plus longtemps au retour. A peine pûmes-nous attendre que nous fussions seuls pour commencer nos éclats de rire; et j'avoue qu'ils me reprennent encore en y pensant; car on ne saurait imaginer une espièglerie mieux soutenue ni plus heureuse. Elle nous eût égayés durant toute la route, si M. le MaÃtre, qui ne cessait de boire et de battre la campagne, n'eût été attaqué deux ou trois fois d'une atteinte à laquelle il devenait très sujet, et qui ressemblait fort à l'épilepsie. Cela me jeta dans des embarras qui m'effrayèrent, et dont je pensai bientôt à me tirer comme je pourrais. Nous allâmes à Bellay passer les fêtes de Pâques, comme nous l'avions dit à M. Reydelet; et, quoique nous n'y fussions point attendus, nous fûmes reçus du maÃtre de musique et accueillis de tout le monde avec grand plaisir. M. le MaÃtre avait de la considération dans son art, et la méritait. Le maÃtre de musique de Bellay se fit honneur de ses meilleurs ouvrages, et tâcha d'obtenir l'approbation d'un si bon juge; car outre que le MaÃtre était connaisseur, il était équitable, point jaloux et point flagorneur. Il était si supérieur à tous ces maÃtres de musique de province, et ils le sentaient si bien eux-mêmes, qu'ils le regardaient moins comme leur confrère que comme leur chef. Après avoir passé très agréablement quatre ou cinq jours à Bellay, nous en repartÃmes, et continuâmes notre route sans aucun accident que ceux dont je viens de parler. Arrivés à Lyon, nous fûmes loger à Notre-Dame de Pitié; et, en attendant la caisse, qu'à la faveur d'un autre mensonge nous avions embarquée sur le Rhône par les soins de notre bon patron M. Reydelet, M. le MaÃtre alla voir ses connaissances, entre autres le P. Caton, cordelier, dont il sera parlé dans la suite, et l'abbé Dortan, comte de Lyon. L'un et l'autre le reçurent bien; mais ils le trahirent, comme on verra tout à l'heure; son bonheur s'était épuisé chez M. Reydelet. Deux jours après notre arrivée à Lyon, comme nous passions dans une petite rue non loin de notre auberge, le MaÃtre fut surpris d'une de ses atteintes, et celle-là fut si violente que j'en fus saisi d'effroi. Je fis des cris, appelai du secours, nommai son auberge, et suppliai qu'on l'y fÃt porter; puis, tandis qu'on s'assemblait et s'empressait autour d'un homme tombé sans sentiment et écumant au milieu de la rue, il fut délaissé du seul ami sur lequel il eût dû compter. Je pris l'instant où personne ne songeait à moi; je tournai le coin de la rue, et je disparus. Grâce au ciel, j'ai fini ce troisième aveu pénible. S'il m'en restait beaucoup de pareils à faire, j'abandonnerais le travail que j'ai commencé. De tout ce que j'ai dit jusqu'à présent, il en est resté quelques traces dans les lieux où j'ai vécu; mais ce que j'ai à dire dans le livre suivant est presque entièrement ignoré. Ce sont les plus grandes extravagances de ma vie, et il est heureux qu'elles n'aient pas plus mal fini. Mais ma tête, montée au ton d'un instrument étranger, était hors de son diapason elle y revint d'elle-même; et alors je cessai mes folies, ou du moins j'en fis de plus accordantes à mon naturel. Cette époque de ma jeunesse est celle dont j'ai l'idée la plus confuse. Rien presque ne s'y est passé d'assez intéressant à mon coeur pour m'en retracer vivement le souvenir; et il est difficile que dans tant d'allées et venues, dans tant de déplacements successifs, je ne fasse pas quelques transpositions de temps ou de lieu. J'écris absolument de mémoire, sans monuments, sans matériaux qui puissent me la rappeler. Il y a des événements de ma vie qui me sont aussi présents que s'ils venaient d'arriver; mais il y a des lacunes et des vides que je ne peux remplir qu'à l'aide de récits aussi confus que le souvenir qui m'en est resté. J'ai donc pu faire des erreurs quelquefois, et j'en pourrai faire encore sur des bagatelles, jusqu'au temps où j'ai de moi des renseignements plus sûrs; mais en ce qui importe vraiment au sujet, je suis assuré d'être exact et fidèle, comme je tâcherai toujours de l'être en tout voilà sur quoi l'on peut compter. Sitôt que j'eus quitté M. le MaÃtre, ma résolution fut prise, et je repartis pour Annecy. La cause et le mystère de notre départ m'avaient donné un grand intérêt pour la sûreté de notre retraite; et cet intérêt, m'occupant tout entier, avait fait diversion durant quelques jours à celui qui me rappelait en arrière mais dès que la sécurité me laissa plus tranquille, le sentiment dominant reprit sa place. Rien ne me flattait, rien ne me tentait, je n'avais de désir que pour retourner auprès de maman. La tendresse et la vérité de mon attachement pour elle avait déraciné de mon coeur tous les projets imaginaires, toutes les folies de l'ambition. Je ne voyais plus d'autre bonheur que celui de vivre auprès d'elle, et je ne faisais pas un pas sans sentir que je m'éloignais de ce bonheur. J'y revins donc aussitôt que cela me fut possible. Mon retour fut si prompt et mon esprit si distrait, que, quoique je me rappelle avec tant de plaisir tous mes autres voyages, je n'ai pas le moindre souvenir de celui-là . Je ne m'en rappelle rien du tout, sinon mon départ de Lyon et mon arrivée à Annecy. Qu'on juge surtout si cette dernière époque a dû sortir de ma mémoire! En arrivant je ne trouvai plus madame de Warens; elle était partie pour Paris. Je n'ai jamais bien su le secret de ce voyage. Elle me l'aurait dit, j'en suis très sûr, si je l'en avais pressée; mais jamais homme ne fut moins curieux que moi du secret de ses amis mon coeur, uniquement occupé du présent, en remplit toute sa capacité, tout son espace, et, hors les plaisirs passés, qui font désormais mes uniques jouissances, il n'y reste pas un coin de vide pour ce qui n'est plus. Tout ce que j'ai cru entrevoir dans le peu qu'elle m'en a dit est que, dans la révolution causée à Turin par l'abdication du roi de Sardaigne, elle craignit d'être oubliée, et voulut, à la faveur des intrigues de M. d'Aubonne, chercher le même avantage à la cour de France, où elle m'a souvent dit qu'elle l'eût préféré, parce que la multitude des grandes affaires fait qu'on n'y est pas si désagréablement surveillé. Si cela est, il est bien étonnant qu'à son retour on ne lui ait pas fait plus mauvais visage, et qu'elle ait toujours joui de sa pension sans aucune interruption. Bien des gens ont cru qu'elle avait été chargée de quelque commission secrète, soit de la part de l'évêque, qui avait alors des affaires à la cour de France, où il fut lui-même obligé d'aller, soit de la part de quelqu'un plus puissant encore, qui sut lui ménager un heureux retour. Ce qu'il y a de sûr, si cela est, est que l'ambassadrice n'était pas mal choisie, et que, jeune et belle encore, elle avait tous les talents nécessaires pour se bien tirer d'une négociation. LIVRE QUATRIÈME 1731 - 1732 J'arrive et je ne la trouve plus. Qu'on juge de ma surprise et de ma douleur! C'est alors que le regret d'avoir lâchement abandonné M. le MaÃtre commença de se faire sentir. Il fut plus vif encore quand j'appris le malheur qui lui était arrivé. Sa caisse de musique, qui contenait toute sa fortune, cette précieuse caisse, sauvée avec tant de fatigue, avait été saisie en arrivant à Lyon, par les soins du comte Dortan, à qui le chapitre avait fait écrire pour le prévenir de cet enlèvement furtif. Le MaÃtre avait en vain réclamé son bien, son gagne-pain, le travail de toute sa vie. La propriété de cette caisse était tout au moins sujette à litige il n'y en eut point. L'affaire fut décidée à l'instant même par la loi du plus fort, et le pauvre le MaÃtre perdit ainsi le fruit de ses talents, l'ouvrage de sa jeunesse, et la ressource de ses vieux jours. Il ne manqua rien au coup que je reçus pour le rendre accablant. Mais j'étais dans un âge où les grands chagrins ont peu de prise, et je me forgeai bientôt des consolations. Je comptais avoir dans peu des nouvelles de madame de Warens, quoique je ne susse pas son adresse et qu'elle ignorât que j'étais de retour et quant à ma désertion, tout bien compté, je ne la trouvais pas si coupable. J'avais été utile à M. le MaÃtre dans sa retraite; c'était le seul service qui dépendÃt de moi. Si j'avais resté avec lui en France, je ne l'aurais pas guéri de son mal, je n'aurais pas sauvé sa caisse, je n'aurais fait que doubler sa dépense sans lui pouvoir être bon à rien. Voilà comment alors je voyais la chose je la vois autrement aujourd'hui. Ce n'est pas quand une vilaine action vient d'être faite qu'elle nous tourmente, c'est quand longtemps après on se la rappelle; car le souvenir ne s'en éteint point. Le seul parti que j'avais à prendre pour avoir des nouvelles de maman était d'en attendre; car où l'aller chercher à Paris, et avec quoi faire le voyage? Il n'y avait point de lieu plus sûr qu'Annecy pour savoir tôt ou tard où elle était. J'y restai donc mais je me conduisis assez mal. Je n'allai point voir l'évêque qui m'avait protégé et qui me pouvait protéger encore je n'avais plus ma patronne auprès de lui, et je craignais les réprimandes sur notre évasion. J'allai moins encore au séminaire M. Gros n'y était plus. Je ne vis personne de ma connaissance j'aurais pourtant bien voulu aller voir madame l'intendante, mais je n'osai jamais. Je fis plus mal que tout cela je retrouvai M. Venture, auquel, malgré mon enthousiasme, je n'avais pas même pensé depuis mon départ. Je le trouvai brillant et fêté dans tout Annecy; les dames se l'arrachaient. Ce succès acheva de me tourner la tête; je ne vis plus rien que M. Venture, et il me fit presque oublier madame de Warens. Pour profiter de ses leçons plus à mon aise, je lui proposai de partager avec moi son gÃte; il y consentit. Il était logé chez un cordonnier, plaisant et bouffon personnage, qui dans son patois n'appelait pas sa femme autrement que salopière, nom qu'elle méritait assez. Il avait avec elle des prises que Venture avait soin de faire durer en paraissant vouloir faire le contraire. Il leur disait d'un ton froid, et dans son accent provençal, des mots qui faisaient le plus grand effet; c'étaient des scènes à pâmer de rire. Les matinées se passaient ainsi sans qu'on y songeât à deux ou trois heures nous mangions un morceau; Venture s'en allait dans ses sociétés, où il soupait; et moi j'allais me promener seul, méditant sur son grand mérite, admirant, convoitant ses rares talents, et maudissant ma malheureuse étoile qui ne m'appelait point à cette heureuse vie. Eh! que je m'y connaissais mal! la mienne eût été cent fois plus charmante, si j'avais été moins bête, et si j'en avais su mieux jouir. Madame de Warens n'avait emmené qu'Anet avec elle; elle avait laissé Merceret, sa femme de chambre dont j'ai parlé je la trouvai occupant encore l'appartement de sa maÃtresse. Mademoiselle Merceret était une fille un peu plus âgée que moi, non pas jolie, mais assez agréable; une bonne Fribourgeoise sans malice, et à qui je n'ai connu d'autre défaut que d'être quelquefois un peu mutine avec sa maÃtresse. Je l'allais voir assez souvent c'était une ancienne connaissance, et sa vue m'en rappelait une plus chère, qui me la faisait aimer. Elle avait plusieurs amies, entre autres une mademoiselle Giraud, Genevoise, qui, pour mes péchés, s'avisa de prendre du goût pour moi. Elle pressait toujours Merceret de m'amener chez elle je m'y laissais mener, parce que j'aimais assez Merceret, et qu'il y avait là d'autres jeunes personnes que je voyais volontiers. Pour mademoiselle Giraud, qui me faisait toutes sortes d'agaceries, on ne peut rien ajouter à l'aversion que j'avais pour elle. Quand elle approchait de mon visage son museau sec et noir barbouillé de tabac d'Espagne, j'avais peine à m'abstenir d'y cracher. Mais je prenais patience à cela près, je me plaisais fort au milieu de toutes ces filles; et, soit pour faire leur cour à mademoiselle Giraud, soit pour moi-même, toutes me fêtaient à l'envi. Je ne voyais à tout cela que de l'amitié. J'ai pensé depuis qu'il n'eût tenu qu'à moi d'y voir davantage mais je ne m'en avisais pas, je n'y pensais pas. D'ailleurs des couturières, des filles de chambre, de petites marchandes ne me tentaient guère il me fallait des demoiselles. Chacun a ses fantaisies, ç'a toujours été la mienne, et je ne pense pas comme Horace sur ce point-là . Ce n'est pourtant pas du tout la vanité de l'état et du rang qui m'attire; c'est un teint mieux conservé, de plus belles mains, une parure plus gracieuse, un air de délicatesse et de propreté sur toute la personne, plus de goût dans la manière de se mettre et de s'exprimer, une robe plus fine et mieux faite, une chaussure plus mignonne, des rubans, de la dentelle, des cheveux mieux ajustés. Je préférerais toujours la moins jolie ayant plus de tout cela. Je trouve moi-même cette préférence très ridicule; mais mon coeur la donne malgré moi. Hé bien, cet avantage se présentait encore, et il ne tint encore qu'à moi d'en profiter. Que j'aime à tomber de temps en temps sur les moments agréables de ma jeunesse! Ils m'étaient si doux; ils ont été si courts, si rares, et je les ai goûtés à si bon marché! Ah! leur seul souvenir rend encore à mon coeur une volupté pure, dont j'ai besoin pour animer mon courage et soutenir les ennuis du reste de mes ans. L'aurore un matin me parut si belle, que m'étant habillé précipitamment je me hâtai de gagner la campagne pour voir lever le soleil. Je goûtai ce plaisir dans tout son charme; c'était la semaine après la Saint-Jean. La terre, dans sa plus grande parure, était couverte d'herbe et de fleurs; les rossignols, presque à la fin de leur ramage, semblaient se plaire à le renforcer; tous les oiseaux, faisant en concert leurs adieux au printemps, chantaient la naissance d'un beau jour d'été, d'un de ces jours qu'on ne voit plus à mon âge, et qu'on n'a jamais vus dans le triste sol que j'habite aujourd'hui. Je m'étais insensiblement éloigné de la ville, la chaleur augmentait, et je me promenais sous des ombrages dans un vallon le long d'un ruisseau. J'entends derrière moi des pas de chevaux et des voix de filles, qui semblaient embarrassées, mais qui n'en riaient pas de moins bon coeur. Je me retourne; on m'appelle par mon nom; j'approche, je trouve deux jeunes personnes de ma connaissance, mademoiselle de Graffenried et mademoiselle Galley, qui, n'étant pas d'excellentes cavalières, ne savaient comment forcer leurs chevaux à passer le ruisseau. Mademoiselle de Graffenried était une jeune Bernoise fort aimable, qui, par quelque folie de son âge ayant été jetée hors de son pays, avait imité madame de Warens, chez qui je l'avais vue quelquefois; mais n'ayant pas eu une pension comme elle, elle avait été trop heureuse de s'attacher à mademoiselle Galley, qui, l'ayant prise en amitié, avait engagé sa mère à la lui donner pour compagne jusqu'à ce qu'on la pût placer de quelque façon. Mademoiselle Galley, d'un an plus jeune qu'elle, était encore plus jolie; elle avait je ne sais quoi de plus délicat, de plus fin; elle était en même temps très mignonne et très formée, ce qui est pour une fille le plus beau moment. Toutes deux s'aimaient tendrement, et leur bon caractère à l'une et à l'autre ne pouvait qu'entretenir longtemps cette union, si quelque amant ne venait pas la déranger. Elles me dirent qu'elles allaient à Toune, vieux château appartenant à madame Galley; elles implorèrent mon secours pour faire passer leurs chevaux, n'en pouvant venir à bout elles seules. Je voulus fouetter les chevaux; mais elles craignaient pour moi les ruades et pour elles les haut-le-corps. J'eus recours à un autre expédient; je pris par la bride le cheval de mademoiselle Galley, puis, le tirant après moi, je traversai le ruisseau ayant de l'eau jusqu'à mi-jambes, et l'autre cheval suivit sans difficulté. Cela fait, je voulus saluer ces demoiselles et m'en aller comme un benêt elles se dirent quelques mots tout bas; et mademoiselle de Graffenried s'adressant à moi Non pas, non pas, me dit-elle, on ne nous échappe pas comme cela. Vous vous êtes mouillé pour notre service, et nous devons en conscience avoir soin de vous sécher il faut, s'il vous plaÃt, venir avec nous, nous vous arrêtons prisonnier. Le coeur me battait; je regardais mademoiselle Galley. Oui, oui, ajouta-t-elle en riant de ma mine effarée, prisonnier de guerre; montez en croupe derrière elle, nous voulons rendre compte de vous. Mais, mademoiselle, je n'ai point l'honneur d'être connu de madame votre mère; que dira-t-elle en me voyant arriver? Sa mère, reprit mademoiselle de Graffenried, n'est pas à Toune, nous sommes seules nous revenons ce soir, et vous reviendrez avec nous. L'effet de l'électricité n'est pas plus prompt que celui que ces mots firent sur moi. En m'élançant sur le cheval de mademoiselle de Graffenried, je tremblais de joie; et quand il fallut l'embrasser pour me tenir, le coeur me battait si fort qu'elle s'en aperçut elle me dit que le sien lui battait aussi, par la frayeur de tomber; c'était presque, dans ma posture, une invitation de vérifier la chose je n'osai jamais; et durant tout le trajet mes deux bras lui servirent de ceinture, très serrée à la vérité, mais sans se déplacer un moment. Telle femme qui lira ceci me souffletterait volontiers, et n'aurait pas tort. La gaieté du voyage et le babil de ces filles aiguisèrent tellement le mien, que jusqu'au soir, et tant que nous fûmes ensemble, nous ne déparlâmes pas un moment. Elles m'avaient mis si bien à mon aise, que ma langue parlait autant que mes yeux, quoiqu'elle ne dit pas les mêmes choses. Quelques instants seulement, quand je me trouvais tête à tête avec l'une ou l'autre, l'entretien s'embarrassait un peu; mais l'absente revenait bien vite, et ne nous laissait pas le temps d'éclaircir cet embarras. Arrivés à Toune, et moi bien séché, nous déjeunâmes. Ensuite il fallut procéder à l'importante affaire de préparer le dÃner. Les deux demoiselles, tout en cuisinant, baisaient de temps en temps les enfants de la grangère; et le pauvre marmiton regardait faire en rongeant son frein. On avait envoyé des provisions de la ville, et il y avait de quoi faire un très bon dÃner, surtout en friandises mais malheureusement on avait oublié du vin. Cet oubli n'était pas étonnant pour des filles qui n'en buvaient guère; mais j'en fus fâché, car j'avais un peu compté sur ce secours pour m'enhardir. Elles en furent fâchées aussi, par la même raison peut-être; mais je n'en crois rien. Leur gaieté vive et charmante était l'innocence même; et d'ailleurs qu'eussent-elles fait de moi entre elles deux? Elles envoyèrent chercher du vin partout aux environs on n'en trouva point, tant les paysans de ce canton sont sobres et pauvres. Comme elles m'en marquaient leur chagrin, je leur dis de n'en pas être si fort en peine, et qu'elles n'avaient pas besoin de vin pour m'enivrer. Ce fut la seule galanterie que j'osai leur dire de la journée; mais je crois que les friponnes voyaient de reste que cette galanterie était une vérité. Nous dÃnâmes dans la cuisine de la grangère, les deux amies assises sur des bancs aux deux côtés de la longue table, et leur hôte entre elles deux sur une escabelle à trois pieds. Quel dÃner! quel souvenir plein de charmes! Comment, pouvant à si peu de frais goûter des plaisirs si purs et si vrais, vouloir en rechercher d'autres? Jamais souper des petites maisons de Paris n'approcha de ce repas, je ne dis pas seulement pour la gaieté, pour la douce joie, mais je dis pour la sensualité. Après le dÃner nous fÃmes une économie au lieu de prendre le café qui nous restait du déjeuner, nous le gardâmes pour le goûter avec de la crème et des gâteaux qu'elles avaient apportés; et pour tenir notre appétit en haleine, nous allâmes dans le verger achever notre dessert avec des cerises. Je montai sur l'arbre, et je leur en jetais des bouquets dont elles me rendaient les noyaux à travers les branches. Une fois mademoiselle Galley, avançant son tablier et reculant la tête, se présentait si bien et je visai si juste, que je lui fis tomber un bouquet dans le sein; et de rire. Je me disais en moi-même Que mes lèvres ne sont-elles des cerises! comme je les leur jetterais ainsi de bon coeur! La journée se passa de cette sorte à folâtrer avec la plus grande liberté, et toujours avec la plus grande décence. Pas un seul mot équivoque, pas une seule plaisanterie hasardée et cette décence nous ne nous l'imposions point du tout, elle venait toute seule, nous prenions le ton que nous donnaient nos coeurs. Enfin ma modestie d'autres diront ma sottise fut telle, que la plus grande privauté qui m'échappa fut de baiser une seule fois la main de mademoiselle Galley. Il est vrai que la circonstance donnait du prix à cette légère faveur. Nous étions seuls, je respirais avec embarras, elle avait les yeux baissés ma bouche, au lieu de trouver des paroles, s'avisa de se coller sur sa main, qu'elle retira doucement après qu'elle fut baisée, en me regardant d'un air qui n'était point irrité. Je ne sais ce que j'aurais pu lui dire son amie entra, et me parut laide en ce moment. Enfin elles se souvinrent qu'il ne fallait pas attendre la nuit pour rentrer en ville. Il ne nous restait que le temps qu'il fallait pour y arriver de jour, et nous nous hâtâmes de partir en nous distribuant comme nous étions venus. Si j'avais osé, j'aurais transposé cet ordre; car le regard de mademoiselle Galley m'avait vivement ému le coeur; mais je n'osai rien dire, et ce n'était pas à elle de le proposer. En marchant nous disions que la journée avait tort de finir; mais, loin de nous plaindre qu'elle eût été courte, nous trouvâmes que nous avions eu le secret de la faire longue par tous les amusements dont nous avions su la remplir. Je les quittai à peu près au même endroit où elles m'avaient pris. Avec quel regret nous nous séparâmes! avec quel plaisir nous projetâmes de nous revoir! Douze heures passées ensemble nous valaient des siècles de familiarité. Le doux souvenir de cette journée ne coûtait rien à ces aimables filles; la tendre union qui régnait entre nous trois valait des plaisirs plus vifs, et n'eût pu subsister avec eux nous nous aimions sans mystère et sans honte, et nous voulions nous aimer toujours ainsi. L'innocence des moeurs a sa volupté, qui vaut bien l'autre, parce qu'elle n'a point d'intervalle et qu'elle agit continuellement. Pour moi, je sais que la mémoire d'un si beau jour me touche plus, me charme plus, me revient plus au coeur que celle d'aucuns plaisirs que j'aie goûtés en ma vie. Je ne savais pas trop ce que je voulais à ces deux charmantes personnes, mais elles m'intéressaient beaucoup toutes deux. Je ne dis pas que, si j'eusse été le maÃtre de mes arrangements, mon coeur se serait partagé; j'y sentais un peu de préférence. J'aurais fait mon bonheur d'avoir pour maÃtresse mademoiselle de Graffenried; mais à choix, je crois que je l'aurais mieux aimée pour confidente. Quoi qu'il en soit, il me semblait en les quittant que je ne pouvais plus vivre sans l'une et sans l'autre. Qui m'eût dit que je ne les reverrais de ma vie, et que là finiraient nos éphémères amours? Ceux qui liront ceci ne manqueront pas de rire de mes aventures galantes, en remarquant qu'après beaucoup de préliminaires, les plus avancées finissent par baiser la main. O mes lecteurs, ne vous y trompez pas. J'ai peut-être eu plus de plaisir dans mes amours en finissant par cette main baisée, que vous n'en aurez jamais dans les vôtres en commençant tout au moins par là . Venture, qui s'était couché fort tard la veille, rentra peu de temps après moi. Pour cette fois je ne le vis pas avec le même plaisir qu'à l'ordinaire, et je me gardai de lui dire comment j'avais passé ma journée. Ces demoiselles m'avaient parlé de lui avec peu d'estime, et m'avaient paru mécontentes de me savoir en si mauvaises mains cela lui fit tort dans mon esprit; d'ailleurs tout ce qui me distrayait d'elles ne pouvait que m'être désagréable. Cependant il me rappela bientôt à lui et à moi en me parlant de ma situation. Elle était trop critique pour pouvoir durer. Quoique je dépensasse très peu de chose, mon petit pécule achevait de s'épuiser; j'étais sans ressource. Point de nouvelles de maman; je ne savais que devenir, et je sentais un cruel serrement de coeur de voir l'ami de mademoiselle Galley réduit à l'aumône. Venture me dit qu'il avait parlé de moi à monsieur le juge-mage, qu'il voulait m'y mener dÃner le lendemain; que c'était un homme en état de me rendre service par ses amis; d'ailleurs une bonne connaissance à faire, un homme d'esprit et de lettres, d'un commerce fort agréable, qui avait des talents et qui les aimait puis mêlant, à son ordinaire, aux choses les plus sérieuses la plus mince frivolité, il me fit voir un joli couplet, venu de Paris, sur un air d'un opéra de Mouret qu'on jouait alors. Ce couplet avait plu si fort à M. Simon c'était le nom du juge-mage, qu'il voulait en faire un autre en réponse sur le même air; il avait dit à Venture d'en faire aussi un; et la folie prit à celui-ci de m'en faire faire un troisième, afin, disait-il, qu'on vÃt les couplets arriver le lendemain comme les brancards du Roman comique. La nuit, ne pouvant dormir, je fis comme je pus mon couplet. Pour les premiers vers que j'eusse faits ils étaient passables, meilleurs même, ou du moins faits avec plus de goût qu'ils n'auraient été la veille, le sujet roulant sur une situation fort tendre, à laquelle mon coeur était déjà tout disposé. Je montrai le matin mon couplet à Venture, qui, le trouvant joli, le mit dans sa poche sans me dire s'il avait fait le sien. Nous allâmes chez M. Simon, qui nous reçut bien. La conversation fut agréable elle ne pouvait manquer de l'être entre deux hommes d'esprit, à qui la lecture avait profité. Pour moi, je faisais mon rôle, j'écoutais et je me taisais. Ils ne parlèrent de couplet ni l'un ni l'autre; je n'en parlai point non plus, et jamais, que je sache, il n'a été question du mien. M. Simon parut content de mon maintien c'est à peu près tout ce qu'il vit de moi dans cette entrevue. Il m'avait déjà vu plusieurs fois chez madame de Warens, sans faire une grande attention à moi. Ainsi c'est depuis ce dÃner que je puis dater sa connaissance, qui ne me servit de rien pour l'objet qui me l'avait fait faire, mais dont je tirai dans la suite d'autres avantages qui me font rappeler sa mémoire avec plaisir. J'aurais tort de ne pas parler de sa figure, que, sur sa qualité de magistrat, et sur le bel esprit dont il se piquait, on n'imaginerait pas si je n'en disais rien. M. le juge-mage Simon n'avait assurément pas deux pieds de haut. Ses jambes, droites, menues et même assez longues, l'auraient agrandi si elles eussent été verticales; mais elles posaient de biais comme celles d'un compas très ouvert. Son corps était non seulement court, mais mince, et en tout sens d'une petitesse inconcevable. Il devait paraÃtre une sauterelle quand il était nu. Sa tête, de grandeur naturelle, avec un visage bien formé, l'air noble, d'assez beaux yeux, semblait une tête postiche qu'on aurait plantée sur un moignon. Il eût pu s'exempter de faire de la dépense en parure, car sa grande perruque seule l'habillait parfaitement de pied en cap. Il avait deux voix toutes différentes, qui s'entremêlaient sans cesse dans sa conversation avec un contraste d'abord très plaisant, mais bientôt très désagréable. L'une était grave et sonore; c'était, si j'ose ainsi parler, la voix de sa tête. L'autre, claire, aiguà et perçante, était la voix de son corps. Quand il s'écoutait beaucoup, qu'il parlait très posément, qu'il ménageait son haleine, il pouvait parler toujours de sa grosse voix; mais pour peu qu'il s'animât et qu'un accent plus vif vÃnt se présenter, cet accent devenait comme le sifflement d'une clef, et il avait toute la peine du monde à reprendre sa basse. Avec la figure que je viens de peindre, et qui n'est point chargée, M. Simon était galant, grand conteur de fleurettes, et poussait jusqu'à la coquetterie le soin de son ajustement. Comme il cherchait à prendre ses avantages, il donnait volontiers ses audiences du matin dans son lit; car quand on voyait sur l'oreiller une belle tête, personne n'allait s'imaginer que c'était là tout. Cela donnait lieu quelquefois à des scènes dont je suis sûr que tout Annecy se souvient encore. Un matin qu'il attendait dans ce lit, ou plutôt sur ce lit, les plaideurs, en belle coiffe de nuit bien fine et bien blanche, ornée de deux grosses bouffettes de ruban couleur de rose, un paysan arrive, heurte à la porte. La servante était sortie. Monsieur le juge-mage, entendant redoubler, crie Entrez; et cela, comme dit un peu trop fort, partit de sa voix aiguÃ. L'homme entre, il cherche d'où vient cette voix de femme; et voyant dans ce lit une cornette, une fontange, il veut ressortir en faisant à madame de grandes excuses. M. Simon se fâche et n'en crie que plus clair. Le paysan, confirmé dans son idée et se croyant insulté, lui chante pouille, lui dit qu'apparemment elle n'est qu'une coureuse, et que monsieur le juge-mage ne donne guère bon exemple chez lui. Le juge-mage furieux, et n'ayant pour toute arme que son pot de chambre, allait le jeter à la tête de ce pauvre homme, quand sa gouvernante arriva. Ce petit nain, si disgracié dans son corps par la nature, en avait été dédommagé du côté de l'esprit il l'avait naturellement agréable, et il avait pris soin de l'orner. Quoiqu'il fût à ce qu'on disait assez bon jurisconsulte, il n'aimait pas son métier. Il s'était jeté dans la belle littérature, et il y avait réussi. Il en avait pris surtout cette brillante superficie, cette fleur qui jette de l'agrément dans le commerce, même avec les femmes. Il savait par coeur tous les petits traits des ana et autres semblables il avait l'art de les faire valoir, en contant avec intérêt, avec mystère, et comme une anecdote de la veille, ce qui s'était passé il y avait soixante ans. Il savait la musique, et chantait agréablement de sa voix d'homme enfin il avait beaucoup de jolis talents pour un magistrat. A force de cajoler les dames d'Annecy, il s'était mis à la mode parmi elles elles l'avaient à leur suite comme un petit sapajou. Il prétendait même à de bonnes fortunes, et cela les amusait beaucoup. Une madame d'Épagny disait que pour lui la dernière faveur était de baiser une femme au genou. Comme il connaissait les bons livres, et qu'il en parlait volontiers, sa conversation était non seulement amusante, mais instructive. Dans la suite, lorsque j'eus pris du goût pour l'étude, je cultivai sa connaissance, et je m'en trouvai très bien. J'allais quelquefois le voir de Chambéri, où j'étais alors. Il louait, animait mon émulation, et me donnait pour mes lectures de bons avis, dont j'ai souvent fait mon profit. Malheureusement dans ce corps si fluet logeait une âme très sensible. Quelques années après il eut je ne sais quelle mauvaise affaire qui le chagrina, et il en mourut. Ce fut dommage; c'était assurément un bon petit homme, dont on commençait par rire, et qu'on finissait par aimer. Quoique sa vie ait été peu liée à la mienne, comme j'ai reçu de lui des leçons utiles, j'ai cru pouvoir, par reconnaissance, lui consacrer un petit souvenir. Sitôt que je fus libre, je courus dans la rue de mademoiselle Galley, me flattant de voir entrer ou sortir quelqu'un, ou du moins ouvrir quelque fenêtre. Rien; pas un chat ne parut, et tout le temps que je fus là , la maison demeura aussi close que si elle n'eût point été habitée. La rue était petite et déserte, un homme s'y remarquait de temps en temps quelqu'un passait, entrait ou sortait au voisinage. J'étais fort embarrassé de ma figure il me semblait qu'on devinait pourquoi j'étais là ; et cette idée me mettait au supplice, car j'ai toujours préféré à mes plaisirs l'honneur et le repos de celles qui m'étaient chères. Enfin, las de faire l'amant espagnol, et n'ayant point de guitare, je pris le parti d'aller écrire à mademoiselle de Graffenried. J'aurais préféré d'écrire à son amie; mais je n'osais, et il convenait de commencer par celle à qui je devais la connaissance de l'autre, et avec qui j'étais plus familier. Ma lettre faite, j'allai la porter à mademoiselle Giraud, comme j'en étais convenu avec ces demoiselles en nous séparant. Ce furent elles qui me donnèrent cet expédient. Mademoiselle Giraud était contre-pointière, et travaillant quelquefois chez madame Galley, elle avait l'entrée de sa maison. La messagère ne me parut pourtant pas trop bien choisie; mais j'avais peur, si je faisais des difficultés sur celle-là , qu'on ne m'en proposât point d'autre. De plus, je n'osai dire qu'elle voulait travailler pour son compte. Je me sentais humilié qu'elle osât se croire pour moi du même sexe que ces demoiselles. Enfin j'aimais mieux cet entrepôt-là que point, et je m'y tins à tout risque. Au premier mot la Giraud me devina cela n'était pas difficile. Quand une lettre à porter à de jeunes filles n'aurait pas parlé d'elle-même, mon air sot et embarrassé m'aurait seul décelé. On peut croire que cette commission ne lui donna pas grand plaisir à faire elle s'en chargea toutefois, et l'exécuta fidèlement. Le lendemain matin je courus chez elle, et j'y trouvai ma réponse. Comme je me pressai de sortir pour l'aller lire et baiser à mon aise! Cela n'a pas besoin d'être dit; mais ce qui en a besoin davantage, c'est le parti que prit mademoiselle Giraud, et où j'ai trouvé plus de délicatesse et de modération que je n'en aurais attendu d'elle. Ayant assez de bon sens pour voir qu'avec ses trente-sept ans, ses yeux de lièvre, son nez barbouillé, sa voix aigre et sa peau noire, elle n'avait pas beau jeu contre deux jeunes personnes pleines de grâces et dans tout l'éclat de la beauté, elle ne voulut ni les trahir ni les servir, et aima mieux me perdre que de me ménager pour elles. Il y avait déjà quelque temps que la Merceret, n'ayant aucune nouvelle de sa maÃtresse, songeait à s'en retourner à Fribourg elle l'y détermina tout à fait. Elle fit plus, elle lui fit entendre qu'il serait bien que quelqu'un la conduisÃt chez son père, et me proposa. La petite Merceret, à qui je ne déplaisais pas non plus, trouva cette idée fort bonne à exécuter. Elles m'en parlèrent dès le même jour comme d'une affaire arrangée; et comme je ne trouvais rien qui me déplût dans cette manière de disposer de moi, j'y consentis, regardant ce voyage comme une affaire de huit jours tout au plus. La Giraud, qui ne pensait pas de même, arrangea tout. Il fallut bien avouer l'état de mes finances. On y pourvut la Merceret se chargea de me défrayer; et, pour regagner d'un côté ce qu'elle dépensait de l'autre, à ma prière on décida qu'elle enverrait devant son petit bagage, et que nous irions à pied à petites journées. Ainsi fut fait. Je suis fâché de faire tant de filles amoureuses de moi mais comme il n'y a pas de quoi être bien vain du parti que j'ai tiré de toutes ces amours-là , je crois pouvoir dire la vérité sans scrupule. La Merceret, plus jeune et moins déniaisée que la Giraud, ne m'a jamais fait des agaceries aussi vives; mais elle imitait mes tons, mes accents, redisait mes mots, avait pour moi les attentions que j'aurais dû avoir pour elle, et prenait toujours grand soin, comme elle était fort peureuse, que nous couchassions dans la même chambre; identité qui se borne rarement là dans un voyage entre un garçon de vingt ans et une fille de vingt-cinq. Elle s'y borna pourtant cette fois. Ma simplicité fut telle que, quoique la Merceret ne fût pas désagréable, il ne me vint pas même à l'esprit durant tout le voyage, je ne dis pas la moindre tentation galante, mais même la moindre idée qui s'y rapportât; et quand cette idée me serait venue, j'étais trop sot pour en savoir profiter. Je n'imaginais pas comment une fille et un garçon parvenaient à coucher ensemble; je croyais qu'il fallait des siècles pour préparer ce terrible arrangement. Si la pauvre Merceret, en me défrayant, comptait sur quelque équivalent, elle en fut la dupe; et nous arrivâmes à Fribourg exactement comme nous étions partis d'Annecy. En passant à Genève je n'allai voir personne, mais je fus prêt à me trouver mal sur les ponts. Jamais je n'ai vu les murs de cette heureuse ville, jamais je n'y suis entré, sans sentir une certaine défaillance de coeur qui venait d'un excès d'attendrissement. En même temps que la noble image de la liberté m'élevait l'âme, celles de l'égalité, de l'union, de la douceur des moeurs me touchaient jusqu'aux larmes, et m'inspiraient un vif regret d'avoir perdu tous ces biens. Dans quelle erreur j'étais, mais qu'elle était naturelle! Je croyais voir tout cela dans ma patrie, parce que je le portais dans mon coeur. Il fallait passer à Nyon. Passer sans voir mon bon père! Si j'avais eu ce courage, j'en serais mort de regret. Je laissai la Merceret à l'auberge, et je l'allai voir à tout risque. Eh! que j'avais tort de le craindre! Son âme, à mon abord, s'ouvrit aux sentiments paternels dont elle était pleine. Que de pleurs nous versâmes en nous embrassant! Il crut d'abord que je revenais à lui. Je lui fis mon histoire, et je lui dis ma résolution. Il la combattit faiblement. Il me fit voir les dangers auxquels je m'exposais, me dit que les plus courtes folies étaient les meilleures. Du reste, il n'eut pas même la tentation de me retenir de force; et en cela je trouve qu'il eut raison mais il est certain qu'il ne fit pas, pour me ramener, tout ce qu'il aurait pu faire, soit qu'après le pas que j'avais fait il jugeât lui-même que je n'en devais pas revenir, soit qu'il fût embarrassé peut-être à savoir ce qu'à mon âge il pourrait faire de moi. J'ai su depuis qu'il eut de ma compagne de voyage une opinion bien injuste et bien éloignée de la vérité, mais du reste assez naturelle. Ma belle-mère, bonne femme, un peu mielleuse, fit semblant de vouloir me retenir à souper. Je ne restai point, mais je leur dis que je comptais m'arrêter avec eux plus longtemps au retour, et je leur laissai en dépôt mon petit paquet, que j'avais fait venir par le bateau, et dont j'étais embarrassé. Le lendemain je partis de bon matin, bien content d'avoir vu mon père et d'avoir osé faire mon devoir. Nous arrivâmes heureusement à Fribourg. Sur la fin du voyage, les empressements de mademoiselle Merceret diminuèrent un peu. Après notre arrivée elle ne me marqua plus que de la froideur; et son père, qui ne nageait pas dans l'opulence, ne me fit pas non plus un bien grand accueil j'allai loger au cabaret. Je les fus voir le lendemain; ils m'offrirent à dÃner; je l'acceptai. Nous nous séparâmes sans pleurs; je retournai le soir à ma gargotte, et je repartis le surlendemain de mon arrivée, sans trop savoir où j'avais dessein d'aller. Voilà encore une circonstance de ma vie où la Providence m'offrait précisément ce qu'il me fallait pour couler des jours heureux. La Merceret était une très bonne fille, point brillante, point belle, mais point laide non plus; peu vive, fort raisonnable, à quelques petites humeurs près, qui se passaient à pleurer, et qui n'avaient jamais de suite orageuse. Elle avait un vrai goût pour moi; j'aurais pu l'épouser sans peine, et suivre le métier de son père. Mon goût pour la musique me l'aurait fait aimer. Je me serais établi à Fribourg, petite ville peu jolie, mais peuplée de bonnes gens. J'aurais perdu sans doute de grands plaisirs, mais j'aurais vécu en paix jusqu'à ma dernière heure; et je dois savoir mieux que personne qu'il n'y avait pas à balancer sur ce marché. Je revins, non pas à Nyon, mais à Lausanne. Je voulais me rassasier de la vue de ce beau lac qu'on voit là dans sa plus grande étendue. La plupart de mes secrets motifs déterminants n'ont pas été plus solides. Des vues éloignées ont rarement assez de force pour me faire agir. L'incertitude de l'avenir m'a toujours fait regarder les projets de longue exécution comme des leurres de dupe. Je me livre à l'espoir comme un autre, pourvu qu'il ne me coûte rien à nourrir; mais s'il faut prendre longtemps de la peine, je n'en suis plus. Le moindre petit plaisir qui s'offre à ma portée me tente plus que les joies du paradis. J'excepte pourtant le plaisir que la peine doit suivre celui-là ne me tente pas, parce que je n'aime que des jouissances pures, et que jamais on n'en a de telles quand on sait qu'on s'apprête un repentir. J'avais grand besoin d'arriver en quelque lieu que ce fût et le plus proche était le mieux; car, m'étant égaré dans ma route, je me trouvai le soir à Moudon, où je dépensai le peu qui me restait, hors dix kreutzers, qui partirent le lendemain à la dÃnée et, arrivé le soir à un petit village auprès de Lausanne, j'y entrai dans un cabaret sans un sou pour payer ma couchée, et sans savoir que devenir. J'avais grand'faim; je fis bonne contenance, et je demandai à souper, comme si j'eusse eu de quoi bien payer. J'allai me coucher sans songer à rien, je dormis tranquillement; et, après avoir déjeuné le matin et compté avec l'hôte, je voulus pour sept batz, à quoi montait ma dépense, lui laisser ma veste en gage. Ce brave homme la refusa, et me dit que grâce au ciel il n'avait jamais dépouillé personne; qu'il ne voulait pas commencer pour sept batz, que je gardasse ma veste, et que je le payerais quand je pourrais. Je fus touché de sa bonté, mais moins que je ne devais l'être, et que je ne l'ai été depuis en y repensant. Je ne tardai guère à lui renvoyer son argent avec des remerciements par un homme sûr; mais quinze ans après, repassant par Lausanne, à mon retour d'Italie, j'eus un vrai regret d'avoir oublié le nom du cabaret et de l'hôte. Je l'aurais été voir; je me serais fait un vrai plaisir de lui rappeler sa bonne oeuvre, et de lui prouver qu'elle n'avait pas été mal placée. Des services plus importants sans doute, mais rendus avec plus d'ostentation, ne m'ont pas paru si dignes de reconnaissance que l'humanité simple et sans éclat de cet honnête homme. En approchant de Lausanne je rêvais à la détresse où je me trouvais, au moyen de m'en tirer sans aller montrer ma misère à ma belle-mère; et je me comparais, dans ce pèlerinage pédestre, à mon ami Venture arrivant à Annecy. Je m'échauffai si bien de cette idée, que, sans songer que je n'avais ni sa gentillesse ni ses talents, je me mis en tête de faire à Lausanne le petit Venture, d'enseigner la musique, que je ne savais pas, et de me dire de Paris, où je n'avais jamais été. En conséquence de ce beau projet, comme il n'y avait point là de maÃtrise où je pusse vicarier, et que d'ailleurs je n'avais garde d'aller me fourrer parmi les gens de l'art, je commençai par m'informer d'une petite auberge où l'on pût être assez bien et à bon marché. On m'enseigna un nommé Perrotet, qui tenait des pensionnaires. Ce Perrotet se trouva être le meilleur homme du monde, et me reçut fort bien. Je lui contai mes petits mensonges comme je les avais arrangés. Il me promit de parler de moi, et de tâcher de me procurer des écoliers; il me dit qu'il ne me demanderait de l'argent que quand j'en aurais gagné. Sa pension était de cinq écus blancs; ce qui était peu pour la chose, mais beaucoup pour moi. Il me conseilla de ne me mettre d'abord qu'à la demi-pension, qui consistait pour le dÃner en une bonne soupe, et rien de plus, mais bien à souper le soir. J'y consentis. Ce pauvre Perrotet me fit toutes ces avances du meilleur coeur du monde, et n'épargnait rien pour m'être utile. Pourquoi faut-il qu'ayant trouvé tant de bonnes gens dans ma jeunesse, j'en trouve si peu dans un âge avancé? Leur race est-elle épuisée? Non; mais l'ordre où j'ai besoin de les chercher aujourd'hui n'est plus le même où je les trouvais alors. Parmi le peuple, où les grandes passions ne parlent que par intervalles, les sentiments de la nature se font plus souvent entendre. Dans les états plus élevés ils sont étouffés absolument, et, sous le masque du sentiment, il n'y a jamais que l'intérêt ou la vanité qui parle. J'écrivis de Lausanne à mon père, qui m'envoya mon paquet, et me marqua d'excellentes choses dont j'aurais dû mieux profiter. J'ai déjà noté des moments de délire inconcevables où je n'étais plus moi-même. En voici encore un des plus marqués. Pour comprendre à quel point la tête me tournait alors, à quel point je m'étais pour ainsi dire venturisé, il ne faut que voir combien tout à la fois j'accumulai d'extravagances. Me voilà maÃtre à chanter sans savoir déchiffrer un air; car quand les six mois que j'avais passés avec le MaÃtre m'auraient profité, jamais ils n'auraient pu suffire mais outre cela j'apprenais d'un maÃtre; c'en était assez pour apprendre mal. Parisien de Genève, et catholique en pays protestant, je crus devoir changer mon nom, ainsi que ma religion et ma patrie. Je m'approchais toujours de mon grand modèle autant qu'il m'était possible. Il s'était appelé Venture de Villeneuve; moi je fis l'anagramme du nom de Rousseau dans celui de Vaussore, et je m'appelai Vaussore de Villeneuve. Venture savait la composition, quoiqu'il n'en eût rien dit; moi, sans la savoir, je m'en vantai à tout le monde, et, sans pouvoir noter le moindre vaudeville, je me donnai pour compositeur. Ce n'est pas tout ayant été présenté à M. de Treytorens, professeur en droit qui aimait la musique et faisait des concerts chez lui, je voulus lui donner un échantillon de mon talent, et je me mis à composer une pièce pour son concert, aussi effrontément que si j'avais su comment m'y prendre. J'eus la constance de travailler pendant quinze jours à ce bel ouvrage, de le mettre au net, d'en tirer les parties, et de les distribuer avec autant d'assurance que si c'eût été un chef-d'oeuvre d'harmonie. Enfin, ce qu'on aura peine à croire et qui est très vrai, pour couronner dignement cette sublime production, je mis à la fin un joli menuet, qui courait les rues, et que tout le monde se rappelle peut-être encore, sur ces paroles jadis si connues Quel caprice! Quelle injustice! Quoi! ta Clarice Trahirait tes feux! etc. Venture m'avait appris cet air avec la basse sur d'autres paroles infâmes, à l'aide desquelles je l'avais retenu. Je mis donc à la fin de ma composition ce menuet et sa basse, en supprimant les paroles, et je le donnai pour être de moi, tout aussi résolument que si j'avais parlé à des habitants de la lune. On s'assemble pour exécuter ma pièce. J'explique à chacun le genre du mouvement, le goût de l'exécution, les renvois des parties; j'étais fort affairé. On s'accorde pendant cinq ou six minutes, qui furent pour moi cinq ou six siècles. Enfin tout étant prêt, je frappe avec un beau rouleau de papier sur mon pupitre magistral les cinq ou six coups du Prenez garde à vous. On fait silence; je me mets gravement à battre la mesure, on commence... Non, depuis qu'il existe des opéras français, de la vie on n'ouït un semblable charivari. Quoi qu'on eût pu penser de mon prétendu talent, l'effet fut pire que tout ce qu'on semblait attendre. Les musiciens étouffaient de rire; les auditeurs ouvraient de grands yeux et auraient bien voulu fermer les oreilles; mais il n'y avait pas moyen. Mes bourreaux de symphonistes, qui voulaient s'égayer, raclaient à percer le tympan d'un quinze-vingt. J'eus la constance d'aller toujours mon train, suant il est vrai à grosses gouttes, mais retenu par la honte, n'osant m'enfuir et tout planter là . Pour ma consolation, j'entendais autour de moi les assistants se dire à leur oreille, ou plutôt à la mienne, l'un, il n'y a rien là de supportable; un autre, quelle musique enragée! un autre, quel diable de sabbat! Pauvre Jean-Jacques, dans ce cruel moment tu n'espérais guère qu'un jour, devant le roi de France et toute sa cour, tes sons exciteraient des murmures de surprise et d'applaudissement, et que, dans toutes les loges autour de toi, les plus aimables femmes se diraient à demi-voix quels sons charmants! quelle musique enchanteresse! tous ces chants-là vont au coeur! Mais ce qui mit tout le monde de bonne humeur fut le menuet. A peine en eut-on joué quelques mesures, que j'entendis partir de toutes parts les éclats de rire. Chacun me félicitait sur mon joli goût de chant; on m'assurait que ce menuet ferait parler de moi, et que je méritais d'être chanté partout. Je n'ai pas besoin de dépeindre mon angoisse, ni d'avouer que je la méritais bien. Le lendemain, l'un de mes symphonistes, appelé Lutold, vint me voir, et fut assez bon homme pour ne pas me féliciter sur mon succès. Le profond sentiment de ma sottise, la honte, le regret, le désespoir de l'état où j'étais réduit, l'impossibilité de tenir mon coeur fermé dans ses grandes peines, me firent ouvrir à lui je lâchai la bonde à mes larmes; et, au lieu de me contenter de lui avouer mon ignorance, je lui dis tout, en lui demandant le secret, qu'il me promit, et qu'il me garda comme on peut le croire. Dès le même soir, tout Lausanne sut qui j'étais; et, ce qui est remarquable, personne ne m'en fit semblant, pas même le bon Perrotet, qui pour tout cela ne se rebuta pas de me loger et de me nourrir. Je vivais, mais bien tristement. Les suites d'un pareil début ne firent pas pour moi de Lausanne un séjour fort agréable. Les écoliers ne se présentaient pas en foule; pas une seule écolière, et personne de la ville. J'eus en tout deux ou trois gros Teutches, aussi stupides que j'étais ignorant, qui m'ennuyaient à mourir, et qui, dans mes mains, ne devinrent pas de grands croque-notes. Je fus appelé dans une seule maison, où un petit serpent de fille se donna le plaisir de me montrer beaucoup de musique dont je ne pus pas lire une note, et qu'elle eut la malice de chanter ensuite devant monsieur le maÃtre, pour lui montrer comment cela s'exécutait. J'étais si peu en état de lire un air de première vue, que, dans le brillant concert dont j'ai parlé, il ne me fut pas possible de suivre un moment l'exécution pour savoir si l'on jouait bien ce que j'avais sous les yeux, et que j'avais composé moi-même. Au milieu de tant d'humiliations j'avais des consolations très douces dans les nouvelles que je recevais de temps en temps des deux charmantes amies. J'ai toujours trouvé dans le sexe une grande vertu consolatrice; et rien n'adoucit plus mes afflictions dans mes disgrâces que de sentir qu'une personne aimable y prend intérêt. Cette correspondance cessa pourtant bientôt après, et ne fut jamais renouée; mais ce fut ma faute. En changeant de lieu je négligeai de leur donner mon adresse; et, forcé par la nécessité de songer continuellement à moi-même, je les oubliai bientôt entièrement. Il y a longtemps que je n'ai parlé de ma pauvre maman; mais si l'on croit que je l'oubliais aussi, l'on se trompe fort. Je ne cessais de penser à elle, et de désirer de la retrouver, non seulement pour le besoin de ma subsistance, mais bien plus pour le besoin de mon coeur. Mon attachement pour elle, quelque vif, quelque tendre qu'il fût, ne m'empêchait pas d'en aimer d'autres; mais ce n'était pas de la même façon. Toutes devaient également ma tendresse à leurs charmes; mais elle tenait uniquement à ceux des autres, et ne leur eût pas survécu; au lieu que maman pouvait devenir vieille et laide sans que je l'aimasse moins tendrement. Mon coeur avait pleinement transmis à sa personne l'hommage qu'il fit d'abord à sa beauté; et, quelque changement qu'elle éprouvât, pourvu que ce fût toujours elle, mes sentiments ne pouvaient changer. Je sais bien que je lui devais de la reconnaissance; mais, en vérité, je n'y songeais pas. Quoi qu'elle eût fait ou n'eût pas fait pour moi, c'eût été toujours la même chose. Je ne l'aimais ni par devoir, ni par intérêt, ni par convenance; je l'aimais parce que j'étais né pour l'aimer. Quand je devenais amoureux de quelque autre, cela faisait distraction, je l'avoue, et je pensais moins souvent à elle; mais j'y pensais avec le même plaisir, et jamais, amoureux ou non, je ne me suis occupé d'elle sans sentir qu'il ne pouvait y avoir pour moi de vrai bonheur dans la vie tant que j'en serais séparé. N'ayant point de ses nouvelles depuis si longtemps, je ne crus jamais que je l'eusse tout à fait perdue, ni qu'elle eût pu m'oublier. Je me disais elle saura tôt ou tard que je suis errant, et me donnera quelque signe de vie; je la retrouverai, j'en suis certain. En attendant, c'était une douceur pour moi d'habiter son pays, de passer dans les rues où elle avait passé, devant les maisons où elle avait demeuré; et le tout par conjecture, car une de mes ineptes bizarreries était de n'oser m'informer d'elle ni prononcer son nom sans la plus absolue nécessité. Il me semblait qu'en la nommant je disais tout ce qu'elle m'inspirait, que ma bouche révélait le secret de mon coeur, que je la compromettais en quelque sorte. Je crois même qu'il se mêlait à cela quelque frayeur qu'on ne me dÃt du mal d'elle. On avait parlé beaucoup de sa démarche, et un peu de sa conduite. De peur qu'on n'en dÃt pas ce que je voulais entendre, j'aimais mieux qu'on n'en parlât point du tout. Comme mes écoliers ne m'occupaient pas beaucoup, et que sa ville natale n'était qu'à quatre lieues de Lausanne, j'y fis une promenade de deux ou trois jours, durant lesquels la plus douce émotion ne me quitta point. L'aspect du lac de Genève et de ses admirables côtes eut toujours à mes yeux un attrait particulier que je ne saurais expliquer, et qui ne tient pas seulement à la beauté du spectacle, mais à je ne sais quoi de plus intéressant qui m'affecte et m'attendrit. Toutes les fois que j'approche du pays de Vaud, j'éprouve une impression composée du souvenir de madame de Warens, qui y est née, de mon père, qui y vivait, de mademoiselle de Vulson, qui y eut les prémices de mon coeur, de plusieurs voyages de plaisir que j'y fis dans mon enfance, et, ce me semble, de quelque autre cause encore plus secrète et plus forte que tout cela. Quand l'ardent désir de cette vie heureuse et douce qui me fuit et pour laquelle j'étais né vient enflammer mon imagination, c'est toujours au pays de Vaud, près du lac, dans des campagnes charmantes, qu'elle se fixe. Il me faut absolument un verger au bord de ce lac, et non pas d'un autre; il me faut un ami sûr, une femme aimable, une vache et un petit bateau. Je ne jouirai d'un bonheur parfait sur la terre que quand j'aurai tout cela. Je ris de la simplicité avec laquelle je suis allé plusieurs fois dans ce pays-là uniquement pour y chercher ce bonheur imaginaire. J'étais toujours surpris d'y trouver les habitants, surtout les femmes, d'un tout autre caractère que celui que j'y cherchais. Combien cela me semblait disparate! Le pays et le peuple dont il est couvert ne m'ont jamais paru faits l'un pour l'autre. Dans ce voyage de Vevay, je me livrais, en suivant ce beau rivage, à la plus douce mélancolie mon coeur s'élançait avec ardeur à mille félicités innocentes; je m'attendrissais, je soupirais et pleurais comme un enfant. Combien de fois, m'arrêtant pour pleurer à mon aise, assis sur une grosse pierre, je me suis amusé à voir tomber mes larmes dans l'eau! J'allai à Vevay loger à la Clef; et, pendant deux jours que j'y restai sans voir personne, je pris pour cette ville un amour qui m'a suivi dans tous mes voyages, et qui m'y a fait établir enfin les héros de mon roman. Je dirais volontiers à ceux qui ont du goût et qui sont sensibles Allez à Vevay, visitez le pays, examinez les sites, promenez-vous sur le lac, et dites si la nature n'a pas fait ce beau pays pour une Julie, pour une Claire et pour un Saint-Preux; mais ne les y cherchez pas. Je reviens à mon histoire. Comme j'étais catholique et que je me donnais pour tel, je suivais sans mystère et sans scrupule le culte que j'avais embrassé. Les dimanches, quand il faisait beau, j'allais à la messe à Assens, à deux lieues de Lausanne. Je faisais ordinairement cette course avec d'autres catholiques, surtout avec un brodeur parisien dont j'ai oublié le nom. Ce n'était pas un Parisien comme moi, c'était un vrai Parisien de Paris, un archi-Parisien du bon Dieu, bonhomme comme un Champenois. Il aimait si fort son pays, qu'il ne voulut jamais douter que j'en fusse, de peur de perdre cette occasion d'en parler. M. de Crouzas, lieutenant baillival, avait un jardinier de Paris aussi, mais moins complaisant, et qui trouvait la gloire de son pays compromise à ce qu'on osât se donner pour en être lorsqu'on n'avait pas cet honneur. Il me questionnait de l'air d'un homme sûr de me prendre en faute, et puis souriait malignement. Il me demanda une fois ce qu'il y avait de remarquable au Marché-Neuf. Je battis la campagne comme on peut croire. Après avoir passé vingt ans à Paris, je dois à présent connaÃtre cette ville; cependant, si l'on me faisait aujourd'hui pareille question, je ne serais pas moins embarrassé d'y répondre, et de cet embarras on pourrait aussi bien conclure que je n'ai jamais été à Paris tant, lors même qu'on rencontre la vérité, l'on est sujet à se fonder sur des principes trompeurs! Je ne saurais dire exactement combien de temps je demeurai à Lausanne. Je n'apportai pas de cette ville des souvenirs bien rappelants. Je sais seulement que, n'y trouvant pas à vivre, j'allai de là à Neuchâtel, et que j'y passai l'hiver. Je réussis mieux dans cette dernière ville; j'y eus des écoliers, et j'y gagnai de quoi m'acquitter avec mon bon ami Perrotet, qui m'avait fidèlement envoyé mon petit bagage, quoique je lui redusse assez d'argent. J'apprenais insensiblement la musique en l'enseignant. Ma vie était assez douce; un homme raisonnable eût pu s'en contenter mais mon coeur inquiet me demandait autre chose. Les dimanches et les jours où j'étais libre, j'allais courir les campagnes et les bois des environs, toujours errant, rêvant, soupirant; et quand j'étais une fois sorti de la ville, je n'y rentrais plus que le soir. Un jour, étant à Boudry, j'entrai pour dÃner dans un cabaret j'y vis un homme à grande barbe avec un habit violet à la grecque, un bonnet fourré, l'équipage et l'air assez noble, et qui souvent avait peine à se faire entendre, ne parlant qu'un jargon presque indéchiffrable, mais plus ressemblant à l'italien qu'à nulle autre langue. J'entendais presque tout ce qu'il disait, et j'étais le seul; il ne pouvait s'énoncer que par signes avec l'hôte et les gens du pays. Je lui dis quelques mots en italien, qu'il entendit parfaitement il se leva, et vint m'embrasser avec transport. La liaison fut bientôt faite, et dès ce moment je lui servis de truchement. Son dÃner était bon, le mien était moins que médiocre; il m'invita de prendre part au sien, je fis peu de façons. En buvant et baragouinant nous achevâmes de nous familiariser, et dès la fin du repas nous devÃnmes inséparables. Il me conta qu'il était prélat grec et archimandrite de Jérusalem; qu'il était chargé de faire une quête en Europe pour le rétablissement du saint sépulcre. Il me montra de belles patentes de la czarine et de l'empereur; il en avait de beaucoup d'autres souverains. Il était assez content de ce qu'il avait amassé jusqu'alors; mais il avait eu des peines incroyables en Allemagne, n'entendant pas un mot d'allemand, de latin, ni de français, et réduit à son grec, au turc et à la langue franque pour toute ressource, ce qui ne lui en procurait pas beaucoup dans le pays où il s'était enfourné. Il me proposa de l'accompagner pour lui servir de secrétaire et d'interprète. Malgré mon petit habit violet, nouvellement acheté, et qui ne cadrait pas mal avec mon nouveau poste, j'avais l'air si peu étoffé qu'il ne me crut pas difficile à gagner, et il ne se trompa point. Notre accord fut bientôt fait; je ne demandais rien, et il promettait beaucoup. Sans caution, sans sûreté, sans connaissance, je me livre à sa conduite, et dès le lendemain me voilà parti pour Jérusalem. Nous commençâmes notre tournée par le canton de Fribourg, où il ne fit pas grand'chose. La dignité épiscopale ne permettait pas de faire le mendiant, et de quêter aux particuliers; mais nous présentâmes sa commission au sénat, qui lui donna une petite somme. De là nous fûmes à Berne. Nous logeâmes au Faucon, bonne auberge alors, où l'on trouvait bonne compagnie. La table était nombreuse et bien servie. Il y avait longtemps que je faisais mauvaise chère; j'avais grand besoin de me refaire, j'en avais l'occasion, et j'en profitai. Monseigneur l'archimandrite était lui-même un homme de bonne compagnie, aimant assez à tenir table, gai, parlant bien pour ceux qui l'entendaient, ne manquant pas de certaines connaissances, et plaçant son érudition grecque avec assez d'agrément. Un jour, cassant au dessert des noisettes, il se coupa le doigt fort avant; et comme le sang sortait avec abondance, il montra son doigt à la compagnie, et dit en riant Mirate, signori questo è sangue pelasgo. A Berne mes fonctions ne lui furent pas inutiles, et je ne m'en tirai pas aussi mal que j'avais craint. J'étais bien plus hardi et mieux parlant que je n'aurais été pour moi-même. Les choses ne se passèrent pas aussi simplement qu'à Fribourg il fallut de longues et fréquentes conférences avec les premiers de l'Etat, et l'examen de ses titres ne fut pas l'affaire d'un jour. Enfin, tout étant en règle, il fut admis à l'audience du sénat. J'entrai avec lui comme son interprète, et l'on me dit de parler. Je ne m'attendais à rien moins, et il ne m'était pas venu dans l'esprit qu'après avoir longtemps conféré avec les membres, il fallût s'adresser au corps comme si rien n'eût été dit. Qu'on juge de mon embarras! Pour un homme aussi honteux, parler non seulement en public, mais devant le sénat de Berne, et parler impromptu sans avoir une seule minute pour me préparer, il y avait là de quoi m'anéantir. Je ne fus pas même intimidé. J'exposai succinctement et nettement la commission de l'archimandrite. Je louai la piété des princes qui avaient contribué à la collecte qu'il était venu faire. Piquant d'émulation celle de leurs Excellences, je dis qu'il n'y avait pas moins à espérer de leur munificence accoutumée; et puis, tâchant de prouver que cette bonne oeuvre en était également une pour tous les chrétiens sans distinction de secte, je finis par promettre les bénédictions du ciel à ceux qui voudraient y prendre part. Je ne dirai pas que mon discours fit effet, mais il est sûr qu'il fut goûté, et qu'au sortir de l'audience l'archimandrite reçut un présent fort honnête, et de plus, sur l'esprit de son secrétaire, des compliments dont j'eus l'agréable emploi d'être le truchement, mais que je n'osai lui rendre à la lettre. Voilà la seule fois de ma vie que j'aie parlé en public et devant un souverain, et la seule fois aussi peut-être que j'ai parlé hardiment et bien. Quelle différence dans les dispositions du même homme! Il y a trois ans qu'étant allé voir à Yverdun mon vieux ami M. Roguin, je reçus une députation pour me remercier de quelques livres que j'avais donnés à la bibliothèque de cette ville. Les Suisses sont grands harangueurs; ces messieurs me haranguèrent. Je me crus obligé de répondre; mais je m'embarrassai tellement dans ma réponse, et ma tête se brouilla si bien, que je restai court, et me fis moquer de moi. Quoique timide naturellement, j'ai été hardi quelquefois dans ma jeunesse; jamais dans mon âge avancé. Plus j'ai vu le monde, moins j'ai pu me faire à son ton. Partis de Berne, nous allâmes à Soleure; car le dessein de l'archimandrite était de reprendre la route d'Allemagne, et de s'en retourner par la Hongrie ou par la Pologne, ce qui faisait une route immense mais comme chemin faisant sa bourse s'emplissait plus qu'elle ne se vidait, il craignait peu les détours. Pour moi, qui me plaisais presque autant à cheval qu'à pied, je n'aurais pas mieux demandé que de voyager ainsi toute ma vie mais il était écrit que je n'irais pas si loin. La première chose que nous fÃmes arrivant à Soleure fut d'aller saluer monsieur l'ambassadeur de France. Malheureusement pour mon évêque, cet ambassadeur était le marquis de Bonac, qui avait été ambassadeur à la Porte, et qui devait être au fait de tout ce qui regardait le saint sépulcre. L'archimandrite eut une audience d'un quart d'heure, où je ne fus pas admis, parce que monsieur l'ambassadeur entendait la langue franque et parlait l'italien du moins aussi bien que moi. A la sortie de mon Grec je voulus le suivre; on me retint, ce fut mon tour. M'étant donné pour Parisien, j'étais comme tel sous la juridiction de son Excellence. Elle me demanda qui j'étais, m'exhorta de lui dire la vérité je le lui promis, en lui demandant une audience particulière qui me fut accordée. Monsieur l'ambassadeur m'emmena dans son cabinet dont il ferma sur nous la porte; et là , me jetant à ses pieds, je lui tins parole. Je n'aurais pas moins dit quand je n'aurais rien promis, car un continuel besoin d'épanchement met à tout moment mon coeur sur mes lèvres; et, après m'être ouvert sans réserve au musicien Lutold, je n'avais garde de faire le mystérieux avec le marquis de Bonac. Il fut si content de ma petite histoire et de l'effusion de coeur avec laquelle il vit que je l'avais contée, qu'il me prit par la main, entra chez madame l'ambassadrice, et me présenta à elle en lui faisant un abrégé de mon récit. Madame de Bonac m'accueillit avec bonté, et dit qu'il ne fallait pas me laisser aller avec ce moine grec. Il fut résolu que je resterais à l'hôtel, en attendant qu'on vÃt ce qu'on pourrait faire de moi. Je voulus aller faire mes adieux à mon pauvre archimandrite, pour lequel j'avais conçu de l'attachement on ne me le permit pas. On envoya lui signifier mes arrêts, et un quart d'heure après, je vis arriver mon petit sac. M. de la Martinière, secrétaire d'ambassade, fut en quelque façon chargé de moi. En me conduisant dans la chambre qui m'était destinée, il me dit Cette chambre a été occupée sous le comte du Luc par un homme célèbre du même nom que vous il ne tient qu'à vous de le remplacer de toutes manières, et de faire dire un jour, Rousseau premier, Rousseau second. Cette conformité, qu'alors je n'espérais guère, eût moins flatté mes désirs si j'avais pu prévoir à quel prix je l'achèterais un jour. Ce que m'avait dit M. de la Martinière me donna de la curiosité. Je lus les ouvrages de celui dont j'occupais la chambre; et, sur le compliment qu'on m'avait fait, croyant avoir du goût pour la poésie, je fis pour mon coup d'essai une cantate à la louange de madame de Bonac. Ce goût ne se soutint pas. J'ai fait de temps en temps de médiocres vers c'est un exercice assez bon pour se rompre aux inversions élégantes, et apprendre à mieux écrire en prose; mais je n'ai jamais trouvé dans la poésie française assez d'attrait pour m'y livrer tout à fait. M. de la Martinière voulut voir de mon style, et me demanda par écrit le même détail que j'avais fait à monsieur l'ambassadeur. Je lui écrivis une longue lettre, que j'apprends avoir été conservée par M. de Marianne, qui était attaché depuis longtemps au marquis de Bonac, et qui depuis a succédé à M. de la Martinière sous l'ambassade de M. de Courteilles. J'ai prié M. de Malesherbes de tâcher de me procurer une copie de cette lettre. Si je puis l'avoir par lui ou par d'autres, on la trouvera dans le recueil qui doit accompagner mes Confessions. L'expérience que je commençais d'avoir modérait peu à peu mes projets romanesques; et, par exemple, non seulement je ne devins point amoureux de madame de Bonac, mais je sentis d'abord que je ne pouvais faire un grand chemin dans la maison de son mari. M. de la Martinière en place, et M. de Marianne pour ainsi dire en survivance, ne me laissaient espérer pour toute fortune qu'un emploi de sous-secrétaire, qui ne me tentait pas infiniment. Cela fit que quand on me consulta sur ce que je voulais faire, je marquai beaucoup d'envie d'aller à Paris. Monsieur l'ambassadeur goûta cette idée, qui tendait au moins à le débarrasser de moi. M. de Merveilleux, secrétaire interprète de l'ambassade, dit que son ami M. Godard, colonel suisse au service de France, cherchait quelqu'un pour mettre auprès de son neveu, qui entrait fort jeune au service, et pensa que je pourrais lui convenir. Sur cette idée, assez légèrement prise, mon départ fut résolu; et moi, qui voyais un voyage à faire et Paris au bout, j'en fus dans la joie de mon coeur. On me donna quelques lettres, cent francs pour mon voyage accompagnés de force bonnes leçons, et je partis. Je mis à ce voyage une quinzaine de jours, que je peux compter parmi les heureux de ma vie. J'étais jeune, je me portais bien, j'avais assez d'argent, beaucoup d'espérance, je voyageais à pied, et je voyageais seul. On serait étonné de me voir compter un pareil avantage, si déjà l'on n'avait dû se familiariser avec mon humeur. Mes douces chimères me tenaient compagnie, et jamais la chaleur de mon imagination n'en enfanta de plus magnifiques. Quand on m'offrait quelque place vide dans une voiture, ou que quelqu'un m'accostait en route, je rechignais de voir renverser la fortune dont je bâtissais l'édifice en marchant. Cette fois mes idées étaient martiales. J'allais m'attacher à un militaire et devenir militaire moi-même; car on avait arrangé que je commencerais par être cadet. Je croyais déjà me voir en habit d'officier, avec un beau plumet blanc. Mon coeur s'enflait à cette noble idée. J'avais quelque teinture de géométrie et de fortifications; j'avais un oncle ingénieur; j'étais en quelque sorte enfant de la balle. Ma vue courte offrait un peu d'obstacle, mais qui ne m'embarrassait pas; et je comptais bien, à force de sang-froid et d'intrépidité, suppléer à ce défaut. J'avais lu que le maréchal Schomberg avait la vue très courte; pourquoi le maréchal Rousseau ne l'aurait-il pas? Je m'échauffais tellement sur ces folies, que je ne voyais plus que troupes, remparts, gabions, batteries, et moi, au milieu du feu et de la fumée, donnant tranquillement mes ordres la lorgnette à la main. Cependant, quand je passais dans des campagnes agréables, que je voyais des bocages et des ruisseaux, ce touchant aspect me faisait soupirer de regret; je sentais au milieu de ma gloire que mon coeur n'était pas fait pour tant de fracas, et bientôt, sans savoir comment, je me retrouvais au milieu de mes chères bergeries, renonçant pour jamais aux travaux de Mars. Combien l'abord de Paris démentit l'idée que j'en avais! La décoration extérieure que j'avais vue à Turin, la beauté des rues, la symétrie et l'alignement des maisons me faisaient chercher, à Paris, autre chose encore. Je m'étais figuré une ville aussi belle que grande, de l'aspect le plus imposant, où l'on ne voyait que de superbes rues, des palais de marbre et d'or. En entrant par le faubourg Saint-Marceau, je ne vis que de petites rues sales et puantes, de vilaines maisons noires, l'air de la malpropreté, de la pauvreté, des mendiants, des charretiers, des ravaudeuses, des crieuses de tisane et de vieux chapeaux. Tout cela me frappa d'abord à tel point, que tout ce que j'ai vu depuis à Paris de magnificence réelle n'a pu détruire cette première impression, et qu'il m'en est resté toujours un secret dégoût pour l'habitation de cette capitale. Je puis dire que tout le temps que j'y ai vécu dans la suite ne fut employé qu'à y chercher des ressources pour me mettre en état d'en vivre éloigné. Tel est le fruit d'une imagination trop active, qui exagère par-dessus l'exagération des hommes, et voit toujours plus que ce qu'on lui dit. On m'avait tant vanté Paris, que je me l'étais figuré comme l'ancienne Babylone, dont je trouverais peut-être autant à rabattre, si je l'avais vue, du portrait que je m'en suis fait. La même chose m'arriva à l'Opéra, où je me pressai d'aller le lendemain de mon arrivée; la même chose m'arriva dans la suite à Versailles; dans la suite encore en voyant la mer; et la même chose m'arrivera toujours en voyant des spectacles qu'on m'aura trop annoncés car il est impossible aux hommes et difficile à la nature elle-même de passer en richesse mon imagination. A la manière dont je fus reçu de tous ceux pour qui j'avais des lettres, je crus ma fortune faite. Celui à qui j'étais le plus recommandé, et qui me caressa le moins, était M. de Surbeck, retiré du service et vivant philosophiquement à Bagneux, où je fus le voir plusieurs fois, et où jamais il ne m'offrit un verre d'eau. J'eus plus d'accueil de madame de Merveilleux, belle-soeur de l'interprète, et de son neveu, officier aux gardes non seulement la mère et le fils me reçurent bien, mais ils m'offrirent leur table, dont je profitai souvent durant mon séjour à Paris. Madame de Merveilleux me parut avoir été belle; ses cheveux étaient d'un beau noir, et faisaient, à la vieille mode, le crochet sur ses tempes. Il lui restait ce qui ne périt point avec les attraits, un esprit très agréable. Elle me parut goûter le mien, et fit tout ce qu'elle put pour me rendre service; mais personne ne la seconda, et je fus bientôt désabusé de tout ce grand intérêt qu'on avait paru prendre à moi. Il faut pourtant rendre justice aux Français ils ne s'épuisent point autant qu'on dit en protestations, et celles qu'ils font sont presque toujours sincères; mais ils ont une manière de paraÃtre s'intéresser à vous qui trompe plus que des paroles. Les gros compliments des Suisses n'en peuvent imposer qu'à des sots. Les manières des Français sont plus séduisantes en cela même qu'elles sont plus simples on croirait qu'ils ne vous disent pas tout ce qu'ils veulent faire, pour vous surprendre plus agréablement. Je dirai plus; ils ne sont point faux dans leurs démonstrations; ils sont naturellement officieux, humains, bienveillants, et même, quoi qu'on en dise, plus vrais qu'aucune autre nation mais ils sont légers et volages. Ils ont en effet le sentiment qu'ils vous témoignent; mais ce sentiment s'en va comme il est venu. En vous parlant ils sont pleins de vous; ne vous voient-ils plus, ils vous oublient. Rien n'est permanent dans leur coeur tout est chez eux l'oeuvre du moment. Je fus donc beaucoup flatté et peu servi. Ce colonel Godard, au neveu duquel on m'avait donné, se trouva être un vilain vieux avare, qui, quoique tout cousu d'or, voyant ma détresse, me voulut avoir pour rien. Il prétendait que je fusse auprès de son neveu une espèce de valet sans gages plutôt qu'un vrai gouverneur. Attaché continuellement à lui, et par là dispensé du service, il fallait que je vécusse de ma paye de cadet, c'est-à -dire de soldat; et à peine consentait-il à me donner l'uniforme; il aurait voulu que je me contentasse de celui du régiment. Madame de Merveilleux, indignée de ses propositions, me détourna elle-même de les accepter; son fils fut du même sentiment. On cherchait autre chose, et l'on ne trouvait rien. Cependant je commençais d'être pressé, et cent francs sur lesquels j'avais fait mon voyage ne pouvaient me mener bien loin. Heureusement je reçus de la part de monsieur l'ambassadeur encore une petite remise qui me fit grand bien; et je crois qu'il ne m'aurait pas abandonné si j'eusse eu plus de patience mais languir, attendre, solliciter sont pour moi choses impossibles. Je me rebutai, je ne parus plus, et tout fut fini. Je n'avais pas oublié ma pauvre maman; mais comment la trouver? où la chercher? Madame de Merveilleux, qui savait mon histoire, m'avait aidé dans cette recherche, et longtemps inutilement. Enfin elle m'apprit que madame de Warens était repartie il y avait plus de deux mois, mais qu'on ne savait si elle était allée en Savoie ou à Turin, et que quelques personnes la disaient retournée en Suisse. Il ne m'en fallut pas davantage pour me déterminer à la suivre, bien sûr qu'en quelque lieu qu'elle fût je la trouverais plus aisément en province que je n'avais pu faire à Paris. Avant de partir j'exerçai mon nouveau talent poétique dans une épÃtre au colonel Godard, où je le drapai de mon mieux. Je montrai ce barbouillage à madame de Merveilleux, qui, au lieu de me censurer comme elle aurait dû faire, rit beaucoup de mes sarcasmes, de même que son fils, qui, je crois, n'aimait pas M. Godard; et il faut avouer qu'il n'était pas aimable. J'étais tenté de lui envoyer mes vers; ils m'y encouragèrent j'en fis un paquet à son adresse, et comme il n'y avait point alors à Paris de petite poste, je le mis dans ma poche, et le lui envoyai d'Auxerre en passant. Je ris quelquefois encore en songeant aux grimaces qu'il dut faire en lisant ce panégyrique, où il était peint trait pour trait. Il commençait ainsi Tu croyais, vieux penard, qu'une folle manie D'élever ton neveu m'inspirerait l'envie. Cette petite pièce, mal faite à la vérité, mais qui ne manquait pas de sel et qui annonçait du talent pour la satire, est cependant le seul écrit satirique qui soit sorti de ma plume. J'ai le coeur trop peu haineux pour me prévaloir d'un pareil talent mais je crois qu'on peut juger, par quelques écrits polémiques faits de temps à autre pour ma défense, que si j'avais été d'humeur batailleuse, mes agresseurs auraient eu rarement les rieurs de leur côté. La chose que je regrette le plus dans les détails de ma vie dont j'ai perdu la mémoire est de n'avoir pas fait des journaux de mes voyages. Jamais je n'ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j'ose ainsi dire, que dans ceux que j'ai faits seul à pied. La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées je ne puis presque penser quand je reste en place; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit. La vue de la campagne, la succession des aspects agréables, le grand air, le grand appétit, la bonne santé que je gagne en marchant, la liberté du cabaret, l'éloignement de tout ce qui me fait sentir ma dépendance, de tout ce qui me rappelle à ma situation, tout cela dégage mon âme, me donne une plus grande audace de penser, me jette en quelque sorte dans l'immensité des êtres pour les combiner, les choisir, me les approprier à mon gré, sans gêne et sans crainte. Je dispose en maÃtre de la nature entière; mon coeur, errant d'objet en objet, s'unit, s'identifie à ceux qui le flattent, s'entoure d'images charmantes, s'enivre de sentiments délicieux. Si pour les fixer je m'amuse à les décrire en moi-même, quelle vigueur de pinceau, quelle fraÃcheur de coloris, quelle énergie d'expression je leur donne! On a, dit-on, trouvé de tout cela dans mes ouvrages, quoique écrits vers le déclin de mes ans. Oh! si l'on eût vu ceux de ma première jeunesse, ceux que j'ai faits durant mes voyages, ceux que j'ai composés et que je n'ai jamais écrits!... Pourquoi, direz-vous, ne les pas écrire? Et pourquoi les écrire? vous répondrai-je pourquoi m'ôter le charme actuel de la jouissance, pour dire à d'autres que j'avais joui? Que m'importaient des lecteurs, un public, et toute la terre, tandis que je planais dans le ciel? D'ailleurs, portais-je avec moi du papier, des plumes? Si j'avais pensé à tout cela, rien ne me serait venu. Je ne prévoyais pas que j'aurais des idées; elles viennent quand il leur plaÃt, non quand il me plaÃt. Elles ne viennent point, ou elles viennent en foule; elles m'accablent de leur nombre et de leur force. Dix volumes par jour n'auraient pas suffi. Où prendre du temps pour les écrire? En arrivant je ne songeais qu'à bien dÃner; en partant je ne songeais qu'à bien marcher. Je sentais qu'un nouveau paradis m'attendait à la porte; je ne songeais qu'à l'aller chercher. Jamais je n'ai si bien senti tout cela que dans le retour dont je parle. En venant à Paris, je m'étais borné aux idées relatives à ce que j'y allais faire. Je m'étais élancé dans la carrière où j'allais entrer, et je l'avais parcourue avec assez de gloire mais cette carrière n'était pas celle où mon coeur m'appelait, et les êtres réels nuisaient aux êtres imaginaires. Le colonel Godard et son neveu figuraient mal avec un héros tel que moi. Grâce au ciel, j'étais maintenant délivré de tous ces obstacles je pouvais m'enfoncer à mon gré dans le pays des chimères, car il ne restait que cela devant moi. Aussi je m'y égarai si bien, que je perdis réellement plusieurs fois ma route; et j'eusse été fort fâché d'aller plus droit, car sentant qu'à Lyon j'allais me retrouver sur la terre, j'aurais voulu n'y jamais arriver. Un jour entre autres, m'étant à dessein détourné pour voir de près un lieu qui me parut admirable, je m'y plus si fort et j'y fis tant de tours, que je me perdis enfin tout à fait. Après plusieurs heures de course inutile, las et mourant de soif et de faim, j'entrai chez un paysan dont la maison n'avait pas belle apparence; mais c'était la seule que je visse aux environs. Je croyais que c'était comme à Genève ou en Suisse, où tous les habitants à leur aise sont en état d'exercer l'hospitalité. Je priai celui-ci de me donner à dÃner en payant. Il m'offrit du lait écrémé et de gros pain d'orge, en me disant que c'était tout ce qu'il avait. Je buvais ce lait avec délices et je mangeais ce pain, paille et tout; mais cela n'était pas fort restaurant pour un homme épuisé de fatigue. Ce paysan, qui m'examinait, jugea de la vérité de mon histoire par celle de mon appétit. Tout de suite, après m'avoir dit qu'il voyait bien que j'étais un bon jeune honnête homme qui n'était pas là pour le vendre, il ouvrit une petite trappe à côté de sa cuisine, descendit, et revint un moment après avec un bon pain bis de pur froment, un jambon très appétissant, quoique entamé, et une bouteille de vin dont l'aspect me réjouit le coeur plus que tout le reste; on joignit à cela une omelette assez épaisse, et je fis un dÃner tel qu'autre qu'un piéton n'en connut jamais. Quand ce vint à payer, voilà son inquiétude et ses craintes qui le reprennent; il ne voulait point de mon argent, il le repoussait avec un trouble extraordinaire; et ce qu'il y avait de plaisant était que je ne pouvais imaginer de quoi il avait peur. Enfin, il prononça en frémissant ces mots terribles de commis et de rats de cave. Il me fit entendre qu'il cachait son vin à cause des aides, qu'il cachait son pain à cause de la taille, et qu'il serait un homme perdu si l'on pouvait se douter qu'il ne mourût pas de faim. Tout ce qu'il me dit à ce sujet, et dont je n'avais pas la moindre idée, me fit une impression qui ne s'effacera jamais. Ce fut là le germe de cette haine inextinguible qui se développa depuis dans mon coeur contre les vexations qu'éprouve le malheureux peuple, et contre ses oppresseurs. Cet homme, quoique aisé, n'osait manger le pain qu'il avait gagné à la sueur de son front, et ne pouvait éviter sa ruine qu'en montrant la même misère qui régnait autour de lui. Je sortis de sa maison aussi indigné qu'attendri, et déplorant le sort de ces belles contrées, à qui la nature n'a prodigué ses dons que pour en faire la proie des barbares publicains. Voilà le seul souvenir bien distinct qui me reste de ce qui m'est arrivé durant ce voyage. Je me rappelle seulement encore qu'en approchant de Lyon je fus tenté de prolonger ma route pour aller voir les bords du Lignon; car, parmi les romans que j'avais lus avec mon père, l'Astrée n'avait pas été oubliée, et c'était celui qui me revenait au coeur le plus fréquemment. Je demandai la route du Forez; et tout en causant avec une hôtesse, elle m'apprit que c'était un bon pays de ressource pour les ouvriers, qu'il y avait beaucoup de forges, et qu'on y travaillait fort bien en fer. Cet éloge calma tout à coup ma curiosité romanesque, et je ne jugeai pas à propos d'aller chercher des Dianes et des Sylvandres chez un peuple de forgerons. La bonne femme qui m'encourageait de la sorte m'avait sûrement pris pour un garçon serrurier. Je n'allais pas tout à fait à Lyon sans vues. En arrivant, j'allai voir aux Chasottes mademoiselle du Châtelet, amie de madame de Warens, et pour laquelle elle m'avait donné une lettre quand je vins avec M. le MaÃtre ainsi c'était une connaissance déjà faite. Mademoiselle du Châtelet m'apprit qu'en effet son amie avait passé à Lyon, mais qu'elle ignorait si elle avait poussé sa route jusqu'en Piémont, et qu'elle était incertaine elle-même en partant si elle ne s'arrêterait pas en Savoie; que si je voulais elle écrirait pour en avoir des nouvelles, et que le meilleur parti que j'eusse à prendre était de les attendre à Lyon. J'acceptai l'offre; mais je n'osai dire à mademoiselle du Châtelet que j'étais pressé de la réponse, et que ma petite bourse épuisée ne me laissait pas en état de l'attendre longtemps. Ce qui me retint n'était pas qu'elle m'eût mal reçu; au contraire, elle m'avait fait beaucoup de caresses, et me traitait sur un pied d'égalité qui m'ôtait le courage de lui laisser voir mon état, et de descendre du rôle de bonne compagnie à celui d'un malheureux mendiant. Il me semble de voir assez clairement la suite de tout ce que j'ai marqué dans ce livre. Cependant je crois me rappeler, dans le même intervalle, un autre voyage de Lyon, dont je ne puis marquer la place, et où je me trouvai déjà fort à l'étroit. Une petite anecdote assez difficile à dire ne me permettra jamais de l'oublier. J'étais un soir assis en Bellecour après un très mince souper, rêvant aux moyens de me tirer d'affaire, quand un homme en bonnet vint s'asseoir à côté de moi. Cet homme avait l'air d'un de ces ouvriers en soie qu'on appelle, à Lyon, des taffetatiers. Il m'adresse la parole; je lui réponds. A peine avions-nous causé un quart d'heure, que, toujours avec le même sang-froid et sans changer de ton, il me propose de nous amuser de compagnie. J'attendais qu'il m'expliquât quel était cet amusement, mais sans rien ajouter, il se mit en devoir de m'en donner l'exemple. Nous nous touchions presque, et la nuit n'était pas assez obscure pour m'empêcher de voir à quel exercice il se préparait. Il n'en voulait point à ma personne; du moins rien n'annonçait cette intention, et le lieu ne l'eût pas favorisée il ne voulait exactement, comme il me l'avait dit, que s'amuser et que je m'amusasse, chacun pour son compte; et cela lui paraissait si simple, qu'il n'avait pas même supposé qu'il ne me le parût pas comme à lui. Je fus si effrayé de cette impudence, que, sans lui répondre, je me levai précipitamment et me mis à fuir à toutes jambes, croyant avoir ce misérable à mes trousses. J'étais si troublé, qu'au lieu de gagner mon logis par la rue Saint-Dominique, je courus du côté du quai, et ne m'arrêtai qu'au delà du pont de bois, aussi tremblant que si je venais de commettre un crime. J'étais sujet au même vice ce souvenir m'en guérit pour longtemps. A ce voyage-ci j'eus une aventure à peu près du même genre, mais qui me mit en plus grand danger. Sentant mes espèces tirer à leur fin, j'en ménageais le chétif reste. Je prenais moins souvent des repas à mon auberge, et bientôt je n'en pris plus du tout, pouvant pour cinq ou six sous, à la taverne, me rassasier tout aussi bien que je faisais là pour mes vingt-cinq. N'y mangeant plus, je ne savais comment y aller coucher, non que j'y dusse grand'chose, mais j'avais honte d'occuper une chambre sans rien faire gagner à mon hôtesse. La saison était belle. Un soir qu'il faisait fort chaud, je me déterminai à passer la nuit dans la place; et déjà je m'étais établi sur un banc, quand un abbé qui passait, me voyant ainsi couché, s'approcha, et me demanda si je n'avais point de gÃte. Je lui avouai mon cas, il en parut touché. Il s'assit à côté de moi, et nous causâmes. Il parlait agréablement tout ce qu'il me dit me donna de lui la meilleure opinion du monde. Quand il me vit bien disposé, il me dit qu'il n'était pas logé fort au large; qu'il n'avait qu'une seule chambre, mais qu'assurément il ne me laisserait pas coucher ainsi dans la place; qu'il était tard pour me trouver un gÃte, et qu'il m'offrait, pour cette nuit, la moitié de son lit. J'accepte l'offre, espérant déjà me faire un ami qui pourrait m'être utile. Nous allons. Il bat le fusil. Sa chambre me parut propre dans sa petitesse il m'en fit les honneurs fort poliment. Il tira d'une armoire un pot de verre où étaient des cerises à l'eau-de-vie; nous en mangeâmes chacun deux, et nous fûmes nous coucher. Cet homme avait les mêmes goûts que mon Juif de l'hospice, mais il ne les manifestait pas si brutalement. Soit que, sachant que je pouvais être entendu, il craignÃt de me forcer à me défendre, soit qu'en effet il fût moins confirmé dans ses projets, il n'osa m'en proposer ouvertement l'exécution, et cherchait à m'émouvoir sans m'inquiéter. Plus instruit que la première fois, je compris bientôt son dessein, et j'en frémis. Ne sachant ni dans quelle maison ni entre les mains de qui j'étais, je craignis, en faisant du bruit, de le payer de ma vie. Je feignis d'ignorer ce qu'il me voulait; mais, paraissant très importuné de ses caresses et très décidé à n'en pas endurer le progrès, je fis si bien qu'il fut obligé de se contenir. Alors je lui parlai avec toute la douceur et toute la fermeté dont j'étais capable; et, sans paraÃtre rien soupçonner, je m'excusai de l'inquiétude que je lui avais montrée sur mon ancienne aventure, que j'affectai de lui conter en termes si pleins de dégoût et d'horreur, que je lui fis, je crois, mal au coeur à lui-même, et qu'il renonça tout à fait à son sale dessein. Nous passâmes tranquillement le reste de la nuit il me dit même beaucoup de choses très bonnes, très sensées; et ce n'était assurément pas un homme sans mérite, quoique ce fût un grand vilain. Le matin, monsieur l'abbé, qui ne voulait pas avoir l'air mécontent, parla de déjeuner, et pria une des filles de son hôtesse, qui était jolie, d'en faire apporter. Elle lui dit qu'elle n'avait pas le temps. Il s'adressa à sa soeur qui ne daigna pas lui répondre. Nous attendions toujours; point de déjeuner. Enfin nous passâmes dans la chambre de ces demoiselles. Elles reçurent monsieur l'abbé d'un air très peu caressant. J'eus encore moins à me louer de leur accueil. L'aÃnée, en se retournant, m'appuya son talon pointu sur le bout du pied, où un cor fort douloureux m'avait forcé de couper mon soulier; l'autre vint ôter brusquement de derrière moi une chaise sur laquelle j'étais prêt à m'asseoir; leur mère, en jetant de l'eau par la fenêtre, m'en aspergea le visage; en quelque place que je me misse, on m'en faisait ôter pour y chercher quelque chose; je n'avais été de ma vie à pareille fête. Je voyais dans leurs regards insultants et moqueurs une fureur cachée à laquelle j'avais la stupidité de ne rien comprendre. Ébahi, stupéfait, prêt à les croire toutes possédées, je commençais tout de bon à m'effrayer, quand l'abbé, qui ne faisait semblant de voir ni d'entendre, jugeant bien qu'il n'y avait point de déjeuner à espérer, prit le parti de sortir, et je me hâtai de le suivre, fort content d'échapper à ces trois furies. En marchant, il me proposa d'aller déjeuner au café. Quoique j'eusse grand faim, je n'acceptai point cette offre, sur laquelle il n'insista pas beaucoup non plus, et nous nous séparâmes au trois ou quatrième coin de rue; moi, charmé de perdre de vue tout ce qui appartenait à cette maudite maison; et lui, fort aise, à ce que je crois, de m'en avoir assez éloigné pour qu'elle ne me fût pas aisée à reconnaÃtre. Comme à Paris, ni dans aucune autre ville, jamais rien ne m'est arrivé de semblable à ces deux aventures, il m'en est resté une impression peu avantageuse au peuple de Lyon, et j'ai toujours regardé cette ville comme celle de l'Europe où règne la plus affreuse corruption. Le souvenir des extrémités où j'y fus réduit ne contribue pas non plus à m'en rappeler agréablement la mémoire. Si j'avais été fait comme un autre, que j'eusse eu le talent d'emprunter et de m'endetter dans mon cabaret, je me serais aisément tiré d'affaire mais c'est à quoi mon inaptitude égalait ma répugnance; et, pour imaginer à quel point vont l'une et l'autre, il suffit de savoir qu'après avoir passé presque toute ma vie dans le mal-être, et souvent prêt à manquer de pain, il ne m'est jamais arrivé une seule fois de me faire demander de l'argent par un créancier sans lui en donner à l'instant même. Je n'ai jamais su faire des dettes criardes, et j'ai toujours mieux aimé souffrir que devoir. C'était souffrir assurément que d'être réduit à passer la nuit dans la rue, et c'est ce qui m'est arrivé plusieurs fois à Lyon. J'aimais mieux employer quelques sous qui me restaient à payer mon pain que mon gÃte, parce qu'après tout je risquais moins de mourir de sommeil que de faim. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est que, dans ce cruel état, je n'étais ni inquiet ni triste. Je n'avais pas le moindre souci sur l'avenir, et j'attendais les réponses que devait recevoir mademoiselle du Châtelet, couchant à la belle étoile, et dormant étendu par terre ou sur un banc, aussi tranquillement que sur un lit de roses. Je me souviens même d'avoir passé une nuit délicieuse hors de la ville, dans un chemin qui côtoyait le Rhône ou la Saône, car je ne me rappelle pas lequel des deux. Des jardins élevés en terrasse bordaient le chemin du côté opposé. Il avait fait très chaud ce jour-là ; la soirée était charmante; la rosée humectait l'herbe flétrie; point de vent, une nuit tranquille; l'air était frais sans être froid; le soleil, après son coucher, avait laissé dans le ciel des vapeurs rouges dont la réflexion rendait l'eau couleur de rose; les arbres des terrasses étaient chargés de rossignols qui se répondaient de l'un à l'autre. Je me promenais dans une sorte d'extase, livrant mes sens et mon coeur à la jouissance de tout cela, et soupirant seulement un peu du regret d'en jouir seul. Absorbé dans ma douce rêverie, je prolongeai fort avant dans la nuit ma promenade, sans m'apercevoir que j'étais las. Je m'en aperçus enfin. Je me couchai voluptueusement sur la tablette d'une espèce de niche ou de fausse porte enfoncée dans un mur de terrasse; le ciel de mon lit était formé par les têtes des arbres; un rossignol était précisément au-dessus de moi je m'endormis à son chant; mon sommeil fut doux, mon réveil le fut davantage. Il était grand jour mes yeux, en s'ouvrant, virent l'eau, la verdure, un paysage admirable. Je me levai, me secouai la faim me prit; je m'acheminai gaiement vers la ville, résolu de mettre à un bon déjeuner deux pièces de six blancs qui me restaient encore. J'étais de si bonne humeur, que j'allais chantant tout le long du chemin; et je me souviens même que je chantais une cantate de Batistin, intitulée les Bains de Thoméry, que je savais par coeur. Que béni soit le bon Batistin et sa bonne cantate, qui m'a valu un meilleur déjeuner que celui sur lequel je comptais, et un dÃner bien meilleur encore, sur lequel je n'avais point compté du tout! Dans mon meilleur train d'aller et de chanter, j'entends quelqu'un derrière moi je me retourne; je vois un Antonin qui me suivait, et qui paraissait m'écouter avec plaisir. Il m'accoste, me salue, me demande si je sais la musique. Je réponds Un peu, pour faire entendre beaucoup. Il continue à me questionner je lui conte une partie de mon histoire. Il me demande si je n'ai jamais copié de la musique. Souvent, lui dis-je. Et cela était vrai, ma meilleure manière de l'apprendre était d'en copier. Eh bien! me dit-il, venez avec moi; je pourrai vous occuper quelques jours, durant lesquels rien ne vous manquera, pourvu que vous consentiez à ne pas sortir de la chambre. J'acquiesçai très volontiers, et je le suivis. Cet Antonin s'appelait M. Rolichon; il aimait la musique, il la savait, et chantait dans de petits concerts qu'il faisait avec ses amis. Il n'y avait rien là que d'innocent et d'honnête; mais ce goût dégénérait apparemment en fureur, dont il était obligé de cacher une partie. Il me conduisit dans une petite chambre que j'occupai, et où je trouvai beaucoup de musique qu'il avait copiée. Il m'en donna d'autre à copier, particulièrement la cantate que j'avais chantée, et qu'il devait chanter lui-même dans quelques jours. J'en demeurai là trois ou quatre à copier tout le temps où je ne mangeais pas, car de ma vie je ne fus si affamé ni mieux nourri. Il apportait mes repas lui-même de leur cuisine; et il fallait qu'elle fût bonne, si leur ordinaire valait le mien. De mes jours, je n'eus tant de plaisir à manger; et il faut avouer aussi que ces lippées me venaient fort à propos, car j'étais sec comme du bois. Je travaillais presque d'aussi bon coeur que je mangeais, et ce n'est pas peu dire. Il est vrai que je n'étais pas aussi correct que diligent. Quelques jours après, M. Rolichon, que je rencontrai dans la rue, m'apprit que mes parties avaient rendu la musique inexécutable, tant elles s'étaient trouvées pleines d'omissions, de duplications et de transpositions. Il faut avouer que j'ai choisi là dans la suite le métier du monde auquel j'étais le moins propre non que ma note ne fût belle et que je ne copiasse fort nettement; mais l'ennui d'un long travail me donne des distractions si grandes, que je passe plus de temps à gratter qu'à noter, et que si je n'apporte la plus grande attention à collationner mes parties, elles font toujours manquer l'exécution. Je fis donc très mal, en voulant bien faire, et, pour aller vite, j'allais tout de travers. Cela n'empêcha pas M. Rolichon de me bien traiter jusqu'à la fin, et de me donner encore en sortant un petit écu que je ne méritais guère, et qui me remit tout à fait en pied; car peu de jours après je reçus des nouvelles de maman, qui était à Chambéri, et de l'argent pour l'aller joindre, ce que je fis avec transport. Depuis lors, mes finances ont souvent été fort courtes, mais jamais assez pour être obligé de jeûner. Je marque cette époque avec un coeur sensible aux soins de la Providence. C'est la dernière fois de ma vie que j'ai senti la misère et la faim. Je restai à Lyon sept ou huit jours encore pour attendre les commissions dont maman avait chargé mademoiselle du Châtelet, que je vis durant ce temps-là plus assidûment qu'auparavant, ayant le plaisir de parler avec elle de son amie, et n'étant plus distrait par ces cruels retours sur ma situation qui me forçaient de la cacher. Mademoiselle du Châtelet n'était ni jeune ni jolie, mais elle ne manquait pas de grâce; elle était liante et familière, et son esprit donnait du prix à cette familiarité. Elle avait ce goût de morale observatrice qui porte à étudier les hommes; et c'est d'elle, en première origine, que ce même goût m'est venu. Elle aimait les romans de Le Sage, et particulièrement Gil Blas elle m'en parla, me le prêta; je le lus avec plaisir; mais je n'étais pas mûr encore pour ces sortes de lectures il me fallait des romans à grands sentiments. Je passais ainsi mon temps à la grille de mademoiselle du Châtelet avec autant de plaisir que de profit; et il est certain que les entretiens intéressants et sensés d'une femme de mérite sont plus propres à former un jeune homme que toute la pédantesque philosophie des livres. Je fis connaissance aux Chasottes avec d'autres pensionnaires et de leurs amies, entre autres avec une jeune personne de quatorze ans, appelée mademoiselle Serre, à laquelle je ne fis pas alors une grande attention, mais dont je me passionnai huit ou neuf ans après, et avec raison, car c'était une charmante fille. Occupé de l'attente de revoir bientôt ma bonne maman, je fis un peu de trêve à mes chimères, et le bonheur réel qui m'attendait me dispensa d'en chercher dans mes visions. Non seulement je la retrouvais, mais je retrouvais près d'elle et par elle un état agréable; car elle marquait m'avoir trouvé une occupation qu'elle espérait qui me conviendrait, et qui ne m'éloignerait pas d'elle. Je m'épuisais en conjectures pour deviner quelle pouvait être cette occupation, et il aurait fallu deviner en effet pour rencontrer juste. J'avais suffisamment d'argent pour faire commodément la route. Mademoiselle du Châtelet voulait que je prisse un cheval je n'y pus consentir, et j'eus raison; j'aurais perdu le plaisir du dernier voyage pédestre que j'ai fait en ma vie; car je ne peux donner ce nom aux excursions que je faisais souvent à mon voisinage tandis que je demeurais à Motiers. C'est une chose bien singulière que mon imagination ne se monte jamais plus agréablement que quand mon état est le moins agréable, et qu'au contraire elle est moins riante lorsque tout rit autour de moi. Ma mauvaise tête ne peut s'assujettir aux choses. Elle ne saurait embellir, elle veut créer. Les objets réels s'y peignent tout au plus tels qu'ils sont; elle ne sait parer que les objets imaginaires. Si je veux peindre le printemps, il faut que je sois en hiver; si je veux décrire un beau paysage, il faut que je sois dans des murs; et j'ai dit cent fois que si jamais j'étais mis à la Bastille, j'y ferais le tableau de la liberté. Je ne voyais en partant de Lyon qu'un avenir agréable j'étais aussi content, et j'avais tout lieu de l'être, que je l'étais peu quand je partis de Paris. Cependant je n'eus point, durant ce voyage, ces rêveries délicieuses qui m'avaient suivi dans l'autre. J'avais le coeur serein, mais c'était tout. Je me rapprochais avec attendrissement de l'excellente amie que j'allais revoir. Je goûtais d'avance, mais sans ivresse, le plaisir de vivre auprès d'elle je m'y étais toujours attendu; c'était comme s'il ne m'était rien arrivé de nouveau. Je m'inquiétais de ce que j'allais faire, comme si cela eût été fort inquiétant. Mes idées étaient paisibles et douces, non célestes et ravissantes. Tous les objets que je passais frappaient ma vue; je donnais de l'attention aux paysages; je remarquais les arbres, les maisons, les ruisseaux; je délibérais aux croisées des chemins; j'avais peur de me perdre, et je ne me perdais point. En un mot, je n'étais plus dans l'empyrée, j'étais tantôt où j'étais, tantôt où j'allais, jamais plus loin. Je suis en racontant mes voyages comme j'étais en les faisant je ne saurais arriver. Le coeur me battait de joie en approchant de ma chère maman, et je n'en allais pas plus vite. J'aime à marcher à mon aise, et m'arrêter quand il me plaÃt. La vie ambulante est celle qu'il me faut. Faire route à pied par un beau temps, dans un beau pays, sans être pressé, et avoir pour terme de ma course un objet agréable, voilà de toutes les manières de vivre celle qui est le plus de mon goût. Au reste, on sait déjà ce que j'entends par un beau pays. Jamais pays de plaine, quelque beau qu'il fût, ne parut tel à mes yeux. Il me faut des torrents, des rochers, des sapins, des bois noirs, des montagnes, des chemins raboteux à monter et à descendre, des précipices à mes côtés, qui me fassent bien peur. J'eus ce plaisir, et je le goûtai dans tout son charme, en approchant de Chambéri. Non loin d'une montagne coupée qu'on appelle le Pas de l'Échelle, au-dessous du grand chemin taillé dans le roc, à l'endroit appelé Chailles, court et bouillonne dans des gouffres affreux une petite rivière qui paraÃt avoir mis à les creuser des milliers de siècles. On a bordé le chemin d'un parapet, pour prévenir les malheurs cela faisait que je pouvais contempler au fond, et gagner des vertiges tout à mon aise; car ce qu'il y a de plaisant dans mon goût pour les lieux escarpés est qu'ils me font tourner la tête; et j'aime beaucoup ce tournoiement, pourvu que je sois en sûreté. Bien appuyé sur le parapet, j'avançais le nez, et je restais là des heures entières, entrevoyant de temps en temps cette écume et cette eau bleue dont j'entendais le mugissement à travers les cris des corbeaux et des oiseaux de proie qui volaient de roche en roche, et de broussaille en broussaille, à cent toises au-dessous de moi. Dans les endroits où la pente était assez unie et la broussaille assez claire pour laisser passer des cailloux, j'en allais chercher au loin d'aussi gros que je les pouvais porter, je les rassemblais sur le parapet en pile; puis, les lançant l'un après l'autre, je me délectais à les voir rouler, bondir et voler en mille éclats, avant que d'atteindre le fond du précipice. Plus près de Chambéri, j'eus un spectacle semblable en sens contraire. Le chemin passe au pied de la plus belle cascade que je vis de mes jours. La montagne est tellement escarpée que l'eau se détache net et tombe en arcade assez loin pour qu'on puisse passer entre la cascade et la roche, quelquefois sans être mouillé; mais si l'on ne prend bien ses mesures, on y est aisément trompé, comme je le fus; car, à cause de l'extrême hauteur, l'eau se divise et tombe en poussière; et lorsqu'on approche un peu trop de ce nuage, sans s'apercevoir d'abord qu'on se mouille, à l'instant on est tout trempé. J'arrive enfin; je la revois. Elle n'était pas seule. Monsieur l'intendant général était chez elle au moment que j'entrai. Sans me parler elle me prend la main et me présente à lui avec cette grâce qui lui ouvrait tous les coeurs Le voilà , monsieur, ce pauvre jeune homme; daignez le protéger aussi longtemps qu'il le méritera, je ne suis plus en peine de lui pour le reste de sa vie. Puis m'adressant la parole Mon enfant, me dit-elle, vous appartenez au roi; remerciez monsieur l'intendant, qui vous donne du pain. J'ouvrais de grands yeux sans rien dire, sans savoir trop qu'imaginer il s'en fallut peu que l'ambition naissante ne me tournât la tête, et que je ne fisse déjà le petit intendant. Ma fortune se trouva moins brillante que sur ce début je ne l'avais imaginée; mais quant à présent c'était assez pour vivre, et pour moi c'était beaucoup. Voici de quoi il s'agissait. Le roi Victor-Amédée, jugeant, par le sort des guerres précédentes et par la position de l'ancien patrimoine de ses pères, qu'il lui échapperait quelque jour, ne cherchait qu'à l'épuiser. Il y avait peu d'années qu'ayant résolu d'en mettre la noblesse à la taille, il avait ordonné un cadastre général de tout le pays, afin que, rendant l'imposition réelle, on pût la répartir avec plus d'équité. Ce travail, commencé sous le père, fut achevé sous le fils. Deux ou trois cents hommes, tant arpenteurs qu'on appelait géomètres, qu'écrivains qu'on appelait secrétaires, furent employés à cet ouvrage, et c'était parmi ces derniers que maman m'avait fait inscrire. Le poste, sans être fort lucratif, donnait de quoi vivre au large dans ce pays-là . Le mal était que cet emploi n'était qu'à temps, mais il mettait en état de chercher et d'attendre, et c'était par prévoyance qu'elle tâchait de m'obtenir de l'intendant une protection particulière, pour pouvoir passer à quelque emploi plus solide quand le temps de celui-là serait fini. J'entrai en fonction peu de jours après mon arrivée. Il n'y avait à ce travail rien de difficile, et je fus bientôt au fait. C'est ainsi qu'après quatre ou cinq ans de courses, de folies et de souffrances depuis ma sortie de Genève, je commençai pour la première fois de gagner mon pain avec honneur. Ces longs détails de ma première jeunesse auront paru bien puérils et j'en suis fâché quoique né homme à certains égards, j'ai été longtemps enfant, et je le suis encore à beaucoup d'autres. Je n'ai pas promis d'offrir au public un grand personnage j'ai promis de me peindre tel que je suis; et pour me connaÃtre dans mon âge avancé, il faut m'avoir bien connu dans ma jeunesse. Comme en général les objets font moins d'impression sur moi que leurs souvenirs, et que toutes mes idées sont en images, les premiers traits qui se sont gravés dans ma tête y sont demeurés, et ceux qui s'y sont empreints dans la suite se sont plutôt combinés avec eux qu'ils ne les ont effacés. Il y a une certaine succession d'affections et d'idées qui modifient celles qui les suivent, et qu'il faut connaÃtre pour en bien juger. Je m'applique à bien développer partout les premières causes, pour faire sentir l'enchaÃnement des effets. Je voudrais pouvoir en quelque façon rendre mon âme transparente aux yeux du lecteur; et pour cela je cherche à la lui montrer sous tous les points de vue, à l'éclairer par tous les jours, à faire en sorte qu'il ne s'y passe pas un mouvement qu'il n'aperçoive, afin qu'il puisse juger par lui-même du principe qui les produit. Si je me chargeais du résultat et que je lui disse tel est mon caractère, il pourrait croire, sinon que je le trompe, au moins que je me trompe. Mais en lui détaillant avec simplicité tout ce qui m'est arrivé, tout ce que j'ai pensé, tout ce que j'ai senti, je ne puis l'induire en erreur, à moins que je ne le veuille; encore, même en le voulant, n'y parviendrais-je pas aisément de cette façon. C'est à lui d'assembler ces éléments, et de déterminer l'être qu'ils composent le résultat doit être son ouvrage; et s'il se trompe alors, toute l'erreur sera de son fait. Or il ne suffit pas pour cette fin que mes récits soient fidèles, il faut aussi qu'ils soient exacts. Ce n'est pas à moi de juger de l'importance des faits; je les dois tous dire, et lui laisser le soin de choisir. C'est à quoi je me suis appliqué jusqu'ici de tout mon courage, et je ne me relâcherai pas dans la suite. Mais les souvenirs de l'âge moyen sont toujours moins vifs que ceux de la première jeunesse. J'ai commencé par tirer de ceux-ci le meilleur parti qu'il m'était possible. Si les autres me reviennent avec la même force, des lecteurs impatients s'ennuieront peut-être, mais moi je ne serai pas mécontent de mon travail. Je n'ai qu'une chose à craindre dans cette entreprise ce n'est pas de trop dire ou de dire des mensonges, mais c'est de ne pas tout dire et de taire des vérités. LIVRE CINQUIÈME 1732-1736 Ce fut, ce me semble, en 1732 que j'arrivai à Chambéri, comme je viens de le dire, et que je commençai d'être employé au cadastre pour le service du roi. J'avais vingt ans passés, près de vingt et un. J'étais assez formé pour mon âge du côté de l'esprit; mais le jugement ne l'était guère, et j'avais grand besoin des mains dans lesquelles je tombai pour apprendre à me conduire. Car quelques années d'expérience n'avaient pu me guérir encore radicalement de mes visions romanesques; et, malgré tous les maux que j'avais soufferts, je connaissais aussi peu le monde et les hommes que si je n'avais pas acheté ces instructions. Je logeai chez moi, c'est-à -dire chez maman; mais je ne retrouvai pas ma chambre d'Annecy. Plus de jardin, plus de ruisseau, plus de paysage. La maison qu'elle occupait était sombre et triste, et ma chambre était la plus sombre et la plus triste de la maison. Un mur pour vue, un cul-de-sac pour rue, peu d'air, peu de jour, peu d'espace, des grillons, des rats, des planches pourries; tout cela ne faisait pas une plaisante habitation. Mais j'étais chez elle, auprès d'elle; sans cesse à mon bureau ou dans sa chambre, je m'apercevais peu de la laideur de la mienne; je n'avais pas le temps d'y rêver. Il paraÃtra bizarre qu'elle se fût fixée à Chambéri tout exprès pour habiter cette vilaine maison cela même fut un trait d'habileté de sa part que je ne dois pas taire. Elle allait à Turin avec répugnance, sentant bien qu'après des révolutions toutes récentes et dans l'agitation où l'on était encore à la cour, ce n'était pas le moment de s'y présenter. Cependant ses affaires demandaient qu'elle s'y montrât elle craignait d'être oubliée ou desservie; elle savait surtout que le comte de Saint-Laurent, intendant général des finances, ne la favorisait pas. Il avait à Chambéri une maison vieille, mal bâtie, et dans une si vilaine position qu'elle restait toujours vide; elle la loua et s'y établit. Cela lui réussit mieux qu'un voyage; sa pension ne fut point supprimée, et depuis lors le comte de Saint-Laurent fut toujours de ses amis. J'y trouvai son ménage à peu près monté comme auparavant, et le fidèle Claude Anet toujours avec elle. C'était, comme je crois l'avoir dit, un paysan de Moutru, qui, dans son enfance, herborisait dans le Jura pour faire du thé de Suisse, et qu'elle avait pris à son service à cause de ses drogues, trouvant commode d'avoir un herboriste dans son laquais. Il se passionna si bien pour l'étude des plantes, et elle favorisa si bien son goût, qu'il devint un vrai botaniste, et que, s'il ne fût mort jeune, il se serait fait un nom dans cette science, comme il en méritait un parmi les honnêtes gens. Comme il était sérieux, même grave, et que j'étais plus jeune que lui, il devint pour moi une espèce de gouverneur, qui me sauva beaucoup de folies; car il m'en imposait, et je n'osais m'oublier devant lui. Il en imposait même à sa maÃtresse, qui connaissait son grand sens, sa droiture, son inviolable attachement pour elle, et qui le lui rendait bien. Claude Anet était sans contredit un homme rare, et le seul même de son espèce que j'aie jamais vu. Lent, posé, réfléchi, circonspect dans sa conduite, froid dans ses manières, laconique et sentencieux dans ses propos, il était, dans ses passions, d'une impétuosité qu'il ne laissait jamais paraÃtre, mais qui le dévorait en dedans, et qui ne lui a fait faire en sa vie qu'une sottise, mais terrible, c'est de s'être empoisonné. Cette scène tragique se passa peu après mon arrivée et il la fallait pour m'apprendre l'intimité de ce garçon avec sa maÃtresse; car si elle ne me l'eût dite elle-même, jamais je ne m'en serais douté. Assurément si l'attachement, le zèle et la fidélité peuvent mériter une pareille récompense, elle lui était bien due; et ce qui prouve qu'il en était digne, il n'en abusa jamais. Ils avaient rarement des querelles, et elles finissaient toujours bien. Il en vint pourtant une qui finit mal sa maÃtresse lui dit dans la colère un mot outrageant qu'il ne put digérer. Il ne consulta que son désespoir, et trouvant sous sa main une fiole de laudanum, il l'avala, puis fut se coucher tranquillement, comptant ne se réveiller jamais. Heureusement madame de Warens, inquiète, agitée elle-même, errant dans sa maison, trouva la fiole vide, et devina le reste. En volant à son secours, elle poussa des cris qui m'attirèrent. Elle m'avoua tout, implora mon assistance, et parvint avec beaucoup de peine à lui faire vomir l'opium. Témoin de cette scène, j'admirai ma bêtise de n'avoir jamais eu le moindre soupçon des liaisons qu'elle m'apprenait. Mais Claude Anet était si discret, que de plus clairvoyants que moi auraient pu s'y méprendre. Le raccommodement fut tel que j'en fus vivement touché moi-même; et depuis ce temps, ajoutant pour lui le respect à l'estime, je devins en quelque façon son élève, et ne m'en trouvai pas plus mal. Je n'appris pourtant pas sans peine que quelqu'un pouvait vivre avec elle dans une plus grande intimité que moi. Je n'avais pas songé même à désirer pour moi cette place; mais il m'était dur de la voir remplir par un autre, cela était fort naturel. Cependant, au lieu de prendre en aversion celui qui me l'avait soufflée, je sentis réellement s'étendre à lui l'attachement que j'avais pour elle. Je désirais sur toute chose qu'elle fût heureuse; et, puisqu'elle avait besoin de lui pour l'être, j'étais content qu'il fût heureux aussi. De son côté, il entrait parfaitement dans les vues de sa maÃtresse, et prit en sincère amitié l'ami qu'elle s'était choisi. Sans affecter avec moi l'autorité que son poste le mettait en droit de prendre, il prit naturellement celle que son jugement lui donnait sur le mien. Je n'osais rien faire qu'il parût désapprouver, et il ne désapprouvait que ce qui était mal. Nous vivions ainsi dans une union qui nous rendait tous heureux, et que la mort seule a pu détruire. Une des preuves de l'excellence du caractère de cette aimable femme est que tous ceux qui l'aimaient s'aimaient entre eux. La jalousie, la rivalité même cédait au sentiment dominant qu'elle inspirait, et je n'ai vu jamais aucun de ceux qui l'entouraient se vouloir du mal l'un à l'autre. Que ceux qui me lisent suspendent un moment leur lecture à cet éloge; et s'ils trouvent en y pensant quelque autre femme dont ils puissent en dire autant, qu'ils s'attachent à elle pour le repos de leur vie fût-elle au reste la dernière des catins. Ici commence, depuis mon arrivée à Chambéri jusqu'à mon départ pour Paris, en 1741, un intervalle de huit ou neuf ans, durant lequel j'aurai peu d'événements à dire, parce que ma vie a été aussi simple que douce; et cette uniformité était précisément ce dont j'avais le plus grand besoin pour achever de former mon caractère, que des troubles continuels empêchaient de se fixer. C'est durant ce précieux intervalle que mon éducation mêlée et sans suite, ayant pris de la consistance, m'a fait ce que je n'ai plus cessé d'être à travers les orages qui m'attendaient. Ce progrès fut insensible et lent, chargé de peu d'événements mémorables; mais il mérite cependant d'être suivi et développé. Au commencement je n'étais guère occupé que de mon travail; la gêne du bureau ne me laissait pas songer à autre chose. Le peu de temps que j'avais de libre se passait auprès de la bonne maman; et n'ayant pas même celui de lire, la fantaisie ne m'en prenait pas. Mais quand ma besogne, devenue une espèce de routine, occupa moins mon esprit, il reprit ses inquiétudes, la lecture me redevint nécessaire; et, comme si ce goût se fût toujours irrité par la difficulté de m'y livrer, il serait redevenu passion comme chez mon maÃtre, si d'autres goûts venus à la traverse n'eussent fait diversion à celui-là . Quoiqu'il ne fallût pas à nos opérations une arithmétique bien transcendante, il en fallait assez pour m'embarrasser quelquefois. Pour vaincre cette difficulté, j'achetai des livres d'arithmétique; et je l'appris bien, car je l'appris seul. L'arithmétique pratique s'étend plus loin qu'on ne pense quand on y veut mettre l'exacte précision. Il y a des opérations d'une longueur extrême, au milieu desquelles j'ai vu quelquefois de bons géomètres s'égarer. La réflexion jointe à l'usage donne des idées nettes; et alors on trouve des méthodes abrégées, dont l'invention frappe l'amour-propre, dont la justesse satisfait l'esprit, et qui font faire avec plaisir un travail ingrat par lui-même. Je m'y enfonçai si bien qu'il n'y avait point de question soluble par les seuls chiffres qui m'embarrassât et maintenant que tout ce que j'ai su s'efface journellement de ma mémoire, cet acquis y demeure encore en partie, au bout de trente ans d'interruption. Il y a quelques jours que dans un voyage que j'ai fait à Davenport, chez mon hôte, assistant à la leçon d'arithmétique de ses enfants, j'ai fait sans faute, avec un plaisir incroyable, une opération des plus composées. Il me semblait, en posant mes chiffres, que j'étais encore à Chambéri dans mes heureux jours. C'était revenir de loin sur mes pas. Le lavis des mappes de nos géomètres m'avait aussi rendu le goût du dessin. J'achetai des couleurs, et je me mis à faire des fleurs et des paysages. C'est dommage que je me sois trouvé peu de talent pour cet art, l'inclination y était tout entière. Au milieu de mes crayons et de mes pinceaux j'aurais passé des mois entiers sans sortir. Cette occupation devenant pour moi trop attachante, on était obligé de m'en arracher. Il en est ainsi de tous les goûts auxquels je commence à me livrer; ils augmentent, deviennent passion, et bientôt je ne vois plus rien au monde que l'amusement dont je suis occupé. L'âge ne m'a pas guéri de ce défaut, il ne l'a pas diminué même; et maintenant que j'écris ceci, me voilà comme un vieux radoteur engoué d'une autre étude inutile où je n'entends rien, et que ceux même qui s'y sont livrés dans leur jeunesse sont forcés d'abandonner à l'âge où je la veux commencer. C'était alors qu'elle eût été à sa place. L'occasion était belle, et j'eus quelque tentation d'en profiter. Le contentement que je voyais dans les yeux d'Anet, revenant chargé de plantes nouvelles, me mit deux ou trois fois sur le point d'aller herboriser avec lui. Je suis presque assuré que si j'y avais été une seule fois, cela m'aurait gagné; et je serais peut-être aujourd'hui un grand botaniste; car je ne connais point d'étude au monde qui s'associe mieux avec mes goûts naturels que celle des plantes; et la vie que je mène depuis dix ans à la campagne n'est guère qu'une herborisation continuelle, à la vérité sans objet et sans progrès; mais n'ayant alors aucune idée de la botanique, je l'avais prise en une sorte de mépris et même de dégoût; je ne la regardais que comme une étude d'apothicaire. Maman, qui l'aimait, n'en faisait pas elle-même un autre usage; elle ne recherchait que les plantes usuelles, pour les appliquer à ses drogues. Ainsi la botanique, la chimie et l'anatomie, confondues dans mon esprit sous le nom de médecine, ne servaient qu'à me fournir des sarcasmes plaisants toute la journée, et à m'attirer des soufflets de temps en temps. D'ailleurs un goût différent et trop contraire à celui-là croissait par degrés, et bientôt absorba tous les autres. Je parle de la musique. Il faut assurément que je sois né pour cet art, puisque j'ai commencé de l'aimer dès mon enfance, et qu'il est le seul que j'aie aimé constamment dans tous les temps. Ce qu'il y a d'étonnant est qu'un art pour lequel j'étais né m'ait néanmoins tant coûté de peine à apprendre, et avec des succès si lents, qu'après une pratique de toute ma vie, jamais je n'ai pu parvenir à chanter sûrement tout à livre ouvert. Ce qui me rendait surtout alors cette étude agréable était que je la pouvais faire avec maman. Ayant des goûts d'ailleurs fort différents, la musique était pour nous un point de réunion dont j'aimais à faire usage. Elle ne s'y refusait pas j'étais alors à peu près aussi avancé qu'elle, en deux ou trois fois nous déchiffrions un air. Quelquefois, la voyant empressée autour d'un fourneau, je lui disais Maman, voici un duo charmant qui m'a bien l'air de faire sentir l'empyreume à vos drogues. Ah! par ma foi, me disait-elle, si tu me les fais brûler, je te les ferai manger. Tout en disputant, je l'entraÃnais à son clavecin on s'y oubliait; l'extrait de genièvre ou d'absinthe était calciné elle m'en barbouillait le visage, et tout cela était délicieux. On voit qu'avec peu de temps de reste j'avais beaucoup de choses à quoi l'employer. Il me vint pourtant encore un amusement de plus qui fit bien valoir tous les autres. Nous occupions un cachot si étouffé, qu'on avait besoin quelquefois d'aller prendre l'air sur la terre. Anet engagea maman à louer, dans un faubourg, un jardin pour y mettre des plantes. A ce jardin était jointe une guinguette assez jolie, qu'on meubla suivant l'ordonnance on y mit un lit. Nous allions souvent y dÃner, et j'y couchais quelquefois. Insensiblement je m'engouai de cette petite retraite, j'y mis quelques livres, beaucoup d'estampes; je passais une partie de mon temps à l'orner, et à y préparer à maman quelque surprise agréable lorsqu'elle s'y venait promener. Je la quittais pour venir m'occuper d'elle, pour y penser avec plus de plaisir autre caprice que je n'excuse ni n'explique, mais que j'avoue parce que la chose était ainsi. Je me souviens qu'une fois madame de Luxembourg me parlait en raillant d'un homme qui quittait sa maÃtresse pour lui écrire. Je lui dis que j'aurais bien été cet homme-là , et j'aurais pu ajouter que je l'avais été quelquefois. Je n'ai pourtant jamais senti près de maman ce besoin de m'éloigner d'elle pour l'aimer davantage; car tête à tête avec elle j'étais aussi parfaitement à mon aise que si j'eusse été seul; et cela ne m'est jamais arrivé près de personne autre, ni homme ni femme, quelque attachement que j'aie eu pour eux. Mais elle était si souvent entourée, et de gens qui me convenaient si peu, que le dépit et l'ennui me chassaient dans mon asile, où je l'avais comme je la voulais, sans crainte que les importuns vinssent nous y suivre. Tandis qu'ainsi partagé entre le travail, le plaisir et l'instruction, je vivais dans le plus doux repos, l'Europe n'était pas si tranquille que moi. La France et l'empereur venaient de s'entre-déclarer la guerre le roi de Sardaigne était entré dans la querelle, et l'armée française filait en Piémont pour entrer dans le Milanais. Il en passa une colonne par Chambéri, et entre autres le régiment de Champagne, dont était colonel M. le duc de la Trimouille, auquel je fus présenté, qui me promit beaucoup de choses, et qui sûrement n'a jamais repensé à moi. Notre petit jardin était précisément au haut du faubourg par lequel entraient les troupes, de sorte que je me rassasiais du plaisir d'aller les voir passer, et je me passionnais pour le succès de cette guerre comme s'il m'eût beaucoup intéressé. Jusque-là je ne m'étais pas encore avisé de songer aux affaires publiques; et je me mis à lire les gazettes pour la première fois, mais avec une telle partialité pour la France, que le coeur me battait de joie à ses moindres avantages, et que ses revers m'affligeaient comme s'ils fussent tombés sur moi. Si cette folie n'eût été que passagère, je ne daignerais pas en parler; mais elle s'est tellement enracinée dans mon coeur sans aucune raison, que lorsque j'ai fait dans la suite, à Paris, l'antidespote et le fier républicain, je sentais en dépit de moi-même une prédilection secrète pour cette même nation que je trouvais servile, et pour ce gouvernement que j'affectais de fronder. Ce qu'il y avait de plaisant était qu'ayant honte d'un penchant si contraire à mes maximes, je n'osais l'avouer à personne, et je raillais les Français de leurs défaites, tandis que le coeur m'en saignait plus qu'à eux. Je suis sûrement le seul qui, vivant chez une nation qui le traitait bien et qu'il adorait, se soit fait chez elle un faux air de la dédaigner. Enfin ce penchant s'est trouvé si désintéressé de ma part, si fort, si constant, si invincible, que même depuis ma sortie du royaume, depuis que le gouvernement, les magistrats, les auteurs s'y sont à l'envi déchaÃnés contre moi, depuis qu'il est devenu du bon air de m'accabler d'injustices et d'outrages, je n'ai pu me guérir de ma folie. Je les aime en dépit de moi quoiqu'ils me maltraitent. J'ai cherché longtemps la cause de cette partialité, et je n'ai pu la trouver que dans l'occasion qui la vit naÃtre. Un goût croissant pour la littérature m'attachait aux livres français, aux auteurs de ces livres, au pays de ces auteurs. Au moment même que défilait sous mes yeux l'armée française, je lisais les grands capitaines de Brantôme. J'avais la tête pleine des Clisson, des Bayard, des Lautrec, des Coligny, des Montmorency, des la Trimouille, et je m'affectionnais à leurs descendants comme aux héritiers de leur mérite et de leur courage. A chaque régiment qui passait, je croyais revoir ces fameuses bandes noires qui jadis avaient fait tant d'exploits en Piémont. Enfin j'appliquais à ce que je voyais les idées que je puisais dans les livres mes lectures continuées et toujours tirées de la même nation nourrissaient mon affection pour elle, et m'en firent une passion aveugle que rien n'a pu surmonter. J'ai eu dans la suite occasion de remarquer dans mes voyages que cette impression ne m'était pas particulière, et qu'agissant plus ou moins dans tous les pays sur la partie de la nation qui aimait la lecture et qui cultivait les lettres, elle balançait la haine générale qu'inspire l'air avantageux des Français. Les romans plus que les hommes leur attachent les femmes de tous les pays; leurs chefs-d'oeuvre dramatiques affectionnent la jeunesse à leurs théâtres. La célébrité de celui de Paris y attire des foules d'étrangers qui en reviennent enthousiastes. Enfin l'excellent goût de leur littérature leur soumet tous les esprits qui en ont; et, dans la guerre si malheureuse dont ils sortent, j'ai vu leurs auteurs et leurs philosophes soutenir la gloire du nom français ternie par leurs guerriers. J'étais donc Français ardent, et cela me rendit nouvelliste. J'allais avec la foule des gobe-mouches attendre sur la place l'arrivée des courriers; et, plus bête que l'âne de la fable, je m'inquiétais beaucoup pour savoir de quel maÃtre j'aurais l'honneur de porter le bât car on prétendait alors que nous appartiendrions à la France, et l'on faisait de la Savoie un échange pour le Milanais. Il faut pourtant convenir que j'avais quelques sujets de craintes; car si cette guerre eût mal tourné pour les alliés, la pension de maman courait un grand risque. Mais j'étais plein de confiance dans mes bons amis; et pour le coup, malgré la surprise de M. de Broglie, cette confiance ne fut pas trompée, grâces au roi de Sardaigne, à qui je n'avais pas pensé. Tandis qu'on se battait en Italie, on chantait en France. Les opéras de Rameau commençaient à faire du bruit, et relevèrent ses ouvrages théoriques, que leur obscurité laissait à la portée de peu de gens. Par hasard j'entendis parler de son Traité de l'harmonie; et je n'eus point de repos que je n'eusse acquis ce livre. Par un autre hasard je tombai malade. La maladie était inflammatoire; elle fut vive et courte, mais ma convalescence fut longue, et je ne fus d'un mois en état de sortir. Durant ce temps j'ébauchai, je dévorai mon Traité de l'harmonie; mais il était si long, si diffus, si mal arrangé, que je sentis qu'il me fallait un temps considérable pour l'étudier et le débrouiller. Je suspendais mon application et je récréais mes yeux avec de la musique. Les cantates de Bernier, sur lesquelles je m'exerçai, ne me sortaient pas de l'esprit. J'en appris par coeur quatre ou cinq, entre autres celle des Amours dormants, que je n'ai pas revue depuis ce temps-là , et que je sais encore presque tout entière, de même que l'Amour piqué par une abeille, très jolie cantate de Clérambault, que j'appris à peu près dans le même temps. Pour m'achever, il arriva de la Val d'Aoste un jeune organiste appelé l'abbé Palais, bon musicien, bon homme, et qui accompagnait très bien du clavecin. Je fais connaissance avec lui; nous voilà inséparables. Il était l'élève d'un moine italien, grand organiste. Il me parlait de ses principes je les comparais avec ceux de mon Rameau; je remplissais ma tête d'accompagnements, d'accords, d'harmonie. Il fallait se former l'oreille à tout cela. Je proposai à maman un petit concert tous les mois elle y consentit. Me voilà si plein de ce concert, que ni jour ni nuit je ne m'occupais d'autre chose; et réellement cela m'occupait, et beaucoup, pour rassembler la musique, les concertants, les instruments, tirer les parties, etc. Maman chantait, le P. Caton, dont j'ai parlé et dont j'ai à parler encore, chantait aussi; un maÃtre à danser, appelé Roche, et son fils, jouaient du violon; Canavas, musicien piémontais, qui travaillait au cadastre, et qui depuis s'est marié à Paris, jouait du violoncelle; l'abbé Palais accompagnait du clavecin; j'avais l'honneur de conduire la musique, sans oublier le bâton du bûcheron. On peut juger combien tout cela était beau! pas tout à fait comme chez M. de Treytorens, mais il ne s'en fallait guère. Le petit concert de madame de Warens, nouvelle convertie, et vivant, disait-on, des charités du roi, faisait murmurer la séquelle dévote; mais c'était un amusement agréable pour plusieurs honnêtes gens. On ne devinerait pas qui je mets à leur tête en cette occasion un moine, mais un moine homme de mérite, et même aimable, dont les infortunes m'ont dans la suite bien vivement affecté, et dont la mémoire, liée à celle de mes beaux jours, m'est encore chère. Il s'agit du P. Caton, cordelier, qui, conjointement avec le comte Dortan, avait fait saisir à Lyon la musique du pauvre petit-chat; ce qui n'est pas le plus beau trait de sa vie. Il était bachelier de Sorbonne; il avait vécu longtemps à Paris dans le plus grand monde, et très faufilé surtout chez le marquis d'Antremont, alors ambassadeur de Sardaigne. C'était un grand homme, bien fait, le visage plein, les yeux à fleur de tête, des cheveux noirs qui faisaient sans affectation le crochet à côté du front, l'air à la fois noble, ouvert, modeste, se présentant simplement et bien, n'ayant ni le maintien cafard ou effronté des moines, ni l'abord cavalier d'un homme à la mode, quoiqu'il le fût; mais l'assurance d'un honnête homme qui, sans rougir de sa robe, s'honore lui-même et se sent toujours à sa place parmi les honnêtes gens. Quoique le P. Caton n'eût pas beaucoup d'étude pour un docteur, il en avait beaucoup pour un homme du monde; et n'étant point pressé de montrer son acquis, il le plaçait si à propos qu'il en paraissait davantage. Ayant beaucoup vécu dans la société, il s'était plus attaché aux talents agréables qu'à un solide savoir. Il avait de l'esprit, faisait des vers, parlait bien, chantait mieux, avait la voix belle, touchait l'orgue et le clavecin. Il n'en fallait pas tant pour être recherché aussi l'était-il; mais cela lui fit si peu négliger les soins de son état, qu'il parvint, malgré des concurrents très jaloux, à être élu définiteur de sa province, ou, comme on dit, un des grands colliers de l'ordre. Ce P. Caton fit connaissance avec maman chez le marquis d'Antremont. Il entendit parler de nos concerts, il voulut en être; il en fut, et les rendit brillants. Nous fûmes bientôt liés par notre goût commun pour la musique, qui, chez l'un et chez l'autre, était une passion très vive; avec cette différence qu'il était vraiment musicien, et que je n'étais qu'un barbouillon. Nous allions avec Canavas et l'abbé Palais faire de la musique dans sa chambre, et quelquefois à son orgue les jours de fête. Nous dÃnions souvent à son petit couvert; car ce qu'il y avait encore d'étonnant pour un moine est qu'il était généreux, magnifique, et sensuel sans grossièreté. Les jours de nos concerts, il soupait chez maman. Ces soupers étaient très gais, très agréables; on y disait le mot et la chose; on y chantait des duos; j'étais à mon aise; j'avais de l'esprit, des saillies; le P. Caton était charmant, maman était adorable; l'abbé Palais, avec sa voix de boeuf, était le plastron. Moments si doux de la folâtre jeunesse, qu'il y a de temps que vous êtes partis! Comme je n'aurai plus à parler de ce pauvre P. Caton, que j'achève ici en deux mots sa triste histoire. Les autres moines, jaloux ou plutôt furieux de lui voir un mérite, une élégance de moeurs qui n'avait rien de la crapule monastique, le prirent en haine, parce qu'il n'était pas aussi haïssable qu'eux. Les chefs se liguèrent contre lui, et ameutèrent les moinillons envieux de sa place, et qui n'osaient auparavant le regarder. On lui fit mille affronts, on le destitua, on lui ôta sa chambre, qu'il avait meublée avec goût quoique avec simplicité; on le relégua je ne sais où; enfin, ces misérables l'accablèrent de tant d'outrages, que son âme honnête, et fière avec justice, n'y put résister; et, après avoir fait les délices des sociétés les plus aimables, il mourut de douleur sur un vil grabat, dans quelque fond de cellule ou de cachot, regretté, pleuré de tous les honnêtes gens dont il fut connu, et qui ne lui ont trouvé d'autre défaut que d'être moine. Avec ce petit train de vie, je fis si bien en très peu de temps, qu'absorbé tout entier par la musique, je me trouvai hors d'état de penser à autre chose. Je n'allais plus à mon bureau qu'à contrecoeur; la gêne et l'assiduité au travail m'en firent un supplice insupportable, et j'en vins enfin à vouloir quitter mon emploi, pour me livrer totalement à la musique. On peut croire que cette folie ne passa pas sans opposition. Quitter un poste honnête et d'un revenu fixe pour courir après des écoliers incertains était un parti trop peu sensé pour plaire à maman. Même en supposant mes progrès futurs aussi grands que je me les figurais, c'était borner bien modestement mon ambition que de me réduire pour la vie à l'état de musicien. Elle, qui ne formait que des projets magnifiques, et qui ne me prenait plus tout à fait au mot de M. d'Aubonne, me voyait avec peine occupé sérieusement d'un talent qu'elle trouvait si frivole, et me répétait souvent ce proverbe de province, un peu moins juste à Paris, que qui bien chante et bien danse, fait un métier qui peu avance. Elle me voyait d'un autre côté entraÃné par un goût irrésistible; ma passion de musique devenait une fureur, et il était à craindre que mon travail, se sentant de mes distractions, ne m'attirât un congé qu'il valait beaucoup mieux prendre de moi-même. Je lui représentais encore que cet emploi n'avait pas longtemps à durer, qu'il me fallait un talent pour vivre, et qu'il était plus sûr d'achever d'acquérir par la pratique celui auquel mon goût me portait, et qu'elle m'avait choisi, que de me mettre à la merci des protections, ou de faire de nouveaux essais qui pouvaient mal réussir, et me laisser, après avoir passé l'âge d'apprendre, sans ressource pour gagner mon pain. Enfin j'extorquai son consentement plus à force d'importunités et de caresses, que de raisons dont elle se contentât. Aussitôt je courus remercier fièrement M. Coccelli, directeur général du cadastre, comme si j'avais fait l'acte le plus héroïque; et je quittai volontairement mon emploi sans sujet, sans raison, sans prétexte, avec autant et plus de joie que je n'en avais eu à le prendre il n'y avait pas deux ans. Cette démarche, toute folle qu'elle était, m'attira, dans le pays, une sorte de considération qui me fut utile. Les uns me supposèrent des ressources que je n'avais pas; d'autres, me voyant livré tout à fait à la musique, jugèrent de mon talent par mon sacrifice, et crurent qu'avec tant de passion pour cet art je devais le posséder supérieurement. Dans le royaume des aveugles les borgnes sont rois je passai là pour un bon maÃtre, parce qu'il n'y en avait que de mauvais. Ne manquant pas, au reste, d'un certain goût de chant, favorisé d'ailleurs par mon âge et par ma figure, j'eus bientôt plus d'écolières qu'il ne m'en fallait pour remplacer ma paye de secrétaire. Il est certain que pour l'agrément de la vie on ne pouvait passer plus rapidement d'une extrémité à l'autre. Au cadastre, occupé huit heures par jour du plus maussade travail, avec des gens encore plus maussades; enfermé dans un triste bureau empuanti de l'haleine et de la sueur de tous ces manants, la plupart fort mal peignés et fort malpropres, je me sentais quelquefois accablé jusqu'au vertige par l'attention, l'odeur, la gêne et l'ennui. Au lieu de cela, me voilà tout à coup jeté parmi le beau monde, admis, recherché dans les meilleures maisons; partout un accueil gracieux, caressant, un air de fête d'aimables demoiselles bien parées m'attendent, me reçoivent avec empressement, je ne vois que des objets charmants, je ne sens que la rose et la fleur d'orange; on chante, on cause, on rit, on s'amuse; je ne sors de là que pour aller ailleurs en faire autant. On conviendra qu'à égalité dans les avantages, il n'y avait pas à balancer dans le choix. Aussi me trouvai-je si bien du mien, qu'il ne m'est arrivé jamais de m'en repentir; et je ne m'en repens pas même en ce moment, où je pèse, au poids de la raison, les actions de ma vie, et où je suis délivré des motifs peu sensés qui m'ont entraÃné. Voilà presque l'unique fois qu'en n'écoutant que mes penchants je n'ai pas vu tromper mon attente. L'accueil aisé, l'esprit liant, l'humeur facile des habitants du pays me rendit le commerce du monde aimable; et le goût que j'y pris alors m'a bien prouvé que si je n'aime pas à vivre parmi les hommes, c'est moins ma faute que la leur. C'est dommage que les Savoyards ne soient pas riches, ou peut-être serait-ce dommage qu'ils le fussent; car tels qu'ils sont, c'est le meilleur et le plus sociable peuple que je connaisse. S'il est une petite ville au monde où l'on goûte la douceur de la vie dans un commerce agréable et sûr, c'est Chambéri. La noblesse de la province, qui s'y rassemble, n'a que ce qu'il faut de bien pour vivre, elle n'en a pas assez pour parvenir; et, ne pouvant se livrer à l'ambition, elle suit, par nécessité, le conseil de Cinéas. Elle dévoue sa jeunesse à l'état militaire, puis revient vieillir paisiblement chez soi. L'honneur et la raison président à ce partage. Les femmes sont belles, et pourraient se passer de l'être; elles ont tout ce qui peut faire valoir la beauté, et même y suppléer. Il est singulier qu'appelé par mon état à voir beaucoup de jeunes filles, je ne me rappelle pas d'en avoir vu, à Chambéri, une seule qui ne fût pas charmante. On dira que j'étais disposé à les trouver telles, et l'on peut avoir raison; mais je n'avais pas besoin d'y mettre du mien pour cela. Je ne puis, en vérité, me rappeler sans plaisir le souvenir de mes jeunes écolières. Que ne puis-je, en nommant ici les plus aimables, les rappeler de même, et moi avec elles, à l'âge heureux où nous étions lors des moments aussi doux qu'innocents que j'ai passés auprès d'elles! La première fut mademoiselle de Mellarède, ma voisine, soeur de l'élève de M. Gaime. C'était une brune très vive, mais d'une vivacité caressante, pleine de grâces, et sans étourderie. Elle était un peu maigre, comme sont la plupart des filles à son âge; mais ses yeux brillants, sa taille fine, son air attirant n'avaient pas besoin d'embonpoint pour plaire. J'y allais le matin, et elle était encore en déshabillé, sans autre coiffure que ses cheveux négligemment relevés, ornés de quelques fleurs qu'on mettait à mon arrivée, et qu'on ôtait à mon départ pour se coiffer. Je ne crains rien tant dans le monde qu'une jolie personne en déshabillé; je la redouterais cent fois moins parée. Mademoiselle de Menthon, chez qui j'allais l'après-midi, l'était toujours, et me faisait une impression tout aussi douce, mais différente. Ses cheveux était d'un blond cendré elle était très mignonne, très timide et très blanche, une voix nette, juste et flûtée, mais qui n'osait se développer. Elle avait au sein la cicatrice d'une brûlure d'eau bouillante, qu'un fichu de chenille bleue ne cachait pas extrêmement. Cette marque attirait quelquefois de ce côté mon attention, qui bientôt n'était plus pour la cicatrice. Mademoiselle de Challes, une autre de mes voisines, était une fille faite; grande, belle carrure, de l'embonpoint elle avait été très bien. Ce n'était plus une beauté, mais c'était une personne à citer pour la bonne grâce, pour l'humeur égale, pour le bon naturel. Sa soeur, madame de Charly, la plus belle femme de Chambéri, n'apprenait plus la musique, mais elle la faisait apprendre à sa fille, toute jeune encore, mais dont la beauté naissante eût promis d'égaler celle de sa mère, si malheureusement elle n'eût été un peu rousse. J'avais à la Visitation une petite demoiselle française dont j'ai oublié le nom, mais qui mérite une place dans la liste de mes préférences. Elle avait pris le ton lent et traÃnant des religieuses, et sur ce ton traÃnant elle disait des choses très saillantes, qui ne semblaient point aller avec son maintien. Au reste elle était paresseuse, n'aimant pas à prendre la peine de montrer son esprit, et c'était une faveur qu'elle n'accordait pas à tout le monde. Ce ne fut qu'après un mois ou deux de leçons et de négligence qu'elle s'avisa de cet expédient pour me rendre plus assidu; car je n'ai jamais pu prendre sur moi de l'être. Je me plaisais à mes leçons quand j'y étais, mais je n'aimais pas être obligé de m'y rendre, ni que l'heure me commandât en toute chose la gêne et l'assujettissement me sont insupportables; ils me feraient prendre en haine le plaisir même. On dit que chez les mahométans un homme passe au point du jour dans les rues pour ordonner aux maris de rendre le devoir à leurs femmes. Je serais un mauvais Turc à ces heures-là . J'avais quelques écolières aussi dans la bourgeoisie, et une entre autres qui fut la cause indirecte d'un changement de relation, dont j'ai à parler, puisque enfin je dois tout dire. Elle était fille d'un épicier, et se nommait mademoiselle Lard, vrai modèle d'une statue grecque, et que je citerais pour la plus belle fille que j'aie jamais vue, s'il y avait quelque véritable beauté sans vie et sans âme. Son indolence, sa froideur, son insensibilité allaient à un point incroyable. Il était également impossible de lui plaire et de la fâcher et je suis persuadé que si l'on eût fait sur elle quelque entreprise, elle aurait laissé faire, non par goût, mais par stupidité. Sa mère, qui n'en voulait pas courir le risque, ne la quittait pas d'un pas. En lui faisant apprendre à chanter, en lui donnant un jeune maÃtre, elle faisait tout de son mieux pour l'émoustiller; mais cela ne réussit point. Tandis que le maÃtre agaçait la fille, la mère agaçait le maÃtre, et cela ne réussissait pas beaucoup mieux. Madame Lard ajoutait à sa vivacité naturelle toute celle que sa fille aurait dû avoir. C'était un petit minois éveillé, chiffonné, marqué de petite vérole. Elle avait de petits yeux très ardents, et un peu rouges, parce qu'elle y avait presque toujours mal. Tous les matins, quand j'arrivais, je trouvais prêt mon café à la crème; et la mère ne manquait jamais de m'accueillir par un baiser bien appliqué sur la bouche, et que par curiosité j'aurais bien voulu rendre à la fille, pour voir comment elle l'aurait pris. Au reste, tout cela se faisait si simplement et si fort sans conséquence, que quand M. Lard était là , les agaceries et les baisers n'en allaient pas moins leur train. C'était une bonne pâte d'homme, le vrai père de sa fille, et que sa femme ne trompait pas parce qu'il n'en était pas besoin. Je me prêtais à toutes ces caresses avec ma balourdise ordinaire, les prenant tout bonnement pour des marques de pure amitié. J'en étais pourtant importuné quelquefois, car la vive madame Lard ne laissait pas d'être exigeante; et si dans la journée j'avais passé devant la boutique sans m'arrêter, il y aurait eu du bruit. Il fallait, quand j'étais pressé, que je prisse un détour pour passer dans une autre rue, sachant bien qu'il n'était pas aussi aisé de sortir de chez elle que d'y entrer. Madame Lard s'occupait trop de moi pour que je ne m'occupasse point d'elle. Ses attentions me touchaient beaucoup. J'en parlais à maman comme d'une chose sans mystère et quand il y en aurait eu, je ne lui en aurais pas moins parlé; car lui taire un secret de quoi que ce fût ne m'eût pas été possible; mon coeur était ouvert devant elle comme devant Dieu. Elle ne prit pas tout à fait la chose avec la même simplicité que moi. Elle vit des avances où je n'avais vu que des amitiés; elle jugea que madame Lard, se faisant un point d'honneur de me laisser moins sot qu'elle ne m'avait trouvé, parviendrait de manière ou d'autre à se faire entendre; et, outre qu'il n'était pas juste qu'une autre femme se chargeât de l'instruction de son élève, elle avait des motifs plus dignes d'elle pour me garantir des pièges auxquels mon âge et mon état m'exposaient. Dans le même temps on m'en tendit un d'une espèce plus dangereuse, auquel j'échappai, mais qui lui fit sentir que les dangers qui me menaçaient sans cesse rendaient nécessaires tous les préservatifs qu'elle y pouvait apporter. Madame la comtesse de Menthon, mère d'une de mes écolières, était une femme de beaucoup d'esprit, et passait pour n'avoir pas moins de méchanceté. Elle avait été cause, à ce qu'on disait, de bien des brouilleries, et d'une entre autres qui avait eu des suites fatales à la maison d'Antremont. Maman avait été assez liée avec elle pour connaÃtre son caractère ayant très innocemment inspiré du goût à quelqu'un sur qui madame de Menthon avait des prétentions, elle resta chargée auprès d'elle du crime de cette préférence, quoiqu'elle n'eût été ni recherchée ni acceptée; et madame de Menthon chercha depuis lors à jouer à sa rivale plusieurs tours, dont aucun ne réussit. J'en rapporterai un des plus comiques, par manière d'échantillon. Elles étaient ensemble à la campagne avec plusieurs gentilshommes du voisinage, et entre autres l'aspirant en question. Madame de Menthon dit un jour à un de ces messieurs que madame de Warens n'était qu'une précieuse, qu'elle n'avait point de goût, qu'elle se mettait mal, qu'elle couvrait sa gorge comme une bourgeoise. Quant à ce dernier article, lui dit l'homme, qui était un plaisant, elle a ses raisons, et je sais qu'elle a un gros vilain rat empreint sur le sein, mais si ressemblant, qu'on dirait qu'il court. La haine ainsi que l'amour rend crédule. Madame de Menthon résolut de tirer parti de cette découverte; et un jour que maman était au jeu avec l'ingrat favori de la dame, celle-ci prit son temps pour passer derrière sa rivale, puis renversant à demi sa chaise elle découvrit adroitement son mouchoir mais, au lieu du gros rat, le monsieur ne vit qu'un objet fort différent, qu'il n'était pas plus aisé d'oublier que de voir; et cela ne fit pas le compte de la dame. Je n'étais pas un personnage à occuper madame de Menthon, qui ne voulait que des gens brillants autour d'elle cependant elle fit quelque attention à moi, non pour ma figure, dont assurément elle ne se souciait point du tout, mais pour l'esprit qu'on me supposait, et qui m'eût pu rendre utile à ses goûts. Elle en avait un assez vif pour la satire. Elle aimait à faire des chansons et des vers sur les gens qui lui déplaisaient. Si elle m'eût trouvé assez de talent pour lui aider à tourner ses vers, et assez de complaisance pour les écrire, entre elle et moi nous aurions bientôt mis Chambéri sens dessus dessous. On serait remonté à la source de ces libelles; madame de Menthon se serait tirée d'affaire en me sacrifiant, et j'aurais été enfermé pour le reste de mes jours peut-être, pour m'apprendre à faire le Phébus avec les dames. Heureusement rien de tout cela n'arriva. Madame de Menthon me retint à dÃner deux ou trois fois pour me faire causer, et trouva que je n'étais qu'un sot. Je le sentais moi-même, et j'en gémissais, enviant les talents de mon ami Venture, tandis que j'aurais dû remercier ma bêtise des périls dont elle me sauvait. Je demeurai pour madame de Menthon le maÃtre à chanter de sa fille, et rien de plus; mais je vécus tranquille et toujours bien voulu dans Chambéri. Cela valait mieux que d'être un bel esprit pour elle et un serpent pour le reste du pays. Quoi qu'il en soit, maman vit que pour m'arracher au péril de ma jeunesse il était temps de me traiter en homme; et c'est ce qu'elle fit, mais de la façon la plus singulière dont jamais femme se soit avisée en pareille occasion. Je lui trouvai l'air plus grave et le propos plus moral qu'à son ordinaire. A la gaieté folâtre dont elle entremêlait ordinairement ses instructions, succéda tout à coup un ton toujours soutenu, qui n'était ni familier ni sévère, mais qui semblait préparer une explication. Après avoir cherché vainement en moi-même la raison de ce changement, je la lui demandai; c'était ce qu'elle attendait. Elle me proposa une promenade au petit jardin pour le lendemain nous y fûmes dès le matin. Elle avait pris ses mesures pour qu'on nous laissât seuls toute la journée elle l'employa à me préparer aux bontés qu'elle voulait avoir pour moi, non, comme une autre femme, par du manège et des agaceries, mais par des entretiens pleins de sentiment et de raison, plus faits pour m'instruire que pour me séduire, et qui parlaient plus à mon coeur qu'à mes sens. Cependant, quelque excellents et utiles que fussent les discours qu'elle me tint, et quoiqu'ils ne fussent rien moins que froids et tristes, je n'y fis pas toute l'attention qu'ils méritaient, et je ne les gravai pas dans ma mémoire comme j'aurais fait dans tout autre temps. Son début, cet air de préparatif m'avait donné de l'inquiétude tandis qu'elle parlait, rêveur et distrait malgré moi, j'étais moins occupé de ce qu'elle disait que de chercher à quoi elle en voulait venir; et sitôt que je l'eus compris, ce qui ne me fut pas facile, la nouveauté de cette idée, qui depuis que je vivais auprès d'elle ne m'était pas venue une seule fois dans l'esprit, m'occupant alors tout entier, ne me laissa plus le maÃtre de penser à ce qu'elle me disait. Je ne pensais qu'à elle, et je ne l'écoutais pas. Vouloir rendre les jeunes gens attentifs à ce qu'on leur veut dire, en leur montrant au bout un objet très intéressant pour eux, est un contresens très ordinaire aux instituteurs, et que je n'ai pas évité moi-même dans mon Émile. Le jeune homme, frappé de l'objet qu'on lui présente, s'en occupe uniquement, et saute à pieds joints par-dessus vos discours préliminaires pour aller d'abord où vous le menez trop lentement à son gré. Quand on veut le rendre attentif, il ne faut pas se laisser pénétrer d'avance; et c'est en quoi maman fut maladroite. Par une singularité qui tenait à son esprit systématique, elle prit la précaution très vaine de faire ses conditions; mais sitôt que j'en vis le prix, je ne les écoutai pas même, et je me dépêchai de consentir à tout. Je doute même qu'en pareil cas il y ait sur la terre entière un homme assez franc ou assez courageux pour oser marchander, et une seule femme qui pût pardonner de l'avoir fait. Par suite de la même bizarrerie, elle mit à cet accord les formalités les plus graves, et me donna pour y penser huit jours, dont je l'assurai faussement que je n'avais pas besoin car, pour comble de singularité, je fus très aise de les avoir, tant la nouveauté de ces idées m'avait frappé, et tant je sentais un bouleversement dans les miennes qui me demandait du temps pour les arranger! On croira que ces huit jours me durèrent huit siècles tout au contraire, j'aurais voulu qu'ils les eussent durés en effet. Je ne sais comment décrire l'état où je me trouvais, plein d'un certain effroi mêlé d'impatience, redoutant ce que je désirais, jusqu'à chercher quelquefois tout de bon dans ma tête quelque honnête moyen d'éviter d'être heureux. Qu'on se représente mon tempérament ardent et lascif, mon sang enflammé, mon coeur enivré d'amour, ma vigueur, ma santé, mon âge. Qu'on pense que dans cet état, altéré de la soif des femmes, je n'avais encore approché d'aucune; que l'imagination, le besoin, la vanité, la curiosité se réunissaient pour me dévorer de l'ardent désir d'être homme et de le paraÃtre. Qu'on ajoute surtout car c'est ce qu'il ne faut pas qu'on oublie que mon vif et tendre attachement pour elle, loin de s'attiédir, n'avait fait qu'augmenter de jour en jour; que je n'étais bien qu'auprès d'elle; que je ne m'en éloignais que pour y penser; que j'avais le coeur plein, non seulement de ses bontés, de son caractère aimable, mais de son sexe, de sa figure, de sa personne, d'elle, en un mot, par tous les rapports sous lesquels elle pouvait m'être chère. Et qu'on n'imagine pas que, pour dix ou douze ans que j'avais de moins qu'elle, elle fût vieillie ou me parût l'être. Depuis cinq ou six ans que j'avais éprouvé des transports si doux à sa première vue, elle était réellement très peu changée, et ne me le paraissait point du tout. Elle a toujours été charmante pour moi, et l'était encore pour tout le monde. Sa taille seule avait pris un peu plus de rondeur. Du reste, c'était le même oeil, le même teint, le même sein, les mêmes traits, les mêmes beaux cheveux blonds, la même gaieté, tout jusqu'à la même voix, cette voix argentée de la jeunesse, qui fit toujours sur moi tant d'impression, qu'encore aujourd'hui je ne puis entendre sans émotion le son d'une jolie voix de fille. Naturellement ce que j'avais à craindre dans l'attente de la possession d'une personne si chérie était de l'anticiper, et de ne pouvoir assez gouverner mes désirs et mon imagination pour rester maÃtre de moi-même. On verra que, dans un âge avancé, la seule idée de quelques légères faveurs qui m'attendaient près de la personne aimée allumait mon sang à tel point qu'il m'était impossible de faire impunément le court trajet qui me séparait d'elle. Comment, par quel prodige, dans la fleur de ma jeunesse, eus-je si peu d'empressement pour la première jouissance? Comment pus-je en voir approcher l'heure avec plus de peine que de plaisir? Comment, au lieu des délices qui devaient m'enivrer, sentais-je presque de la répugnance et des craintes? Il n'y a point à douter que si j'avais pu me dérober à mon bonheur avec bienséance, je ne l'eusse fait de tout mon coeur. J'ai promis des bizarreries dans l'histoire de mon attachement pour elle; en voilà sûrement une à laquelle on ne s'attendait pas. Le lecteur, déjà révolté, juge qu'étant possédée par un autre homme, elle se dégradait à mes yeux en se partageant, et qu'un sentiment de mésestime attiédissait ceux qu'elle m'avait inspirés il se trompe. Ce partage, il est vrai, me faisait une cruelle peine, tant par une délicatesse fort naturelle, que parce qu'en effet je le trouvais peu digne d'elle et de moi; mais quant à mes sentiments pour elle il ne les altérait point, et je peux jurer que jamais je ne l'aimai plus tendrement que quand je désirais si peu la posséder. Je connaissais trop son coeur chaste et son tempérament de glace pour croire un moment que le plaisir des sens eût aucune part à cet abandon d'elle-même j'étais parfaitement sûr que le seul soin de m'arracher à des dangers autrement presque inévitables, et de me conserver tout entier à moi et à mes devoirs, lui en faisait enfreindre un qu'elle ne regardait pas du même oeil que les autres femmes, comme il sera dit ci-après. Je la plaignais et je me plaignais. J'aurais voulu lui dire, non, maman, il n'est pas nécessaire; je vous réponds de moi sans cela. Mais je n'osais, premièrement parce que ce n'était pas une chose à dire, et puis parce qu'au fond je sentais que cela n'était pas vrai, et qu'en effet il n'y avait qu'une femme qui pût me garantir des autres femmes et me mettre à l'épreuve des tentations. Sans désirer de la posséder, j'étais bien aise qu'elle m'ôtât le désir d'en posséder d'autres; tant je regardais tout ce qui pouvait me distraire d'elle comme un malheur. La longue habitude de vivre ensemble et d'y vivre innocemment, loin d'affaiblir mes sentiments pour elle, les avait renforcés, mais leur avait en même temps donné une autre tournure qui les rendait plus affectueux, plus tendres peut-être, mais moins sensuels. A force de l'appeler maman, à force d'user avec elle de la familiarité d'un fils, je m'étais accoutumé à me regarder comme tel. Je crois que voilà la véritable cause du peu d'empressement que j'eus de la posséder, quoiqu'elle me fût si chère. Je me souviens très bien que mes premiers sentiments, sans être plus vifs, étaient plus voluptueux. A Annecy, j'étais dans l'ivresse; à Chambéri, je n'y étais plus. Je l'aimais toujours aussi passionnément qu'il fût possible; mais je l'aimais plus pour elle et moins pour moi, ou du moins je cherchais plus mon bonheur que mon plaisir auprès d'elle elle était pour moi plus qu'une soeur, plus qu'une mère, plus qu'une amie, plus même qu'une maÃtresse; et c'était pour cela qu'elle n'était pas une maÃtresse. Enfin, je l'aimais trop pour la convoiter voilà ce qu'il y a de plus clair dans mes idées. Ce jour, plutôt redouté qu'attendu, vint enfin. Je promis tout, et je ne mentis pas. Mon coeur confirmait mes engagements sans en désirer le prix. Je l'obtins pourtant. Je me vis pour la première fois dans les bras d'une femme, et d'une femme que j'adorais. Fus-je heureux? non, je goûtai le plaisir. Je ne sais quelle invincible tristesse en empoisonnait le charme j'étais comme si j'avais commis un inceste. Deux ou trois fois, en la pressant avec transport dans mes bras, j'inondai son sein de mes larmes. Pour elle, elle n'était ni triste ni vive; elle était caressante et tranquille. Comme elle était peu sensuelle et n'avait point recherché la volupté, elle n'en eut pas les délices et n'en a jamais eu les remords. Je le répète, toutes ses fautes lui vinrent de ses erreurs, jamais de ses passions. Elle était bien née, son coeur était pur, elle aimait les choses honnêtes, ses penchants étaient droits et vertueux, son goût était délicat; elle était faite pour une élégance de moeurs qu'elle a toujours aimée et qu'elle n'a jamais suivie, parce qu'au lieu d'écouter son coeur qui la menait bien, elle écouta sa raison qui la menait mal. Quand des principes faux l'ont égarée, ses vrais sentiments les ont toujours démentis mais malheureusement elle se piquait de philosophie, et la morale qu'elle s'était faite gâta celle que son coeur lui dictait. M. de Tavel, son premier amant, fut son maÃtre de philosophie, et les principes qu'il lui donna furent ceux dont il avait besoin pour la séduire. La trouvant attachée à son mari, à ses devoirs, toujours froide, raisonnante, et inattaquable par les sens, il l'attaqua par des sophismes, et parvint à lui montrer ses devoirs auxquels elle était si attachée comme un bavardage de catéchismes fait uniquement pour amuser les enfants; l'union des sexes, comme l'acte le plus indifférent en soi; la fidélité conjugale, comme une apparence obligatoire dont toute la moralité regardait l'opinion; le repos des maris, comme la seule règle du devoir des femmes; en sorte que des infidélités ignorées, nulles pour celui qu'elles offensaient, l'étaient aussi pour la conscience enfin il lui persuada que la chose en elle-même n'était rien, qu'elle ne prenait d'existence que par le scandale, et que toute femme qui paraissait sage, par cela seul l'était en effet. C'est ainsi que le malheureux parvint à son but en corrompant la raison d'un enfant dont il n'avait pu corrompre le coeur. Il en fut puni par la plus dévorante jalousie, persuadé qu'elle le traitait lui-même comme il lui avait appris à traiter son mari. Je ne sais s'il se trompait sur ce point. Le ministre Perret passa pour son successeur. Ce que je sais, c'est que le tempérament froid de cette jeune femme, qui l'aurait dû garantir de ce système, fut ce qui l'empêcha dans la suite d'y renoncer. Elle ne pouvait concevoir qu'on donnât tant d'importance à ce qui n'en avait point pour elle. Elle n'honora jamais du nom de vertu une abstinence qui lui coûtait si peu. Elle n'eût donc guère abusé de ce faux principe pour elle-même; mais elle en abusa pour autrui, et cela par une autre maxime presque aussi fausse, mais plus d'accord avec la bonté de son coeur. Elle a toujours cru que rien n'attachait tant un homme à une femme que la possession; et quoiqu'elle n'aimât ses amis que d'amitié, c'était d'une amitié si tendre qu'elle employait tous les moyens qui dépendaient d'elle pour se les attacher plus fortement. Ce qu'il y a d'extraordinaire est qu'elle a presque toujours réussi. Elle était si réellement aimable que plus l'intimité dans laquelle on vivait avec elle était grande, plus on y trouvait de nouveaux sujets de l'aimer. Une autre chose digne de remarque est qu'après sa première faiblesse elle n'a guère favorisé que des malheureux; les gens brillants ont tous perdu leur peine auprès d'elle mais il fallait qu'un homme qu'elle commençait par plaindre fût bien peu aimable si elle ne finissait par l'aimer. Quand elle se fit des choix peu dignes d'elle, bien loin que ce fût par des inclinations basses, qui n'approchèrent jamais de son noble coeur, ce fut uniquement par son caractère trop généreux, trop humain, trop compatissant, trop sensible, qu'elle ne gouverna pas toujours avec assez de discernement. Si quelques principes faux l'ont égarée, combien n'en avait-elle pas d'admirables dont elle ne se départait jamais! Par combien de vertu ne rachetait-elle pas ses faiblesses, si l'on peut appeler de ce nom des erreurs où les sens avaient si peu de part! Ce même homme qui la trompa sur un point l'instruisit excellemment sur mille autres; et ses passions, qui n'étaient pas fougueuses, lui permettant de suivre toujours ses lumières, elle allait bien quand ses sophismes ne l'égaraient pas. Ses motifs étaient louables jusque dans ses fautes en s'abusant elle pouvait mal faire, mais elle ne pouvait vouloir rien qui fût mal. Elle abhorrait la duplicité, le mensonge elle était juste, équitable, humaine, désintéressée, fidèle à sa parole, à ses amis, à ses devoirs qu'elle reconnaissait pour tels, incapable de vengeance et de haine, et ne concevant pas même qu'il y eût le moindre mérite à pardonner. Enfin, pour revenir à ce qu'elle avait de moins excusable, sans estimer ses faveurs ce qu'elles valaient, elle n'en fit jamais un vil commerce; elle les prodiguait, mais elle ne les vendait pas, quoiqu'elle fût sans cesse aux expédients pour vivre; et j'ose dire que si Socrate put estimer Aspasie, il eût respecté madame de Warens. Je sais d'avance qu'en lui donnant un caractère sensible et un tempérament froid, je serai accusé de contradiction comme à l'ordinaire, et avec autant de raison. Il se peut que la nature ait eu tort, et que cette combinaison n'ait pas dû être; je sais seulement qu'elle a été. Tous ceux qui ont connu madame de Warens, et dont un si grand nombre existe encore, ont pu savoir qu'elle était ainsi. J'ose même ajouter qu'elle n'a connu qu'un seul vrai plaisir au monde, c'était d'en faire à ceux qu'elle aimait. Toutefois, permis à chacun d'argumenter là -dessus tout à son aise, et de prouver doctement que cela n'est pas vrai. Ma fonction est de dire la vérité, mais non pas de la faire croire. J'appris peu à peu tout ce que je viens de dire dans les entretiens qui suivirent notre union, et qui seuls la rendirent délicieuse. Elle avait eu raison d'espérer que sa complaisance me serait utile; j'en tirai pour mon instruction de grands avantages. Elle m'avait jusqu'alors parlé de moi seul comme à un enfant. Elle commença de me traiter en homme, et me parla d'elle. Tout ce qu'elle me disait m'était si intéressant, je m'en sentais si touché, que, me repliant sur moi-même, j'appliquais à mon profit ses confidences plus que je n'avais fait ses leçons. Quand on sent vraiment que le coeur parle, le nôtre s'ouvre pour recevoir ses épanchements; et jamais toute la morale d'un pédagogue ne vaudra le bavardage affectueux et tendre d'une femme sensée, pour qui l'on a de l'attachement. L'intimité dans laquelle je vivais avec elle l'ayant mise à portée de m'apprécier plus avantageusement qu'elle n'avait fait, elle jugea que, malgré mon air gauche, je valais la peine d'être cultivé pour le monde, et que si je m'y montrais un jour sur un certain pied, je serais en état d'y faire mon chemin. Sur cette idée, elle s'attachait non seulement à former mon jugement, mais mon extérieur, mes manières, à me rendre aimable autant qu'estimable; et s'il est vrai qu'on puisse allier les succès dans le monde avec la vertu ce que pour moi je ne crois pas, je suis sûr au moins qu'il n'y a pour cela d'autre route que celle qu'elle avait prise, et qu'elle voulait m'enseigner. Car madame de Warens connaissait les hommes, et savait supérieurement l'art de traiter avec eux sans mensonge et sans imprudence, sans les tromper et sans les fâcher. Mais cet art était dans son caractère bien plus que dans ses leçons; elle savait mieux le mettre en pratique que l'enseigner, et j'étais l'homme du monde le moins propre à l'apprendre. Aussi tout ce qu'elle fit à cet égard fut-il, peu s'en faut, peine perdue, de même que le soin qu'elle prit de me donner des maÃtres pour la danse et pour les armes. Quoique leste et bien pris dans ma taille, je ne pus apprendre à danser un menuet. J'avais tellement pris, à cause de mes cors, l'habitude de marcher du talon, que Roche ne put me la faire perdre; et jamais, avec l'air assez ingambe, je n'ai pu sauter un médiocre fossé. Ce fut encore pis à la salle d'armes. Après trois mois de leçon, je tirais encore à la muraille, hors d'état de faire assaut, et jamais je n'eus le poignet assez souple ou le bras assez ferme pour retenir mon fleuret quand il plaisait au maÃtre de me le faire sauter. Ajoutez que j'avais un dégoût mortel pour cet exercice, et pour le maÃtre qui tâchait de me l'enseigner. Je n'aurais jamais cru qu'on pût être si fier de l'art de tuer un homme. Pour mettre son vaste génie à ma portée, il ne s'exprimait que par des comparaisons tirées de la musique, qu'il ne savait point. Il trouvait des analogies frappantes entre les bottes de tierce et de quarte et les intervalles musicaux du même nom. Quand il voulait faire une feinte, il me disait de prendre garde à ce dièse, parce qu'anciennement les dièses s'appelaient des feintes; quand il m'avait fait sauter de la main mon fleuret, il disait en ricanant que c'était une pause. Enfin je ne vis de ma vie un pédant plus insupportable que ce pauvre homme avec son plumet et son plastron. Je fis donc peu de progrès dans mes exercices, que je quittai bientôt par pur dégoût; mais j'en fis davantage dans un art plus utile, celui d'être content de mon sort, et de n'en pas désirer un plus brillant, pour lequel je commençais à sentir que je n'étais pas né. Livré tout entier au désir de rendre à maman la vie heureuse, je me plaisais toujours plus auprès d'elle; et quand il fallait m'en éloigner pour courir en ville, malgré ma passion pour la musique, je commençais à sentir la gêne de mes leçons. J'ignore si Claude Anet s'aperçut de l'intimité de notre commerce. J'ai lieu de croire qu'il ne lui fut pas caché. C'était un garçon très clairvoyant, mais très discret, qui ne parlait jamais contre sa pensée, mais qui ne la disait pas toujours. Sans me faire le moindre semblant qu'il fût instruit, par sa conduite, il paraissait l'être; et cette conduite ne venait sûrement pas de bassesse d'âme, mais de ce qu'étant entré dans les principes de sa maÃtresse, il ne pouvait désapprouver qu'elle agÃt conséquemment. Quoique aussi jeune qu'elle, il était si mûr et si grave, qu'il nous regardait presque comme deux enfants dignes d'indulgence, et nous le regardions l'un et l'autre comme un homme respectable, dont nous avions l'estime à ménager. Ce ne fut qu'après qu'elle lui fut infidèle que je connus bien tout l'attachement qu'elle avait pour lui. Comme elle savait que je ne pensais, ne sentais, ne respirais que par elle, elle me montrait combien elle l'aimait, afin que je l'aimasse de même; et elle appuyait encore moins sur son amitié pour lui que sur son estime, parce que c'était le sentiment que je pouvais partager le plus pleinement. Combien de fois elle attendrit nos coeurs et nous fit embrasser avec larmes, en nous disant que nous étions nécessaires tous deux au bonheur de sa vie! Et que les femmes qui liront ceci ne sourient pas malignement. Avec le tempérament qu'elle avait, ce besoin n'était pas équivoque c'était uniquement celui de son coeur. Ainsi s'établit entre nous trois une société sans autre exemple peut-être sur la terre. Tous nos voeux, nos soins, nos coeurs étaient en commun; rien n'en passait au delà de ce petit cercle. L'habitude de vivre ensemble et d'y vivre exclusivement devint si grande, que si, dans nos repas, un des trois manquait ou qu'il vÃnt un quatrième, tout était dérangé, et, malgré nos liaisons particulières, les tête-à -tête nous étaient moins doux que la réunion. Ce qui prévenait entre nous la gêne était une extrême confiance réciproque, et ce qui prévenait l'ennui était que nous étions tous fort occupés. Maman, toujours projetante et toujours agissante, ne nous laissait guère oisifs ni l'un ni l'autre, et nous avions encore chacun pour notre compte de quoi bien remplir notre temps. Selon moi, le désoeuvrement n'est pas moins le fléau de la société que celui de la solitude. Rien ne rétrécit plus l'esprit, rien n'engendre plus de riens, de rapports, de paquets, de tracasseries, de mensonges, que d'être éternellement renfermés vis-à -vis les uns des autres dans une chambre, réduits pour tout ouvrage à la nécessité de babiller continuellement. Quand tout le monde est occupé, l'on ne parle que quand on a quelque chose à dire; mais quand on ne fait rien, il faut absolument parler toujours; et voilà de toutes les gênes la plus incommode et la plus dangereuse. J'ose même aller plus loin, et je soutiens que, pour rendre un cercle vraiment agréable, il faut non seulement que chacun y fasse quelque chose, mais quelque chose qui demande un peu d'attention. Faire des noeuds, c'est ne rien faire; et il faut tout autant de soin pour amuser une femme qui fait des noeuds que celle qui tient les bras croisés. Mais quand elle brode, c'est autre chose elle s'occupe assez pour remplir les intervalles du silence. Ce qu'il y a de choquant, de ridicule, est de voir pendant ce temps une douzaine de flandrins se lever, s'asseoir, aller, venir, pirouetter sur leurs talons, retourner deux cents fois les magots de la cheminée, et fatiguer leur minerve à maintenir un intarissable flux de paroles la belle occupation! Ces gens-là , quoi qu'ils fassent, seront toujours à charge aux autres et à eux-mêmes. Quand j'étais à Motiers, j'allais faire des lacets chez mes voisines; si je retournais dans le monde, j'aurais toujours dans ma poche un bilboquet, et j'en jouerais toute la journée pour me dispenser de parler quand je n'aurais rien à dire. Si chacun en faisait autant, les hommes deviendraient moins méchants, leur commerce deviendrait plus sûr, et je pense, plus agréable. Enfin, que les plaisants rient s'ils veulent, mais je soutiens que la seule morale à la portée du présent siècle est la morale du bilboquet. Au reste, on ne nous laissait guère le soin d'éviter l'ennui par nous-mêmes, et les importuns nous en donnaient trop par leur affluence pour nous en laisser quand nous restions seuls. L'impatience qu'ils m'avaient donnée autrefois n'était pas diminuée, et toute la différence était que j'avais moins de temps pour m'y livrer. La pauvre maman n'avait point perdu son ancienne fantaisie d'entreprises et de système au contraire, plus ses besoins domestiques devenaient pressants, plus pour y pourvoir elle se livrait à ses visions; moins elle avait de ressources présentes, plus elle s'en forgeait dans l'avenir. Le progrès des ans ne faisait qu'augmenter en elle cette manie; et à mesure qu'elle perdait le goût des plaisirs du monde et de la jeunesse, elle le remplaçait par celui des secrets et des projets. La maison ne désemplissait pas de charlatans, de fabricants, de souffleurs, d'entrepreneurs de toute espèce, qui, distribuant par millions la fortune, finissaient par avoir besoin d'un écu. Aucun ne sortait de chez elle à vide, et l'un de mes étonnements est qu'elle ait pu suffire aussi longtemps à tant de profusions sans en épuiser la source et sans lasser ses créanciers. Le projet dont elle était le plus occupée au temps dont je parle, et qui n'était pas le plus déraisonnable qu'elle eût formé, était de faire établir à Chambéri un jardin royal de plantes, avec un démonstrateur appointé; et l'on comprend d'avance à qui cette place était destinée. La position de cette ville, au milieu des Alpes, était très favorable à la botanique; et maman, qui facilitait toujours un projet par un autre, y joignit celui d'un collège de pharmacie, qui véritablement paraissait très utile dans un pays aussi pauvre, où les apothicaires sont presque les seuls médecins. La retraite du proto-médecin Grossi à Chambéri, après la mort du roi Victor, lui parut favoriser beaucoup cette idée, et la lui suggéra peut-être. Quoi qu'il en soit, elle se mit à cajoler Grossi, qui pourtant n'était pas trop cajolable; car c'était bien le plus caustique et le plus brutal monsieur que j'aie jamais connu. On en jugera par deux ou trois traits que je vais citer pour échantillon. Un jour il était en consultation avec d'autres médecins, un entre autres qu'on avait fait venir d'Annecy, et qui était le médecin ordinaire du malade. Ce jeune homme, encore malappris pour un médecin, osa n'être pas de l'avis de monsieur le proto. Celui-ci, pour toute réponse, lui demanda quand il s'en retournait, par où il passait, et quelle voiture il prenait. L'autre, après l'avoir satisfait, lui demande à son tour s'il y a quelque chose pour son service. Rien, rien, dit Grossi, sinon que je veux m'aller mettre à une fenêtre sur votre passage, pour avoir le plaisir de voir passer un âne à cheval. Il était aussi avare que riche et dur. Un de ses amis lui voulut un jour emprunter de l'argent avec de bonnes sûretés Mon ami, lui dit-il en lui serrant le bras et grinçant les dents, quand saint Pierre descendrait du ciel pour m'emprunter dix pistoles, et qu'il me donnerait la Trinité pour caution, je ne les lui prêterais pas. Un jour, invité à dÃner chez M. le comte Picon, gouverneur de Savoie, et très dévot, il arrive avant l'heure; et S. Exc., alors occupée à dire le rosaire, lui en propose l'amusement. Ne sachant trop que répondre, il fait une grimace affreuse et se met à genoux; mais à peine avait-il récité deux Ave, que, n'y pouvant plus tenir, il se lève brusquement, prend sa canne, et s'en va sans mot dire. Le comte Picon court après lui, et lui crie Monsieur Grossi! monsieur Grossi! restez donc; vous avez là -bas à la broche une excellente bartavelle. Monsieur le comte, lui répond l'autre en se retournant, vous me donneriez un ange rôti que je ne resterais pas. Voilà quel était M. le proto-médecin Grossi, que maman entreprit et vint à bout d'apprivoiser. Quoique extrêmement occupé, il s'accoutuma à venir très souvent chez elle, prit Anet en amitié, marqua faire cas de ses connaissances, en parlait avec estime, et, ce qu'on n'aurait pas attendu d'un pareil ours, affectait de le traiter avec considération pour effacer les impressions du passé. Car, quoique Anet ne fût plus sur le pied d'un domestique, on savait qu'il l'avait été, et il ne fallait pas moins que l'exemple et l'autorité de monsieur le proto-médecin pour donner à son égard le ton qu'on n'aurait pas pris de tout autre. Claude Anet, avec un habit noir, une perruque bien peignée, un maintien grave et décent, une conduite sage et circonspecte, des connaissances assez étendues en matière médicale et en botanique, et la faveur d'un chef de la Faculté, pouvait raisonnablement espérer de remplir avec applaudissement la place de démonstrateur royal des plantes, si l'établissement projeté avait lieu; et réellement Grossi en avait goûté le plan, l'avait adopté, et n'attendait pour le proposer à la cour que le moment où la paix permettrait de songer aux choses utiles, et laisserait disposer de quelque argent pour y pourvoir. Mais ce projet, dont l'exécution m'eût probablement jeté dans la botanique, pour laquelle il me semble que j'étais né, manqua par un de ces coups inattendus qui renversent les desseins les mieux concertés. J'étais destiné à devenir par degrés un exemple des misères humaines. On dirait que la Providence, qui m'appelait à ces grandes épreuves, écartait de sa main tout ce qui m'eût empêché d'y arriver. Dans une course qu'Anet avait fait au haut des montagnes pour aller chercher du génépi, plante rare qui ne croÃt que sur les Alpes, et dont M. Grossi avait besoin, ce pauvre garçon s'échauffa tellement qu'il gagna une pleurésie dont le génépi ne put le sauver, quoiqu'il y soit, dit-on, spécifique; et, malgré tout l'art de Grossi, qui certainement était un très habile homme, malgré les soins infinis que nous prÃmes de lui, sa bonne maÃtresse et moi, il mourut le cinquième jour entre nos mains, après la plus cruelle agonie, durant laquelle il n'eut d'autres exhortations que les miennes; et je les lui prodiguai avec des élans de douleur et de zèle qui, s'il était en état de m'entendre, devaient être de quelque consolation pour lui. Voilà comment je perdis le plus solide ami que j'eus en toute ma vie homme estimable et rare en qui la nature tint lieu d'éducation, qui nourrit dans la servitude toutes les vertus des grands hommes, et à qui peut-être il ne manqua, pour se montrer tel à tout le monde, que de vivre et d'être placé. Le lendemain, j'en parlais avec maman dans l'affliction la plus vive et la plus sincère, et, tout d'un coup, au milieu de l'entretien, j'eus la vile et indigne pensée que j'héritais de ses nippes, et surtout d'un bel habit noir qui m'avait donné dans la vue. Je le pensai, par conséquent je le dis; car près d'elle c'était pour moi la même chose. Rien ne lui fit mieux sentir la perte qu'elle avait faite que ce lâche et odieux mot, le désintéressement et la noblesse d'âme étant des qualités que le défunt avait éminemment possédées. La pauvre femme, sans rien répondre, se tourna de l'autre côté et se mit à pleurer. Chères et précieuses larmes! elles furent entendues et coulèrent toutes dans mon coeur; elles y lavèrent jusqu'aux dernières traces d'un sentiment bas et malhonnête. Il n'y en est jamais entré depuis ce temps-là . Cette perte causa à maman autant de préjudice que de douleur. Depuis ce moment, ses affaires ne cessèrent d'aller en décadence. Anet était un garçon exact et rangé, qui maintenait l'ordre dans la maison de sa maÃtresse. On craignait sa vigilance, et le gaspillage était moindre. Elle-même craignait sa censure, et se contenait davantage dans ses dissipations. Ce n'était pas assez pour elle de son attachement, elle voulait conserver son estime, et elle redoutait le juste reproche qu'il osait quelquefois lui faire, qu'elle prodiguait le bien d'autrui autant que le sien. Je pensais comme lui, je le disais même; mais je n'avais pas le même ascendant sur elle, et mes discours n'en imposaient pas comme les siens. Quand il ne fut plus, je fus bien forcé de prendre sa place, pour laquelle j'avais aussi peu d'aptitude que de goût; je la remplis mal. J'étais peu soigneux, j'étais fort timide; tout en grondant à part moi, je laissais tout aller comme il allait. D'ailleurs, j'avais bien obtenu la même confiance, mais non pas la même autorité. Je voyais le désordre, j'en gémissais, je m'en plaignais, et je n'étais pas écouté. J'étais trop jeune et trop vif pour avoir le droit d'être raisonnable; et quand je voulais me mêler de faire le censeur, maman me donnait de petits soufflets de caresses, m'appelait son petit Mentor, et me forçait à reprendre le rôle qui me convenait. Le sentiment profond de la détresse où ses dépenses peu mesurées devaient nécessairement la jeter tôt ou tard me fit une impression d'autant plus forte, qu'étant devenu l'inspecteur de sa maison, je jugeais par moi-même de l'inégalité de la balance entre le doit et l'avoir. Je date de cette époque le penchant à l'avarice que je me suis toujours senti depuis ce temps-là . Je n'ai jamais été follement prodigue que par bourrasques; mais jusqu'alors je ne m'étais jamais beaucoup inquiété si j'avais peu ou beaucoup d'argent. Je commençai à faire cette attention, et à prendre du souci de ma bourse. Je devenais vilain par un motif très noble; car, en vérité, je ne songeais qu'à ménager à maman quelque ressource dans la catastrophe que je prévoyais. Je craignais que ses créanciers ne fissent saisir sa pension, qu'elle ne fût tout à fait supprimée, et je m'imaginais, selon mes vues étroites, que mon petit magot lui serait alors d'un grand secours. Mais pour le faire, et surtout pour le conserver, il fallait me cacher d'elle; car il n'eût pas convenu, tandis qu'elle était aux expédients, qu'elle eût su que j'avais de l'argent mignon. J'allais donc cherchant par-ci par-là de petites caches où je fourrais quelques louis en dépôt, comptant augmenter ce dépôt sans cesse jusqu'au moment de le mettre à ses pieds. Mais j'étais si maladroit dans le choix de mes cachettes, qu'elle les éventait toujours; puis, pour m'apprendre qu'elle les avait trouvées, elle ôtait l'or que j'y avais mis, et en mettait davantage en autres espèces. Je venais tout honteux rapporter à la bourse commune mon petit trésor, et jamais elle ne manquait de l'employer en nippes ou meubles à mon profit, comme épée d'argent, montre ou autre chose pareille. Bien convaincu qu'accumuler ne me réussirait jamais et serait pour elle une mince ressource, je sentis enfin que je n'en avais point d'autre contre le malheur que je craignais que de me mettre en état de pourvoir par moi-même à sa subsistance, quand, cessant de pourvoir à la mienne, elle verrait le pain prêt à lui manquer. Malheureusement, jetant mes projets du côté de mes goûts, je m'obstinais à chercher follement ma fortune dans la musique; et, sentant naÃtre des idées et des chants dans ma tête, je crus qu'aussitôt que je serais en état d'en tirer parti, j'allais devenir un homme célèbre, un Orphée moderne, dont les sons devaient attirer tout l'argent du Pérou. Ce dont il s'agissait pour moi, commençant à lire passablement la musique, était d'apprendre la composition. La difficulté était de trouver quelqu'un pour me l'enseigner; car, avec mon Rameau seul, je n'espérais pas y parvenir par moi-même; et depuis le départ de M. le MaÃtre, il n'y avait personne en Savoie qui entendÃt rien à l'harmonie. Ici l'on va voir encore une de ces inconséquences dont ma vie est remplie, et qui m'ont fait si souvent aller contre mon but, lors même que j'y pensais tendre directement. Venture m'avait beaucoup parlé de l'abbé Blanchard, son maÃtre de composition, homme de mérite et d'un grand talent, qui pour lors était maÃtre de musique de la cathédrale de Besançon, et qui l'est maintenant de la chapelle de Versailles. Je me mis en tête d'aller à Besançon prendre leçon de l'abbé Blanchard; et cette idée me parut si raisonnable, que je parvins à la faire trouver telle à maman. La voilà travaillant à mon petit équipage, et cela avec la profusion qu'elle mettait à toute chose. Ainsi, toujours avec le projet de prévenir une banqueroute et de réparer dans l'avenir l'ouvrage de sa dissipation, je commençai dans le moment même par lui causer une dépense de huit cents francs j'accélérais sa ruine pour me mettre en état d'y remédier. Quelque folle que fût cette conduite, l'illusion était entière de ma part, et même de la sienne. Nous étions persuadés l'un et l'autre, moi que je travaillais utilement pour elle; elle que je travaillais utilement pour moi. J'avais compté trouver Venture encore à Annecy, et lui demander une lettre pour l'abbé Blanchard. Il n'y était plus. Il fallut, pour tout renseignement, me contenter d'une messe à quatre parties, de sa composition et de sa main, qu'il m'avait laissée. Avec cette recommandation, je vais à Besançon, passant par Genève, où je fus voir mes parents, et par Nyon, où je fus voir mon père, qui me reçut comme à son ordinaire et se chargea de me faire parvenir ma malle, qui ne venait qu'après moi, parce que j'étais à cheval. J'arrive à Besançon. L'abbé Blanchard me reçoit bien, me promet ses instructions et m'offre ses services. Nous étions prêts à commencer, quand j'apprends par une lettre de mon père que ma malle a été saisie et confisquée aux Rousses, bureau de France sur les frontières de Suisse. Effrayé de cette nouvelle, j'emploie les connaissances que je m'étais faites à Besançon pour savoir le motif de cette confiscation; car, bien sûr de n'avoir point de contrebande, je ne pouvais concevoir sur quel prétexte on l'avait pu fonder. Je l'apprends enfin il faut le dire, car c'est un fait curieux. Je voyais à Chambéri un vieux Lyonnais, fort bon homme, appelé M. Duvivier, qui avait travaillé au visa sous la régence, et qui, faute d'emploi, était venu travailler au cadastre. Il avait vécu dans le monde; il avait des talents, quelque savoir, de la douceur, de la politesse; il savait la musique et comme j'étais de chambrée avec lui, nous nous étions liés de préférence au milieu des ours mal léchés qui nous entouraient. Il avait à Paris des correspondances qui lui fournissaient ces petits riens, ces nouveautés éphémères qui courent on ne sait pourquoi, qui meurent on ne sait comment, sans que jamais personne y repense quand on a cessé d'en parler. Comme je le menais quelquefois dÃner chez maman, il me faisait sa cour en quelque sorte, et, pour se rendre agréable, il tâchait de me faire aimer ces fadaises, pour lesquelles j'eus toujours un tel dégoût, qu'il ne m'est arrivé de la vie d'en lire une à moi seul. Malheureusement, un de ces maudits papiers resta dans la poche de veste d'un habit neuf que j'avais porté deux ou trois fois pour être en règle avec les commis. Ce papier était une parodie janséniste assez plate de la belle scène du Mithridate de Racine. Je n'en avais pas lu dix vers, et l'avais laissé par oubli dans ma poche. Voilà ce qui fit confisquer mon équipage. Les commis firent à la tête de l'inventaire de cette malle un magnifique procès-verbal, où, supposant que cet écrit venait de Genève pour être imprime et distribué en France, ils s'étendaient en saintes invectives contre les ennemis de Dieu et de l'Église, et en éloges de leur pieuse vigilance, qui avait arrêté l'exécution de ce projet infernal. Ils trouvèrent sans doute que mes chemises sentaient aussi l'hérésie, car, en vertu de ce terrible papier, tout fut confisqué sans que jamais j'aie eu ni raison ni nouvelle de ma pauvre pacotille. Les gens des fermes à qui l'on s'adressa demandaient tant d'instructions, de renseignements, de certificats, de mémoires, que, me perdant mille fois dans ce labyrinthe, je fus contraint de tout abandonner. J'ai un vrai regret de n'avoir pas conservé le procès-verbal du bureau des Rousses c'était une pièce à figurer avec distinction parmi celles dont le recueil doit accompagner cet écrit. Cette perte me fit revenir à Chambéri tout de suite, sans avoir rien fait avec l'abbé Blanchard; et, tout bien pesé, voyant le malheur me suivre dans toutes mes entreprises, je résolus de m'attacher uniquement à maman, de courir sa fortune, et de ne plus m'inquiéter inutilement d'un avenir auquel je ne pouvais rien. Elle me reçut comme si j'avais rapporté des trésors, remonta peu à peu ma petite garde-robe; et mon malheur, assez grand pour l'un et pour l'autre, fut presque aussitôt oublié qu'arrivé. Quoique ce malheur m'eût refroidi sur mes projets de musique, je ne laissais pas d'étudier toujours mon Rameau; et, à force d'efforts, je parvins enfin à l'entendre et à faire quelques petits essais de composition, dont le succès m'encouragea. Le comte de Bellegarde, fils du marquis d'Antremont, était revenu de Dresde après la mort du roi Auguste. Il avait vécu longtemps à Paris il aimait extrêmement la musique, et avait pris en passion celle de Rameau. Son frère, le comte de Nangis, jouait du violon, madame la comtesse de la Tour, leur soeur, chantait un peu. Tout cela mit à Chambéri la musique à la mode, et l'on établit une manière de concert public, dont on voulut d'abord me donner la direction mais on s'aperçut bientôt qu'elle passait mes forces, et l'on s'arrangea autrement. Je ne laissais pas d'y donner quelques petits morceaux de ma façon, et entre autres une cantate qui plut beaucoup. Ce n'était pas une pièce bien faite, mais elle était pleine de chants nouveaux et de choses d'effet que l'on n'attendait pas de moi. Ces messieurs ne purent croire que, lisant si mal la musique, je fusse en état d'en composer de passable, et ils ne doutèrent pas que je ne me fusse fait honneur du travail d'autrui. Pour vérifier la chose, un matin M. de Nangis vint me trouver avec une cantate de Clérambault, qu'il avait transposée, disait-il, pour la commodité de la voix, et à laquelle il fallait faire une autre basse, la transposition rendant celle de Clérambault impraticable sur l'instrument. Je répondis que c'était un travail considérable, et qui ne pouvait être fait sur-le-champ. Il crut que je cherchais une défaite, et me pressa de lui faire au moins la basse d'un récitatif. Je la fis donc, mal sans doute, parce qu'en toute chose il me faut, pour bien faire, mes aises et ma liberté; mais je la fis du moins dans les règles et comme il était présent, il ne put douter que je ne susse les éléments de la composition. Ainsi je ne perdis pas mes écolières, mais je me refroidis un peu sur la musique, voyant que l'on faisait un concert et que l'on s'y passait de moi. Ce fut à peu près dans ce temps-là que, la paix étant faite, l'armée française repassa les monts. Plusieurs officiers vinrent voir maman, entre autres M. le comte de Lautrec, colonel du régiment d'Orléans, depuis plénipotentiaire à Genève, et enfin maréchal de France, auquel elle me présenta. Sur ce qu'elle lui dit, il parut s'intéresser beaucoup à moi, et me promit beaucoup de choses dont il ne s'est souvenu que la dernière année de sa vie, lorsque je n'avais plus besoin de lui. Le jeune marquis de Sennecterre, dont le père était alors ambassadeur à Turin, passa dans le même temps à Chambéri. Il dÃna chez madame de Menthon j'y dÃnais aussi ce jour-là . Après le dÃner il fut question de musique il la savait très bien. L'opéra de Jephté était alors dans sa nouveauté; il en parla, on le fit apporter. Il me fit frémir en me proposant d'exécuter à nous deux cet opéra; et, tout en ouvrant le livre, il tomba sur ce morceau célèbre à deux choeurs La terre, l'enfer, le ciel même, Tout tremble devant le Seigneur. Il me dit Combien voulez-vous faire de parties? je ferai pour ma part ces six-là . Je n'étais pas encore accoutumé à cette pétulance française, et quoique j'eusse quelquefois ânonné des partitions, je ne comprenais pas comment le même homme pouvait faire en même temps six parties, ni même deux. Rien ne m'a plus coûté dans l'exercice de la musique que de sauter ainsi légèrement d'une partie à l'autre, et d'avoir l'oeil à la fois sur toute une partition. A la manière dont je me tirai de cette entreprise, M. de Sennecterre dut être tenté de croire que je ne savais pas la musique. Ce fut peut-être pour vérifier ce doute qu'il me proposa de noter une chanson qu'il voulait donner à mademoiselle de Menthon. Je ne pouvais m'en défendre. Il chanta la chanson; je l'écrivis, même sans le faire beaucoup répéter. Il la lut ensuite, et trouva, comme il était vrai, qu'elle était très correctement notée. Il avait vu mon embarras, il prit plaisir à faire valoir ce petit succès. C'était pourtant une chose très simple. Au fond, je savais fort bien la musique; je ne manquais que de cette vivacité du premier coup d'oeil que je n'eus jamais sur rien, et qui ne s'acquiert en musique que par une pratique consommée. Quoi qu'il en soit, je fus sensible à l'honnête soin qu'il prit d'effacer dans l'esprit des autres et dans le mien la petite honte que j'avais eue; et douze ou quinze ans après, me rencontrant avec lui dans diverses maisons de Paris, je fus tenté plusieurs fois de lui rappeler cette anecdote, et de lui montrer que j'en gardais le souvenir. Mais il avait perdu les yeux depuis ce temps-là je craignis de renouveler ses regrets en lui rappelant l'usage qu'il en avait su faire, et je me tus. Je touche au moment qui commence à lier mon existence passée avec la présente. Quelques amitiés de ce temps-là prolongées jusqu'à celui-ci me sont devenues bien précieuses. Elles m'ont souvent fait regretter cette heureuse obscurité où ceux qui se disaient mes amis l'étaient et m'aimaient pour moi, par pure bienveillance, non par la vanité d'avoir des liaisons avec un homme connu, ou par le désir secret de trouver ainsi plus d'occasions de lui nuire. C'est d'ici que je date ma première connaissance avec mon vieux ami Gauffecourt, qui m'est toujours resté, malgré les efforts qu'on a faits pour me l'ôter. Toujours resté! non. Hélas! je viens de le perdre. Mais il n'a cessé de m'aimer qu'en cessant de vivre, et notre amitié n'a fini qu'avec lui. M. de Gauffecourt était un des hommes les plus aimables qui aient existé. Il était impossible de le voir sans l'aimer, et de vivre avec lui sans s'y attacher tout à fait. Je n'ai vu de ma vie une physionomie plus ouverte, plus caressante, qui eût plus de sérénité, qui marquât plus de sentiment et d'esprit, qui inspirât plus de confiance. Quelque réservé qu'on pût être, on ne pouvait, dès la première vue, se défendre d'être aussi familier avec lui que si on l'eût connu depuis vingt ans et moi, qui avais tant de peine d'être à mon aise avec les nouveaux visages, j'y fus avec lui du premier moment. Son ton, son accent, son propos accompagnaient parfaitement sa physionomie. Le son de sa voix était net, plein, bien timbré, une belle voix de basse étoffée et mordante, qui remplissait l'oreille et sonnait au coeur. Il est impossible d'avoir une gaieté plus égale et plus douce, des grâces plus vraies et plus simples, des talents plus naturels et cultivés avec plus de goût. Joignez à cela un coeur aimant, mais aimant un peu trop tout le monde, un caractère officieux avec un peu de choix, servant ses amis avec zèle, ou plutôt se faisant l'ami des gens qu'il pouvait servir, et sachant faire très adroitement ses propres affaires en faisant très chaudement celles d'autrui. Gauffecourt était fils d'un simple horloger, et avait été horloger lui-même. Mais sa figure et son mérite l'appelaient dans une autre sphère où il ne tarda pas d'entrer. Il fit connaissance avec M. de la Closure, résident de France à Genève, qui le prit en amitié. Il lui procura à Paris d'autres connaissances qui lui furent utiles, et par lesquelles il parvint à avoir la fourniture des sels du Valais, qui lui valait vingt mille livres de rente. Sa fortune, assez belle, se borna là du côté des hommes; mais du côté des femmes, la presse y était il eut à choisir, et fit ce qu'il voulut. Ce qu'il y eut de plus rare et de plus honorable pour lui fut qu'ayant des liaisons dans tous les états, il fut partout chéri, recherché de tout le monde, sans jamais être envié ni haï de personne; et je crois qu'il est mort sans avoir eu de sa vie un seul ennemi. Heureux homme! Il venait tous les ans aux bains d'Aix, où se rassemble la bonne compagnie des pays voisins. Lié avec toute la noblesse de Savoie, il venait d'Aix à Chambéri voir le comte de Bellegarde et son père le marquis d'Antremont, chez qui maman fit et me fit faire connaissance avec lui. Cette connaissance, qui semblait devoir n'aboutir à rien, et fut nombre d'années interrompue, se renouvela dans l'occasion que je dirai, et devint un véritable attachement. C'est assez pour m'autoriser à parler d'un ami avec qui j'ai été si étroitement lié mais quand je ne prendrais aucun intérêt personnel à sa mémoire, c'était un homme si aimable et si heureusement né, que, pour l'honneur de l'espèce humaine, je la croirais toujours bonne à conserver. Cet homme si charmant avait pourtant ses défauts ainsi que les autres, comme on pourra voir ci-après mais s'il ne les eût pas eus, peut-être eût-il été moins aimable. Pour le rendre intéressant autant qu'il pouvait l'être, il fallait qu'on eût quelque chose à lui pardonner. Une autre liaison du même temps n'est pas éteinte, et me leurre encore de cet espoir du bonheur temporel, qui meurt si difficilement dans le coeur de l'homme. M. de Conzié, gentilhomme savoyard, alors jeune et aimable, eut la fantaisie d'apprendre la musique, ou plutôt de faire connaissance avec celui qui l'enseignait. Avec de l'esprit et du goût pour les belles connaissances, M. de Conzié avait une douceur de caractère qui le rendait très liant, et je l'étais beaucoup moi-même pour les gens en qui je la trouvais. La liaison fut bientôt faite. Le germe de littérature et de philosophie qui commençait à fermenter dans ma tête, et qui n'attendait qu'un peu de culture et d'émulation pour se développer tout à fait, les trouvait en lui. M. de Conzié avait peu de disposition pour la musique ce fut un bien pour moi; les heures des leçons se passaient à tout autre chose qu'à solfier. Nous déjeunions, nous causions, nous lisions quelques nouveautés, et pas un mot de musique. La correspondance de Voltaire avec le prince royal de Prusse faisait du bruit alors nous nous entretenions souvent de ces deux hommes célèbres, dont l'un, depuis peu sur le trône, s'annonçait déjà tel qu'il devait dans peu se montrer; et dont l'autre, aussi décrié qu'il est admiré maintenant, nous faisait plaindre sincèrement le malheur qui semblait le poursuivre, et qu'on voit si souvent être l'apanage des grands talents. Le prince de Prusse avait été peu heureux dans sa jeunesse; et Voltaire semblait fait pour ne l'être jamais. L'intérêt que nous prenions à l'un et à l'autre s'étendait à tout ce qui s'y rapportait. Rien de tout ce qu'écrivait Voltaire ne nous échappait. Le goût que je pris à ces lectures m'inspira le désir d'apprendre à écrire avec élégance, et de tâcher d'imiter le beau coloris de cet auteur, dont j'étais enchanté. Quelque temps après parurent ses Lettres philosophiques. Quoiqu'elles ne soient pas assurément son meilleur ouvrage, ce fut celui qui m'attira le plus vers l'étude, et ce goût naissant ne s'éteignit plus depuis ce temps-là . Mais le moment n'était pas venu de m'y livrer tout de bon. Il me restait encore une humeur un peu volage, un désir d'aller et venir qui s'était plutôt borné qu'éteint, et que nourrissait le train de la maison de madame de Warens, trop bruyant pour mon humeur solitaire. Ce tas d'inconnus qui lui affluaient journellement de toutes parts, et la persuasion où j'étais que ces gens-là ne cherchaient qu'à la duper chacun à sa manière, me faisaient un vrai tourment de mon habitation. Depuis qu'ayant succédé à Claude Anet dans la confidence de sa maÃtresse, je suivais de plus près l'état de ses affaires, j'y voyais un progrès en mal dont j'étais effrayé. J'avais cent fois remontré, prié, pressé, conjuré, et toujours inutilement. Je m'étais jeté à ses pieds; je lui avais fortement représenté la catastrophe qui la menaçait; je l'avais vivement exhortée à réformer sa dépense, à commencer par moi; à souffrir plutôt un peu tandis qu'elle était encore jeune, que, multipliant toujours ses dettes et ses créanciers, de s'exposer sur ses vieux jours à leurs vexations et à la misère. Sensible à la sincérité de mon zèle, elle s'attendrissait avec moi et me promettait les plus belles choses du monde. Un croquant arrivait-il, à l'instant tout était oublié. Après mille épreuves de l'inutilité de mes remontrances, que me restait-il à faire, que de détourner les yeux du mal que je ne pouvais prévenir? Je m'éloignais de la maison dont je ne pouvais garder la porte; je faisais de petits voyages à Nyon, à Genève, à Lyon, qui, m'étourdissant sur ma peine secrète, en augmentaient en même temps le sujet par ma dépense. Je puis jurer que j'en aurais souffert tous les retranchements avec joie, si maman eût vraiment profité de cette épargne; mais certain que ce que je me refusais passait à des fripons, j'abusais de sa facilité pour partager avec eux, et, comme le chien qui revenait de la boucherie, j'emportais mon lopin du morceau que je n'avais pu sauver. Les prétextes ne me manquaient pas pour tous ces voyages, et maman seule m'en eût fourni de reste, tant elle avait partout de liaisons, de négociations, d'affaires, de commissions à donner à quelqu'un de sûr. Elle ne demandait qu'à m'envoyer, je ne demandais qu'à aller cela ne pouvait manquer de faire une vie assez ambulante. Ces voyages me mirent à portée de faire quelques bonnes connaissances, qui m'ont été dans la suite agréables ou utiles; entre autres à Lyon celle de M. Perrichon, que je me reproche de n'avoir pas assez cultivée, vu les bontés qu'il a eues pour moi; celle du bon Parisot, dont je parlerai dans son temps; à Grenoble, celle de madame Deybens et de madame la présidente de Bardonanche, femme de beaucoup d'esprit, et qui m'eût pris en amitié si j'avais été à portée de la voir plus souvent; à Genève, celle de M. de la Closure, résident de France, qui me parlait souvent de ma mère, dont malgré la mort et le temps son coeur n'avait pu se déprendre; celle des deux Barillot, dont le père, qui m'appelait son petit-fils, était d'une société très aimable, et l'un des plus dignes hommes que j'aie jamais connus. Durant les troubles de la République, ces deux citoyens se jetèrent dans les deux partis contraires, le fils, dans celui de la bourgeoisie; le père, dans celui des magistrats et lorsqu'on prit les armes en 1737, je vis, étant à Genève, le père et le fils sortir armés de la même maison, l'un pour monter à l'hôtel de ville, l'autre pour se rendre à son quartier, sûrs de se trouver deux heures après l'un vis-à -vis de l'autre exposés à s'entr'égorger. Ce spectacle affreux me fit une impression si vive, que je jurai de ne tremper jamais dans aucune guerre civile, et de ne soutenir jamais au dedans la liberté par les armes, ni de ma personne ni de mon aveu, si jamais je rentrais dans mes droits de citoyen. Je me rends le témoignage d'avoir tenu ce serment dans une occasion délicate; et l'on trouvera, du moins je le pense, que cette modération fut de quelque prix. Mais je n'en étais pas encore à cette première fermentation de patriotisme que Genève en armes excita dans mon coeur. On jugera combien j'en étais loin par un fait très grave à ma charge, que j'ai oublié de mettre à sa place, et qui ne doit pas être omis. Mon oncle Bernard était, depuis quelques années, passé dans la Caroline pour y faire bâtir la ville de Charlestown, dont il avait donné le plan il y mourut peu après. Mon pauvre cousin était aussi mort au service du roi de Prusse, et ma tante perdit ainsi son fils et son mari presque en même temps. Ces pertes réchauffèrent un peu son amitié pour le plus proche parent qui lui restât, et qui était moi. Quand j'allais à Genève je logeais chez elle, et je m'amusais à fureter et feuilleter les livres et papiers que mon oncle avait laissés. J'y trouvai beaucoup de pièces curieuses, et des lettres dont assurément on ne se douterait pas. Ma tante, qui faisait peu de cas de ces paperasses, m'eût laissé tout emporter si j'avais voulu. Je me contentai de deux ou trois livres commentés de la main de mon grand-père Bernard le ministre, et entre autres les Oeuvres posthumes de Rohault, in-4°, dont les marges étaient pleines d'excellentes scolies qui me firent aimer les mathématiques. Ce livre est resté parmi ceux de madame de Warens; j'ai toujours été fâché de ne l'avoir pas gardé. A ces livres je joignis cinq ou six mémoires manuscrits, et un seul imprimé, qui était du fameux Micheli Ducret, homme d'un grand talent, savant, éclairé, mais trop remuant, traité bien cruellement par les magistrats de Genève, et mort dernièrement dans la forteresse d'Arberg, où il était enfermé depuis longues années, pour avoir, disait-on, trempé dans la conspiration de Berne. Ce mémoire était une critique assez judicieuse de ce grand et ridicule plan de fortification qu'on a exécuté en partie à Genève, à la grande risée des gens du métier, qui ne savent pas le but secret qu'avait le conseil dans l'exécution de cette magnifique entreprise. M. Micheli, ayant été exclu de la chambre des fortifications pour avoir blâmé ce plan, avait cru, comme membre des deux-cents et même comme citoyen, pouvoir en dire son avis plus au long; et c'était ce qu'il avait fait par ce mémoire, qu'il eut l'imprudence de faire imprimer, mais non pas publier, car il n'en fit tirer que le nombre d'exemplaires qu'il envoyait aux deux-cents, et qui furent tous interceptés à la poste par ordre du petit conseil. Je trouvai ce mémoire parmi les papiers de mon oncle, avec la réponse qu'il avait été chargé d'y faire, et j'emportai l'un et l'autre. J'avais fait ce voyage peu après ma sortie du cadastre, et j'étais demeuré en quelque liaison avec l'avocat Coccelli, qui en était le chef. Quelque temps après, le directeur de la douane s'avisa de me prier de lui tenir un enfant, et me donna madame Coccelli pour commère. Les honneurs me tournaient la tête; et, fier d'appartenir de si près à monsieur l'avocat, je tâchais de faire l'important, pour me montrer digne de cette gloire. Dans cette idée, je crus ne pouvoir rien faire de mieux que de lui faire voir mon mémoire imprimé de M. Micheli, qui réellement était une pièce rare, pour lui prouver que j'appartenais à des notables de Genève qui savaient les secrets de l'Etat. Cependant, par une demi-réserve dont j'aurais peine à rendre raison, je ne lui montrai point la réponse de mon oncle à ce mémoire, peut-être parce qu'elle était manuscrite et qu'il ne fallait à monsieur l'avocat que du moulé. Il sentit pourtant si bien le prix de l'écrit que j'eus la bêtise de lui confier, que je ne pus jamais le ravoir ni le revoir, et que, bien convaincu de l'inutilité de mes efforts, je me fis un mérite de la chose, et transformai ce vol en présent. Je ne doute pas un moment qu'il n'ait bien fait valoir à la cour de Turin cette pièce plus curieuse cependant qu'utile, et qu'il n'ait eu grand soin de se faire rembourser de manière ou d'autre de l'argent qu'il lui en avait dû coûter pour l'acquérir. Heureusement, de tous les futurs contingents, un des moins probables est qu'un jour le roi de Sardaigne assiégera Genève. Mais comme il n'y a pas d'impossibilité à la chose, j'aurai toujours à reprocher à ma sotte vanité d'avoir montré les plus grands défauts de cette place à son plus ancien ennemi. Je passai deux ou trois ans de cette façon entre la musique, les magistères, les projets, les voyages, flottant incessamment d'une chose à l'autre, cherchant à me fixer sans savoir à quoi, mais entraÃné pourtant par degrés vers l'étude, voyant des gens de lettres, entendant parler de littérature, me mêlant quelquefois d'en parler moi-même, et prenant plutôt le jargon des livres que la connaissance de leur contenu. Dans mes voyages de Genève, j'allais de temps en temps voir en passant mon ancien bon ami M. Simon, qui fomentait beaucoup mon émulation naissante par des nouvelles toutes fraÃches de la république des lettres, tirées de Baillet ou de Colomiés. Je voyais beaucoup aussi à Chambéri un jacobin, professeur de physique, bonhomme de moine dont j'ai oublié le nom, et qui faisait souvent de petites expériences qui m'amusaient extrêmement. Je voulus, à son exemple et aidé des Récréations mathématiques d'Ozanam, faire de l'encre de sympathie. Pour cet effet, après avoir rempli une bouteille plus qu'à demi de chaux vive, d'orpiment et d'eau, je la bouchai bien. L'effervescence commença presque à l'instant très violemment. Je courus à la bouteille pour la déboucher, mais je n'y fus pas à temps; elle me sauta au visage comme une bombe. J'avalai de l'orpiment, de la chaux; j'en faillis mourir. Je restai aveugle plus de six semaines; et j'appris ainsi à ne pas me mêler de physique expérimentale sans en savoir les éléments. Cette aventure m'arriva mal à propos pour ma santé, qui depuis quelque temps s'altérait sensiblement. Je ne sais d'où venait qu'étant bien conformé par le coffre, et ne faisant d'excès d'aucune espèce, je déclinais à vue d'oeil. J'ai une assez bonne carrure, la poitrine large, mes poumons doivent y jouer à l'aise; cependant j'avais la courte haleine, je me sentais oppressé, je soupirais involontairement, j'avais des palpitations, je crachais du sang, la fièvre lente survint, et je n'en ai jamais été bien quitte. Comment peut-on tomber dans cet état à la fleur de l'âge, sans avoir aucun viscère vicié, sans avoir rien fait pour détruire sa santé? L'épée use le fourreau, dit-on quelquefois. Voilà mon histoire. Mes passions m'ont fait vivre, et mes passions m'ont tué. Quelles passions? dira-t-on. Des riens, les choses du monde les plus puériles, mais qui m'affectaient comme s'il se fût agi de la possession d'Hélène ou du trône de l'univers. D'abord les femmes. Quand j'en eus une, mes sens furent tranquilles, mais mon coeur ne le fut jamais. Les besoins de l'amour me dévoraient au sein de la jouissance. J'avais une tendre mère, une amie chérie; mais il me fallait une maÃtresse. Je me la figurais à sa place; je me la créais de mille façons, pour me donner le change à moi-même. Si j'avais cru tenir maman dans mes bras quand je l'y tenais, mes étreintes n'auraient pas été moins vives, mais tous mes désirs se seraient éteints; j'aurais sangloté de tendresse, mais je n'aurais pas joui. Jouir! ce sort est-il fait pour l'homme? Ah! si jamais une seule fois en ma vie j'avais goûté dans leur plénitude toutes les délices de l'amour, je n'imagine pas que ma frêle existence eût pu suffire; je serais mort sur le fait. J'étais donc brûlant d'amour sans objet; et c'est peut-être ainsi qu'il épuise le plus. J'étais inquiet, tourmenté du mauvais état des affaires de ma pauvre maman et de son imprudente conduite, qui ne pouvait manquer d'opérer sa ruine totale en peu de temps. Ma cruelle imagination, qui va toujours au-devant des malheurs, me montrait celui-là sans cesse dans tout son excès et dans toutes ses suites. Je me voyais d'avance forcément séparé par la misère de celle à qui j'avais consacré ma vie, et sans qui je n'en pouvais jouir. Voilà comment j'avais toujours l'âme agitée. Les désirs et les craintes me dévoraient alternativement. La musique était pour moi une autre passion moins fougueuse, mais non moins consumante par l'ardeur avec laquelle je m'y livrais, par l'étude opiniâtre des obscurs livres de Rameau, par mon invincible obstination à vouloir en charger ma mémoire qui s'y refusait toujours; par mes courses continuelles, par les compilations immenses que j'entassais, passant très souvent à copier les nuits entières. Et pourquoi m'arrêter aux choses permanentes, tandis que toutes les folies qui passaient dans mon inconstante tête, les goûts fugitifs d'un seul jour, un voyage, un concert, un souper, une promenade à faire, un roman à lire, une comédie à voir, tout ce qui était le moins du monde prémédité dans mes plaisirs ou dans mes affaires, devenait pour moi tout autant de passions violentes, qui dans leur impétuosité ridicule me donnaient le plus vrai tourment? La lecture des malheurs imaginaires de Cléveland, faite avec fureur et souvent interrompue, m'a fait faire, je crois, plus de mauvais sang que les miens. Il y avait un Genevois nommé M. Bagueret, lequel avait été employé sous Pierre le Grand à la cour de Russie; un des plus vilains hommes et des plus grands fous que j'aie jamais vus, toujours plein de projets aussi fous que lui, qui faisait tomber les millions comme la pluie, et à qui les zéros ne coûtaient rien. Cet homme, étant venu à Chambéri pour quelque procès au sénat, s'empara de maman comme de raison, et, pour ses trésors de zéros qu'il lui prodiguait généreusement, tirait ses pauvres écus pièce à pièce. Je ne l'aimais point il le voyait; avec moi cela n'est pas difficile il n'y avait sorte de bassesse qu'il n'employât pour me cajoler. Il s'avisa de me proposer d'apprendre les échecs, qu'il jouait un peu. J'essayai presque malgré moi; et, après avoir tant bien que mal appris la marche, mon progrès fut si rapide, qu'avant la fin de la première séance, je lui donnai la tour qu'il m'avait donnée en commençant. Il ne m'en fallut pas davantage me voilà forcené des échecs. J'achète un échiquier, j'achète le Calabrois je m'enferme dans ma chambre, j'y passe les jours et les nuits à vouloir apprendre par coeur toutes les parties, à les fourrer dans ma tête bon gré mal gré, à jouer seul sans relâche et sans fin. Après deux ou trois mois de ce beau travail et d'efforts inimaginables, je vais au café, maigre, jaune, et presque hébété. Je m'essaye, je rejoue avec M. Bagueret il me bat une fois, deux fois, vingt fois; tant de combinaisons s'étaient brouillées dans ma tête, et mon imagination s'était si bien amortie, que je ne voyais plus qu'un nuage devant moi. Toutes les fois qu'avec le livre de Philidor ou celui de Stamma j'ai voulu m'exercer à étudier des parties, la même chose m'est arrivée; et après m'être épuisé de fatigue, je me suis trouvé plus faible qu'auparavant. Du reste, que j'aie abandonné les échecs, ou qu'en jouant je me sois remis en haleine, je n'ai jamais avancé d'un cran depuis cette première séance, et je me suis toujours retrouvé au même point où j'étais en la finissant. Je m'exercerais des milliers de siècles que je finirais par pouvoir donner la tour à Bagueret, et rien de plus. Voilà du temps bien employé! direz-vous. Et je n'y en ai pas employé peu. Je ne finis ce premier essai que quand je n'eus plus la force de continuer. Quand j'allai me montrer sortant de ma chambre, j'avais l'air d'un déterré, et, suivant le même train, je n'aurais pas resté déterré longtemps. On conviendra qu'il est difficile, et surtout dans l'ardeur de la jeunesse, qu'une pareille tête laisse toujours le corps en santé. L'altération de la mienne agit sur mon humeur et tempéra l'ardeur de mes fantaisies. Me sentant affaiblir, je devins plus tranquille, et perdis un peu la fureur des voyages. Plus sédentaire, je fus pris, non de l'ennui, mais de la mélancolie; les vapeurs succédèrent aux passions; ma langueur devint tristesse; je pleurais et soupirais à propos de rien; je sentais la vie m'échapper sans l'avoir goûtée; je gémissais sur l'état où je laissais ma pauvre maman, sur celui où je la voyais prête à tomber; je puis dire que la quitter et la laisser à plaindre était mon unique regret. Enfin je tombai tout à fait malade. Elle me soigna comme jamais mère n'a soigné son enfant; et cela lui fit du bien à elle-même, en faisant diversion aux projets et tenant écartés les projeteurs. Quelle douce mort, si alors elle fût venue! Si j'avais peu goûté les biens de la vie, j'en avais peu senti les malheurs. Mon âme paisible pouvait partir sans le sentiment cruel de l'injustice des hommes, qui empoisonne la vie et la mort. J'avais la consolation de me survivre dans la meilleure moitié de moi-même; c'était à peine mourir. Sans les inquiétudes que j'avais sur son sort, je serais mort comme j'aurais pu m'endormir, et ces inquiétudes mêmes avaient un objet affectueux et tendre qui en tempérait l'amertume. Je lui disais Vous voilà dépositaire de tout mon être; faites en sorte qu'il soit heureux. Deux ou trois fois, quand j'étais le plus mal, il m'arriva de me lever dans la nuit et de me traÃner à sa chambre, pour lui donner, sur sa conduite, des conseils, j'ose dire pleins de justesse et de sens, mais où l'intérêt que je prenais à son sort se marquait mieux que toute autre chose. Comme si les pleurs étaient ma nourriture et mon remède, je me fortifiais de ceux que je versais auprès d'elle, avec elle, assis sur son lit, et tenant ses mains dans les miennes. Les heures coulaient dans ces entretiens nocturnes, et je m'en retournais en meilleur état que je n'étais venu content et calme dans les promesses qu'elle m'avait faites, dans les espérances qu'elle m'avait données, je m'endormais là -dessus avec la paix du coeur et la résignation à la Providence. Plaise à Dieu qu'après tant de sujets de haïr la vie, après tant d'orages qui ont agité la mienne et qui ne m'en font plus qu'un fardeau, la mort qui doit la terminer me soit aussi peu cruelle qu'elle me l'eût été dans ce moment-là ! A force de soins, de vigilance et d'incroyables peines, elle me sauva; et il est certain qu'elle seule pouvait me sauver. J'ai peu de foi à la médecine des médecins, mais j'en ai beaucoup à celle des vrais amis; les choses dont notre bonheur dépend se font toujours beaucoup mieux que toutes les autres. S'il y a dans la vie un sentiment délicieux, c'est celui que nous éprouvâmes d'être rendus l'un à l'autre. Notre attachement mutuel n'en augmenta pas, cela n'était pas possible; mais il prit je ne sais quoi de plus intime, de plus touchant dans sa grande simplicité. Je devenais tout à fait son oeuvre, tout à fait son enfant, et plus que si elle eût été ma vraie mère. Nous commençâmes, sans y songer, à ne plus nous séparer l'un de l'autre, à mettre en quelque sorte toute notre existence en commun; et, sentant que réciproquement nous nous étions non seulement nécessaires, mais suffisants, nous nous accoutumâmes à ne plus penser à rien d'étranger à nous, à borner absolument notre bonheur et tous nos désirs à cette possession mutuelle et peut-être unique parmi les humains, qui n'était point, comme je l'ai dit, celle de l'amour, mais une possession plus essentielle, qui, sans tenir aux sens, au sexe, à l'âge, à la figure, tenait à tout ce par quoi l'on est soi, et qu'on ne peut perdre qu'en cessant d'être. A quoi tint-il que cette précieuse crise n'amenât le bonheur du reste de ses jours et des miens? Ce ne fut pas à moi, je m'en rends le consolant témoignage. Ce ne fut pas non plus à elle, du moins à sa volonté. Il était écrit que bientôt l'invincible naturel reprendrait son empire. Mais ce fatal retour ne se fit pas tout d'un coup. Il y eut, grâce au ciel, un intervalle, court et précieux intervalle, qui n'a pas fini par ma faute, et dont je ne me reprocherai pas d'avoir mal profité. Quoique guéri de ma grande maladie, je n'avais pas repris ma vigueur. Ma poitrine n'était pas rétablie; un reste de fièvre durait toujours, et me tenait en langueur. Je n'avais plus de goût à rien qu'à finir mes jours près de celle qui m'était chère, à la maintenir dans ses bonnes résolutions, à lui faire sentir en quoi consistait le vrai charme d'une vie heureuse, à rendre la sienne telle, autant qu'il dépendait de moi. Mais je voyais, je sentais même que, dans une maison sombre et triste, la continuelle solitude du tête-à -tête deviendrait à la fin triste aussi. Le remède à cela se présenta comme de lui-même. Maman m'avait ordonné le lait, et voulait que j'allasse le prendre à la campagne. J'y consentis, pourvu qu'elle y vÃnt avec moi. Il n'en fallut pas davantage pour la déterminer il ne s'agit plus que du choix du lieu. Le jardin du faubourg n'était pas proprement à la campagne entouré de maisons et d'autres jardins, il n'avait point les attraits d'une retraite champêtre. D'ailleurs, après la mort d'Anet, nous avions quitté ce jardin pour raison d'économie, n'ayant plus à coeur d'y tenir des plantes, et d'autres vues nous faisant peu regretter ce réduit. Profitant maintenant du dégoût que je lui trouvai pour la ville, je lui proposai de l'abandonner tout à fait, et de nous établir dans une solitude agréable, dans quelque petite maison assez éloignée pour dérouter les importuns. Elle l'eût fait, et ce parti que son bon ange et le mien me suggéraient nous eût vraisemblablement assuré des jours heureux et tranquilles jusqu'au moment où la mort devait nous séparer. Mais cet état n'était pas celui où nous étions appelés. Maman devait éprouver toutes les peines de l'indigence et du mal-être, après avoir passé sa vie dans l'abondance, pour la lui faire quitter avec moins de regret; et moi, par un assemblage de maux de toute espèce, je devais être un jour en exemple à quiconque, inspiré du seul amour du bien public et de la justice, ose, fort de sa seule innocence, dire ouvertement la vérité aux hommes, sans s'étayer par des cabales, sans s'être fait des partis pour le protéger. Une malheureuse crainte la retint. Elle n'osa quitter sa vilaine maison, de peur de fâcher le propriétaire. Ton projet de retraite est charmant, me dit-elle, et fort de mon goût; mais dans cette retraite il faut vivre. En quittant ma prison je risque de perdre mon pain; et quand nous n'en aurons plus dans les bois, il en faudra bien retourner chercher à la ville. Pour avoir moins besoin d'y venir, ne la quittons pas tout à fait. Payons cette petite pension au comte de Saint-Laurent, pour qu'il me laisse la mienne. Cherchons quelque réduit assez loin de la ville pour vivre en paix et assez près pour y revenir toutes les fois qu'il sera nécessaire. Ainsi fut fait. Après avoir un peu cherché, nous nous fixâmes aux Charmettes, une terre de M. de Conzié, à la porte de Chambéri, mais retirée et solitaire comme si l'on était à cent lieues. Entre deux coteaux assez élevés est un petit vallon nord et sud, au fond duquel coule une rigole entre des cailloux et des arbres. Le long de ce vallon, à mi-côte, sont quelques maisons éparses, fort agréables pour quiconque aime un asile un peu sauvage et retiré. Après avoir essayé deux ou trois fois de ces maisons, nous choisÃmes enfin la plus jolie, appartenant à un gentilhomme qui était au service, appelé M. Noiret. La maison était très logeable. Au-devant était un jardin en terrasse, une vigne au-dessus, un verger au-dessous; vis-à -vis un petit bois de châtaigniers, une fontaine à portée; plus haut, dans la montagne, des prés pour l'entretien du bétail, enfin tout ce qu'il fallait pour le petit ménage champêtre que nous y voulions établir. Autant que je puis me rappeler les temps et les dates, nous en prÃmes possession vers la fin de l'été de 1736. J'étais transporté le premier jour que nous y couchâmes. O maman! dis-je à cette chère amie en l'embrassant et l'inondant de larmes d'attendrissement et de joie, ce séjour est celui du bonheur et de l'innocence. Si nous ne les trouvons pas ici l'un avec l'autre, il ne les faut chercher nulle part. LIVRE SIXIÈME 1736 Hoc erat in votis modus agri non ita magnus, Hortus ubi, et tecto vicinus jugis aquae fons; Et paulum sylvae super his foret... Je ne puis pas ajouter Auctius atque Di melius fecere; mais n'importe, il ne m'en fallait pas davantage; il ne m'en fallait pas même la propriété c'était assez pour moi de la jouissance; et il y a longtemps que j'ai dit et senti que le propriétaire et le possesseur sont souvent deux personnes très différentes, même en laissant à part les maris et les amants. Ici commence le court bonheur de ma vie; ici viennent les paisibles mais rapides moments qui m'ont donné le droit de dire que j'ai vécu. Moments précieux et si regrettés! ah! recommencez pour moi votre aimable cours; coulez plus lentement dans mon souvenir, s'il est possible, que vous ne fÃtes réellement dans votre fugitive succession. Comment ferai-je pour prolonger à mon gré ce récit si touchant et si simple, pour redire toujours les mêmes choses, et n'ennuyer pas plus mes lecteurs en les répétant, que je ne m'ennuyais moi-même en les recommençant sans cesse? Encore si tout cela consistait en faits, en actions, en paroles, je pourrais le décrire et le rendre en quelque façon; mais comment dire ce qui n'était ni dit ni fait, ni pensé même, mais goûté, mais senti, sans que je puisse énoncer d'autre objet de mon bonheur que ce sentiment même? Je me levais avec le soleil, et j'étais heureux; je me promenais, et j'étais heureux; je voyais maman, et j'étais heureux; je la quittais, et j'étais heureux; je parcourais les bois, les coteaux, j'errais dans les vallons, je lisais, j'étais oisif, je travaillais au jardin, je cueillais les fruits, j'aidais au ménage, et le bonheur me suivait partout il n'était dans aucune chose assignable, il était tout en moi-même, il ne pouvait me quitter un seul instant. Rien de tout ce qui m'est arrivé durant cette époque chérie, rien de ce que j'ai fait, dit et pensé tout le temps qu'elle a duré n'est échappé de ma mémoire. Les temps qui précèdent et qui suivent me reviennent par intervalles; je me les rappelle inégalement et confusément; mais je me rappelle celui-là tout entier comme s'il durait encore. Mon imagination, qui dans ma jeunesse allait toujours en avant, et maintenant rétrograde, compense par ces doux souvenirs l'espoir que j'ai pour jamais perdu. Je ne vois plus rien dans l'avenir qui me tente; les seuls retours du passé peuvent me flatter, et ces retours si vifs et si vrais dans l'époque dont je parle me font souvent vivre heureux malgré mes malheurs. Je donnerai de ces souvenirs un seul exemple qui pourra faire juger de leur force et de leur vérité. Le premier jour que nous allâmes coucher aux Charmettes, maman était en chaise à porteurs, et je la suivais à pied. Le chemin monte elle était assez pesante, et craignant de trop fatiguer ses porteurs, elle voulut descendre à peu près à moitié chemin, pour faire le reste à pied. En marchant, elle vit quelque chose de bleu dans la haie, et me dit Voilà de la pervenche encore en fleur. Je n'avais jamais vu de la pervenche, je ne me baissai pas pour l'examiner, et j'ai la vue trop courte pour distinguer à terre des plantes de ma hauteur. Je jetai seulement en passant un coup d'oeil sur celle-là , et près de trente ans se sont passés sans que j'aie revu de la pervenche ou que j'y aie fait attention. En 1764, étant à Cressier avec mon ami M. du Peyrou, nous montions une petite montagne au sommet de laquelle il a un joli salon qu'il appelle avec raison Belle-Vue. Je commençais alors d'herboriser un peu. En montant et regardant parmi les buissons, je pousse un cri de joie Ah! voilà de la pervenche! et c'en était en effet. Du Peyrou s'aperçut du transport, mais il en ignorait la cause; il l'apprendra, je l'espère, lorsqu'un jour il lira ceci. Le lecteur peut juger, par l'impression d'un si petit objet, de celle que m'ont faite tous ceux qui se rapportent à la même époque. Cependant l'air de la campagne ne me rendit point ma première santé. J'étais languissant; je le devins davantage. Je ne pus supporter le lait; il fallut le quitter. C'était alors la mode de l'eau pour tout remède; je me mis à l'eau, et si peu discrètement, qu'elle faillit me guérir, non de mes maux, mais de la vie. Tous les matins en me levant, j'allais à la fontaine avec un grand gobelet, et j'en buvais successivement en me promenant la valeur de deux bouteilles. Je quittai tout à fait le vin à mes repas. L'eau que je buvais était un peu crue et difficile à passer, comme sont la plupart des eaux des montagnes. Bref, je fis si bien, qu'en moins de deux mois je me détruisis totalement l'estomac, que j'avais eu très bon jusqu'alors. Ne digérant plus, je compris qu'il ne fallait plus espérer de guérir. Dans ce même temps il m'arriva un accident aussi singulier par lui-même que par ses suites, qui ne finiront qu'avec moi. Un matin que je n'étais pas plus mal qu'à l'ordinaire, en dressant une petite table sur son pied, je sentis dans tout mon corps une révolution subite et presque inconcevable. Je ne saurais mieux la comparer qu'à une espèce de tempête qui s'éleva dans mon sang et gagna dans l'instant tous mes membres. Mes artères se mirent à battre d'une si grande force, que non seulement je sentais leur battement, mais que je l'entendais même, et surtout celui des carotides. Un grand bruit d'oreilles se joignit à cela, et ce bruit était triple ou plutôt quadruple, savoir un bourdonnement grave et sourd, un murmure plus clair comme d'une eau courante, un sifflement très aigu, et le battement que je viens de dire, et dont je pouvais aisément compter les coups sans me tâter le pouls ni toucher mon corps de mes mains. Ce bruit interne était si grand, qu'il m'ôta la finesse d'ouïe que j'avais auparavant, et me rendit non tout à fait sourd, mais dur d'oreille, comme je le suis depuis ce temps-là . On peut juger de ma surprise et de mon effroi. Je me crus mort; je me mis au lit le médecin fut appelé; je lui contai mon cas en frémissant, et le jugeant sans remède. Je crois qu'il en pensa de même; mais il fit son métier. Il m'enfila de longs raisonnements où je ne compris rien du tout; puis, en conséquence de sa sublime théorie, il commença in anima vili la cure expérimentale qu'il lui plut de tenter. Elle était si pénible, si dégoûtante et opérait si peu, que je m'en lassai bientôt; et au bout de quelques semaines, voyant que je n'étais ni mieux ni pis, je quittai le lit et repris ma vie ordinaire avec mon battement d'artères et mes bourdonnements, qui depuis ce temps-là , c'est-à -dire depuis trente ans, ne m'ont pas quitté une minute. J'avais été jusqu'alors grand dormeur. La totale privation du sommeil qui se joignit à tous ces symptômes, et qui les a constamment accompagnés jusqu'ici, acheva de me persuader qu'il me restait peu de temps à vivre. Cette persuasion me tranquillisa pour un temps sur le soin de guérir. Ne pouvant prolonger ma vie, je résolus de tirer du peu qu'il m'en restait tout le parti qu'il m'était possible; et cela se pouvait par une singulière faveur de la nature, qui, dans un état si funeste, m'exemptait des douleurs qu'il semblait devoir m'attirer. J'étais importuné de ce bruit, mais je n'en souffrais pas il n'était accompagné d'aucune autre incommodité habituelle que de l'insomnie durant les nuits, et en tout temps d'une courte haleine qui n'allait pas jusqu'à l'asthme, et ne se faisait sentir que quand je voulais courir ou agir un peu fortement. Cet accident, qui devait tuer mon corps, ne tua que mes passions; et j'en bénis le ciel chaque jour, par l'heureux effet qu'il produisit sur mon âme. Je puis bien dire que je ne commençai de vivre que quand je me regardai comme un homme mort. Donnant leur véritable prix aux choses que j'allais quitter, je commençai de m'occuper de soins plus nobles, comme par anticipation sur ceux que j'aurais bientôt à remplir et que j'avais fort négligés jusqu'alors. J'avais souvent travesti la religion à ma mode, mais je n'avais jamais été tout à fait sans religion. Il m'en coûta moins de revenir à ce sujet, si triste pour tant de gens, mais si doux pour qui s'en fait un objet de consolation et d'espoir. Maman me fut, en cette occasion, beaucoup plus utile que tous les théologiens ne me l'auraient été. Elle, qui mettait toute chose en système, n'avait pas manqué d'y mettre aussi la religion; et ce système était composé d'idées très disparates, les unes très saines, les autres très folles, de sentiments relatifs à son caractère et de préjugés venus de son éducation. En général, les croyants font Dieu comme ils sont eux-mêmes; les bons le font bon, les méchants le font méchant; les dévots, haineux et bilieux, ne voient que l'enfer, parce qu'ils voudraient damner tout le monde; les âmes aimantes et douces n'y croient guère; et l'un des étonnements dont je ne reviens point est de voir le bon Fénelon en parler dans son Télémaque, comme s'il y croyait tout de bon mais j'espère qu'il mentait alors; car enfin, quelque véridique qu'on soit, il faut bien mentir quelquefois quand on est évêque. Maman ne mentait pas avec moi; et cette âme sans fiel, qui ne pouvait imaginer un Dieu vindicatif et toujours courroucé, ne voyait que clémence et miséricorde où les dévots ne voient que justice et punition. Elle disait souvent qu'il n'y aurait point de justice en Dieu d'être juste envers nous, parce que, ne nous ayant pas donné ce qu'il faut pour l'être, ce serait redemander plus qu'il n'a donné. Ce qu'il y avait de bizarre était que sans croire à l'enfer, elle ne laissait pas de croire au purgatoire. Cela venait de ce qu'elle ne savait que faire des âmes des méchants, ne pouvant ni les damner ni les mettre avec les bons jusqu'à ce qu'ils le fussent devenus; et il faut avouer qu'en effet, et dans ce monde et dans l'autre, les méchants sont toujours bien embarrassants. Autre bizarrerie. On voit que toute la doctrine du péché originel et de la rédemption est détruite par ce système, que la base du christianisme vulgaire en est ébranlée, et que le catholicisme au moins ne peut subsister. Maman, cependant, était bonne catholique, ou prétendait l'être, et il est sûr qu'elle le prétendait de très bonne foi. Il lui semblait qu'on expliquait trop littéralement et trop durement l'Écriture. Tout ce qu'on y lit des tourments éternels lui paraissait comminatoire ou figuré. La mort de Jésus-Christ lui paraissait un exemple de charité vraiment divine, pour apprendre aux hommes à aimer Dieu et à s'aimer entre eux de même. En un mot, fidèle à la religion qu'elle avait embrassée, elle admettait sincèrement toute la profession de foi; mais quand on venait à la discussion de chaque article, il se trouvait qu'elle croyait tout autrement que l'Église, toujours en s'y soumettant. Elle avait là -dessus une simplicité de coeur, une franchise plus éloquente que des ergoteries, et qui souvent embarrassait jusqu'à son confesseur; car elle ne lui déguisait rien. Je suis bonne catholique, lui disait-elle, je veux toujours l'être; j'adopte de toutes les puissances de mon âme les décisions de la sainte mère Église. Je ne suis pas maÃtresse de ma foi, mais je le suis de ma volonté. Je la soumets sans réserve, et je veux tout croire. Que me demandez-vous de plus? Quand il n'y aurait point eu de morale chrétienne, je crois qu'elle l'aurait suivie, tant elle s'adaptait bien à son caractère. Elle faisait tout ce qui était ordonné; mais elle l'eût fait de même quand il n'aurait pas été ordonné. Dans les choses indifférentes, elle aimait à obéir; et s'il ne lui eût pas été permis, prescrit même de faire gras, elle aurait fait maigre entre Dieu et elle, sans que la prudence eût eu besoin d'y entrer pour rien. Mais toute cette morale était subordonnée aux principes de M. de Tavel, ou plutôt elle prétendait n'y rien voir de contraire. Elle eût couché tous les jours avec vingt hommes en repos de conscience, et sans même en avoir plus de scrupule que de désir. Je sais que force dévotes ne sont pas, sur ce point, plus scrupuleuses; mais la différence est qu'elles sont séduites par leurs passions, et qu'elle ne l'était que par ses sophismes. Dans les conversations les plus touchantes, et j'ose dire les plus édifiantes, elle fût tombée sur ce point sans changer ni d'air ni de ton, sans se croire en contradiction avec elle-même. Elle l'eût même interrompue au besoin pour le fait, et puis l'eût reprise avec la même sérénité qu'auparavant; tant elle était intimement persuadée que tout cela n'était qu'une maxime de police sociale dont toute personne sensée pouvait faire l'interprétation, l'application, l'exception, selon l'esprit de la chose, sans le moindre risque d'offenser Dieu. Quoique sur ce point je ne fusse assurément pas de son avis, j'avoue que je n'osais le combattre, honteux du rôle peu galant qu'il m'eût fallu faire pour cela. J'aurais bien cherché d'établir la règle pour les autres, en tâchant de m'en excepter; mais, outre que son tempérament prévenait assez l'abus de ses principes, je sais qu'elle n'était pas femme à prendre le change, et que réclamer l'exception pour moi c'était la lui laisser pour tous ceux qu'il lui plairait. Au reste, je compte ici par occasion cette inconséquence avec les autres, quoiqu'elle ait eu toujours peu d'effet dans sa conduite, et qu'alors elle n'en eût point du tout mais j'ai promis d'exposer fidèlement ses principes, et je veux tenir cet engagement. Je reviens à moi. Trouvant en elle toutes les maximes dont j'avais besoin pour garantir mon âme des terreurs de la mort et de ses suites, je puisais avec sécurité dans cette source de confiance. Je m'attachais à elle plus que je n'avais jamais fait; j'aurais voulu transporter tout en elle ma vie, que je sentais prête à m'abandonner. De ce redoublement d'attachement pour elle, de la persuasion qu'il me restait peu de temps à vivre, de ma profonde sécurité sur mon sort à venir, résultait un état habituel très calme, et sensuel même, en ce qu'amortissant toutes les passions qui portent au loin nos craintes et nos espérances, il me laissait jouir sans inquiétude et sans trouble du peu de jours qui m'étaient laissés. Une chose contribuait à les rendre plus agréables c'était le soin de nourrir son goût pour la campagne par tous les amusements que j'y pouvais rassembler. En lui faisant aimer son jardin, sa basse-cour, ses pigeons, ses vaches, je m'affectionnais moi-même à tout cela; et ces petites occupations, qui remplissaient ma journée sans troubler ma tranquillité, me valurent mieux que le lait et tous les remèdes pour conserver ma pauvre machine et la rétablir même autant que cela se pouvait. Les vendanges, la récolte des fruits nous amusèrent le reste de cette année, et nous attachèrent de plus en plus à la vie rustique, au milieu des bonnes gens dont nous étions entourés. Nous vÃmes arriver l'hiver avec grand regret, et nous retournâmes à la ville comme nous serions allés en exil; moi surtout, qui, doutant de revoir le printemps, croyais dire adieu pour toujours aux Charmettes. Je ne les quittai pas sans baiser la terre et les arbres, et sans me retourner plusieurs fois en m'en éloignant. Ayant quitté depuis longtemps mes écolières, ayant perdu le goût des amusements et des sociétés de la ville, je ne sortais plus, je ne voyais plus personne, excepté maman et M. Salomon, devenu depuis peu son médecin et le mien, honnête homme, homme d'esprit, grand cartésien, qui parlait assez bien du système du monde, et dont les entretiens agréables et instructifs me valurent mieux que toutes ses ordonnances. Je n'ai jamais pu supporter ce sot et niais remplissage des conversations ordinaires; mais des conversations utiles et solides m'ont toujours fait grand plaisir, et je ne m'y suis jamais refusé. Je pris beaucoup de goût à celles de M. Salomon il me semblait que j'anticipais avec lui sur ces hautes connaissances que mon âme allait acquérir quand elle aurait perdu ses entraves. Ce goût que j'avais pour lui s'étendit aux sujets qu'il traitait, et je commençai de rechercher les livres qui pouvaient m'aider à le mieux entendre. Ceux qui mêlaient la dévotion aux sciences m'étaient les plus convenables tels étaient particulièrement ceux de l'Oratoire et de Port-Royal. Je me mis à les lire, ou plutôt à les dévorer. Il m'en tomba dans les mains un du P. Lamy, intitulé Entretiens sur les sciences. C'était une espèce d'introduction à la connaissance des livres qui en traitent. Je le lus et relus cent fois; je résolus d'en faire mon guide. Enfin je me sentis entraÃné peu à peu, malgré mon état, ou plutôt par mon état, vers l'étude, avec une force irrésistible; et tout en regardant chaque jour comme le dernier de mes jours, j'étudiais avec autant d'ardeur que si j'avais dû toujours vivre. On disait que cela me faisait du mal je crois, moi, que cela me fit du bien, et non seulement à mon âme, mais à mon corps; car cette application, pour laquelle je me passionnais, me devint si délicieuse, que, ne pensant plus à mes maux, j'en étais beaucoup moins affecté. Il est pourtant vrai que rien ne me procurait un soulagement réel; mais, n'ayant pas de douleurs vives, je m'accoutumais à languir, à ne pas dormir, à penser au lieu d'agir, et enfin à regarder le dépérissement successif et lent de ma machine comme un progrès inévitable que la mort seule pouvait arrêter. Non seulement cette opinion me détacha de tous les vains soins de la vie, mais elle me délivra de l'importunité des remèdes, auxquels on m'avait jusqu'alors soumis malgré moi. Salomon, convaincu que ses drogues ne pouvaient me sauver, m'en épargna le déboire, et se contenta d'amuser la douleur de ma pauvre maman avec quelques-unes de ces ordonnances indifférentes qui leurrent l'espoir du malade et maintiennent le crédit du médecin. Je quittai l'étroit régime je repris l'usage du vin et tout le train de vie d'un homme en santé, selon la mesure de mes forces, sobre sur toute chose, mais ne m'abstenant de rien. Je sortis même, et recommençai d'aller voir mes connaissances, surtout M. de Conzié, dont le commerce me plaisait fort. Enfin, soit qu'il me parût beau d'apprendre jusqu'à ma dernière heure, soit qu'un reste d'espoir de vivre se cachât au fond de mon coeur, l'attente de la mort, loin de ralentir mon goût pour l'étude, semblait l'animer; et je me pressais d'amasser un peu d'acquis pour l'autre monde, comme si j'avais cru n'y avoir que celui que j'aurais emporté. Je pris en affection la boutique d'un libraire appelé Bouchard, où se rendaient quelques gens de lettres; et le printemps que j'avais cru ne pas revoir étant proche, je m'assortis de quelques livres pour les Charmettes, en cas que j'eusse le bonheur d'y retourner. J'eus ce bonheur, et j'en profitai de mon mieux. La joie avec laquelle je vis les premiers bourgeons est inexprimable. Revoir le printemps était pour moi ressusciter en paradis. A peine les neiges commençaient à fondre, que nous quittâmes notre cachot; et nous fûmes assez tôt aux Charmettes pour y avoir les prémices du rossignol. Dès lors je ne crus plus mourir; et réellement il est singulier que je n'aie jamais fait de grandes maladies à la campagne. J'y ai beaucoup souffert, mais je n'y ai jamais été alité. Souvent j'ai dit, me sentant plus mal qu'à l'ordinaire Quand vous me verrez prêt à mourir, portez-moi à l'ombre d'un chêne, je vous promets que j'en reviendrai. Quoique faible, je repris mes fonctions champêtres, mais d'une manière proportionnée à mes forces. J'eus un vrai chagrin de ne pouvoir faire le jardin tout seul; mais quand j'avais donné six coups de bêche, j'étais hors d'haleine, la sueur me ruisselait, je n'en pouvais plus. Quand j'étais baissé, mes battements redoublaient, et le sang me montait à la tête avec tant de force qu'il fallait bien vite me redresser. Contraint de me borner à des soins moins fatigants, je pris entre autres celui du colombier, et je m'y affectionnai si fort que j'y passais souvent plusieurs heures de suite sans m'y ennuyer un moment. Le pigeon est fort timide, et difficile à apprivoiser; cependant je vins à bout d'inspirer aux miens tant de confiance, qu'ils me suivaient partout et se laissaient prendre quand je voulais. Je ne pouvais paraÃtre au jardin ni dans la cour sans en avoir à l'instant deux ou trois sur les bras, sur la tête; et enfin, malgré tout le plaisir j'y prenais, ce cortège me devint si incommode, que je fus obligé de leur ôter cette familiarité. J'ai toujours pris un singulier plaisir à apprivoiser les animaux, surtout ceux qui sont craintifs et sauvages. Il me paraissait charmant de leur inspirer une confiance que je n'ai jamais trompée je voulais qu'ils m'aimassent en liberté. J'ai dit que j'avais apporté des livres j'en fis usage, mais d'une manière moins propre à m'instruire qu'à m'accabler. La fausse idée que j'avais des choses me persuadait que, pour lire un livre avec fruit, il fallait avoir toutes les connaissances qu'il supposait, bien éloigné de penser que souvent l'auteur ne les avait pas lui-même, et qu'il les puisait dans d'autres livres à mesure qu'il en avait besoin. Avec cette folle idée, j'étais arrêté à chaque instant, forcé de courir incessamment d'un livre à l'autre; et quelquefois, avant d'être à la dixième page de celui que je voulais étudier, il m'eût fallu épuiser des bibliothèques. Cependant je m'obstinai si bien à cette extravagante méthode, que j'y perdis un temps infini, et faillis à me brouiller la tête au point de ne pouvoir plus ni rien voir ni rien savoir. Heureusement je m'aperçus que j'enfilais une fausse route qui m'égarait dans un labyrinthe immense, et j'en sortis avant d'y être tout à fait perdu. Pour peu qu'on ait un vrai goût pour les sciences, la première chose qu'on sent en s'y livrant c'est leur liaison, qui fait qu'elles s'attirent, s'aident, s'éclairent mutuellement, et que l'une ne peut se passer de l'autre. Quoique l'esprit humain ne puisse suffire à toutes, et qu'il en faille toujours préférer une comme la principale, si l'on n'a quelque notion des autres, dans la sienne même on se trouve souvent dans l'obscurité. Je sentis que ce que j'avais entrepris était bon et utile en lui-même, qu'il n'y avait que la méthode à changer. Prenant d'abord l'Encyclopédie, j'allais la divisant dans ses branches. Je vis qu'il fallait faire tout le contraire, les prendre chacune séparément, et les poursuivre chacune à part jusqu'au point où elles se réunissent. Ainsi, je revins à la synthèse ordinaire; mais j'y revins en homme qui sait ce qu'il fait. La méditation me tenait en cela lieu de connaissances et une réflexion très naturelle aidait à me bien guider. Soit que je vécusse ou que je mourusse, je n'avais point de temps à perdre. Ne rien savoir à près de vingt-cinq ans, et vouloir tout apprendre, c'est s'engager à bien mettre le temps à profit. Ne sachant à quel point le sort ou la mort pouvaient arrêter mon zèle, je voulais, à tout événement, acquérir des idées de toutes choses, tant pour sonder mes dispositions naturelles que pour juger par moi-même de ce qui méritait le mieux d'être cultivé. Je trouvai dans l'exécution de ce plan un autre avantage auquel je n'avais pas pensé, celui de mettre beaucoup de temps à profit. Il faut que je ne sois pas né pour l'étude, car une longue application me fatigue à tel point qu'il m'est impossible de m'occuper une demi-heure de suite avec force du même sujet, surtout en suivant les idées d'autrui; car il m'est arrivé quelquefois de me livrer plus longtemps aux miennes, et même avec assez de succès. Quand j'ai suivi durant quelques pages un auteur qu'il faut lire avec application, mon esprit l'abandonne et se perd dans les nuages. Si je m'obstine, je m'épuise inutilement, les éblouissements me prennent, je ne vois plus rien; mais que des sujets différents se succèdent, même sans interruption, l'un me délasse de l'autre, et, sans avoir besoin de relâche, je les suis plus aisément. Je mis à profit cette observation dans mon plan d'études, et je les entremêlai tellement que je m'occupais tout le jour, et ne me fatiguais jamais. Il est vrai que les soins champêtres et domestiques faisaient des diversions utiles; mais, dans ma ferveur croissante, je trouvai bientôt le moyen d'en ménager encore le temps pour l'étude, et de m'occuper à la fois de deux choses, sans songer que chacune en allait moins bien. Dans tant de menus détails qui me charment et dont j'excède souvent mon lecteur, je mets pourtant une discrétion dont il ne se douterait guère, si je n'avais soin de l'en avertir. Ici, par exemple, je me rappelle avec délices tous les différents essais que je fis pour distribuer mon temps de façon que j'y trouvasse à la fois autant d'agrément et d'utilité qu'il était possible; et je puis dire que ce temps, où je vivais dans la retraite et toujours malade, fut celui de ma vie où je fus le moins oisif et le moins ennuyé. Deux ou trois mois se passèrent ainsi à tâter la pente de mon esprit, et à jouir, dans la belle saison de l'année et dans un lieu qu'elle rendait enchanté, du charme de la vie dont je sentais si bien le prix, de celui d'une société aussi libre que douce, si l'on peut donner le nom de société à une aussi parfaite union, et de celui des belles connaissances que je me proposais d'acquérir; car c'était pour moi comme si je les avais déjà possédées, ou plutôt c'était mieux encore, puisque le plaisir d'apprendre entrait pour beaucoup dans mon bonheur. Il faut passer sur ces essais, qui tous étaient pour moi des jouissances, mais trop simples pour pouvoir être expliquées. Encore un coup, le vrai bonheur ne se décrit pas, il se sent, et se sent d'autant mieux qu'il peut le moins se décrire, parce qu'il ne résulte pas d'un recueil de faits, mais qu'il est un état permanent. Je me répète souvent; mais je me répéterais bien davantage, si je disais la même chose autant de fois qu'elle me vient dans l'esprit. Quand enfin mon train de vie souvent changé eut pris un cours uniforme, voici à peu près quelle en fut la distribution. Je me levais tous les matins avant le soleil; je montais par un verger voisin dans un très joli chemin qui était au-dessus de la vigne et suivait la côte jusqu'à Chambéri. Là , tout en me promenant, je faisais ma prière qui ne consistait pas en un vain balbutiement de lèvres, mais dans une sincère élévation de coeur à l'auteur de cette aimable nature dont les beautés étaient sous mes yeux. Je n'ai jamais aimé à prier dans la chambre; il me semble que les murs et tous ces petits ouvrages des hommes s'interposent entre Dieu et moi. J'aime à le contempler dans ses oeuvres, tandis que mon coeur s'élève à lui. Mes prières étaient pures, je puis le dire, et dignes par là d'être exaucées. Je ne demandais pour moi, et pour celle dont mes voeux ne me séparaient jamais, qu'une vie innocente et tranquille, exempte du vice, de la douleur, des pénibles besoins, la mort des justes, et leur sort dans l'avenir. Du reste, cet acte se passait plus en admiration et en contemplation qu'en demandes; et je savais qu'auprès du dispensateur des vrais biens, le meilleur moyen d'obtenir ceux qui nous sont nécessaires est moins de les demander que de les mériter. Je revenais en me promenant par un assez grand tour, occupé à considérer avec intérêt et volupté les objets champêtres dont j'étais environné, les seuls dont l'oeil et le coeur ne se lassent jamais. Je regardais de loin s'il était jour chez maman quand je voyais son contrevent ouvert, je tressaillais de joie et j'accourais; s'il était fermé, j'entrais au jardin en attendant qu'elle fût réveillée, m'amusant à repasser ce que j'avais appris la veille ou à jardiner. Le contrevent s'ouvrait, j'allais l'embrasser dans son lit, souvent encore à moitié endormie; et cet embrassement, aussi pur que tendre, tirait de son innocence même un charme qui n'est jamais joint à la volupté des sens. Nous déjeunions ordinairement avec du café au lait. C'était le temps de la journée où nous étions le plus tranquilles, où nous causions le plus à notre aise. Ces séances, pour l'ordinaire assez longues, m'ont laissé un goût vif pour les déjeuners; et je préfère infiniment l'usage d'Angleterre et de Suisse, où le déjeuner est un vrai repas qui rassemble tout le monde, à celui de France, où chacun déjeune seul dans sa chambre, ou le plus souvent ne déjeune point du tout. Après une heure ou deux de causerie, j'allais à mes livres jusqu'au dÃner. Je commençais par quelque livre de philosophie, comme la Logique de Port-Royal, l'Essai de Locke, Malebranche, Leibnitz, Descartes, etc. Je m'aperçus bientôt que tous ces auteurs étaient entre eux en contradiction presque perpétuelle, et je formai le chimérique projet de les accorder, qui me fatigua beaucoup et me fit perdre bien du temps. Je me brouillais la tête et je n'avançais point. Enfin, renonçant encore à cette méthode, j'en pris une infiniment meilleure, et à laquelle j'attribue tout le progrès que je puis avoir fait, malgré mon défaut de capacité; car il est certain que j'en eus toujours fort peu pour l'étude. En lisant chaque auteur, je me fis une loi d'adopter et suivre toutes ses idées sans y mêler les miennes ni celles d'un autre, et sans jamais disputer avec lui. Je me dis Commençons par me faire un magasin d'idées, vraies ou fausses, mais nettes, en attendant que ma tête en soit assez fournie pour pouvoir les comparer et choisir. Cette méthode n'est pas sans inconvénient, je le sais; mais elle m'a réussi dans l'objet de m'instruire. Au bout de quelques années passées à ne penser exactement que d'après autrui, sans réfléchir pour ainsi dire et presque sans raisonner, je me suis trouvé un assez grand fonds d'acquis pour me suffire à moi-même, et penser sans le secours d'autrui. Alors, quand les voyages et les affaires m'ont ôté les moyens de consulter les livres, je me suis amusé à repasser et comparer ce que j'avais lu, à peser chaque chose à la balance de la raison, et à juger quelquefois mes maÃtres. Pour avoir commencé tard à mettre en exercice ma faculté judiciaire, je n'ai pas trouvé qu'elle eût perdu sa vigueur; et quand j'ai publié mes propres idées, on ne m'a pas accusé d'être un disciple servile, et de jurer in verba magistri. Je passais de là à la géométrie élémentaire; car je n'ai jamais été plus loin, m'obstinant à vouloir vaincre mon peu de mémoire à force de revenir cent et cent fois sur mes pas et de recommencer incessamment la même marche. Je ne goûtai pas celle d'Euclide, qui cherche plutôt la chaÃne des démonstrations que la liaison des idées; je préférai la géométrie du P. Lamy, qui dès lors devint un de mes auteurs favoris, et dont je relis encore avec plaisir les ouvrages. L'algèbre suivait, et ce fut toujours le P. Lamy que je pris pour guide. Quand je fus plus avancé, je pris la Science du calcul du P. Reynaud, puis son Analyse démontrée, que je n'ai fait qu'effleurer. Je n'ai jamais été assez loin pour bien sentir l'application de l'algèbre à la géométrie. Je n'aimais point cette manière d'opérer sans voir ce qu'on fait; et il me semblait que résoudre un problème de géométrie par les équations, c'était jouer un air en tournant une manivelle. La première fois que je trouvai par le calcul que le carré d'un binôme était composé du carré de chacune de ses parties et du double produit de l'une par l'autre, malgré la justesse de ma multiplication, je n'en voulus rien croire jusqu'à ce que j'eusse fait la figure. Ce n'était pas que je n'eusse un grand goût pour l'algèbre en n'y considérant que la quantité abstraite; mais appliquée à l'étendue, je voulais voir l'opération sur les lignes, autrement je n'y comprenais plus rien. Après cela venait le latin. C'était mon étude la plus pénible, et dans laquelle je n'ai jamais fait de grands progrès. Je me mis d'abord à la méthode latine de Port-Royal, mais sans fruit. Ces vers ostrogoths me faisaient mal au coeur, et ne pouvaient entrer dans mon oreille. Je me perdais dans ces foules de règles, et en apprenant la dernière j'oubliais tout ce qui avait précédé. Une étude de mots n'est pas ce qu'il faut à un homme sans mémoire; et c'était précisément pour forcer ma mémoire à prendre de la capacité que je m'obstinais à cette étude. Il fallut l'abandonner à la fin. J'entendais assez la construction pour pouvoir lire un auteur facile, à l'aide d'un dictionnaire. Je suivis cette route, et je m'en trouvai bien. Je m'appliquai à la traduction, non par écrit, mais mentale, et je m'en tins là . A force de temps et d'exercice, je suis parvenu à lire assez couramment les auteurs latins mais jamais à pouvoir ni parler ni écrire dans cette langue ce qui m'a souvent mis dans l'embarras quand je me suis trouvé, je ne sais comment, enrôlé parmi les gens de lettres. Un autre inconvénient, conséquent à cette manière d'apprendre, est que jamais je n'ai su la prosodie, encore moins les règles de la versification. Désirant pourtant de sentir l'harmonie de la langue en vers et en prose, j'ai fait bien des efforts pour y parvenir; mais je suis convaincu que sans maÃtre cela est presque impossible. Ayant appris la composition du plus facile de tous les vers, qui est l'hexamètre, j'eus la patience de scander presque tout Virgile, et d'y marquer les pieds et la quantité; puis quand j'étais en doute si une syllabe était longue ou brève, c'était mon Virgile que j'allais consulter. On sent que cela me faisait faire bien des fautes, à cause des altérations permises par les règles de la versification. Mais s'il y a de l'avantage à étudier seul, il y a aussi de grands inconvénients, et surtout une peine incroyable. Je sais cela mieux que qui que ce soit. Avant midi je quittais mes livres, et si le dÃner n'était pas prêt, j'allais faire visite à mes amis les pigeons, ou travailler au jardin en attendant l'heure. Quand je m'entendais appeler, j'accourais fort content et muni d'un grand appétit; car c'est encore une chose à noter que, quelque malade que je puisse être, l'appétit ne me manque jamais. Nous dÃnions très agréablement, en causant de nos affaires, en attendant que maman pût manger. Deux ou trois fois la semaine, quand il faisait beau, nous allions derrière la maison prendre le café dans un cabinet frais et touffu, que j'avais garni de houblon, et qui nous faisait grand plaisir durant la chaleur. Nous passions là une petite heure à visiter nos légumes, nos fleurs, à des entretiens relatifs à notre manière de vivre, et qui nous en faisaient mieux goûter la douceur. J'avais une autre petite famille au bout du jardin c'étaient des abeilles. Je ne manquais guère, et souvent maman avec moi, d'aller leur rendre visite; je m'intéressais beaucoup à leur ouvrage; je m'amusais infiniment à les voir revenir de la picorée, leurs petites cuisses quelquefois si chargées qu'elles avaient peine à marcher. Les premiers jours, la curiosité me rendit indiscret, et elles me piquèrent deux ou trois fois; mais ensuite nous fÃmes si bien connaissance, que, quelque près que je vinsse, elles me laissaient faire, et quelque pleines que fussent les ruches, prêtes à jeter leur essaim, j'en étais quelquefois entouré, j'en avais sur les mains, sur le visage, sans qu'aucune me piquât jamais. Tous les animaux se défient de l'homme, et n'ont pas tort; mais sont-ils sûrs une fois qu'il ne leur veut pas nuire, leur confiance devient si grande qu'il faut être plus que barbare pour en abuser. Je retournais à mes livres; mais mes occupations de l'après-midi devaient moins porter le nom de travail et d'étude que de récréation et d'amusement. Je n'ai jamais pu supporter l'application du cabinet après mon dÃner, et en général toute peine me coûte durant la chaleur du jour. Je m'occupais pourtant, mais sans gêne et presque sans règle, à lire sans étudier. La chose que je suivais le plus exactement était l'histoire et la géographie; et comme cela ne demandait point de contention d'esprit, j'y fis autant de progrès que le permettait mon peu de mémoire. Je voulus étudier le P. Pétau, et je m'enfonçai dans les ténèbres de la chronologie mais je me dégoûtai de la partie critique, qui n'a ni fond ni rive, et je m'affectionnai par préférence à l'exacte mesure des temps et à la marche des corps célestes. J'aurais même pris du goût pour l'astronomie, si j'avais eu des instruments; mais il fallut me contenter de quelques éléments pris dans les livres, et de quelques observations grossières faites avec une lunette d'approche, seulement pour connaÃtre la situation générale du ciel car ma vue courte ne me permet pas de distinguer, à yeux nus, assez nettement les astres. Je me rappelle à ce sujet une aventure dont le souvenir m'a souvent fait rire. J'avais acheté un planisphère céleste pour étudier les constellations. J'avais attaché ce planisphère sur un châssis; et les nuits où le ciel était serein, j'allais dans le jardin poser mon châssis sur quatre piquets de ma hauteur, le planisphère tourné en dessous; et pour l'éclairer sans que le vent soufflât ma chandelle, je la mis dans un seau à terre entre les quatre piquets puis, regardant alternativement le planisphère avec mes yeux et les astres avec ma lunette, je m'exerçais à connaÃtre les étoiles et à discerner les constellations. Je crois avoir dit que le jardin de M. Noiret était en terrasse; on voyait du chemin tout ce qui s'y faisait. Un soir, des paysans passant assez tard me virent, dans un grotesque équipage, occupé à mon opération. La lueur qui donnait sur mon planisphère, et dont ils ne voyaient pas la cause parce que la lumière était cachée à leurs yeux par les bords du seau, ces quatre piquets, ce grand papier barbouillé de figures, ce cadre, et le jeu de ma lunette, qu'ils voyaient aller et venir, donnaient à cet objet un tir de grimoire qui les effraya. Ma parure n'était pas propre à les rassurer un chapeau clabaud par-dessus mon bonnet, et un pet-en-l'air ouaté de maman qu'elle m'avait obligé de mettre, offraient à leurs yeux l'image d'un vrai sorcier; et comme il était près de minuit, ils ne doutèrent point que ce ne fût le commencement du sabbat. Peu curieux d'en voir davantage, ils se sauvèrent très alarmés, éveillèrent leurs voisins pour leur conter leur vision; et l'histoire courut si bien, que dès le lendemain chacun sut dans le voisinage que le sabbat se tenait chez M. Noiret. Je ne sais ce qu'eût produit enfin cette rumeur, si l'un des paysans, témoin de mes conjurations, n'en eût le même jour porté sa plainte à deux jésuites qui venaient nous voir, et qui, sans savoir de quoi il s'agissait, les désabusèrent par provision. Ils nous contèrent l'histoire, je leur en dis la cause, et nous rÃmes beaucoup. Cependant il fut résolu, crainte de récidive, que j'observerais désormais sans lumière, et que j'irais consulter le planisphère dans la maison. Ceux qui ont lu dans les Lettres de la Montagne ma magie de Venise, trouveront, je m'assure, que j'avais de longue main une grande vocation pour être sorcier. Tel était mon train de vie aux Charmettes quand je n'étais occupé d'aucuns soins champêtres; car ils avaient toujours la préférence, et dans ce qui n'excédait pas mes forces je travaillais comme un paysan mais il est vrai que mon extrême faiblesse ne me laissait guère alors sur cet article que le mérite de la bonne volonté. D'ailleurs je voulais faire à la fois deux ouvrages, et par cette raison je n'en faisais bien aucun. Je m'étais mis dans la tête de me donner par force de la mémoire; je m'obstinais à vouloir beaucoup apprendre par coeur. Pour cela je portais toujours avec moi quelque livre, qu'avec une peine incroyable j'étudiais et repassais tout en travaillant. Je ne sais pas comment l'opiniâtreté de ces vains et continuels efforts ne m'a pas enfin rendu stupide. Il faut que j'aie appris et rappris bien vingt fois les Églogues de Virgile, dont je ne sais pas un seul mot. J'ai perdu ou dépareillé des multitudes de livres, par l'habitude que j'avais d'en porter partout avec moi, au colombier, au jardin, au verger, à la vigne. Occupé d'autre chose, je posais mon livre au pied d'un arbre ou sur la haie; partout j'oubliais de le reprendre et souvent au bout de quinze jours je le retrouvais pourri, ou rongé des fourmis et des limaçons. Cette ardeur d'apprendre devint une manie qui me rendait comme hébété, tout occupé que j'étais sans cesse à marmotter quelque chose entre mes dents. Les écrits de Port-Royal et de l'Oratoire étant ceux que je lisais le plus fréquemment, m'avaient rendu demi-janséniste; et, malgré toute ma confiance, leur dure théologie m'épouvantait quelquefois. La terreur de l'enfer, que jusque-là j'avais très peu craint, troublait peu à peu ma sécurité; et si maman ne m'eût tranquillisé l'âme, cette effrayante doctrine m'eût tout à fait bouleversé. Mon confesseur, qui était aussi le sien, contribuait pour sa part à me maintenir dans une bonne assiette. C'était le P. Hemet, jésuite, bon et sage vieillard dont la mémoire me sera toujours en vénération. Quoique jésuite, il avait la simplicité d'un enfant; et sa morale, moins relâchée que douce, était précisément ce qu'il me fallait pour balancer les tristes impressions du jansénisme. Ce bonhomme et son compagnon, le P. Coppier, venaient souvent nous voir aux Charmettes, quoique le chemin fût fort rude et assez long pour des gens de leur âge. Leurs visites me faisaient grand bien que Dieu veuille le rendre à leurs âmes! car ils étaient trop vieux alors pour que je les présume en vie encore aujourd'hui. J'allais aussi les voir à Chambéri je me familiarisais peu à peu avec leur maison; leur bibliothèque était à mon service. Le souvenir de cet heureux temps se lie avec celui des jésuites au point de me faire aimer l'un par l'autre; et, quoique leur doctrine m'ait toujours paru dangereuse, je n'ai jamais pu trouver en moi le pouvoir de les haïr sincèrement. Je voudrais savoir s'il passe quelquefois dans les coeurs des autres hommes des puérilités pareilles à celles qui passent quelquefois dans le mien. Au milieu de mes études et d'une vie innocente autant qu'on la puisse mener, et malgré tout ce qu'on m'avait pu dire, la peur de l'enfer m'agitait encore souvent. Je me demandais En quel état suis-je? si je mourais à l'instant, serais-je damné? Selon mes jansénistes la chose était indubitable; mais selon ma conscience il me paraissait que non. Toujours craintif et flottant dans cette cruelle incertitude, j'avais recours, pour en sortir, aux expédients les plus risibles, et pour lesquels je ferais volontiers enfermer un homme si je lui en voyais faire autant. Un jour, rêvant à ce triste sujet, je m'exerçais machinalement à lancer des pierres contre les troncs des arbres, et cela avec mon adresse ordinaire, c'est-à -dire sans presque en toucher aucun. Tout au milieu de ce bel exercice, je m'avisai de m'en faire une espèce de pronostic pour calmer mon inquiétude. Je me dis Je m'en vais jeter cette pierre contre l'arbre qui est vis-à -vis de moi; si je le touche, signe de salut; si je le manque, signe de damnation. Tout en disant ainsi, je jette ma pierre d'une main tremblante et avec un horrible battement de coeur, mais si heureusement qu'elle va frapper au beau milieu de l'arbre; ce qui véritablement n'était pas difficile, car j'avais eu soin de le choisir fort gros et fort près. Depuis lors je n'ai plus douté de mon salut. Je ne sais, en me rappelant ce fait, si je dois rire ou gémir sur moi-même. Vous autres grands hommes, qui riez sûrement, félicitez-vous; mais n'insultez pas à ma misère, car je vous jure que je la sens bien. Au reste, ces troubles, ces larmes, inséparables peut-être de la dévotion, n'étaient pas un état permanent. Communément j'étais assez tranquille, et l'impression que l'idée d'une mort prochaine faisait sur mon âme était moins de la tristesse qu'une langueur paisible et qui même avait ses douceurs. Je viens de retrouver parmi de vieux papiers une espèce d'exhortation que je me faisais à moi-même, et où je me félicitais de mourir à l'âge où l'on trouve assez de courage en soi pour envisager la mort, et sans avoir éprouvé de grands maux ni de corps ni d'esprit durant ma vie. Que j'avais bien raison! un pressentiment me faisait craindre de vivre pour souffrir. Il semblait que je prévoyais le sort qui m'attendait sur mes vieux jours. Je n'ai jamais été si près de la sagesse que durant cette heureuse époque. Sans grands remords sur le passé, délivré des soucis de l'avenir, le sentiment qui dominait constamment dans mon âme était de jouir du présent. Les dévots ont pour l'ordinaire une petite sensualité très vive qui leur fait savourer avec délices les plaisirs innocents qui leur sont permis. Les mondains leur en font un crime, je ne sais pourquoi; ou plutôt je le sais bien c'est qu'ils envient aux autres la jouissance des plaisirs simples dont eux-mêmes ont perdu le goût. Je l'avais, ce goût, et je trouvais charmant de le satisfaire en sûreté de conscience. Mon coeur, neuf encore, se livrait à tout avec un plaisir d'enfant, ou plutôt, si j'ose le dire, avec une volupté d'ange; car en vérité ces tranquilles jouissances ont la sérénité de celles du paradis. Des dÃners faits sur l'herbe à Montagnole, des soupers sous le berceau, la récolte des fruits, les vendanges, les veillées à teiller avec nos gens, tout cela faisait pour nous autant de fêtes auxquelles maman prenait le même plaisir que moi. Des promenades plus solitaires avaient un charme plus grand encore, parce que le coeur s'épanchait plus en liberté. Nous en fÃmes une entre autres qui fait époque dans ma mémoire, un jour de Saint Louis, dont maman portait le nom. Nous partÃmes ensemble et seuls de bon matin, après la messe qu'un carme était venu nous dire, au point du jour, dans une chapelle attenante à la maison. J'avais proposé d'aller parcourir la côte opposée à celle où nous étions, et que nous n'avions point visitée encore. Nous avions envoyé nos provisions d'avance, car la course devait durer tout le jour. Maman, quoiqu'un peu ronde et grasse, ne marchait pas mal nous allions de colline en colline et de bois en bois, quelquefois au soleil et souvent à l'ombre, nous reposant de temps en temps et nous oubliant des heures entières; causant de nous, de notre union, de la douceur de notre sort, et faisant pour sa durée des voeux qui ne furent pas exaucés. Tout semblait conspirer au bonheur de cette journée. Il avait plu depuis peu; point de poussière, et des ruisseaux bien courants; un petit vent frais agitait les feuilles, l'air était pur, l'horizon sans nuage; la sérénité régnait au ciel comme dans nos coeurs. Notre dÃner fut fait chez un paysan et partagé avec sa famille, qui nous bénissait de bon coeur. Ces pauvres Savoyards sont si bonnes gens! Après le dÃner nous gagnâmes l'ombre sous les grands arbres, où, tandis que j'amassais des brins de bois sec pour faire notre café, maman s'amusait à herboriser parmi les broussailles; et avec les fleurs du bouquet que chemin faisant je lui avais ramassé, elle me fit remarquer dans leur structure mille choses curieuses qui m'amusèrent beaucoup et qui devaient me donner du goût pour la botanique mais le moment n'était pas venu, j'étais distrait par trop d'autres études. Une idée qui vint me frapper fit diversion aux fleurs et aux plantes. La situation d'âme où je me trouvais, tout ce que nous avions dit et fait ce jour-là , tous les objets qui m'avaient frappé, me rappelèrent l'espèce de rêve que tout éveillé j'avais fait à Annecy sept ou huit ans auparavant, et dont j'ai rendu compte en son lieu. Les rapports en étaient si frappants, qu'en y pensant j'en fus ému jusqu'aux larmes. Dans un transport d'attendrissement j'embrassai cette chère amie Maman, maman, lui dis-je avec passion, ce jour m'a été promis depuis longtemps, et je ne vois rien au delà . Mon bonheur, grâce à vous, est à son comble puisse-t-il ne pas décliner désormais! puisse-t-il durer aussi longtemps que j'en conserverai le goût! il ne finira qu'avec moi. Ainsi coulèrent mes jours heureux, et d'autant plus heureux que, n'apercevant rien qui les dût troubler, je n'envisageais en effet leur fin qu'avec la mienne. Ce n'était pas que la source de mes soucis fût absolument tarie; mais je lui voyais prendre un autre cours que je dirigeais de mon mieux sur des objets utiles, afin qu'elle portât son remède avec elle. Maman aimait naturellement la campagne, et ce goût ne s'attiédissait pas avec moi. Peu à peu elle prit celui des soins champêtres; elle aimait à faire valoir les terres, et elle avait sur cela des connaissances dont elle faisait usage avec plaisir. Non contente de ce qui dépendait de la maison qu'elle avait prise, elle louait tantôt un champ, tantôt un pré. Enfin, portant son humeur entreprenante sur des objets d'agriculture, au lieu de rester oisive dans sa maison, elle prenait le train de devenir bientôt une grosse fermière. Je n'aimais pas trop à la voir ainsi s'étendre, et je m'y opposais tant que je pouvais, bien sûr qu'elle serait toujours trompée, et que son humeur libérale et prodigue porterait toujours la dépense au delà du produit. Toutefois, je me consolais en pensant que ce produit du moins ne serait pas nul, et lui aiderait à vivre. De toutes les entreprises qu'elle pouvait former, celle-là me paraissait la moins ruineuse, et, sans y envisager comme elle un objet de profit, j'y envisageais une occupation continuelle qui la garantirait des mauvaises affaires et des escrocs. Dans cette idée, je désirais ardemment de recouvrer autant de force et de santé qu'il m'en fallait pour veiller à ses affaires, pour être piqueur de ses ouvriers ou son premier ouvrier; et naturellement l'exercice que cela me faisait faire, m'arrachant souvent à mes livres et me distrayant sur mon état, devait le rendre meilleur. L'hiver suivant, Barillot revenant d'Italie m'apporta quelques livres, entre autres le Bontempi et la Cartella per musica du père Banchieri, qui me donnèrent du goût pour l'histoire de la musique et pour les recherches théoriques de ce bel art. Barillot resta quelque temps avec nous; et comme j'étais majeur depuis plusieurs mois, il fut convenu que j'irais le printemps suivant à Genève redemander le bien de ma mère, ou du moins la part qui m'en revenait, en attendant qu'on sût ce que mon frère était devenu. Cela s'exécuta comme il avait été résolu. J'allai à Genève; mon père y vint de son côté. Depuis longtemps il y revenait sans qu'on lui cherchât querelle, quoiqu'il n'eût jamais purgé son décret mais comme on avait de l'estime pour son courage et du respect pour sa probité, on feignait d'avoir oublié son affaire; et les magistrats, occupés du grand projet qui éclata peu après, ne voulaient pas effaroucher avant le temps la bourgeoisie, en lui rappelant mal à propos leur ancienne partialité. Je craignais qu'on ne me fÃt des difficultés sur mon changement de religion; l'on n'en fit aucune. Les lois de Genève sont à cet égard moins dures que celles de Berne, où quiconque change de religion perd non seulement son état, mais son bien. Le mien ne me fut donc pas disputé, mais se trouva, je ne sais comment, réduit à fort peu de chose. Quoiqu'on fût à peu près sûr que mon frère était mort, on n'en avait point de preuve juridique. Je manquais de titres suffisants pour réclamer sa part, et je la laissai sans regret pour aider à vivre à mon père, qui en a joui tant qu'il a vécu. Sitôt que les formalités de justice furent faites et que j'eus reçu mon argent, j'en mis quelque partie en livres, et je volai porter le reste aux pieds de maman. Le coeur me battait de joie durant la route, et le moment où je déposai cet argent dans ses mains me fut mille fois plus doux que celui où il entra dans les miennes. Elle le reçut avec cette simplicité des belles âmes, qui, faisant ces choses-là sans effort, les voient sans admiration. Cet argent fut employé presque tout entier à mon usage, et cela avec une égale simplicité. L'emploi en eût exactement été le même s'il lui fût venu d'autre part. Cependant ma santé ne se rétablissait point; je dépérissais au contraire à vue d'oeil; j'étais pâle comme un mort et maigre comme un squelette; mes battements d'artères étaient terribles, mes palpitations plus fréquentes; j'étais continuellement oppressé, et ma faiblesse enfin devint telle que j'avais peine à me mouvoir; je ne pouvais presser le pas sans étouffer, je ne pouvais me baisser sans avoir des vertiges, je ne pouvais soulever le plus léger fardeau; j'étais réduit à l'inaction la plus tourmentante pour un homme aussi remuant que moi. Il est certain qu'il se mêlait à tout cela beaucoup de vapeurs. Les vapeurs sont les maladies des gens heureux, c'était la mienne les pleurs que je versais souvent sans raison de pleurer, les frayeurs vives au bruit d'une feuille ou d'un oiseau, l'inégalité d'humeur dans le calme de la plus douce vie, tout cela marquait cet ennui du bien-être qui fait pour ainsi dire extravaguer la sensibilité. Nous sommes si peu faits pour être heureux ici-bas, qu'il faut nécessairement que l'âme ou le corps souffre quand ils ne souffrent pas tous les deux, et que le bon état de l'un fait presque toujours tort à l'autre. Quand j'aurais pu jouir délicieusement de la vie, ma machine en décadence m'en empêchait, sans qu'on pût dire où la cause du mal avait son vrai siège. Dans la suite, malgré le déclin des ans, et des maux très réels et très graves, mon corps semble avoir repris des forces pour mieux sentir mes malheurs; et maintenant que j'écris ceci, infirme et presque sexagénaire, accablé de douleurs de toute espèce, je me sens, pour souffrir, plus de vigueur et de vie que je n'en eus pour jouir à la fleur de mon âge et dans le sein du plus vrai bonheur. Pour m'achever, ayant fait entrer un peu de physiologie dans mes lectures, je m'étais mis à étudier l'anatomie; et, passant en revue la multitude et le jeu des pièces qui composaient ma machine, je m'attendais à sentir détraquer tout cela vingt fois le jour loin d'être étonné de me trouver mourant, je l'étais que je pusse encore vivre, et je ne lisais pas la description d'une maladie que je ne crusse être la mienne. Je suis sûr que si je n'avais pas été malade je le serais devenu par cette fatale étude. Trouvant dans chaque maladie des symptômes de la mienne, je croyais les avoir toutes; et j'en gagnai par-dessus une plus cruelle encore dont je m'étais cru délivré, la fantaisie de guérir c'en est une difficile à éviter quand on se met à lire des livres de médecine. A force de chercher, de réfléchir, de comparer, j'allai m'imaginer que la base de mon mal était un polype au coeur; et Salomon lui-même parut frappé de cette idée. Raisonnablement je devais partir de cette opinion pour me confirmer dans ma résolution précédente. Je ne fis point ainsi. Je tendis tous les ressorts de mon esprit pour chercher comment on pouvait guérir d'un polype au coeur, résolu d'entreprendre cette merveilleuse cure. Dans un voyage qu'Anet avait fait à Montpellier pour aller voir le jardin des plantes et le démonstrateur, M. Sauvages, on lui avait dit que M. Fizes avait guéri un pareil polype. Maman s'en souvint et m'en parla. Il n'en fallut pas davantage pour m'inspirer le désir d'aller consulter M. Fizes. L'espoir de guérir me fait retrouver du courage et des forces pour entreprendre ce voyage. L'argent venu de Genève en fournit le moyen. Maman, loin de m'en détourner, m'y exhorte; et me voilà parti pour Montpellier. Je n'eus pas besoin d'aller si loin pour trouver le médecin qu'il me fallait. Le cheval me fatiguant trop, j'avais pris une chaise à Grenoble. A Moirans, cinq ou six autres chaises arrivèrent à la file après la mienne. Pour le coup c'était vraiment l'aventure des brancards. La plupart de ces chaises étaient le cortège d'une nouvelle mariée appelée madame du Colombier. Avec elle était une autre femme appelée madame de Larnage, moins jeune et moins belle que madame du Colombier, mais non moins aimable, et qui de Romans, où s'arrêtait celle-ci, devait poursuivre sa route jusqu'au bourg Saint-Andiol, près le Pont-Saint-Esprit. Avec la timidité qu'on me connaÃt, on s'attend que la connaissance ne fut pas sitôt faite avec des femmes brillantes et la suite qui les entourait mais enfin, suivant la même route, logeant dans les mêmes auberges, et, sous peine de passer pour un loup-garou, forcé de me présenter à la même table, il fallait bien que cette connaissance se fit. Elle se fit donc, et même plus tôt que je n'aurais voulu; car tout ce fracas ne convenait guère à un malade, et surtout à un malade de mon humeur. Mais la curiosité rend ces coquines de femmes si insinuantes, que pour parvenir à connaÃtre un homme, elles commencent par lui faire tourner la tête. Ainsi arriva de moi. Madame du Colombier, trop entourée de ses jeunes roquets, n'avait guère le temps de m'agacer, et d'ailleurs ce n'en était pas la peine, puisque nous allions nous quitter; mais madame de Larnage, moins obsédée, avait des provisions à faire pour sa route voilà madame de Larnage qui m'entreprend; et adieu le pauvre Jean-Jacques, ou plutôt adieu la fièvre, les vapeurs, le polype; tout part auprès d'elle, hors certaines palpitations qui me restèrent et dont elle ne voulait pas me guérir. Le mauvais état de ma santé fut le premier texte de notre connaissance. On voyait que j'étais malade, on savait que j'allais à Montpellier; et il faut que mon air et mes manières n'annonçassent pas un débauché, car il fut clair dans la suite qu'on ne m'avait pas soupçonné d'aller y faire un tour de casserole. Quoique l'état de maladie ne soit pas pour un homme une grande recommandation près des dames, il me rendit toutefois intéressant pour celles-ci. Le matin elles envoyaient savoir de mes nouvelles, et m'inviter à prendre le chocolat avec elles; elles s'informaient comment j'avais passé la nuit. Une fois, selon ma louable coutume de parler sans penser, je répondis que je ne savais pas. Cette réponse leur fit croire que j'étais fou elles m'examinèrent davantage, et cet examen ne me nuisit pas. J'entendis une fois madame du Colombier dire à son amie Il manque de monde, mais il est aimable. Ce mot me rassura beaucoup et fit que je le devins en effet. En se familiarisant il fallait parler de soi, dire d'où l'on venait, qui l'on était. Cela m'embarrassait; car je sentais très bien que parmi la bonne compagnie, et avec des femmes galantes, ce mot de nouveau converti m'allait tuer. Je ne sais par quelle bizarrerie je m'avisai de passer pour Anglais; je me donnai pour jacobite, on me prit pour tel; je m'appelai Dudding, et l'on m'appela M. Dudding. Un maudit marquis de Torignan qui était là , malade ainsi que moi, vieux au par-dessus et d'assez mauvaise humeur, s'avisa de lier conversation avec M. Dudding. Il me parla du roi Jacques, du prétendant, de l'ancienne cour de Saint-Germain. J'étais sur les épines je ne savais de tout cela que le peu que j'en avais lu dans le comte Hamilton et dans les gazettes; cependant je fis de ce peu si bon usage, que je me tirai d'affaire heureux qu'on ne se fût pas avisé de me questionner sur la langue anglaise, dont je ne savais pas un seul mot. Toute la compagnie se convenait, et voyait à regret le moment de se quitter. Nous faisions des journées de limaçon. Nous nous trouvâmes un dimanche à Saint-Marcellin. Madame de Larnage voulut aller à la messe, j'y fus avec elle cela faillit à gâter mes affaires. Je me comportai comme j'ai toujours fait. Sur ma contenance modeste et recueillie elle me crut dévot, et prit de moi la plus mauvaise opinion du monde, comme elle me l'avoua deux jours après. Il me fallut ensuite beaucoup de galanterie pour effacer cette mauvaise impression; ou plutôt madame de Larnage, en femme d'expérience et qui ne se rebutait pas aisément, voulut bien courir les risques de ses avances pour voir comment je m'en tirerais. Elle m'en fit beaucoup, et de telles que, bien éloigné de présumer de ma figure, je crus qu'elle se moquait de moi. Sur cette folie il n'y eut sorte de bêtise que je ne fisse; c'était pis que le marquis du Legs. Madame de Larnage tint bon, me fit tant d'agaceries et me dit des choses si tendres, qu'un homme beaucoup moins sot eût eu bien de la peine à prendre tout cela sérieusement. Plus elle en faisait, plus elle me confirmait dans mon idée; et ce qui me tourmentait davantage était qu'à bon compte je me prenais d'amour tout de bon. Je me disais, et je lui disais en soupirant Ah! que tout cela n'est-il vrai! je serais le plus heureux des hommes. Je crois que ma simplicité de novice ne fit qu'irriter sa fantaisie; elle n'en voulut pas avoir le démenti. Nous avions laissé à Romans madame du Colombier et sa suite. Nous continuions notre route le plus lentement et le plus agréablement du monde, madame de Larnage, le marquis de Torignan, et moi. Le marquis, quoique malade et grondeur, était un assez bon homme, mais qui n'aimait pas trop à manger son pain à la fumée du rôti. Madame de Larnage cachait si peu le goût qu'elle avait pour moi, qu'il s'en aperçut plus tôt que moi-même; et ses sarcasmes malins auraient dû me donner au moins la confiance que je n'osais prendre aux bontés de la dame, si, par un travers d'esprit dont moi seul étais capable, je ne m'étais imaginé qu'ils s'entendaient pour me persifler. Cette sotte idée acheva de me renverser la tête et me fit faire le plus plat personnage dans une situation où mon coeur, étant réellement pris, m'en pouvait dicter un assez brillant. Je ne conçois pas comment madame de Larnage ne se rebuta pas de ma maussaderie, et ne me congédia pas avec le dernier mépris. Mais c'était une femme d'esprit qui savait discerner son monde, et qui voyait bien qu'il y avait plus de bêtise que de tiédeur dans mes procédés. Elle parvint enfin à se faire entendre, et ce ne fut pas sans peine. A Valence, nous étions arrivés pour dÃner, et, selon notre louable coutume, nous y passâmes le reste du jour. Nous étions logés hors de la ville à Saint-Jacques; je me souviendrai toujours de cette auberge, ainsi que de la chambre que madame de Larnage y occupait. Après le dÃner elle voulut se promener elle savait que le marquis n'était pas allant; c'était le moyen de se ménager un tête-à -tête dont elle avait bien résolu de tirer parti, car il n'y avait plus de temps à perdre pour en avoir à mettre à profit. Nous nous promenions autour de la ville le long des fossés. Là je repris la longue histoire de mes complaintes, auxquelles elle répondait d'un ton si tendre, me pressant quelquefois contre son coeur le bras qu'elle tenait, qu'il fallait une stupidité pareille à la mienne pour m'empêcher de vérifier si elle parlait sérieusement. Ce qu'il y avait d'impayable était que j'étais moi-même excessivement ému. J'ai dit qu'elle était aimable l'amour la rendait charmante; il lui rendait tout l'éclat de la première jeunesse, et elle ménageait ses agaceries avec tant d'art, qu'elle aurait séduit un homme à l'épreuve. J'étais donc fort mal à mon aise, et toujours sur le point de m'émanciper; mais la crainte d'offenser ou de déplaire, la frayeur plus grande encore d'être hué, sifflé, berné, de fournir une histoire à table et d'être complimenté sur mes entreprises par l'impitoyable marquis, me retinrent au point d'être indigné moi-même de ma sotte honte, et de ne la pouvoir vaincre en me la reprochant. J'étais au supplice j'avais déjà quitté mes propos de Céladon, dont je sentais tout le ridicule en si beau chemin ne sachant plus quelle contenance tenir ni que dire, je me taisais; j'avais l'air boudeur, enfin je faisais tout ce qu'il fallait pour m'attirer le traitement que j'avais redouté. Heureusement madame de Larnage prit un parti plus humain. Elle interrompit brusquement ce silence en passant un bras autour de mon cou, et dans l'instant sa bouche parla trop clairement sur la mienne pour me laisser mon erreur. La crise ne pouvait se faire plus à propos. Je devins aimable. Il en était temps. Elle m'avait donné cette confiance dont le défaut m'a presque toujours empêché d'être moi. Je le fus alors. Jamais mes yeux, mes sens, mon coeur et ma bouche n'ont si bien parlé; jamais je n'ai si pleinement réparé mes torts; et si cette petite conquête avait coûté des soins à madame de Larnage, j'eus lieu de croire qu'elle n'y avait pas de regret. Quand je vivrais cent ans, je ne me rappellerais jamais sans plaisir le souvenir de cette charmante femme. Je dis charmante, quoiqu'elle ne fût ni belle ni jeune; mais, n'étant non plus ni laide ni vieille, elle n'avait rien dans sa figure qui empêchât son esprit et ses grâces de faire tout leur effet. Tout au contraire des autres femmes, ce qu'elle avait de moins frais était le visage, et je crois que le rouge le lui avait gâté. Elle avait ses raisons pour être facile, c'était le moyen de valoir tout son prix. On pouvait la voir sans l'aimer, mais non pas la posséder sans l'adorer. Et cela prouve, ce me semble, qu'elle n'était pas toujours aussi prodigue de ses bontés qu'elle le fut avec moi. Elle s'était prise d'un goût trop prompt et trop vif pour être excusable, mais où le coeur entrait du moins autant que les sens; et durant le temps court et délicieux que je passai auprès d'elle, j'eus lieu de croire, aux ménagements forcés qu'elle m'imposait, que, quoique sensuelle et voluptueuse, elle aimait encore mieux ma santé que ses plaisirs. Notre intelligence n'échappa pas au marquis. Il n'en tirait pas moins sur moi au contraire, il me traitait plus que jamais en pauvre amoureux transi, martyr des rigueurs de sa dame. Il ne lui échappa jamais un mot, un regard, un sourire qui pût me faire soupçonner qu'il nous eût devinés; et je l'aurais cru notre dupe, si madame de Larnage, qui voyait mieux que moi, ne m'eût dit qu'il ne l'était pas, mais qu'il était galant homme; et en effet, on ne saurait avoir des attentions plus honnêtes, ni se comporter plus poliment qu'il fit toujours, même envers moi, sauf ses plaisanteries, surtout depuis mon succès. Il m'en attribuait l'honneur peut-être, et me supposait moins sot que je ne l'avais paru. Il se trompait, comme on a vu mais n'importe, je profitais de son erreur; et il est vrai qu'alors les rieurs étant pour moi, je prêtais le flanc de bon coeur et d'assez bonne grâce à ses épigrammes, et j'y ripostais quelquefois, même assez heureusement, tout fier de me faire honneur auprès de madame de Larnage de l'esprit qu'elle m'avait donné. Je n'étais plus le même homme. Nous étions dans un pays et dans une saison de bonne chère; nous la faisions partout excellente, grâce aux bons soins du marquis. Je me serais pourtant passé qu'il les étendÃt jusqu'à nos chambres; mais il envoyait devant son laquais pour les retenir; et le coquin, soit de son chef, soit par l'ordre de son maÃtre, le logeait toujours à côté de madame de Larnage, et me fourrait à l'autre bout de la maison. Mais cela ne m'embarrassait guère, et nos rendez-vous n'en étaient que plus piquants. Cette vie délicieuse dura quatre ou cinq jours, pendant lesquels je m'enivrai des plus douces voluptés. Je les goûtai pures, vives, sans aucun mélange de peines ce sont les premières et les seules que j'aie ainsi goûtées; et je puis dire que je dois à madame de Larnage de ne pas mourir sans avoir connu le plaisir. Si ce que je sentais pour elle n'était pas précisément de l'amour, c'était du moins un retour si tendre pour celui qu'elle me témoignait, c'était une sensualité si brûlante dans le plaisir, et une intimité si douce dans les entretiens, qu'elle avait tout le charme de la passion sans en avoir le délire, qui tourne la tête et fait qu'on ne sait pas jouir. Je n'ai jamais senti l'amour vrai qu'une seule fois en ma vie, et ce ne fut pas auprès d'elle. Je ne l'aimais pas non plus comme j'avais aimé et comme j'aimais madame de Warens; mais c'était pour cela même que je la possédais cent fois mieux. Près de maman mon plaisir était toujours troublé par un sentiment de tristesse, par un secret serrement de coeur que je ne surmontais pas sans peine; au lieu de me féliciter de la posséder, je me reprochais de l'avilir. Près de madame de Larnage, au contraire, fier d'être homme et d'être heureux, je me livrais à mes sens avec joie, avec confiance; je partageais l'impression que je faisais sur les siens; j'étais assez à moi pour contempler avec autant de vanité que de volupté mon triomphe, et pour tirer de là de quoi le redoubler. Je ne me souviens pas de l'endroit où nous quitta le marquis, qui était du pays; mais nous nous trouvâmes seuls avant d'arriver à Montélimar, et dès lors madame de Larnage établit sa femme de chambre dans ma chaise, et je passai dans la sienne avec elle. Je puis assurer que la route ne nous ennuyait pas de cette manière, et j'aurais eu bien de la peine à dire comment le pays que nous parcourions était fait. A Montélimar, elle eut des affaires qui l'y retinrent trois jours, durant lesquels elle ne me quitta pourtant qu'un quart d'heure pour une visite qui lui attira des importunités désolantes et des invitations qu'elle n'eut garde d'accepter. Elle prétexta des incommodités, qui ne nous empêchèrent pourtant pas d'aller nous promener tous les jours tête à tête dans le plus beau pays et sous le plus beau ciel du monde. Oh! ces trois jours! j'ai dû les regretter quelquefois; il n'en est plus revenu de semblables. Des amours de voyage ne sont pas faits pour durer. Il fallut nous séparer, et j'avoue qu'il en était temps, non que je fusse rassasié ni prêt à l'être, je m'attachais chaque jour davantage; mais, malgré toute la discrétion de la dame, il ne me restait guère que la bonne volonté. Nous donnâmes le change à nos regrets par des projets pour notre réunion. Il fut décidé que, puisque ce régime me faisait du bien, j'en userais, et que j'irais passer l'hiver au bourg Saint-Andiol, sous la direction de madame de Larnage. Je devais seulement rester à Montpellier cinq ou six semaines, pour lui laisser le temps de préparer les choses de manière à prévenir les caquets. Elle me donna d'amples instructions sur ce que je devais savoir, sur ce que je devais dire, sur la manière dont je devais me comporter. En attendant, nous devions nous écrire. Elle me parla beaucoup et sérieusement du soin de ma santé; m'exhorta de consulter d'habiles gens, d'être très attentif à tout ce qu'ils me prescriraient, et se chargea, quelque sévère que pût être leur ordonnance, de me la faire exécuter tandis que je serais auprès d'elle. Je crois qu'elle parlait sincèrement, car elle m'aimait elle m'en donna mille preuves plus sûres que des faveurs. Elle jugea par mon équipage que je ne nageais pas dans l'opulence; quoiqu'elle ne fût pas riche elle-même, elle voulut à notre séparation me forcer de partager sa bourse, qu'elle apportait de Grenoble assez bien garnie, et j'eus beaucoup de peine à m'en défendre. Enfin, je la quittai le coeur tout plein d'elle, en lui laissant, ce me semble, un véritable attachement pour moi. J'achevais ma route en la recommençant dans mes souvenirs, et pour le coup très content d'être dans une bonne chaise pour y rêver plus à mon aise aux plaisirs que j'avais goûtés et à ceux qui m'étaient promis. Je ne pensais qu'au bourg Saint-Andiol et à la charmante vie qui m'y attendait; je ne voyais que madame de Larnage et ses entours tout le reste de l'univers n'était rien pour moi, maman même était oubliée. Je m'occupais à combiner dans ma tête tous les détails dans lesquels madame de Larnage était entrée, pour me faire d'avance une idée de sa demeure, de son voisinage, de ses sociétés, de toute sa manière de vivre. Elle avait une fille dont elle m'avait parlé très souvent en mère idolâtre. Cette fille avait quinze ans passés; elle était vive, charmante et d'un caractère aimable. On m'avait promis que j'en serais caressé je n'avais pas oublié cette promesse, et j'étais fort curieux d'imaginer comment mademoiselle de Larnage traiterait le bon ami de sa maman. Tels furent les sujets de mes rêveries depuis le Pont-Saint-Esprit jusqu'à Remoulin. On m'avait dit d'aller voir le pont du Gard; je n'y manquai pas. Après un déjeuner d'excellentes figues, je pris un guide, et j'allai voir le pont du Gard. C'était le premier ouvrage des Romains que j'eusse vu. Je m'attendais à voir un monument digne des mains qui l'avaient construit. Pour le coup l'objet passa mon attente, et ce fut la seule fois en ma vie. Il n'appartenait qu'aux Romains de produire cet effet. L'aspect de ce simple et noble ouvrage me frappa d'autant plus qu'il est au milieu d'un désert où le silence et la solitude rendent l'objet plus frappant et l'admiration plus vive, car ce prétendu pont n'était qu'un aqueduc. On se demande quelle force a transporté ces pierres énormes si loin de toute carrière, et a réuni les bras de tant de milliers d'hommes dans un lieu où il n'en habite aucun. Je parcourus les trois étages de ce superbe édifice, que le respect m'empêchait presque d'oser fouler sous mes pieds. Le retentissement de mes pas sous ces immenses voûtes me faisait croire entendre la forte voix de ceux qui les avaient bâties. Je me perdais comme un insecte dans cette immensité. Je sentais, tout en me faisant petit, je ne sais quoi qui m'élevait l'âme; et je me disais en soupirant Que ne suis-je né Romain! Je restai là plusieurs heures dans une contemplation ravissante. Je m'en revins distrait et rêveur, et cette rêverie ne fut pas favorable à madame de Larnage. Elle avait bien songé à me prémunir contre les filles de Montpellier, mais non pas contre le pont du Gard. On ne s'avise jamais de tout. A NÃmes, j'allai voir les Arènes c'est un ouvrage beaucoup plus magnifique que le pont du Gard, et qui me fit beaucoup moins d'impression, soit que mon admiration se fût épuisée sur le premier objet, soit que la situation de l'autre au milieu d'une ville fût moins propre à l'exciter. Ce vaste et superbe cirque est entouré de vilaines petites maisons, et d'autres maisons plus petites et plus vilaines encore en remplissent l'arène; de sorte que le tout ne produit qu'un effet disparate et confus, où le regret et l'indignation étouffent le plaisir et la surprise. J'ai vu depuis le cirque de Vérone, infiniment plus petit et moins beau que celui de NÃmes, mais entretenu et conservé avec toute la décence et la propreté possibles, et qui par cela même me fit une impression plus forte et plus agréable. Les Français n'ont soin de rien et ne respectent aucun monument. Ils sont tout feu pour entreprendre, et ne savent rien finir ni rien entretenir. J'étais changé à tel point, et ma sensualité mise en exercice s'était si bien éveillée, que je m'arrêtai un jour au pont de Lunel pour y faire bonne chère avec de la compagnie qui s'y trouva. Ce cabaret, le plus estimé de l'Europe, méritait alors de l'être. Ceux qui le tenaient avaient su tirer parti de son heureuse situation pour le tenir abondamment approvisionné et avec choix. C'était réellement une chose curieuse de trouver, dans une maison seule et isolée au milieu de la campagne, une table fournie en poisson de mer et d'eau douce, en gibier excellent, en vins fins, servie avec ces attentions et ces soins qu'on ne trouve que chez les grands et les riches, et tout cela pour vos trente-cinq sous. Mais le pont de Lunel ne resta pas longtemps sur ce pied, et à force d'user sa réputation, il la perdit enfin tout à fait. J'avais oublié, durant ma route, que j'étais malade; je m'en souvins en arrivant à Montpellier. Mes vapeurs étaient bien guéries, mais tous mes autres maux me restaient; et, quoique l'habitude m'y rendÃt moins sensible, c'en était assez pour se croire mort à qui s'en trouverait attaqué tout d'un coup. En effet, ils étaient moins douloureux qu'effrayants, et faisaient plus souffrir l'esprit que le corps, dont ils semblaient annoncer la destruction. Cela faisait que, distrait par des passions vives, je ne songeais plus à mon état; mais comme il n'était pas imaginaire, je le sentais sitôt que j'étais de sang-froid. Je songeai donc sérieusement aux conseils de madame de Larnage et au but de mon voyage. J'allai consulter les praticiens les plus illustres, surtout M. Fizes, et pour surabondance de précaution, je me mis en pension chez un médecin. C'était un Irlandais appelé Fitz-Moris, qui tenait une table assez nombreuse d'étudiants en médecine; et il y avait cela de commode pour un malade à s'y mettre, que M. Fitz-Moris se contentait d'une pension honnête pour la nourriture, et ne prenait rien de ses pensionnaires pour ses soins comme médecin. Il se chargea de l'exécution des ordonnances de M. Fizes et de veiller sur ma santé. Il s'acquitta fort bien de cet emploi quant au régime; on ne gagnait pas d'indigestions à cette pension-là ; et, quoique je ne sois pas fort sensible aux privations de cette espèce, les objets de comparaison étaient si proches, que je ne pouvais m'empêcher de trouver quelquefois en moi-même que M. de Torignan était un meilleur pourvoyeur que M. Fitz-Moris. Cependant, comme on ne mourait pas de faim non plus, et que toute cette jeunesse était fort gaie, cette manière de vivre me fit du bien réellement, et m'empêcha de retomber dans mes langueurs. Je passais la matinée à prendre des drogues, surtout je ne sais quelles eaux, je crois les eaux de Vals, et à écrire à madame de Larnage; car la correspondance allait son train, et Rousseau se chargeait de retirer les lettres de son ami Dudding. A midi j'allais faire un tour à la Canourgue avec quelqu'un de nos jeunes commensaux, qui tous étaient de très bons enfants on se rassemblait, on allait dÃner. Après dÃner une importante affaire occupait la plupart d'entre nous jusqu'au soir, c'était d'aller hors de la ville jouer le goûter en deux ou trois parties de mail. Je ne jouais pas, je n'en avais ni la force ni l'adresse, mais je pariais et suivant, avec l'intérêt du pari, nos joueurs et leurs boules à travers des chemins raboteux et pleins de pierres, je faisais un exercice agréable et salutaire qui me convenait tout à fait. On goûtait dans un cabaret hors de la ville. Je n'ai pas besoin de dire que ces goûters étaient gais; mais j'ajouterai qu'ils étaient assez décents, quoique les filles du cabaret fussent jolies. M. Fitz-Moris, grand joueur de mail, était notre président; et je puis dire, malgré la mauvaise réputation des étudiants, que je trouvai plus de moeurs et d'honnêteté parmi toute cette jeunesse qu'il ne serait aisé d'en trouver dans le même nombre d'hommes faits. Ils étaient plus bruyants que crapuleux, plus gais que libertins; et je me monte si aisément à un train de vie quand il est volontaire, que je n'aurais pas mieux demandé que de voir durer celui-là toujours. Il y avait parmi ces étudiants plusieurs Irlandais, avec lesquels je tâchais d'apprendre quelques mots d'anglais par précaution pour le bourg Saint-Andiol; car le temps approchait de m'y rendre. Madame de Larnage m'en pressait chaque ordinaire, et je me préparais à lui obéir. Il était clair que mes médecins, qui n'avaient rien compris à mon mal, me regardaient comme un malade imaginaire, et me traitaient sur ce pied avec leur squine, leurs eaux et leur petit-lait. Tout au contraire des théologiens, les médecins et les philosophes n'admettent pour vrai que ce qu'ils peuvent expliquer, et font de leur intelligence la mesure des possibles. Ces messieurs ne connaissaient rien à mon mal; donc je n'étais pas malade car comment supposer que des docteurs ne sussent pas tout? Je vis qu'ils ne cherchaient qu'à m'amuser et me faire manger mon argent; et jugeant que leur substitut du bourg Saint-Andiol ferait cela tout aussi bien qu'eux, mais plus agréablement, je résolus de lui donner la préférence, et je quittai Montpellier dans cette sage intention. Je partis vers la fin de novembre, après six semaines ou deux mois de séjour dans cette ville, où je laissai une douzaine de louis sans aucun profit pour ma santé ni pour mon instruction, si ce n'est un cours d'anatomie commencé sous M. Fitz-Moris, et que je fus obligé d'abandonner par l'horrible puanteur des cadavres qu'on disséquait, et qu'il me fut impossible de supporter. Mal à mon aise au dedans de moi sur la résolution que j'avais prise, j'y réfléchissais en m'avançant toujours vers le Pont-Saint-Esprit, qui était également la route du bourg Saint-Andiol et de Chambéri. Les souvenirs de maman, et ses lettres, quoique moins fréquentes que celles de madame de Larnage, réveillaient dans mon coeur des remords que j'avais étouffés durant ma première route. Ils devinrent si vifs au retour, que, balançant l'amour du plaisir, ils me mirent en état d'écouter la raison seule. D'abord, dans le rôle d'aventurier que j'allais recommencer, je pouvais être moins heureux que la première fois; il ne fallait, dans tout le bourg Saint-Andiol, qu'une seule personne qui eût été en Angleterre, qui connût les Anglais, ou qui sût leur langue, pour me démasquer. La famille de madame de Larnage pouvait se prendre de mauvaise humeur contre moi, et me traiter peu honnêtement. Sa fille, à laquelle malgré moi je pensais plus qu'il n'eût fallu, m'inquiétait encore je tremblais d'en devenir amoureux, et cette peur faisait déjà la moitié de l'ouvrage. Allais-je donc, pour prix des bontés de la mère, chercher à corrompre sa fille, à lier le plus détestable commerce, à mettre la dissension, le déshonneur, le scandale et l'enfer dans sa maison? Cette idée me fit horreur je pris bien la ferme résolution de me combattre et de me vaincre, si ce malheureux penchant venait à se déclarer. Mais pourquoi m'exposer à ce combat? Quel misérable état de vivre avec la mère dont je serais rassasié, et de brûler pour la fille sans oser lui montrer mon coeur! Quelle nécessité d'aller chercher cet état, et m'exposer aux malheurs, aux affronts, aux remords, pour des plaisirs dont j'avais d'avance épuisé le plus grand charme? car il est certain que ma fantaisie avait perdu sa première vivacité. Le goût du plaisir y était encore, mais la passion n'y était plus. A cela se mêlaient des réflexions relatives à ma situation, à mes devoirs, à cette maman si bonne, si généreuse, qui déjà chargée de dettes l'était encore de mes folles dépenses, qui s'épuisait pour moi, et que je trompais si indignement. Ce reproche devint si vif, qu'il l'emporta à la fin. En approchant du Saint-Esprit, je pris la résolution de brûler l'étape du bourg Saint-Andiol, et de passer tout droit. Je l'exécutai courageusement, avec quelques soupirs, je l'avoue, mais aussi avec cette satisfaction intérieure, que je goûtais pour la première fois de ma vie, de me dire Je mérite ma propre estime, je sais préférer mon devoir à mon plaisir. Voilà la première obligation véritable que j'aie à l'étude c'était elle qui m'avait appris à réfléchir, à comparer. Après les principes si purs que j'avais adoptés il y avait peu de temps, après les règles de sagesse et de vertu que je m'étais faites et que je m'étais senti si fier de suivre, la honte d'être si peu conséquent à moi-même, de démentir si tôt et si haut mes propres maximes, l'emporta sur la volupté. L'orgueil eut peut-être autant de part à ma résolution que la vertu; mais si cet orgueil n'est pas la vertu même, il a des effets si semblables qu'il est pardonnable de s'y tromper. L'un des avantages des bonnes actions est d'élever l'âme, et de la disposer à en faire de meilleures car telle est la faiblesse humaine, qu'on doit mettre au nombre des bonnes actions l'abstinence du mal qu'on est tenté de commettre. Sitôt que j'eus pris ma résolution je devins un autre homme, ou plutôt je redevins ce que j'étais auparavant, et que ce moment d'ivresse avait fait disparaÃtre. Plein de bons sentiments et de bonnes dispositions, je continuai ma route dans la bonne intention d'expier ma faute, ne pensant qu'à régler désormais ma conduite sur les lois de la vertu, à me consacrer sans réserve au service de la meilleure des mères, à lui vouer autant de fidélité que j'avais d'attachement pour elle, et à n'écouter plus d'autre amour que celui de mes devoirs. Hélas! la sincérité de mon retour au bien semblait me promettre une autre destinée mais la mienne était écrite et déjà commencée; et quand mon coeur, plein d'amour pour les choses bonnes et honnêtes, ne voyait plus qu'innocence et bonheur dans la vie, je touchais au moment funeste qui devait traÃner à sa suite la longue chaÃne de mes malheurs. L'empressement d'arriver me fit faire plus de diligence que je n'avais compté. Je lui avais annoncé de Valence le jour et l'heure de mon arrivée. Ayant gagné une demi-journée sur mon calcul, je restai autant de temps à Chaparillan, afin d'arriver juste au moment que j'avais marqué. Je voulais goûter dans tout son charme le plaisir de la revoir. J'aimais mieux le différer un peu, pour y joindre celui d'être attendu. Cette précaution m'avait toujours réussi. J'avais vu toujours marquer mon arrivée par une espèce de petite fête je n'en attendais pas moins cette fois; et ces empressements, qui m'étaient si sensibles, valaient bien la peine d'être ménagés. J'arrivai donc exactement à l'heure. De tout loin je regardais si je ne la verrais pas sur le chemin; le coeur me battait de plus en plus à mesure que j'approchais. J'arrive essoufflé, car j'avais quitté ma voiture en ville je ne vois personne dans la cour, sur la porte, à la fenêtre; je commence à me troubler, je redoute quelque accident. J'entre; tout est tranquille; des ouvriers goûtaient dans la cuisine du reste, aucun apprêt. La servante parut surprise de me voir; elle ignorait que je dusse arriver. Je monte, je la vois enfin, cette chère maman, si tendrement, si vivement, si purement aimée; j'accours, je m'élance à ses pieds. Ah! te voilà ! petit, me dit-elle en m'embrassant; as-tu fait bon voyage? comment te portes-tu? Cet accueil m'interdit un peu. Je lui demandai si elle n'avait pas reçu ma lettre. Elle me dit que oui. J'aurais cru que non, lui dis-je; et l'éclaircissement finit là . Un jeune homme était avec elle. Je le connaissais pour l'avoir vu déjà dans la maison avant mon départ; mais cette fois il y paraissait établi, il l'était. Bref, je trouvai ma place prise. Ce jeune homme était du pays de Vaud; son père, appelé Vintzenried, était concierge ou soi-disant capitaine du château de Chillon. Le fils de M. le capitaine était garçon perruquier, et courait le monde en cette qualité quand il vint se présenter à madame de Warens, qui le reçut bien, comme elle faisait tous les passants, et surtout ceux de son pays. C'était un grand fade blondin, assez bien fait, le visage plat, l'esprit de même, parlant comme le beau Léandre; mêlant tous les tons, tous les goûts de son état avec la longue histoire de ses bonnes fortunes; ne nommant que la moitié des marquises avec lesquelles il avait couché, et prétendant n'avoir point coiffé de jolies femmes dont il n'eût aussi coiffé les maris; vain, sot, ignorant, insolent; au demeurant le meilleur fils du monde. Tel fut le substitut qui me fut donné pendant mon absence, et l'associé qui me fut offert après mon retour. Oh! si les âmes dégagées de leurs terrestres entraves voient encore du sein de l'éternelle lumière ce qui se passe chez les mortels, pardonnez, ombre chère et respectable, si je ne fais pas plus de grâce à vos fautes qu'aux miennes, si je dévoile également les unes et les autres aux yeux des lecteurs. Je dois, je veux être vrai pour vous comme pour moi-même vous y perdrez toujours beaucoup moins que moi. Eh! combien votre aimable et doux caractère, votre inépuisable bonté de coeur, votre franchise et toutes vos excellentes vertus ne rachètent-elles pas de faiblesses, si l'on peut appeler ainsi les torts de votre seule raison! Vous eûtes des erreurs et non pas des vices; votre conduite fut répréhensible, mais votre coeur fut toujours pur. Le nouveau venu s'était montré zélé, diligent, exact pour toutes ses petites commissions, qui étaient toujours en grand nombre; il s'était fait le piqueur de ses ouvriers. Aussi bruyant que je l'étais peu, il se faisait voir et surtout entendre à la fois à la charrue, aux foins, aux bois, à l'écurie, à la basse-cour. Il n'y avait que le jardin qu'il négligeait, parce que c'était un travail trop paisible, et qui ne faisait point de bruit. Son grand plaisir était de charger et charrier, de scier ou fendre du bois; on le voyait toujours la hache ou la pioche à la main; on l'entendait courir, cogner, crier à pleine tête. Je ne sais de combien d'hommes il faisait le travail, mais il faisait toujours le bruit de dix à douze. Tout ce tintamarre en imposa à ma pauvre maman; elle crut ce jeune homme un trésor pour ses affaires. Voulant se l'attacher, elle employa pour cela tous les moyens qu'elle y crut propres, et n'oublia pas celui sur lequel elle comptait le plus. On a dû connaÃtre mon coeur, ses sentiments les plus constants, les plus vrais, ceux surtout qui me ramenaient en ce moment auprès d'elle. Quel prompt et plein bouleversement dans tout mon être! qu'on se mette à ma place pour en juger. En un moment je vis évanouir pour jamais tout l'avenir de félicité que je m'étais peint. Toutes les douces idées que je caressais si affectueusement disparurent; et moi, qui depuis mon enfance ne savais voir mon existence qu'avec la sienne, je me vis seul pour la première fois. Ce moment fut affreux ceux qui le suivirent furent toujours sombres. J'étais jeune encore, mais ce doux sentiment de jouissance et d'espérance qui vivifie la jeunesse me quitta pour jamais. Dès lors l'être sensible fut mort à demi. Je ne vis plus devant moi que les tristes restes d'une vie insipide; et si quelquefois encore une image de bonheur effleura mes désirs, ce bonheur n'était plus celui qui m'était propre; je sentais qu'en l'obtenant je ne serais pas vraiment heureux. J'étais si bête et ma confiance était si pleine, que malgré le ton familier du nouveau venu, que je regardais comme un effet de cette facilité de l'humeur de maman, qui rapprochait tout le monde d'elle, je ne me serais pas avisé d'en soupçonner la véritable cause si elle ne me l'eût dite elle-même mais elle se pressa de me faire cet aveu avec une franchise capable d'ajouter à ma rage, si mon coeur eût pu se tourner de ce côté-là ; trouvant quant à elle la chose toute simple, me reprochant ma négligence dans la maison, et m'alléguant mes absences, comme si elle eût été d'un tempérament fort pressé d'en remplir les vides. Ah! maman, lui dis-je le coeur serré de douleur, qu'osez-vous m'apprendre! quel prix d'un attachement pareil au mien! Ne m'avez-vous tant de fois conservé la vie que pour m'ôter tout ce qui me la rendait chère! J'en mourrai, mais vous me regretterez. Elle me répondit d'un ton tranquille à me rendre fou, que j'étais un enfant, qu'on ne mourait point de ces choses-là ; que je ne perdrais rien; que nous n'en serions pas moins bons amis, pas moins intimes dans tous les sens; que son tendre attachement pour moi ne pouvait ni diminuer ni finir qu'avec elle. Elle me fit entendre, en un mot, que tous mes droits demeuraient les mêmes, et qu'en les partageant avec un autre je n'en étais pas privé pour cela. Jamais la pureté, la vérité, la force de mes sentiments pour elle, jamais la sincérité, l'honnêteté de mon âme ne se firent mieux sentir à moi que dans ce moment. Je me précipitai à ses pieds, j'embrassai ses genoux en versant des torrents de larmes. Non, maman, lui dis-je avec transport; je vous aime trop pour vous avilir; votre possession m'est trop chère pour la partager; les regrets qui l'accompagnèrent quand je l'acquis se sont accrus avec mon amour; non, je ne la puis conserver au même prix. Vous aurez toujours mes adorations, soyez en toujours digne; il m'est plus nécessaire encore de vous honorer que de vous posséder. C'est à vous, ô maman, que je vous cède; c'est à l'union de nos coeurs que je sacrifie tous mes plaisirs. Puissé-je périr mille fois avant d'en goûter qui dégradent ce que j'aime! Je tins cette résolution avec une constance digne, j'ose le dire, du sentiment qui me l'avait fait former. Dès ce moment je ne vis plus cette maman si chérie que des yeux d'un véritable fils; et il est à noter que, bien que ma résolution n'eût point son approbation secrète, comme je m'en suis trop aperçu, elle n'employa jamais pour m'y faire renoncer ni propos insinuants, ni caresses, ni aucune de ces adroites agaceries dont les femmes savent user sans se commettre, et qui manquent rarement de leur réussir. Réduit à me chercher un sort indépendant d'elle, et n'en pouvant même imaginer, je passai bientôt à l'autre extrémité, et le cherchai tout en elle. Je l'y cherchai si parfaitement que je parvins à m'oublier moi-même. L'ardent désir de la voir heureuse, à quelque prix que ce fût, absorbait toutes mes affections elle avait beau séparer son bonheur du mien, je le voyais mien, en dépit d'elle. Ainsi commencèrent à germer avec mes malheurs les vertus dont la semence était au fond de mon âme, que l'étude avaient cultivées, et qui n'attendaient pour éclore que le ferment de l'adversité. Le premier fruit de cette disposition si désintéressée fut d'écarter de mon coeur tout sentiment de haine et d'envie contre celui qui m'avait supplanté je voulus, au contraire, et je voulus sincèrement m'attacher à ce jeune homme, le former, travailler à son éducation, lui faire sentir son bonheur, l'en rendre digne s'il était possible, et faire en un mot pour lui tout ce qu'Anet avait fait pour moi dans une occasion pareille. Mais la parité manquait entre les personnes. Avec plus de douceur et de lumières, je n'avais pas le sang-froid et la fermeté d'Anet, ni cette force de caractère qui en imposait, et dont j'aurais eu besoin pour réussir. Je trouvai encore moins dans le jeune homme les qualités qu'Anet avait trouvées en moi la docilité, l'attachement, la reconnaissance, surtout le sentiment du besoin que j'avais de ses soins, et l'ardent désir de les rendre utiles. Tout cela manquait ici. Celui que je voulais former ne voyait en moi qu'un pédant importun qui n'avait que du babil. Au contraire, il s'admirait lui-même comme un homme important dans la maison; et, mesurant les services qu'il y croyait rendre sur le bruit qu'il y faisait, il regardait ses haches et ses pioches comme infiniment plus utiles que tous mes bouquins. A quelque égard il n'avait pas tort, mais il partait de là pour se donner des airs à faire mourir de rire. Il tranchait avec les paysans du gentilhomme campagnard; bientôt il en fit autant avec moi, et enfin avec maman elle-même. Son nom de Vintzenried ne lui paraissant pas assez noble, il le quitta pour celui de M. de Courtilles; et c'est sous ce dernier nom qu'il a été connu depuis à Chambéri, et en Maurienne, où il s'est marié. Enfin tant fit l'illustre personnage qu'il fut tout dans la maison, et moi rien. Comme, lorsque j'avais le malheur de lui déplaire, c'était maman et non pas moi qu'il grondait, la crainte de l'exposer à ses brutalités me rendait docile à tout ce qu'il désirait; et chaque fois qu'il fendait du bois, emploi qu'il remplissait avec une fierté sans égale, il fallait que je fusse là spectateur oisif, et tranquille admirateur de sa prouesse. Ce garçon n'était pourtant pas absolument d'un mauvais naturel il aimait maman parce qu'il était impossible de ne la pas aimer; il n'avait même pas pour moi de l'aversion; et quand les intervalles de ses fougues permettaient de lui parler, il nous écoutait quelquefois assez docilement, convenant franchement qu'il n'était qu'un sot après quoi il n'en faisait pas moins de nouvelles sottises. Il avait d'ailleurs une intelligence si bornée et des goûts si bas, qu'il était difficile de lui parler raison, et presque impossible de se plaire avec lui. A la possession d'une femme pleine de charmes, il ajouta le ragoût d'une femme de chambre vieille, rousse, édentée, dont maman avait la patience d'endurer le dégoûtant service, quoiqu'elle lui fÃt mal au coeur. Je m'aperçus de ce nouveau manège, et j'en fus outré d'indignation mais je m'aperçus d'une autre chose qui m'affecta bien plus vivement encore, et qui me jeta dans un plus profond découragement que tout ce qui s'était passé jusqu'alors; ce fut le refroidissement de maman envers moi. La privation que je m'étais imposée et qu'elle avait fait semblant d'approuver est une de ces choses que les femmes ne pardonnent point, quelque mine qu'elles fassent, moins par la privation qui en résulte pour elles-mêmes, que par l'indifférence qu'elles y voient pour leur possession. Prenez la femme la plus sensée, la plus philosophe, la moins attachée à ses sens; le crime le plus irrémissible que l'homme, dont au reste elle se soucie le moins, puisse commettre envers elle, est d'en pouvoir jouir et de n'en rien faire. Il faut bien que ceci soit sans exception, puisqu'une sympathie si naturelle et si forte fut altérée en elle par une abstinence qui n'avait que des motifs de vertu, d'attachement et d'estime. Dès lors je cessai de trouver en elle cette intimité des coeurs qui fut toujours la plus douce jouissance du mien. Elle ne s'épanchait plus avec moi que quand elle avait à se plaindre du nouveau venu quand ils étaient bien ensemble, j'entrais peu dans ses confidences. Enfin elle prenait peu à peu une manière d'être dont je ne faisais plus partie. Ma présence lui faisait plaisir encore, mais elle ne lui faisait plus besoin; et j'aurais passé des jours entiers sans la voir, qu'elle ne s'en serait pas aperçue. Insensiblement je me sentis isolé et seul dans cette même maison dont auparavant j'étais l'âme, et où je vivais pour ainsi dire à double. Je m'accoutumai peu à peu à me séparer de tout ce qui s'y faisait, de ceux même qui l'habitaient; et, pour m'épargner de continuels déchirements, je m'enfermais avec mes livres, ou bien j'allais soupirer et pleurer à mon aise au milieu des bois. Cette vie me devint bientôt tout à fait insupportable. Je sentis que la présence personnelle et l'éloignement de coeur d'une femme qui m'était si chère irritaient ma douleur, et qu'en cessant de la voir je m'en sentirais moins cruellement séparé. Je formai le projet de quitter sa maison, je le lui dis; et, loin de s'y opposer, elle le favorisa. Elle avait à Grenoble une amie appelée madame Deybens, dont le mari était ami de M. de Mably, grand prévôt à Lyon. M. Deybens me proposa l'éducation des enfants de M. de Mably j'acceptai, et je partis pour Lyon sans laisser ni presque sentir le moindre regret d'une séparation dont auparavant la seule idée nous eût donné les angoisses de la mort. J'avais à peu près les connaissances nécessaires pour un précepteur, et j'en croyais avoir le talent. Durant un an que je passai chez M. de Mably, j'eus le temps de me désabuser. La douceur de mon naturel m'eût rendu très propre à ce métier, si l'emportement n'y eût mêlé ses orages. Tant que tout allait bien et que je voyais réussir mes soins et mes peines, qu'alors je n'épargnais point, j'étais un ange; j'étais un diable quand les choses allaient de travers. Quand mes élèves ne m'entendaient pas, j'extravaguais; et quand ils marquaient de la méchanceté, je les aurais tués ce n'était pas le moyen de les rendre savants et sages. J'en avais deux; ils étaient d'humeurs très différentes. L'un de huit à neuf ans, appelé Sainte-Marie, était d'une jolie figure, l'esprit assez ouvert, assez vif, étourdi, badin, malin, mais d'une malignité gaie. Le cadet, appelé Condillac, paraissait presque stupide, musard, têtu comme une mule, et ne pouvait rien apprendre. On peut juger qu'entre ces deux sujets je n'avais pas besogne faite. Avec de la patience et du sang-froid, peut-être aurais-je pu réussir; mais faute de l'une et de l'autre je ne fis rien qui vaille, et mes élèves tournaient très mal. Je ne manquais pas d'assiduité, mais je manquais d'égalité, surtout de prudence. Je ne savais employer auprès d'eux que trois instruments, toujours inutiles et souvent pernicieux auprès des enfants le sentiment, le raisonnement, la colère. Tantôt je m'attendrissais avec Sainte-Marie jusqu'à pleurer; je voulais l'attendrir lui-même, comme si l'enfant était susceptible d'une véritable émotion de coeur tantôt je m'épuisais à lui parler raison, comme s'il avait pu m'entendre; et comme il me faisait quelquefois des arguments très subtils, je le prenais tout de bon pour raisonnable, parce qu'il était raisonneur. Le petit Condillac était encore plus embarrassant, parce que n'entendant rien, ne répondant rien, ne s'émouvant de rien, et d'une opiniâtreté à toute épreuve, il ne triomphait jamais mieux de moi que quand il m'avait mis en fureur; alors c'était lui qui était le sage, et c'était moi qui était l'enfant. Je voyais toutes mes fautes, je les sentais; j'étudiais l'esprit de mes élèves, je les pénétrais très bien, et je ne crois pas que jamais une seule fois j'aie été la dupe de leurs ruses. Mais que me servait de voir le mal sans savoir appliquer le remède? En pénétrant tout je n'empêchais rien, je ne réussissais à rien, et tout ce que je faisais était précisément ce qu'il ne fallait pas faire. Je ne réussissais guère mieux pour moi que pour mes élèves. J'avais été recommandé par madame Deybens à madame de Mably. Elle l'avait priée de former mes manières et de me donner le ton du monde. Elle y prit quelque soin, et voulut que j'apprisse à faire les honneurs de sa maison; mais je m'y pris si gauchement, j'étais si honteux, si sot, qu'elle se rebuta et me planta là . Cela ne m'empêcha pas de devenir, selon ma coutume, amoureux d'elle. J'en fis assez pour qu'elle s'en aperçût, mais je n'osai jamais me déclarer. Elle ne se trouva pas d'humeur à faire les avances, et j'en fus pour mes lorgneries et mes soupirs, dont même je m'ennuyai bientôt, voyant qu'ils n'aboutissaient à rien. J'avais tout à fait perdu chez maman le goût des petites friponneries, parce que tout étant à moi, je n'avais rien à voler. D'ailleurs les principes élevés que je m'étais faits devaient me rendre désormais bien supérieur à de telles bassesses, et il est certain que depuis lors je l'ai d'ordinaire été mais c'est moins pour avoir appris à vaincre mes tentations que pour en avoir coupé la racine; et j'aurais grand'peur de voler comme dans mon enfance, si j'étais sujet aux mêmes désirs. J'eus la preuve de cela chez M. de Mably. Environné de petites choses volables que je ne regardais même pas, je m'avisai de convoiter un certain petit vin blanc d'Arbois très joli, dont quelques verres que par-ci, par-là je buvais à table m'avaient fort affriandé. Il était un peu louche; je croyais savoir bien coller le vin, je m'en vantai on me confia celui-là je le collai et le gâtai, mais aux yeux seulement; il resta toujours agréable à boire, et l'occasion fit que je m'en accommodai de temps en temps de quelques bouteilles pour boire à mon aise en mon petit particulier. Malheureusement je n'ai jamais pu boire sans manger. Comment faire pour avoir du pain? Il m'était impossible d'en mettre en réserve. En faire acheter par les laquais, c'était me déceler, et presque insulter le maÃtre de la maison. En acheter moi-même, je n'osai jamais. Un beau monsieur l'épée au côté aller chez un boulanger acheter un morceau de pain, cela se pouvait-il? Enfin je me rappelai le pis-aller d'une grande princesse à qui l'on disait que les paysans n'avaient pas de pain, et qui répondit Qu'ils mangent de la brioche. J'achetai de la brioche. Encore que de façons pour en venir là ! Sorti seul à ce dessein, je parcourais quelquefois toute la ville, et passais devant trente pâtissiers avant d'entrer chez aucun. Il fallait qu'il n'y eût qu'une seule personne dans la boutique, et que sa physionomie m'attirât beaucoup, pour que j'osasse franchir le pas. Mais aussi quand j'avais une fois ma chère petite brioche, et que, bien enfermé dans ma chambre, j'allais trouver ma bouteille au fond d'une armoire, quelles bonnes petites buvettes je faisais là tout seul en lisant quelques pages de roman! Car lire en mangeant fut toujours ma fantaisie, au défaut d'un tête-à -tête c'est le supplément de la société qui me manque. Je dévore alternativement une page et un morceau c'est comme si mon livre dÃnait avec moi. Je n'ai jamais été dissolu ni crapuleux, et ne me suis enivré de ma vie. Ainsi mes petits vols n'étaient pas fort indiscrets cependant ils se découvrirent; les bouteilles me décelèrent. On ne m'en fit pas semblant, mais je n'eus plus la direction de la cave. En tout cela M. de Mably se conduisit honnêtement et prudemment. C'était un très galant homme, qui, sous un air aussi dur que son emploi, avait une véritable douceur de caractère et une rare bonté du coeur. Il était judicieux, équitable, et, ce qu'on n'attendrait pas d'un officier de maréchaussée, même très humain. En sentant son indulgence, je lui en devins plus attaché, et cela me fit prolonger mon séjour dans sa maison plus que je n'aurais fait sans cela. Mais enfin dégoûté d'un métier auquel je n'étais pas propre et d'une situation très gênante, qui n'avait rien d'agréable pour moi, après un an d'essai, durant lequel je n'épargnai point mes soins, je me déterminai à quitter mes disciples, bien convaincu que je ne parviendrais jamais à les bien élever. M. de Mably lui-même voyait cela tout aussi bien que moi. Cependant je crois qu'il n'eût jamais pris sur lui de me renvoyer si je ne lui en eusse épargné la peine, et cet excès de condescendance en pareil cas n'est assurément pas ce que j'approuve. Ce qui me rendait mon état plus insupportable était la comparaison continuelle que j'en faisais avec celui que j'avais quitté; c'était le souvenir de mes chères Charmettes, de mon jardin, de mes arbres, de ma fontaine, de mon verger, et surtout de celle pour qui j'étais né, qui donnait de l'âme à tout cela. En repensant à elle, à nos plaisirs, à notre innocente vie, il me prenait des serrements de coeur, des étouffements qui m'ôtaient le courage de rien faire. Cent fois j'ai été violemment tenté de partir à l'instant et à pied pour retourner auprès d'elle; pourvu que je la revisse encore une fois, j'aurais été content de mourir à l'instant même. Enfin je ne pus résister à ces souvenirs si tendres, qui me rappelaient auprès d'elle à quelque prix que ce fût. Je me disais que je n'avais pas été assez patient, assez complaisant, assez caressant; que je pouvais encore vivre heureux dans une amitié très douce, en y mettant du mien plus que je n'avais fait. Je forme les plus beaux projets du monde, je brûle de les exécuter. Je quitte tout, je renonce à tout, je pars, je vole, j'arrive dans tous les mêmes transports de ma première jeunesse, et je me retrouve à ses pieds. Ah! j'y serais mort de joie si j'avais retrouvé dans son accueil, dans ses yeux, dans ses caresses, dans son coeur enfin, le quart de ce que j'y retrouvais autrefois, et que j'y reportais encore. Affreuse illusion des choses humaines! Elle me reçut toujours avec son excellent coeur, qui ne pouvait mourir qu'avec elle; mais je venais rechercher le passé qui n'était plus, et qui ne pouvait renaÃtre A peine eus-je resté une demi-heure avec elle, que je sentis mon ancien bonheur mort pour toujours. Je me retrouvai dans la même situation désolante que j'avais été forcé de fuir, et cela sans que je pusse dire qu'il y eût de la faute de personne; car au fond Courtilles n'était pas mauvais, et parut me revoir avec plus de plaisir que de chagrin. Mais comment me souffrir surnuméraire près de celle pour qui j'avais été tout, et qui ne pouvait cesser d'être tout pour moi? Comment vivre étranger dans la maison dont j'étais l'enfant? L'aspect des objets témoins de mon bonheur passé me rendait la comparaison plus cruelle. J'aurais moins souffert dans une autre habitation. Mais me voir rappeler incessamment tant de doux souvenirs, c'était irriter le sentiment de mes pertes. Consumé de vains regrets, livré à la plus noire mélancolie, je repris le train de rester seul hors les heures des repas. Enfermé avec mes livres, j'y cherchais des distractions utiles; et, sentant le péril imminent que j'avais tant craint autrefois, je me tourmentais derechef à chercher en moi-même les moyens d'y pourvoir quand maman n'aurait plus de ressources. J'avais mis les choses dans sa maison sur le pied d'aller sans empirer; mais depuis moi tout était changé. Son économe était un dissipateur. Il voulait briller; bon cheval, bon équipage; il aimait à s'étaler noblement aux yeux des voisins; il faisait des entreprises continuelles en choses où il n'entendait rien. La pension se mangeait d'avance, les quartiers en étaient engagés, les loyers étaient arriérés, et les dettes allaient leur train. Je prévoyais que cette pension ne tarderait pas d'être saisie, peut-être supprimée. Enfin je n'envisageais que ruine et désastres; et le moment m'en semblait si proche que j'en sentais d'avance toutes les horreurs. Mon cher cabinet était ma seule distraction. A force d'y chercher des remèdes contre le trouble de mon âme, je m'avisai d'y en chercher contre les maux que je prévoyais; et revenant à mes anciennes idées, me voilà bâtissant de nouveaux châteaux en Espagne pour tirer cette pauvre maman des extrémités cruelles où je la voyais prête à tomber. Je ne me sentais pas assez savant et ne me croyais pas assez d'esprit pour briller dans la république des lettres, et faire une fortune par cette voie. Une nouvelle idée qui se présenta m'inspira la confiance que la médiocrité de mes talents ne pouvait me donner. Je n'avais pas abandonné la musique en cessant de l'enseigner; au contraire, j'en avais assez étudié la théorie pour pouvoir me regarder au moins comme savant dans cette partie. En réfléchissant à la peine que j'avais eue d'apprendre à déchiffrer les notes, et à celle que j'avais encore de chanter à livre ouvert, je vins à penser que cette difficulté pouvait bien venir de la chose autant que de moi, sachant surtout qu'en général apprendre la musique n'était pour personne chose aisée. En examinant la constitution des signes, je les trouvais souvent fort mal inventés. Il y avait longtemps que j'avais pensé à noter l'échelle par chiffres pour éviter d'avoir toujours à tracer des lignes et portées lorsqu'il fallait noter le moindre petit air. J'avais été arrêté par les difficultés des octaves et par celles de la mesure et des valeurs. Cette ancienne idée me revint dans l'esprit, et je vis, en y repensant, que ces difficultés n'étaient pas insurmontables. J'y rêvai avec succès, et je parvins à noter quelque musique que ce fût par mes chiffres avec la plus grande exactitude, et je puis dire avec la plus grande simplicité. Dès ce moment je crus ma fortune faite; et, dans l'ardeur de la partager avec celle à qui je devais tout, je ne songeai qu'à partir pour Paris, ne doutant pas qu'en présentant mon projet à l'Académie je ne fisse une révolution. J'avais rapporté de Lyon quelque argent; je vendis mes livres. En quinze jours ma résolution fut prise et exécutée. Enfin plein des idées magnifiques qui me l'avaient inspirée, et toujours le même dans tous les temps, je partis de Savoie avec mon système de musique, comme autrefois j'étais parti de Turin avec ma fontaine de Héron. Telles ont été les erreurs et les fautes de ma jeunesse. J'en ai narré l'histoire avec une fidélité dont mon coeur est content. Si dans la suite j'honorai mon âge mûr de quelques vertus, je les aurais dites avec la même franchise, et c'était mon dessein; mais il faut m'arrêter ici. Le temps peut lever bien des voiles. Si ma mémoire parvient à la postérité, peut-être un jour elle apprendra ce que j'avais à dire. Alors on saura pourquoi je me tais. LIVRE SEPTIÈME 1741 Après deux ans de silence et de patience, malgré mes résolutions, je reprends la plume. Lecteur, suspendez votre jugement sur les raisons qui m'y forcent vous n'en pouvez juger qu'après m'avoir lu. On a vu s'écouler ma paisible jeunesse dans une vie égale, assez douce, sans de grandes traverses ni de grandes prospérités. Cette médiocrité fut en grande partie l'ouvrage de mon naturel ardent, mais faible, moins prompt encore à entreprendre que facile à décourager, sortant du repos par secousses, mais y rentrant par lassitude et par goût, et qui, me ramenant toujours, loin des grandes vertus et plus loin des grands vices, à la vie oiseuse et tranquille pour laquelle je me sentais né, ne m'a jamais permis d'aller à rien de grand, soit en bien, soit en mal. Quel tableau différent j'aurai bientôt à développer! Le sort qui durant trente ans favorisa mes penchants, les contraria pendant trente autres; et, de cette opposition continuelle entre ma situation et mes inclinations, on verra naÃtre des fautes énormes, des malheurs inouïs et toutes les vertus, excepté la force, qui peuvent honorer l'adversité. Ma première partie a été toute écrite de mémoire; j'y ai dû faire beaucoup d'erreurs. Forcé d'écrire la seconde de mémoire aussi, j'y en ferai probablement beaucoup davantage. Les doux souvenirs de mes beaux ans, passés avec autant de tranquillité que d'innocence, m'ont laissé mille impressions charmantes que j'aime sans cesse à me rappeler. On verra bientôt combien sont différents ceux du reste de ma vie. Les rappeler, c'est en renouveler l'amertume. Loin d'aigrir celle de ma situation par ces tristes retours, je les écarte autant qu'il m'est possible; et souvent j'y réussis au point de ne les pouvoir plus retrouver au besoin. Cette facilité d'oublier les maux est une consolation que le ciel m'a ménagée dans ceux que le sort devait un jour accumuler sur moi. Ma mémoire, qui me retrace uniquement les objets agréables, est l'heureux contrepoids de mon imagination effarouchée, qui ne me fait prévoir que de cruels avenirs. Tous les papiers que j'avais rassemblés pour suppléer à ma mémoire et me guider dans cette entreprise, passés en d'autres mains, ne rentreront plus dans les miennes. Je n'ai qu'un guide fidèle sur lequel je puisse compter, c'est la chaÃne des sentiments qui ont marqué la succession de mon être, et par eux celle des événements qui en ont été la cause ou l'effet. J'oublie aisément mes malheurs, mais je ne puis oublier mes fautes, et j'oublie encore moins mes bons sentiments. Leur souvenir m'est trop cher pour s'effacer jamais de mon coeur. Je puis faire des omissions dans les faits, des transpositions, des erreurs de dates; mais je ne puis me tromper sur ce que j'ai senti, ni sur ce que mes sentiments m'ont fait faire et voilà de quoi principalement il s'agit. L'objet propre de mes Confessions est de faire connaÃtre exactement mon intérieur dans toutes les situations de ma vie. C'est l'histoire de mon âme que j'ai promise et pour l'écrire fidèlement je n'ai pas besoin d'autres mémoires; il me suffit, comme j'ai fait jusqu'ici, de rentrer au dedans de moi. Il y a cependant, et très heureusement, un intervalle de six à sept ans dont j'ai des renseignements sûrs dans un recueil transcrit de lettres dont les originaux sont dans les mains de M. du Peyrou. Ce recueil, qui finit en 1760, comprend tout le temps de mon séjour à l'Ermitage, et de ma grande brouillerie avec mes soi-disant amis époque mémorable dans ma vie, et qui fut la source de tous mes autres malheurs. A l'égard des lettres originales plus récentes qui peuvent me rester, et qui sont en très petit nombre, au lieu de les transcrire à la suite du recueil, trop volumineux pour que je puisse espérer de les soustraire à la vigilance de mes Argus, je les transcrirai dans cet écrit même, lorsqu'elles me paraÃtront fournir quelque éclaircissement, soit à mon avantage, soit à ma charge car je n'ai pas peur que le lecteur oublie jamais que je fais mes confessions pour croire que je fais mon apologie; mais il ne doit pas s'attendre non plus que je taise la vérité lorsqu'elle parle en ma faveur. Au reste, cette seconde partie n'a que cette même vérité de commune avec la première, ni d'avantage sur elle que par l'importance des choses. A cela près, elle ne peut que lui être inférieure en tout. J'écrivais la première avec plaisir, avec complaisance, à mon aise, à Wooton ou dans le château de Trye; tous les souvenirs que j'avais à me rappeler étaient autant de nouvelles jouissances. J'y revenais sans cesse avec un nouveau plaisir, et je pouvais tourner mes descriptions sans gêne jusqu'à ce que j'en fusse content. Aujourd'hui ma mémoire et ma tête affaiblies me rendent presque incapable de tout travail; je ne m'occupe de celui-ci que par force, et le coeur serré de détresse. Il ne m'offre que malheurs, trahisons, perfidies, que souvenirs attristants et déchirants. Je voudrais pour tout au monde pouvoir ensevelir dans la nuit des temps ce que j'ai à dire; et, forcé de parler malgré moi, je suis réduit encore à me cacher, à ruser, à tâcher de donner le change, à m'avilir aux choses pour lesquelles j'étais le moins né. Les planchers sous lesquels je suis ont des yeux, les murs qui m'entourent ont des oreilles environné d'espions et de surveillants malveillants et vigilants, inquiet et distrait, je jette à la hâte sur le papier quelques mots interrompus qu'à peine j'ai le temps de relire, encore moins de corriger. Je sais que, malgré les barrières immenses qu'on entasse sans cesse autour de moi, l'on craint toujours que la vérité ne s'échappe par quelque fissure. Comment m'y prendre pour la faire percer? Je le tente avec peu d'espoir de succès. Qu'on juge si c'est là de quoi faire des tableaux agréables et leur donner un coloris bien attrayant. J'avertis donc ceux qui voudront commencer cette lecture, que rien, en la poursuivant, ne peut les garantir de l'ennui, si ce n'est le désir d'achever de connaÃtre un homme, et l'amour sincère de la justice et de la vérité. Je me suis laissé, dans ma première partie, partant à regret pour Paris, déposant mon coeur aux Charmettes, y fondant mon dernier château en Espagne, projetant d'y rapporter un jour aux pieds de maman, rendue à elle-même, les trésors que j'aurais acquis, et comptant sur mon système de musique comme sur une fortune assurée. Je m'arrêtai quelque temps à Lyon pour y voir mes connaissances, pour m'y procurer quelques recommandations pour Paris, et pour vendre mes livres de géométrie, que j'avais apportés avec moi. Tout le monde m'y fit accueil. Monsieur et madame de Mably marquèrent du plaisir à me revoir, et me donnèrent à dÃner plusieurs fois. Je fis chez eux connaissance avec l'abbé de Mably, comme je l'avais déjà faite avec l'abbé de Condillac, qui tous deux étaient venus voir leur frère. L'abbé de Mably me donna des lettres pour Paris, entre autres une pour M. de Fontenelle et une autre pour le comte de Caylus. L'un et l'autre me furent des connaissances très agréables, surtout le premier, qui, jusqu'à sa mort, n'a point cessé de me marquer de l'amitié, et de me donner dans nos tête-à -tête des conseils dont j'aurais dû mieux profiter. Je revis M. Bordes, avec lequel j'avais depuis longtemps fait connaissance, et qui m'avait souvent obligé de grand coeur et avec le plus vrai plaisir. En cette occasion je le retrouvai toujours le même. Ce fut lui qui me fit vendre mes livres, et il me donna par lui-même ou me procura de bonnes recommandations pour Paris. Je revis M. l'intendant, dont je devais la connaissance à M. Bordes, et à qui je dus celle de M. le duc de Richelieu, qui passa à Lyon dans ce temps-là . M. Pallu me présenta à lui. M. de Richelieu me reçut bien, et me dit de l'aller voir à Paris; ce que je fis plusieurs fois, sans pourtant que cette haute connaissance, dont j'aurai souvent à parler dans la suite, m'ait été jamais utile à rien. Je revis le musicien David, qui m'avait rendu service dans ma détresse à un de mes précédents voyages. Il m'avait prêté ou donné un bonnet et des bas que je ne lui ai jamais rendus, et qu'il ne m'a jamais redemandés, quoique nous nous soyons revus souvent depuis ce temps-là . Je lui ai pourtant fait dans la suite un présent à peu près équivalent. Je dirais mieux que cela, s'il s'agissait ici de ce que j'ai dû; mais il s'agit de ce que j'ai fait, et malheureusement ce n'est pas la même chose. Je revis le noble et généreux Perrichon, et ce ne fut pas sans me ressentir de sa magnificence ordinaire; car il me fit le même cadeau qu'il avait fait auparavant au gentil Bernard, en me défrayant de ma place à la diligence. Je revis le chirurgien Parisot, le meilleur et le mieux faisant des hommes; je revis sa chère Godefroi, qu'il entretenait depuis dix ans, et dont la douceur de caractère et la bonté de coeur faisaient à peu près tout le mérite, mais qu'on ne pouvait aborder sans intérêt ni quitter sans attendrissement; car elle était au dernier terme d'une étisie dont elle mourut peu après. Rien ne montre mieux les vrais penchants d'un homme que l'espèce de ses attachements. Quand on avait vu la douce Godefroi, on connaissait le bon Parisot. J'avais obligation à tous ces honnêtes gens. Dans la suite je les négligeai tous, non certainement par ingratitude, mais par cette invincible paresse qui m'en a souvent donné l'air. Jamais le sentiment de leurs services n'est sorti de mon coeur mais il m'en eût moins coûté de leur prouver ma reconnaissance que de la leur témoigner assidûment. L'exactitude à écrire a toujours été au-dessus de mes forces sitôt que je commence à me relâcher, la honte et l'embarras de réparer ma faute me la font aggraver, et je n'écris plus du tout. J'ai donc gardé le silence et j'ai paru les oublier. Parisot et Perrichon n'y ont pas même fait attention, et je les ai trouvés toujours les mêmes mais on verra vingt ans après, dans M. Bordes, jusqu'où l'amour-propre d'un bel esprit peut porter la vengeance lorsqu'il se croit négligé. Avant de quitter Lyon, je ne dois pas oublier une aimable personne que j'y revis avec plus de plaisir que jamais, et qui laissa dans mon coeur des souvenirs bien tendres; c'est mademoiselle Serre, dont j'ai parlé dans ma première partie, et avec laquelle j'avais renouvelé connaissance tandis que j'étais chez M. de Mably. A ce voyage, ayant plus de loisir, je la vis davantage; mon coeur se prit, et très vivement. J'eus quelque lieu de penser que le sien ne m'était pas contraire; mais elle m'accorda une confiance qui m'ôta la tentation d'en abuser. Elle n'avait rien, ni moi non plus; nos situations étaient trop semblables pour que nous pussions nous unir; et, dans les vues qui m'occupaient, j'étais bien éloigné de songer au mariage. Elle m'apprit qu'un jeune négociant, appelé M. Genève, paraissait vouloir s'attacher à elle. Je le vis chez elle une fois ou deux; il me parut honnête homme, il passait pour l'être. Persuadé qu'elle serait heureuse avec lui, je désirai qu'il l'épousât, comme il a fait dans la suite; et, pour ne pas troubler leurs innocentes amours, je me hâtai de partir, faisant pour le bonheur de cette charmante personne des voeux qui n'ont été exaucés ici-bas que pour un temps, hélas! bien court; car j'appris dans la suite qu'elle était morte au bout de deux ou trois ans de mariage. Occupé de mes tendres regrets durant toute ma route, je sentis et j'ai souvent senti depuis lors, en y repensant, que si les sacrifices qu'on fait au devoir et à la vertu coûtent à faire, on en est bien payé par les doux souvenirs qu'ils laissent au fond du coeur. Autant à mon précédent voyage j'avais vu Paris par son côté défavorable, autant à celui-ci je le vis par son côté brillant; non pas toutefois quant à mon logement; car, sur une adresse que m'avait donnée M. Bordes, j'allai loger à l'hôtel Saint-Quentin, rue des Cordiers, proche la Sorbonne, vilaine rue, vilain hôtel, vilaine chambre, mais où cependant avaient logé des hommes de mérite, tels que Gresset, Bordes, les abbés de Mably, de Condillac, et plusieurs autres dont malheureusement je n'y trouvai plus aucun; mais j'y trouvai un M. de Bonnefond, hobereau boiteux, plaideur, faisant le puriste, auquel je dus la connaissance de M. Roguin, maintenant le doyen de mes amis, et par lui celle du philosophe Diderot, dont j'aurai beaucoup à parler dans la suite. J'arrivai à Paris dans l'automne de 1741, avec quinze louis d'argent comptant, ma comédie de Narcisse et mon projet de musique pour toute ressource, et ayant par conséquent peu de temps à perdre pour tâcher d'en tirer parti. Je me pressai de faire valoir mes recommandations. Un jeune homme qui arrive à Paris avec une figure passable, et qui s'annonce par des talents, est toujours sûr d'être accueilli. Je le fus; cela me procura des agréments sans me mener à grand'chose. De toutes les personnes à qui je fus recommandé, trois seules me furent utiles. M. Damesin, gentilhomme savoyard, alors écuyer, et, je crois, favori de madame la princesse de Carignan; M. de Boze, secrétaire de l'Académie des inscriptions, et garde des médailles du Cabinet du roi; et le P. Castel, jésuite, auteur du clavecin oculaire. Toutes ces recommandations, excepté celle de M. Damesin, me venaient de l'abbé de Mably. M. Damesin pourvut au plus pressé par deux connaissances qu'il me procura l'une, de M. de Gasc, président à mortier au parlement de Bordeaux, et qui jouait très bien du violon; l'autre, de M. l'abbé de Léon, qui logeait alors en Sorbonne, jeune seigneur très aimable, qui mourut à la fleur de son âge, après avoir brillé quelques instants dans le monde sous le nom de chevalier de Rohan. L'un et l'autre eurent la fantaisie d'apprendre la composition. Je leur en donnai quelques mois de leçons, qui soutinrent un peu ma bourse tarissante. L'abbé de Léon me prit en amitié, et voulait m'avoir pour son secrétaire; mais il n'était pas riche, et ne put m'offrir en tout que huit cents francs, que je refusai bien à regret, mais qui ne pouvaient suffire pour mon logement, ma nourriture et mon entretien. M. de Boze me reçut fort bien. Il aimait le savoir, il en avait; mais il était un peu pédant. Madame de Boze aurait été sa fille; elle était brillante et petite-maÃtresse. J'y dÃnais quelquefois. On ne saurait avoir l'air plus gauche et plus sot que je l'avais vis-à -vis d'elle. Son maintien dégagé m'intimidait, et rendait le mien plus plaisant. Quand elle me présentait une assiette, j'avançais ma fourchette pour piquer modestement un petit morceau de ce qu'elle m'offrait; de sorte qu'elle rendait à son laquais l'assiette qu'elle m'avait destinée, en se tournant pour que je ne la visse pas rire. Elle ne se doutait guère que, dans la tête de ce campagnard, il ne laissait pas d'y avoir quelque esprit. M. de Boze me présenta à M. de Réaumur, son ami, qui venait dÃner chez lui tous les vendredis, jours d'Académie des sciences. Il lui parla de mon projet, et du désir que j'avais de le soumettre à l'examen de l'Académie. M. de Réaumur se chargea de la proposition, qui fut agréée. Le jour donné, je fus introduit et présenté par M. de Réaumur; et le même jour, 22 août 1742, j'eus l'honneur de lire à l'Académie le Mémoire que j'avais préparé pour cela. Quoique cette illustre assemblée fût assurément très imposante, j'y fus bien moins intimidé que devant madame de Boze, et je me tirai passablement de mes lectures et de mes réponses. Le Mémoire réussit, et m'attira des compliments, qui me surprirent autant qu'ils me flattèrent, imaginant à peine que devant une Académie quiconque n'en était pas pût avoir le sens commun. Les commissaires qu'on me donna furent MM. de Mairan, Hellot et de Fouchy, tous trois gens de mérite assurément, mais dont pas un ne savait la musique, assez du moins pour être en état de juger de mon projet. Durant mes conférences avec ces messieurs je me convainquis, avec autant de certitude que de surprise, que si quelquefois les savants ont moins de préjugés que les autres hommes, ils tiennent, en revanche, encore plus fortement à ceux qu'ils ont. Quelque faibles, quelque fausses que fussent la plupart de leurs objections, et quoique j'y répondisse timidement, je l'avoue, et en mauvais termes, mais par des raisons péremptoires, je ne vins pas une seule fois à bout de me faire entendre et de les contenter. J'étais toujours ébahi de la facilité avec laquelle, à l'aide de quelques phrases sonores, ils me réfutaient sans m'avoir compris. Ils déterrèrent, je ne sais où, qu'un moine, appelé le P. Souhaitti, avait jadis imaginé la gamme par chiffres. C'en fut assez pour prétendre que mon système n'était pas neuf. Et passe pour cela; car bien que je n'eusse jamais ouï parler du P. Souhaitti, et bien que sa manière d'écrire les sept notes du plain-chant sans même songer aux octaves ne méritât en aucune sorte d'entrer en parallèle avec ma simple et commode invention pour noter aisément par chiffres toute musique imaginable, clefs, silences, octaves, mesures, temps et valeurs des notes, choses auxquelles Souhaitti n'avait pas même songé, il était néanmoins très vrai de dire que, quant à l'élémentaire expression des sept notes, il en était le premier inventeur. Mais outre qu'ils donnèrent à cette invention primitive plus d'importance qu'elle n'en avait, ils ne s'en tinrent pas là et sitôt qu'ils voulurent parler du fond du système ils ne firent plus que déraisonner. Le plus grand avantage du mien était d'abroger les transpositions et les clefs, en sorte que le même morceau se trouvait noté et transposé à volonté, dans quelque ton qu'on voulût, au moyen du changement supposé d'une seule lettre initiale à la tête de l'air. Ces messieurs avaient ouï dire aux croque-sol de Paris que la méthode d'exécuter par transposition ne valait rien ils partirent de là pour tourner en invincible objection, contre mon système, son avantage le plus marqué; et ils décidèrent que ma note était bonne pour la vocale, et mauvaise pour l'instrumentale. Sur leur rapport, l'Académie m'accorda un certificat plein de très beaux compliments, à travers lesquels on démêlait, pour le fond, qu'elle ne jugeait mon système ni neuf ni utile. Je ne crus pas devoir orner d'une pareille pièce l'ouvrage intitulé Dissertation sur la musique moderne, par lequel j'en appelais au public. J'eus lieu de remarquer en cette occasion combien, même avec un esprit borné, la connaissance unique, mais profonde, de la chose est préférable, pour en bien juger, à toutes les lumières que donne la culture des sciences, lorsqu'on n'y a pas joint l'étude particulière de celle dont il s'agit. La seule objection solide qu'il y eût à faire à mon système y fut faite par Rameau. A peine le lui eus-je expliqué, qu'il en vit le côté faible. Vos signes, me dit-il, sont très bons en ce qu'ils déterminent simplement et clairement les valeurs, en ce qu'ils représentent nettement les intervalles et montrent toujours le simple dans le redoublé, toutes choses que ne fait pas la note ordinaire; mais ils sont mauvais en ce qu'ils exigent une opération de l'esprit qui ne peut toujours suivre la rapidité de l'exécution. La position de nos notes, continua-t-il, se peint à l'oeil sans le concours de cette opération. Si deux notes, l'une très haute, l'autre très basse, sont jointes par une tirade de notes intermédiaires, je vois du premier coup d'oeil le progrès de l'une à l'autre par degrés conjoints; mais, pour m'assurer chez vous de cette tirade, il faut nécessairement que j'épelle tous vos chiffres l'un après l'autre; le coup d'oeil ne peut suppléer à rien. L'objection me parut sans réplique, et j'en convins à l'instant quoiqu'elle soit simple et frappante, il n'y a qu'une grande pratique de l'art qui puisse la suggérer, et il n'est pas étonnant qu'elle ne soit venue à aucun académicien; mais il l'est que tous ces grands savants, qui savent tant de choses, sachent si peu que chacun ne devrait juger que de son métier. Mes fréquentes visites à mes commissaires et à d'autres académiciens me mirent à portée de faire connaissance avec tout ce qu'il y avait à Paris de plus distingué dans la littérature; et par là cette connaissance se trouva toute faite lorsque je me vis dans la suite inscrit tout d'un coup parmi eux. Quant à présent, concentré dans mon système de musique, je m'obstinai à vouloir par là faire une révolution dans cet art, et parvenir de la sorte à une célébrité qui, dans les beaux-arts, se joint toujours à Paris avec la fortune. Je m'enfermai dans ma chambre et travaillai deux ou trois mois avec une ardeur inexprimable à refondre, dans un ouvrage destiné pour le public, le Mémoire que j'avais lu à l'Académie. La difficulté fut de trouver un libraire qui voulût se charger de mon manuscrit, vu qu'il y avait quelque dépense à faire pour les nouveaux caractères, que les libraires ne jettent pas leurs écus à la tête des débutants, et qu'il me semblait cependant bien juste que mon ouvrage me rendÃt le pain que j'avais mangé en l'écrivant. Bonnefond me procura Quillau le père, qui fit avec moi un traité à moitié profit, sans compter le privilège que je payai seul. Tant fut opéré par ledit Quillau, que j'en fus pour mon privilège, et n'ai jamais tiré un liard de cette édition, qui vraisemblablement eut un débit médiocre, quoique l'abbé Desfontaines m'eût promis de la faire aller, et que les autres journalistes en eussent dit assez de bien. Le plus grand obstacle à l'essai de mon système était la crainte que, s'il n'était pas admis, on ne perdÃt le temps qu'on mettrait à l'apprendre. Je disais à cela que la pratique de ma note rendait les idées si claires, que pour apprendre la musique par les caractères ordinaires on gagnerait encore du temps à commencer par les miens. Pour en donner la preuve par l'expérience, j'enseignai gratuitement la musique à une jeune Américaine, appelée mademoiselle des Roulins, dont M. Roguin m'avait procuré la connaissance. En trois mois elle fut en état de déchiffrer sur ma note quelque musique que ce fût, et même de chanter à livre ouvert mieux que moi-même toute celle qui n'était pas chargée de difficultés. Ce succès fut frappant, mais ignoré. Un autre en aurait rempli les journaux; mais avec quelque talent pour trouver des choses utiles je n'en eus jamais pour les faire valoir. Voilà comment ma fontaine de Héron fut encore cassée mais cette seconde fois j'avais trente ans, et je me trouvais sur le pavé de Paris, où l'on ne vit pas pour rien. Le parti que je pris dans cette extrémité n'étonnera que ceux qui n'auront pas bien lu la première partie de ces Mémoires. Je venais de me donner des mouvements aussi grands qu'inutiles; j'avais besoin de reprendre haleine. Au lieu de me livrer au désespoir, je me livrai tranquillement à ma paresse et aux soins de la Providence; et, pour lui donner le temps de faire son oeuvre, je me mis à manger, sans me presser, quelques louis qui me restaient encore, réglant la dépense de mes nonchalants plaisirs sans la retrancher, n'allant plus au café que de deux jours l'un, et au spectacle que deux fois la semaine. A l'égard de la dépense des filles, je n'eus aucune réforme à y faire, n'ayant de ma vie mis un sou à cet usage, si ce n'est une seule fois dont j'aurai bientôt à parler. La sécurité, la volupté, la confiance avec laquelle je me livrais à cette vie indolente et solitaire, que je n'avais pas de quoi faire durer trois mois, est une des singularités de ma vie et une des bizarreries de mon humeur. L'extrême besoin que j'avais qu'on pensât à moi était précisément ce qui m'ôtait le courage de me montrer; et la nécessité de faire des visites me les rendit insupportables, au point que je cessai même de voir les académiciens et autres gens de lettres avec lesquels j'étais déjà faufilé. Marivaux, l'abbé de Mably, Fontenelle furent presque les seuls chez qui je continuai d'aller quelquefois. Je montrai même au premier ma comédie de Narcisse. Elle lui plut, et il eut la complaisance de la retoucher. Diderot, plus jeune qu'eux, était à peu près de mon âge. Il aimait la musique, il en savait la théorie; nous en parlions ensemble il me parlait aussi de ses projets d'ouvrages. Cela forma bientôt entre nous des liaisons plus intimes, qui ont duré quinze ans, et qui probablement dureraient encore, si malheureusement, et bien par sa faute, je n'eusse été jeté dans son même métier. On n'imaginerait pas à quoi j'employais ce court et précieux intervalle qui me restait encore avant d'être forcé de mendier mon pain à étudier par coeur des passages de poètes, que j'avais appris cent fois et autant de fois oubliés. Tous les matins, vers les dix heures, j'allais me promener au Luxembourg, un Virgile ou un Rousseau dans ma poche; et là , jusqu'à l'heure du dÃner, je remémorais tantôt une ode sacrée et tantôt une bucolique, sans me rebuter de ce qu'en repassant celle du jour, je ne manquais pas d'oublier celle de la veille. Je me rappelais qu'après la défaite de Nicias à Syracuse les Athéniens captifs gagnaient leur vie à réciter les poèmes d'Homère. Le parti que je tirai de ce trait d'érudition, pour me prémunir contre la misère, fut d'exercer mon heureuse mémoire à retenir tous les poètes par coeur. J'avais un autre expédient non moins solide dans les échecs, auxquels je consacrais régulièrement, chez Maugis, les après-midi des jours que je n'allais pas au spectacle. Je fis là connaissance avec M. de Légal, avec un M. Husson, avec Philidor, avec tous les grands joueurs d'échecs de ce temps-là , et n'en devins pas plus habile. Je ne doutai pas cependant que je ne devinsse à la fin plus fort qu'eux tous; et c'en était assez, selon moi, pour me servir de ressource. De quelque folie que je m'engouasse, j'y portais toujours la même manière de raisonner. Je me disais Quiconque prime en quelque chose est toujours sûr d'être recherché. Primons donc, n'importe en quoi; je serai recherché, les occasions se présenteront, et mon mérite fera le reste. Cet enfantillage n'était pas le sophisme de ma raison, c'était celui de mon indolence. Effrayé des grands et rapides efforts qu'il aurait fallu faire pour m'évertuer, je tâchais de flatter ma paresse, et je m'en voilais la honte par des arguments dignes d'elle. J'attendais ainsi tranquillement la fin de mon argent; et je crois que je serais arrivé au dernier sou sans m'en émouvoir davantage, si le P. Castel, que j'allais voir quelquefois en allant au café, ne m'eût arraché de ma léthargie. Le P. Castel était fou, mais bon homme au demeurant il était fâché de me voir consumer ainsi sans rien faire. Puisque les musiciens, me dit-il, puisque les savants ne chantent pas à votre unisson, changez de corde et voyez les femmes, vous réussirez peut-être mieux de ce côté-là . J'ai parlé de vous à madame de Beuzenval; allez la voir de ma part. C'est une bonne femme, qui verra avec plaisir un pays de son fils et de son mari. Vous verrez chez elle madame de Broglie sa fille, qui est une femme d'esprit. Madame Dupin en est une autre à qui j'ai aussi parlé de vous portez-lui votre ouvrage; elle a envie de vous voir, et vous recevra bien. On ne fait rien dans Paris que par les femmes ce sont comme des courbes dont les sages sont les asymptotes; ils s'en approchent sans cesse, mais ils n'y touchent jamais. Après avoir remis d'un jour à l'autre ces terribles corvées, je pris enfin courage, et j'allai voir madame de Beuzenval. Elle me reçut avec bonté. Madame de Broglie étant entrée dans sa chambre, elle lui dit Ma fille, voilà M. Rousseau, dont le P. Castel nous a parlé. Madame de Broglie me fit compliment sur mon ouvrage, et, me menant à son clavecin, me fit voir qu'elle s'en était occupée. Voyant à sa pendule qu'il était près d'une heure, je voulus m'en aller. Madame de Beuzenval me dit Vous êtes bien loin de votre quartier, restez; vous dÃnerez ici. Je ne me fis pas prier. Un quart d'heure après je compris par quelques mots que le dÃner auquel elle m'invitait était celui de son office. Madame de Beuzenval était une très bonne femme, mais bornée, et trop pleine de son illustre noblesse polonaise; elle avait peu d'idées des égards qu'on doit aux talents. Elle me jugeait même en cette occasion sur mon maintien plus que sur mon équipage, qui, quoique très simple, était fort propre, et n'annonçait point du tout un homme fait pour dÃner à l'office. J'en avais oublié le chemin depuis trop longtemps pour vouloir le rapprendre. Sans laisser voir tout mon dépit, je dis à madame de Beuzenval qu'une petite affaire qui me revenait en mémoire me rappelait dans mon quartier, et je voulus partir. Madame de Broglie s'approcha de sa mère, et lui dit à l'oreille quelques mots qui firent effet. Madame de Beuzenval se leva pour me retenir, et me dit Je compte que c'est avec nous que vous nous ferez l'honneur de dÃner. Je crus que faire le fier serait faire le sot, et je restai. D'ailleurs la bonté de madame de Broglie m'avait touché, et me la rendait intéressante. Je fus fort aise de dÃner avec elle, et j'espérai qu'en me connaissant davantage elle n'aurait pas regret à m'avoir procuré cet honneur. M. le président de Lamoignon, grand ami de la maison, y dÃna aussi. Il avait, ainsi que madame de Broglie, ce petit jargon de Paris, tout en petits mots, tout en petites allusions fines. Il n'y avait pas là de quoi briller pour le pauvre Jean-Jacques. J'eus le bon sens de ne vouloir pas faire le gentil malgré Minerve, et je me tus. Heureux si j'eusse été toujours aussi sage! je ne serais pas dans l'abÃme où je suis aujourd'hui. J'étais désolé de ma lourdise, et de ne pouvoir justifier aux yeux de madame de Broglie ce qu'elle avait fait en ma faveur. Après le dÃner, je m'avisai de ma ressource ordinaire. J'avais dans ma poche une épÃtre en vers, écrite à Parisot pendant mon séjour à Lyon. Ce morceau ne manquait pas de chaleur; j'en mis dans la façon de le réciter, et je les fis pleurer tous trois. Soit vanité, soit vérité dans mes interprétations, je crus voir que les regards de madame de Broglie disaient à sa mère Hé bien, maman, avais-je tort de vous dire que cet homme était plus fait pour dÃner avec vous qu'avec vos femmes? Jusqu'à ce moment j'avais eu le coeur un peu gros; mais après m'être ainsi vengé je fus content. Madame de Broglie, poussant un peu trop loin le jugement avantageux qu'elle avait porté de moi, crut que j'allais faire sensation dans Paris, et devenir un homme à bonnes fortunes. Pour guider mon inexpérience, elle me donna les Confessions du comte de***. Ce livre, me dit-elle, est un Mentor dont vous aurez besoin dans le monde vous ferez bien de le consulter quelquefois. J'ai gardé plus de vingt ans cet exemplaire avec reconnaissance pour la main dont il me venait, mais en riant souvent de l'opinion que paraissait avoir cette dame de mon mérite galant. Du moment que j'eus lu cet ouvrage, je désirai d'obtenir l'amitié de l'auteur. Mon penchant m'inspirait très bien c'est le seul ami vrai que j'aie eu parmi les gens de lettres. Dès lors j'osai compter que madame la baronne de Beuzenval et madame la marquise de Broglie, prenant intérêt à moi, ne me laisseraient pas longtemps sans ressource, et je ne me trompai pas. Parlons maintenant de mon entrée chez madame Dupin, qui a eu de plus longues suites. Madame Dupin était, comme on sait, fille de Samuel Bernard et de madame Fontaine. Elles étaient trois soeurs qu'on pouvait appeler les trois Grâces. Madame de la Touche, qui fit une escapade en Angleterre avec le duc de Kingston; madame d'Arty, la maÃtresse, et, bien plus, l'amie, l'unique et sincère amie de M. le prince de Conti; femme adorable autant par la douceur, par la bonté de son charmant caractère, que par l'agrément de son esprit et par l'inaltérable gaieté de son humeur; enfin madame Dupin, la plus belle des trois, et la seule à qui l'on n'ait point reproché d'écart dans sa conduite. Elle fut le prix de l'hospitalité de M. Dupin, à qui sa mère la donna avec une place de fermier général et une fortune immense, en reconnaissance du bon accueil qu'il lui avait fait dans sa province. Elle était encore, quand je la vis pour la première fois, une des plus belles femmes de Paris. Elle me reçut à sa toilette. Elle avait les bras nus, les cheveux épars, son peignoir mal arrangé. Cet abord m'était très nouveau; ma pauvre tête n'y tint pas; je me trouble, je m'égare; et bref, me voilà épris de madame Dupin. Mon trouble ne parut pas me nuire auprès d'elle; elle ne s'en aperçut point. Elle accueillit le livre et l'auteur, me parla de mon projet en personne instruite, chanta, s'accompagna du clavecin, me retint à dÃner, me fit mettre à table à côté d'elle. Il n'en fallait pas tant pour me rendre fou; je le devins. Elle me permit de la venir voir j'usai, j'abusai de la permission. J'y allais presque tous les jours, j'y dÃnais deux ou trois fois la semaine. Je mourais d'envie de parler; je n'osai jamais. Plusieurs raisons renforçaient ma timidité naturelle. L'entrée d'une maison opulente est une porte ouverte à la fortune; je ne voulais pas, dans ma situation, risquer de me la fermer. Madame Dupin, tout aimable qu'elle était, était sérieuse et froide; je ne trouvais rien dans ses manières d'assez agaçant pour m'enhardir. Sa maison, aussi brillante alors qu'aucune autre dans Paris, rassemblait des sociétés auxquelles il ne manquait que d'être un peu moins nombreuses pour être d'élite dans tous les genres. Elle aimait à voir tous les gens qui jetaient de l'éclat les grands, les gens de lettres, les belles femmes. On ne voyait chez elle que ducs, ambassadeurs, cordons bleus. Madame la princesse de Rohan, madame la comtesse de Forcalquier, madame de Mirepoix, madame de Brignolé, milady Hervey pouvaient passer pour ses amies. M. de Fontenelle, l'abbé de Saint-Pierre, l'abbé Sallier, M. de Fourmont, M. de Bernis, M. de Buffon, M. de Voltaire étaient de son cercle et de ses dÃners. Si son maintien réservé n'attirait pas beaucoup les jeunes gens, sa société, d'autant mieux composée, n'en était que plus imposante; et le pauvre Jean-Jacques n'avait pas de quoi se flatter de briller beaucoup au milieu de tout cela. Je n'osai donc parler; mais, ne pouvant plus me taire, j'osai écrire. Elle garda deux jours ma lettre sans m'en parler. Le troisième jour, elle me la rendit, m'adressant verbalement quelques mots d'exhortation d'un ton froid qui me glaça. Je voulus parler, la parole expira sur mes lèvres ma subite passion s'éteignit avec l'espérance; et, après une déclaration dans les formes, je continuai de vivre avec elle comme auparavant, sans plus lui parler de rien, même des yeux. Je crus ma sottise oubliée je me trompai. M. de Francueil, fils de M. Dupin et beau-fils de madame, était à peu près de son âge et du mien. Il avait de l'esprit, de la figure; il pouvait avoir des prétentions; on disait qu'il en avait auprès d'elle, uniquement peut-être parce qu'elle lui avait donné une femme bien laide, bien douce, et qu'elle vivait parfaitement bien avec tous les deux. M. de Francueil aimait et cultivait les talents. La musique, qu'il savait fort bien, fut entre nous un moyen de liaison. Je le vis beaucoup; je m'attachais à lui tout d'un coup il me fit entendre que madame Dupin trouvait mes visites trop fréquentes, et me priait de les discontinuer. Ce compliment aurait pu être à sa place quand elle me rendit ma lettre; mais huit ou dix jours après, et sans aucune autre cause, il venait, ce me semble, hors de propos. Cela faisait une position d'autant plus bizarre, que je n'en étais pas moins bien venu qu'auparavant chez monsieur et madame de Francueil. J'y allai cependant plus rarement; et j'aurais cessé d'y aller tout à fait, si, par un autre caprice imprévu, madame Dupin ne m'avait fait prier de veiller pendant huit ou dix jours à son fils, qui, changeant de gouverneur, restait seul durant cet intervalle. Je passai ces huit jours dans un supplice que le plaisir d'obéir à madame Dupin pouvait seul me rendre souffrable; car le pauvre Chenonceaux avait dès lors cette mauvaise tête qui a failli déshonorer sa famille, et qui l'a fait mourir dans l'Ãle de Bourbon. Pendant que je fus auprès de lui, je l'empêchai de faire du mal à lui-même ou à d'autres, et voilà tout encore ne fut-ce pas une médiocre peine, et je ne m'en serais pas chargé huit autres jours de plus, quand madame Dupin se serait donnée à moi pour récompense. M. de Francueil me prenait en amitié, je travaillais avec lui nous commençâmes ensemble un cours de chimie chez Rouelle. Pour me rapprocher de lui, je quittai mon hôtel Saint-Quentin, et vins me loger au jeu de paume de la rue Verdelet, qui donne dans la rue Plâtrière, où logeait M. Dupin. Là , par suite d'un rhume négligé, je gagnai une fluxion de poitrine, dont je faillis mourir. J'ai eu souvent dans ma jeunesse de ces maladies inflammatoires, des pleurésies, et surtout des esquinancies auxquelles j'étais très sujet, dont je ne tiens pas ici le registre, et qui toutes m'ont fait voir la mort d'assez près pour me familiariser avec son image. Durant ma convalescence j'eus le temps de réfléchir sur mon état, et de déplorer ma timidité, ma faiblesse et mon indolence qui, malgré le feu dont je me sentais embrasé, me laissait languir dans l'oisiveté d'esprit toujours à la porte de la misère. La veille du jour où j'étais tombé malade, j'étais allé à un opéra de Royer, qu'on donnait alors, et dont j'ai oublié le titre. Malgré ma prévention pour les talents des autres, qui m'a toujours fait défier des miens, je ne pouvais m'empêcher de trouver cette musique faible, sans chaleur, sans invention. J'osais quelquefois me dire Il me semble que je ferais mieux que cela. Mais la terrible idée que j'avais de la composition d'un opéra, et l'importance que j'entendais donner par les gens de l'art à cette entreprise, m'en rebutaient à l'instant même, et me faisaient rougir d'oser y penser. D'ailleurs où trouver quelqu'un qui voulût me fournir les paroles et prendre la peine de les tourner à mon gré? Ces idées de musique et d'opéra me revinrent durant ma maladie, et dans le transport de ma fièvre je composais des chants, des duos, des choeurs. Je suis certain d'avoir fait deux ou trois morceaux di prima intenzione dignes peut-être de l'admiration des maÃtres s'ils avaient pu les entendre exécuter. Oh! si l'on pouvait tenir registre des rêves d'un fiévreux, quelles grandes et sublimes choses on verrait sortir quelquefois de son délire! Ces sujets de musique et d'opéra m'occupèrent encore pendant ma convalescence, mais plus tranquillement. A force d'y penser, et même malgré moi, je voulus en avoir le coeur net, et tenter de faire à moi seul un opéra, paroles et musiques. Ce n'était pas tout à fait mon coup d'essai. J'avais fait à Chambéri un opéra-tragédie, intitulé Iphis et Anaxarète, que j'avais eu le bon sens de jeter au feu. J'en avais fait à Lyon un autre, intitulé la Découverte du nouveau monde, dont, après l'avoir lu à M. Bordes, à l'abbé de Mably, à l'abbé Trublet et à d'autres, j'avais fini par faire le même usage, quoique j'eusse déjà fait la musique du prologue et du premier acte, et que David m'eût dit, en voyant cette musique, qu'il y avait des morceaux dignes de Buononcini. Cette fois, avant de mettre la main à l'oeuvre, je me donnai le temps de méditer mon plan. Je projetai dans un ballet héroïque trois sujets différents en trois actes détachés, chacun dans un différent caractère de musique; et, prenant pour chaque sujet les amours d'un poète, j'intitulai cet opéra les Muses galantes. Mon premier acte, en genre de musique forte, était le Tasse; le second, en genre de musique tendre, était Ovide; et le troisième, intitulé Anacréon, devait respirer la gaieté du dithyrambe. Je m'essayai d'abord sur le premier acte, et je m'y livrai avec une ardeur qui, pour la première fois, me fit goûter les délices de la verve dans la composition. Un soir, près d'entrer à l'Opéra, me sentant tourmenté, maÃtrisé par mes idées, je remets mon argent dans ma poche, je cours m'enfermer chez moi; je me mets au lit, après avoir bien fermé mes rideaux pour empêcher le jour d'y pénétrer; et là , me livrant à tout l'oestre poétique et musical, je composai rapidement en sept ou huit heures la meilleure partie de mon acte. Je puis dire que mes amours pour la princesse de Ferrare car j'étais le Tasse pour lors, et mes nobles et fiers sentiments vis-à -vis de son injuste frère, me donnèrent une nuit cent fois plus délicieuse que je ne l'aurais trouvée dans les bras de la princesse elle-même. Il ne resta le matin dans ma tête qu'une bien petite partie de ce que j'avais fait; mais ce peu, presque effacé par la lassitude et le sommeil, ne laissait pas de marquer encore l'énergie des morceaux dont il offrait les débris. Pour cette fois je ne poussai pas fort loin ce travail, en ayant été détourné par d'autres affaires. Tandis que je m'attachais à la maison Dupin, madame de Beuzenval et madame de Broglie, que je continuai de voir quelquefois, ne m'avaient pas oublié. M. le comte de Montaigu, capitaine aux gardes, venait d'être nommé ambassadeur à Venise. C'était un ambassadeur de la façon de Barjac, auquel il faisait assidûment sa cour. Son frère, le chevalier de Montaigu, gentilhomme de la manche de monseigneur le Dauphin, était de la connaissance de ces deux dames, et de celle de l'abbé Alary de l'Académie française, que je voyais aussi quelquefois. Madame de Broglie, sachant que l'ambassadeur cherchait un secrétaire, me proposa. Nous entrâmes en pourparler. Je demandais cinquante louis d'appointement, ce qui était bien peu dans une place où l'on est obligé de figurer. Il ne voulait me donner que cent pistoles, et que je fisse le voyage à mes frais. La proposition était ridicule. Nous ne pûmes nous accorder. M. de Francueil, qui faisait ses efforts pour me retenir, l'emporta. Je restai, et M. de Montaigu partit, emmenant un autre secrétaire appelé M. Follau, qu'on lui avait donné au bureau des affaires étrangères. A peine furent-ils arrivés à Venise, qu'ils se brouillèrent. Follau, voyant qu'il avait affaire à un fou, le planta là ; et M. de Montaigu, n'ayant qu'un jeune abbé appelé M. de Binis, qui écrivait sous le secrétaire et n'était pas en état d'en remplir la place, eut recours à moi. Le chevalier son frère, homme d'esprit, me tourna si bien, me faisant entendre qu'il y avait des droits attachés à la place de secrétaire, qu'il me fit accepter les mille francs. J'eus vingt louis pour mon voyage, et je partis. A Lyon j'aurais bien voulu prendre la route du mont Cenis, pour voir en passant ma pauvre maman; mais je descendis le Rhône et fus m'embarquer à Toulon, tant à cause de la guerre et par raison d'économie, que pour prendre un passeport de M. de Mirepoix, qui commandait alors en Provence, et à qui j'étais adressé. M. de Montaigu, ne pouvant se passer de moi, m'écrivait lettres sur lettres pour presser mon voyage. Un incident le retarda. C'était le temps de la peste de Messine. La flotte anglaise y avait mouillé, et visita la felouque sur laquelle j'étais. Cela nous assujettit en arrivant à Gênes, après une longue et pénible traversée, à une quarantaine de vingt-un jours. On donna le choix aux passagers de la faire à bord ou au lazaret, dans lequel on nous prévint que nous ne trouverions que les quatre murs, parce qu'on n'avait pas encore eu le temps de le meubler. Tous choisirent la felouque. L'insupportable chaleur, l'espace étroit, l'impossibilité d'y marcher, la vermine, me firent préférer le lazaret, à tout risque. Je fus conduit dans un grand bâtiment à deux étages absolument nu, où je ne trouvai ni fenêtre, ni table, ni lit, ni chaise, pas même un escabeau pour m'asseoir, ni une botte de paille pour me coucher. On m'apporta mon manteau, mon sac de nuit, mes deux malles; on ferma sur moi de grosses portes à grosses serrures, et je restai là , maÃtre de me promener à mon aise de chambre en chambre et d'étage en étage, trouvant partout la même solitude et la même nudité. Tout cela ne me fit pas repentir d'avoir choisi le lazaret plutôt que la felouque; et, comme un nouveau Robinson, je me mis à m'arranger pour mes vingt-un jours comme j'aurais fait pour toute ma vie. J'eus d'abord l'amusement d'aller à la chasse aux poux que j'avais gagnés dans la felouque. Quand, à force de changer de linge et de hardes, je me fus enfin rendu net, je procédai à l'ameublement de la chambre que je m'étais choisie. Je me fis un bon matelas de mes vestes et de mes chemises, des draps, de plusieurs serviettes que je cousis, une couverture de ma robe de chambre, un oreiller de mon manteau roulé. Je me fis un siège d'une malle posée à plat, et une table de l'autre posée de champ. Je tirai du papier, une écritoire; j'arrangeai en manière de bibliothèque une douzaine de livres que j'avais. Bref, je m'accommodai si bien, qu'à l'exception des rideaux et des fenêtres j'étais presque aussi commodément à ce lazaret absolument nu qu'à mon jeu de paume de la rue Verdelet. Mes repas étaient servis avec beaucoup de pompe; deux grenadiers, la baïonnette au bout du fusil, les escortaient; l'escalier était ma salle à manger, le palier me servait de table, la marche inférieure me servait de siège; et quand mon dÃner était servi, l'on sonnait en se retirant une clochette, pour m'avertir de me mettre à table. Entre mes repas, quand je ne lisais ni n'écrivais, ou que je ne travaillais pas à mon ameublement, j'allais me promener dans le cimetière des protestants, qui me servait de cour, ou je montais dans une lanterne qui donnait sur le port, et d'où je pouvais voir entrer et sortir les navires. Je passai de la sorte quatorze jours; et j'aurais passé la vingtaine entière sans m'ennuyer un moment, si M. de Jonville, envoyé de France, à qui je fis parvenir une lettre vinaigrée, parfumée et demi-brûlée, n'eût fait abréger mon temps de huit jours je les allai passer chez lui, et je me trouvai mieux, je l'avoue, du gÃte de sa maison que de celui du lazaret. Il me fit force caresses. Dupont, son secrétaire, était un bon garçon, qui me mena, tant à Gênes qu'à la campagne, dans plusieurs maisons où l'on s'amusait assez; et je liai avec lui connaissance et correspondance, que nous entretÃnmes fort longtemps. Je poursuivis agréablement ma route à travers la Lombardie. Je vis Milan, Vérone, Bresse, Padoue, et j'arrivai enfin à Venise, impatiemment attendu par M. l'ambassadeur. Je trouvai des tas de dépêches, tant de la cour que des autres ambassadeurs, dont il n'avait pu lire ce qui était chiffré, quoiqu'il eût tous les chiffres nécessaires pour cela. N'ayant jamais travaillé dans aucun bureau ni vu de ma vie un chiffre de ministre, je craignis d'abord d'être embarrassé; mais je trouvai que rien n'était plus simple, et en moins de huit jours j'eus déchiffré le tout, qui assurément n'en valait pas la peine; car, outre que l'ambassade de Venise est toujours assez oisive, ce n'était pas à un pareil homme qu'on eût voulu confier la moindre négociation. Il s'était trouvé dans un grand embarras jusqu'à mon arrivée, ne sachant ni dicter, ni écrire lisiblement. Je lui étais très utile; il le sentait, et me traita bien. Un autre motif l'y portait encore. Depuis M. de Froulay, son prédécesseur, dont la tête s'était dérangée, le consul de France, appelé M. Le Blond, était resté chargé des affaires de l'ambassade; et depuis l'arrivée de M. de Montaigu, il continuait de les faire jusqu'à ce qu'il l'eût mis au fait. M. de Montaigu, jaloux qu'un autre fit son métier, quoique lui-même en fût incapable, prit en guignon le consul; et sitôt que je fus arrivé, il lui ôta les fonctions de secrétaire d'ambassade pour me les donner. Elles étaient inséparables du titre; il me dit de le prendre. Tant que je restai près de lui, jamais il n'envoya que moi sous ce titre au sénat et à son conférent; et dans le fond il était fort naturel qu'il aimât mieux avoir pour secrétaire d'ambassade un homme à lui, qu'un consul ou un commis des bureaux nommé par la cour. Cela me rendit ma situation assez agréable, et empêcha ses gentilshommes, qui étaient Italiens ainsi que ses pages et la plupart de ses gens, de me disputer la primauté dans sa maison. Je me servis avec succès de l'autorité qui y était attachée pour maintenir son droit de liste, c'est-à -dire la franchise de son quartier contre les tentatives qu'on fit plusieurs fois pour l'enfreindre, et auxquelles ses officiers vénitiens n'avaient garde de résister. Mais aussi je ne souffris jamais qu'il s'y réfugiât des bandits, quoiqu'il m'en eût pu revenir des avantages dont S. Exc. n'aurait pas dédaigné sa part. Elle osa même réclamer sur les droits du secrétariat qu'on appelait la chancellerie. On était en guerre; il ne laissait pas d'y avoir bien des expéditions de passeports. Chacun de ces passeports payait un sequin au secrétaire qui l'expédiait et le contresignait. Tous mes prédécesseurs s'étaient fait payer ce sequin indistinctement tant des Français que des étrangers. Je trouvai cet usage injuste; et, sans être Français, je l'abrogeai pour les Français; mais j'exigeai si rigoureusement mon droit de tout autre, que le marquis Scotti, frère du favori de la reine d'Espagne, m'ayant fait demander un passeport sans m'envoyer le sequin, je le lui fis demander; hardiesse que le vindicatif Italien n'oublia pas. Dès qu'on sut la réforme que j'avais faite dans la taxe des passeports, il ne se présenta plus, pour en avoir, que des foules de prétendus Français, qui, dans des baragouins abominables, se disaient l'un Provençal, l'autre Picard, l'autre Bourguignon. Comme j'ai l'oreille assez fine, je n'en fus guère la dupe, et je doute qu'un seul Italien m'ait soufflé mon sequin et qu'un seul Français l'ait payé. J'eus la bêtise de dire à M. de Montaigu, qui ne savait rien de rien, ce que j'avais fait. Ce mot de sequin lui fit ouvrir les oreilles; et, sans me dire son avis sur la suppression de ceux des Français, il prétendit que j'entrasse en compte avec lui sur les autres, me promettant des avantages équivalents. Plus indigné de cette bassesse qu'affecté pour mon propre intérêt, je rejetai hautement sa proposition. Il insista, je m'échauffai Non, monsieur, lui dis-je très vivement, que Votre Excellence garde ce qui est à elle, et me laisse ce qui est à moi; je ne lui en céderai jamais un sou. Voyant qu'il ne gagnait rien par cette voie, il en prit une autre. Il n'eut pas honte de me dire que, puisque j'avais des profits à sa chancellerie, il était juste que j'en fisse les frais. Je ne voulus pas chicaner sur cet article; et depuis lors j'ai fourni de mon argent encre, papier, cire, bougie, nonpareille, jusqu'au sceau que je fis refaire, sans qu'il m'en ait remboursé jamais un liard. Cela ne m'empêcha pas de faire une petite part du produit des passeports à l'abbé de Binis, bon garçon, et bien éloigné de prétendre à rien de semblable. S'il était complaisant envers moi, je n'étais pas moins honnête envers lui et nous avons toujours bien vécu ensemble. Sur l'essai de ma besogne, je la trouvai moins embarrassante que je n'avais craint pour un homme sans expérience, auprès d'un ambassadeur qui n'en avait pas davantage, et dont, pour surcroÃt, l'ignorance et l'entêtement contrariaient comme à plaisir tout ce que le bon sens et quelques lumières m'inspiraient de bien pour son service et celui du roi. Ce qu'il fit de plus raisonnable fut de se lier avec le marquis de Mari, ambassadeur d'Espagne, homme adroit et fin, qui l'eût mené par le nez s'il l'eût voulu; mais qui, vu l'union d'intérêt des deux couronnes, le conseillait d'ordinaire assez bien, si l'autre n'eût gâté ses conseils en fourrant toujours du sien dans leur exécution. La seule chose qu'ils eussent à faire de concert était d'engager les Vénitiens à maintenir la neutralité. Ceux-ci ne manquaient pas de protester de leur fidélité à l'observer, tandis qu'ils fournissaient publiquement des munitions aux troupes autrichiennes, et même des recrues sous prétexte de désertion. M. de Montaigu, qui, je crois, voulait plaire à la république, ne manquait pas aussi, malgré mes représentations, de me faire assurer dans toutes ses dépêches qu'elle n'enfreindrait jamais la neutralité. L'entêtement et la stupidité de ce pauvre homme me faisaient écrire et faire à tout moment des extravagances dont j'étais bien forcé d'être l'agent puisqu'il le voulait, mais qui me rendaient quelquefois mon métier insupportable, et même presque impraticable. Il voulait absolument, par exemple, que la plus grande partie de sa dépêche au roi et de celle au ministre fût en chiffres, quoique l'une et l'autre ne contÃnt absolument rien qui demandât cette précaution. Je lui représentai qu'entre le vendredi qu'arrivaient les dépêches de la cour, et le samedi que partaient les nôtres, il n'y avait pas assez de temps pour l'employer à tant de chiffres, et à la forte correspondance dont j'étais chargé pour le même courrier. Il trouva à cela un expédient admirable ce fut de faire dès le jeudi la réponse aux dépêches qui devaient arriver le lendemain. Cette idée lui parut même si heureusement trouvée, quoi que je pusse lui dire sur l'impossibilité, sur l'absurdité de son exécution, qu'il en fallut passer par là ; et tout le temps que j'ai demeuré chez lui, après avoir tenu note de quelques mots qu'il me disait dans la semaine à la volée, et de quelques nouvelles triviales que j'allais écumant par-ci par-là , muni de ces uniques matériaux, je ne manquais jamais le jeudi matin de lui porter le brouillon des dépêches qui devaient partir le samedi, sauf quelques additions ou corrections que je faisais à la hâte sur celles qui devaient venir le vendredi, et auxquelles les nôtres servaient de réponses. Il avait un autre tic fort plaisant, et qui donnait à sa correspondance un ridicule difficile à imaginer c'était de renvoyer chaque nouvelle à sa source, au lieu de lui faire suivre son cours. Il marquait à M. Amelot les nouvelles de la cour, à M. de Maurepas celles de Paris, à M. d'Havrincourt celles de Suède, à M. de la Chetardie celles de Pétersbourg, et quelquefois à chacun celles qui venaient de lui-même, et que j'habillais en termes un peu différents. Comme de tout ce que je lui portais à signer il ne parcourait que les dépêches de la cour, il signait celles des autres ambassadeurs sans les lire, cela me rendait un peu plus le maÃtre de tourner ces dernières à ma mode, et j'y fis au moins croiser les nouvelles. Mais il me fut impossible de donner un tour raisonnable aux dépêches essentielles heureux encore quand il ne s'avisait pas d'y larder impromptu quelques lignes de son estoc, qui me forçaient de retourner transcrire en hâte toute la dépêche ornée de cette nouvelle impertinence, à laquelle il fallait donner l'honneur du chiffre, sans quoi il ne l'aurait pas signée. Je fus tenté vingt fois, pour l'amour de sa gloire, de chiffrer autre chose que ce qu'il avait dit; mais sentant que rien ne pouvait autoriser une pareille infidélité, je le laissai délirer à ses risques, content de lui parler avec franchise, et de remplir au moins mon devoir auprès de lui. C'est ce que je fis toujours avec une droiture, un zèle et un courage qui méritaient de sa part une autre récompense que celle que j'en reçus à la fin. Il était temps que je fusse une fois ce que le ciel, qui m'avait doué d'un heureux naturel, ce que l'éducation que j'avais reçue de la meilleure des femmes, ce que celle que je m'étais donnée à moi-même, m'avait fait être; et je le fus. Livré à moi seul, sans amis, sans conseil, sans expérience, en pays étranger, servant une nation étrangère, au milieu d'une foule de fripons qui, pour leur intérêt et pour écarter le scandale du bon exemple, m'excitaient à les imiter; loin d'en rien faire, je servis bien la France, à qui je ne devais rien, et mieux l'ambassadeur, comme il était juste, en tout ce qui dépendit de moi. Irréprochable dans un poste assez en vue, je méritai, j'obtins l'estime de la république, celle de tous les ambassadeurs avec qui nous étions en correspondance, et l'affection de tous les Français établis à Venise, sans en excepter le consul même, que je supplantais à regret dans les fonctions que je savais lui être dues, et qui me donnaient plus d'embarras que de plaisir. M. de Montaigu, livré sans réserve au marquis Mari, qui n'entrait pas dans le détail de ses devoirs, les négligeait à tel point que sans moi les Français qui étaient à Venise ne se seraient pas aperçus qu'il y eût un ambassadeur de leur nation. Toujours éconduits sans qu'il voulût les entendre lorsqu'ils avaient besoin de sa protection, ils se rebutèrent, et l'on n'en voyait plus aucun ni à sa suite ni à sa table, où il ne les invita jamais. Je fis souvent de mon chef ce qu'il aurait dû faire je rendis aux Français qui avaient recours à lui et à moi tous les services qui étaient en mon pouvoir. En tout autre pays, j'aurais fait davantage; mais ne pouvant voir personne en place à cause de la mienne, j'étais forcé de recourir souvent au consul et le consul, établi dans le pays où il avait sa famille, avait des ménagements à garder qui l'empêchaient de faire ce qu'il aurait voulu. Quelquefois cependant, le voyant mollir et n'oser parler, je m'aventurais à des démarches hasardeuses, dont plusieurs m'ont réussi. Je m'en rappelle une dont le souvenir me fait encore rire on ne se douterait guère que c'est à moi que les amateurs du spectacle à Paris ont dû Coralline et sa soeur Camille rien cependant n'est plus vrai. Véronèse, leur père, s'était engagé avec ses enfants pour la troupe italienne; et après avoir reçu deux mille francs pour son voyage, au lieu de partir, il s'était tranquillement mis à Venise au théâtre de Saint-Luc, où Coralline, tout enfant qu'elle était encore, attirait beaucoup de monde. M. le duc de Gesvres, comme premier gentilhomme de la chambre, écrivit à l'ambassadeur pour réclamer le père et la fille. M. de Montaigu, me donnant la lettre, me dit pour toute instruction Voyez cela. J'allai chez M. le Blond le prier de parler au patricien à qui appartenait le théâtre de Saint-Luc, et qui était, je crois, un Zustiniani, afin qu'il renvoyât Véronèse, qui était engagé au service du roi. Le Blond, qui ne se souciait pas trop de la commission, la fit mal. Zustiniani battit la campagne, et Véronèse ne fut point renvoyé. J'étais piqué. L'on était en carnaval ayant pris la bahute et le masque, je me fis mener au palais Zustiniani. Tous ceux qui virent entrer ma gondole avec la livrée de l'ambassadeur furent frappés; Venise n'avait jamais vu pareille chose. J'entre, je me fais annoncer sous le nom d'una siora maschera. Sitôt que je fus introduit, j'ôte mon masque et je me nomme. Le sénateur pâlit et reste stupéfait. Monsieur, lui dis-je en vénitien, c'est à regret que j'importune Votre Excellence de ma visite; mais vous avez à votre théâtre de Saint-Luc un homme, nommé Véronèse, qui est engagé au service du roi, et qu'on vous a fait demander inutilement je viens le réclamer au nom de Sa Majesté. Ma courte harangue fit effet. A peine étais-je parti, que mon homme courut rendre compte de son aventure aux inquisiteurs d'État, qui lui lavèrent la tête. Véronèse fut congédié le jour même. Je lui fis dire que s'il ne partait dans la huitaine je le ferais arrêter; et il partit. Dans une autre occasion je tirai de peine un capitaine de vaisseau marchand, par moi seul et presque sans le concours de personne. Il s'appelait le capitaine Olivet de Marseille; j'ai oublié le nom du vaisseau. Son équipage avait pris querelle avec des Esclavons au service de la république il y avait eu des voies de fait, et le vaisseau avait été mis aux arrêts avec une telle sévérité, que personne, excepté le seul capitaine, n'y pouvait aborder ni en sortir sans permission. Il eut recours à l'ambassadeur, qui l'envoya promener; il fut au consul, qui lui dit que ce n'était pas une affaire de commerce, et qu'il ne pouvait s'en mêler. Ne sachant plus que faire, il revint à moi. Je représentai à M. de Montaigu qu'il devait me permettre de donner sur cette affaire un mémoire au sénat. Je ne me rappelle pas s'il y consentit et si je présentai le mémoire; mais je me rappelle bien que, mes démarches n'aboutissant à rien, et l'embargo durant toujours, je pris un parti qui me réussit. J'insérai la relation de cette affaire dans une dépêche à M. de Maurepas et j'eus même assez de peine à faire consentir M. de Montaigu à passer cet article. Je savais que nos dépêches, sans valoir trop la peine d'être ouvertes, l'étaient à Venise; j'en avais la preuve dans les articles que j'en trouvais mot pour mot dans la gazette infidélité dont j'avais inutilement voulu porter l'ambassadeur à se plaindre. Mon objet, en parlant de cette vexation dans la dépêche, était de tirer parti de leur curiosité, pour leur faire peur et les engager à délivrer le vaisseau; car s'il eût fallu attendre pour cela la réponse de la cour, le capitaine était ruiné avant qu'elle ne fût venue. Je fis plus, je me rendis au vaisseau pour interroger l'équipage. Je pris avec moi l'abbé Patizel, chancelier du consulat, qui ne vint qu'à contrecoeur; tant tous ces pauvres gens craignaient de déplaire au sénat. Ne pouvant monter à bord à cause de la défense, je restai dans ma gondole, et j'y dressai mon verbal, interrogeant à haute voix et successivement tous les gens de l'équipage, et dirigeant mes questions de manière à tirer des réponses qui leur fussent avantageuses. Je voulus engager Patizel à faire les interrogations et le verbal lui-même, ce qui en effet était plus de son métier que du mien. Il n'y voulut jamais consentir, ne dit pas un seul mot, et voulut à peine signer le verbal après moi. Cette démarche un peu hardie eut cependant un heureux succès, et le vaisseau fut délivré longtemps avant la réponse du ministre. Le capitaine voulut me faire un présent. Sans me fâcher, je lui dis, en lui frappant sur l'épaule Capitaine Olivet, crois-tu que celui qui ne reçoit pas des Français un droit de passeport qu'il trouve établi, soit homme à leur vendre la protection du roi? Il voulut au moins me donner sur son bord un dÃner, que j'acceptai, et où je menai le secrétaire d'ambassade d'Espagne, nommé Carrio, homme d'esprit et très aimable, qu'on a vu depuis secrétaire d'ambassade à Paris et chargé des affaires, avec lequel je m'étais intimement lié, à l'exemple de nos ambassadeurs. Heureux si, lorsque je faisais avec le plus parfait désintéressement tout le bien que je pouvais faire, j'avais su mettre assez d'ordre et d'attention dans tous ces menus détails pour n'en pas être la dupe et servir les autres à mes dépens! Mais dans les places comme celles que j'occupais, où les moindres fautes ne sont pas sans conséquence, j'épuisais toute mon attention pour n'en point faire contre mon service. Je fus jusqu'à la fin du plus grand ordre et de la plus grande exactitude en tout ce qui regardait mon devoir essentiel. Hors quelques erreurs qu'une précipitation forcée me fit faire en chiffrant, et dont les commis de M. Amelot se plaignirent une fois, ni l'ambassadeur ni personne n'eut jamais à me reprocher une seule négligence dans aucune de mes fonctions; ce qui est à noter pour un homme aussi négligent et aussi étourdi que moi mais je manquais parfois de mémoire et de soin dans les affaires particulières dont je me chargeais; et l'amour de la justice m'en a toujours fait supporter le préjudice de mon propre mouvement, avant que personne songeât à se plaindre. Je n'en citerai qu'un seul trait, qui se rapporte à mon départ de Venise, et dont j'ai senti le contrecoup dans la suite à Paris. Notre cuisinier, appelé Rousselot, avait apporté de France un ancien billet de deux cents francs qu'un perruquier de ses amis avait d'un noble vénitien appelé Zanetto Nani, pour fourniture de perruques. Rousselot m'apporta ce billet, en me priant de tâcher d'en tirer quelque chose par accommodement. Je savais, il savait aussi que l'usage constant des nobles vénitiens est de ne jamais payer, de retour dans leur patrie, les dettes qu'ils ont contractées en pays étranger quand on les y veut contraindre, ils consument en tant de longueurs et de frais le malheureux créancier, qu'il se rebute, et finit par tout abandonner, ou s'accommoder presque pour rien. Je priai M. le Blond de parler à Zanetto. Celui-ci convint du billet, non du payement. A force de batailler il promit enfin trois sequins. Quand le Blond lui porta le billet, les trois sequins ne se trouvèrent pas prêts; il fallut attendre. Durant cette attente survint ma querelle avec l'ambassadeur, et ma sortie de chez lui. Je laissai les papiers de l'ambassade dans le plus grand ordre, mais le billet de Rousselot ne se trouva point. M. le Blond m'assura me l'avoir rendu. Je le connaissais trop honnête homme pour en douter; mais il me fut impossible de me rappeler ce qu'était devenu ce billet. Comme Zanetto avait avoué la dette, je priai M. le Blond de tâcher de tirer les trois sequins sur un reçu, ou de l'engager à renouveler le billet par duplicata. Zanetto, sachant le billet perdu, ne voulut faire ni l'un ni l'autre. J'offris à Rousselot les trois sequins de ma bourse pour l'acquit du billet. Il les refusa, et me dit que je m'accommoderais à Paris avec le créancier, dont il me donna l'adresse. Le perruquier, sachant ce qui s'était passé, voulut son billet ou son argent en entier. Que n'aurais-je point donné dans mon indignation pour retrouver ce maudit billet? Je payai les deux cents francs, et cela dans ma plus grande détresse. Voilà comment la perte du billet valut au créancier le payement de la somme entière, tandis que si, malheureusement pour lui, ce billet se fût retrouvé, il en aurait difficilement tiré les dix écus promis par Son Excellence Zanetto Nani. Le talent que je me crus sentir pour mon emploi me le fit remplir avec goût; et hors la société de mon ami Carrio, celle du vertueux Altuna, dont j'aurai bientôt à parler, hors les récréations bien innocentes de la place Saint-Marc, du spectacle et de quelques visites que nous faisions presque toujours ensemble, je fis mes seuls plaisirs de mes devoirs. Quoique mon travail ne fût pas fort pénible, surtout avec l'aide de l'abbé de Binis, comme la correspondance était très étendue et qu'on était en temps de guerre, je ne laissais pas d'être occupé raisonnablement. Je travaillais tous les jours une bonne partie de la matinée, et les jours de courrier quelquefois jusqu'à minuit. Je consacrais le reste du temps à l'étude du métier que je commençais, et dans lequel je comptais bien, par le succès de mon début, être employé plus avantageusement dans la suite. En effet, il n'y avait qu'une voix sur mon compte, à commencer par celle de l'ambassadeur, qui se loua hautement de mon service, qui ne s'en est jamais plaint, et dont toute la fureur ne vint dans la suite que de ce que, m'étant plaint inutilement moi-même, je voulus enfin avoir mon congé. Les ambassadeurs et ministres du roi, avec qui nous étions en correspondance, lui faisaient, sur le mérite de son secrétaire, des compliments qui devaient le flatter, et qui, dans sa mauvaise tête, produisaient un effet tout contraire. Il en reçut un surtout dans une circonstance essentielle, qu'il ne m'a jamais pardonné. Ceci vaut la peine d'être expliqué. Il pouvait si peu se gêner, que le samedi même, jour de presque tous les courriers, il ne pouvait attendre pour sortir que le travail fût achevé; et me talonnant sans cesse pour expédier les dépêches du roi et des ministres, il les signait en hâte, et puis courait je ne sais où, laissant la plupart des autres lettres sans signature ce qui me forçait, quand ce n'était que des nouvelles, de les tourner en bulletin; mais lorsqu'il s'agissait d'affaires qui regardaient le service du roi, il fallait bien que quelqu'un signât, et je signais. J'en usai ainsi pour un avis important que nous venions de recevoir de M. Vincent, chargé des affaires du roi à Vienne. C'était dans le temps que le prince de Lobkowitz marchait à Naples, et que le comte de Gages fit cette mémorable retraite, la plus belle manoeuvre de guerre de tout le siècle, et dont l'Europe a trop peu parlé. L'avis portait qu'un homme, dont M. Vincent nous envoyait le signalement, partait de Vienne, et devait passer à Venise, allant furtivement dans l'Abruzze, chargé d'y faire soulever le peuple à l'approche des Autrichiens. En l'absence de M. le comte de Montaigu, qui ne s'intéressait à rien, je fis passer à M. le marquis de l'Hôpital cet avis si à propos, que c'est peut-être à ce pauvre Jean-Jacques si bafoué que la maison de Bourbon doit la conservation du royaume de Naples. Le marquis de l'Hôpital, en remerciant son collègue comme il était juste, lui parla de son secrétaire, et du service qu'il venait de rendre à la cause commune. Le comte de Montaigu, qui avait à se reprocher sa négligence dans cette affaire, crut entrevoir dans ce compliment un reproche, et m'en parla avec humeur. J'avais été dans le cas d'en user avec le comte de Castellane, ambassadeur à Constantinople, comme avec le marquis de l'Hôpital, quoiqu'en chose moins importante. Comme il n'y avait point d'autre poste pour Constantinople que les courriers que le sénat envoyait de temps en temps à son bayle, on donnait avis du départ de ces courriers à l'ambassadeur de France, pour qu'il pût écrire par cette voie à son collègue, s'il le jugeait à propos. Cet avis venait d'ordinaire un jour ou deux à l'avance mais on faisait si peu de cas de M. de Montaigu, qu'on se contentait d'envoyer chez lui, pour la forme, une heure ou deux avant le départ du courrier; ce qui me mit plusieurs fois dans le cas de faire la dépêche en son absence. M. de Castellane, en y répondant, faisait mention de moi en termes honnêtes; autant en faisait à Gênes M. de Jonville autant de nouveaux griefs. J'avoue que je ne fuyais pas l'occasion de me faire connaÃtre, mais je ne la cherchais pas non plus hors de propos; et il me paraissait fort juste, en servant bien, d'aspirer au prix naturel des bons services, qui est l'estime de ceux qui sont en état d'en juger et de les récompenser. Je ne dirai pas si mon exactitude à remplir mes fonctions était de la part de l'ambassadeur un légitime sujet de plainte; mais je dirai bien que c'est le seul qu'il ait articulé jusqu'au jour de notre séparation. Sa maison, qu'il n'avait jamais mise sur un bon pied, se remplissait de canaille les Français y étaient maltraités, les Italiens y prenaient l'ascendant; et même parmi eux les bons serviteurs attachés depuis longtemps à l'ambassade furent tous malhonnêtement chassés, entre autres son premier gentilhomme, qui l'avait été du comte de Froulay, et qu'on appelait, je crois, le comte Peati, ou d'un nom très approchant. Le second gentilhomme, du choix de M. de Montaigu, était un bandit de Mantoue, appelé Dominique Vitali, à qui l'ambassadeur confia le soin de sa maison, et qui, à force de patelinage et de basse lésine, obtint sa confiance et devint son favori, au grand préjudice du peu d'honnêtes gens qui y étaient encore, et du secrétaire qui était à leur tête. L'oeil intègre d'un honnête homme est toujours inquiétant pour les fripons. Il n'en aurait pas fallu davantage pour que celui-ci me prÃt en haine; mais cette haine avait une autre cause encore qui la rendit bien plus cruelle. Il faut dire cette cause, afin qu'on me condamne si j'avais tort. L'ambassadeur avait, selon l'usage, une loge à chacun des cinq spectacles. Tous les jours à dÃner il nommait le théâtre où il voulait aller ce jour-là ; je choisissais après lui, et les gentilshommes disposaient des autres loges. Je prenais en sortant la clef de la loge que j'avais choisie. Un jour, Vitali n'étant pas là , je chargeai le valet de pied qui me servait de m'apporter la mienne dans une maison que je lui indiquai. Vitali, au lieu de m'envoyer ma clef, dit qu'il en avait disposé. J'étais d'autant plus outré, que le valet de pied m'avait rendu compte de ma commission devant tout le monde. Le soir, Vitali voulut me dire quelques mots d'excuse que je ne reçus point Demain, monsieur, lui dis-je, vous viendrez me les faire à telle heure dans la maison où j'ai reçu l'affront, et devant les gens qui en ont été les témoins; ou après-demain, quoi qu'il arrive, je vous déclare que vous ou moi sortirons d'ici. Ce ton décidé lui en imposa. Il vint au lieu et à l'heure me faire des excuses publiques avec une bassesse digne de lui; mais il prit à loisir ses mesures, et, tout en me faisant de grandes courbettes, il travailla tellement à l'italienne, que, ne pouvant porter l'ambassadeur à me donner mon congé, il me mit dans la nécessité de le prendre. Un pareil misérable n'était assurément pas fait pour me connaÃtre; mais il connaissait de moi ce qui servait à ses vues; il me connaissait bon et doux à l'excès pour supporter des torts involontaires, fier et peu endurant pour des offenses préméditées, aimant la décence et la dignité dans les choses convenables, et non moins exigeant pour l'honneur qui m'était dû qu'attentif à rendre celui que je devais aux autres. C'est par là qu'il entreprit et vint à bout de me rebuter. Il mit la maison sens dessus dessous; il en ôta ce que j'avais tâché d'y maintenir de règle, de subordination, de propreté, d'ordre. Une maison sans femme a besoin d'une discipline un peu sévère, pour y faire régner la modestie inséparable de la dignité. Il fit bientôt de la nôtre un lieu de crapule et de licence, un repaire de fripons et de débauchés. Il donna pour second gentilhomme à S. E., à la place de celui qu'il avait fait chasser, un autre maquereau comme lui, qui tenait bordel public à la Croix-de-Malte; et ces deux coquins bien d'accord étaient d'une indécence égale à leur insolence. Hors la seule chambre de l'ambassadeur, qui même n'était pas trop en règle, il n'y avait pas un seul coin dans la maison souffrable pour un honnête homme. Comme S. E. ne soupait pas, nous avions le soir, les gentilshommes et moi, une table particulière, où mangeaient aussi l'abbé de Binis et les pages. Dans la plus vilaine gargotte on est servi plus proprement, plus décemment, en linge moins sale, et l'on a mieux à manger. On nous donnait une seule petite chandelle bien noire, des assiettes d'étain, des fourchettes de fer. Passe encore pour ce qui se faisait en secret mais on m'ôta ma gondole; seul de tous les secrétaires d'ambassadeur, j'étais forcé d'en louer une ou d'aller à pied; et je n'avais plus la livrée de S. E. que quand j'allais au sénat. D'ailleurs, rien de ce qui se passait au dedans n'était ignoré dans la ville. Tous les officiers de l'ambassadeur jetaient des hauts cris. Dominique, la seule cause de tout, criait le plus haut, sachant bien que l'indécence avec laquelle nous étions traités m'était plus sensible qu'à tous les autres. Seul de la maison, je ne disais rien au dehors; mais je me plaignais vivement à l'ambassadeur et du reste et de lui-même, qui, secrètement excité par son âme damnée, me faisait chaque jour quelque nouvel affront. Forcé de dépenser beaucoup pour me tenir au pair avec mes confrères et convenablement à mon poste, je ne pouvais arracher un sou de mes appointements; et quand je lui demandais de l'argent, il me parlait de son estime et de sa confiance, comme si elle eût dû remplir ma bourse et pourvoir à tout. Ces deux bandits finirent par faire tourner tout à fait la tête à leur maÃtre, qui ne l'avait déjà pas trop droite, et le ruinaient dans un brocantage continuel par des marchés de dupe, qu'ils lui persuadaient être des marchés d'escroc. Ils lui firent louer, sur la Brenta, un palazzo le double de sa valeur, dont ils partagèrent le surplus avec le propriétaire. Les appartements en étaient incrustés en mosaïques, et garnis de colonnes et de pilastres de très beaux marbres à la mode du pays. M. de Montaigu fit superbement masquer tout cela d'une boiserie de sapin, par l'unique raison qu'à Paris les appartements sont ainsi boisés. Ce fut par une raison semblable que, seul de tous les ambassadeurs qui étaient à Venise, il ôta l'épée à ses pages et la canne à ses valets de pied. Voilà quel était l'homme qui, toujours par le même motif peut-être, me prit en grippe, uniquement sur ce que je le servais fidèlement. J'endurai patiemment ses dédains, sa brutalité, ses mauvais traitements, tant qu'en y voyant de l'humeur, je crus n'y pas voir de la haine; mais dès que je vis le dessein formé de me priver de l'honneur que je méritais par mon bon service, je résolus d'y renoncer. La première marque que je reçus de sa mauvaise volonté fut à l'occasion d'un dÃner qu'il devait donner à M. le duc de Modène et à sa famille, qui étaient à Venise, et dans lequel il me signifia que je n'aurais pas place à sa table. Je lui répondis, piqué, mais sans me fâcher, qu'ayant l'honneur d'y dÃner journellement, si M. le duc de Modène exigeait que je m'en abstinsse quand il y viendrait, il était de la dignité de Son Excellence et de mon devoir de n'y pas consentir. Comment! dit-il avec emportement, mon secrétaire, qui même n'est pas gentilhomme, prétend dÃner avec un souverain, quand mes gentilshommes n'y dÃnent pas! Oui, monsieur, lui répliquai-je, le poste dont m'a honoré Votre Excellence m'ennoblit si bien tant que je le remplis, que j'ai même le pas sur vos gentilshommes ou soi-disant tels, et suis admis où ils ne peuvent l'être. Vous n'ignorez pas que, le jour que vous ferez votre entrée publique, je suis appelé par l'étiquette, et par un usage immémorial, à vous y suivre en habit de cérémonie, et à l'honneur d'y dÃner avec vous au palais de Saint-Marc; et je ne vois pas pourquoi un homme qui peut et doit manger en public avec le doge et le sénat de Venise, ne pourrait pas manger en particulier avec M. le duc de Modène. Quoique l'argument fût sans réplique, l'ambassadeur ne s'y rendit point mais nous n'eûmes pas occasion de renouveler la dispute, M. le duc de Modène n'étant point venu dÃner chez lui. Dès lors il ne cessa de me donner des désagréments, de me faire des passe-droits, s'efforçant de m'ôter les petites prérogatives attachées à mon poste, pour les transmettre à son cher Vitali; et je suis sûr que s'il eût osé l'envoyer au sénat à ma place, il l'aurait fait. Il employait ordinairement l'abbé de Binis pour écrire dans son cabinet ses lettres particulières il se servit de lui pour écrire à M. de Maurepas une relation de l'affaire du capitaine Olivet, dans laquelle, loin de lui faire aucune mention de moi qui seul m'en étais mêlé, il m'ôtait même l'honneur du verbal, dont il lui envoyait un double, pour l'attribuer à Patizel, qui n'avait pas dit un seul mot. Il voulait me mortifier et complaire à son favori, mais non pas se défaire de moi. Il sentait qu'il ne lui serait plus aussi aisé de me trouver un successeur qu'à M. Follau, qui l'avait déjà fait connaÃtre. Il lui fallait absolument un secrétaire qui sût l'italien, à cause des réponses du sénat; qui fit toutes ses dépêches, toutes ses affaires sans qu'il se mêlât de rien; qui joignÃt au mérite de bien servir la bassesse d'être le complaisant de messieurs ses faquins de gentilshommes. Il voulait donc me garder et me mater en me tenant loin de mon pays et du sien, sans argent pour y retourner; et il aurait réussi peut-être, s'il s'y fût pris modérément. Mais Vitali, qui avait d'autres vues et qui voulait me forcer de prendre mon parti, en vint à bout. Dès que je vis que je perdais toutes mes peines, que l'ambassadeur me faisait des crimes de mes services au lieu de m'en savoir gré, que je n'avais plus à espérer chez lui que désagréments au dedans, injustice au dehors, et que, dans le décri général où il s'était mis, ses mauvais offices pouvaient me nuire sans que les bons pussent me servir, je pris mon parti et lui demandai mon congé, lui laissant le temps de se pourvoir d'un secrétaire. Sans me dire ni oui ni non, il alla toujours son train. Voyant que rien n'allait mieux et qu'il ne se mettait en devoir de chercher personne, j'écrivis à son frère, et, lui détaillant mes motifs, je le priai d'obtenir mon congé de Son Excellence, ajoutant que de manière ou d'autre il m'était impossible de rester. J'attendis longtemps, et n'eus point de réponse. Je commençais d'être fort embarrassé; mais l'ambassadeur reçut enfin une lettre de son frère. Il fallait qu'elle fût vive, car, quoiqu'il fût sujet à des emportements très féroces, je ne lui en vis jamais un pareil. Après des torrents d'injures abominables, ne sachant plus que dire, il m'accusa d'avoir vendu ses chiffres. Je me mis à rire, et lui demandai d'un ton moqueur s'il croyait qu'il y eût dans tout Venise un homme assez sot pour en donner un écu. Cette réponse le fit écumer de rage. Il fit mine d'appeler ses gens pour me faire, dit-il, jeter par la fenêtre. Jusque-là j'avais été fort tranquille; mais à cette menace, la colère et l'indignation me transportèrent à mon tour. Je m'élançai vers la porte, et après avoir tiré le bouton qui la fermait en dedans Non pas, monsieur le comte, lui dis-je en revenant à lui d'un pas grave, vos gens ne se mêleront pas de cette affaire; trouvez bon qu'elle se passe entre nous. Mon action, mon air le calmèrent à l'instant même; la surprise et l'effroi se marquèrent dans son maintien. Quand je le vis revenu de sa furie, je lui fis mes adieux en peu de mots; puis, sans attendre sa réponse, j'allai rouvrir la porte, je sortis, et passai posément dans l'antichambre au milieu de ses gens, qui se levèrent à l'ordinaire, et qui, je crois, m'auraient plutôt prêté main-forte contre lui, qu'à lui contre moi. Sans remonter chez moi, je descendis l'escalier tout de suite, et sortis sur-le-champ du palais pour n'y plus rentrer. J'allai droit chez M. le Blond lui conter l'aventure. Il en fut peu surpris; il connaissait l'homme. Il me retint à dÃner. Ce dÃner, quoique impromptu, fut brillant; tous les Français de considération qui étaient à Venise s'y trouvèrent l'ambassadeur n'eût pas un chat. Le consul conta mon cas à la compagnie. A ce récit il n'y eut qu'un cri, qui ne fut pas en faveur de Son Excellence. Elle n'avait point réglé mon compte, ne m'avait pas donné un sou; et, réduit pour toute ressource à quelques louis que j'avais sur moi, j'étais dans l'embarras pour mon retour. Toutes les bourses me furent ouvertes. Je pris une vingtaine de sequins dans celle de M. le Blond, autant dans celle de M. de Saint-Cyr, avec lequel, après lui, j'avais le plus de liaison. Je remerciai tous les autres, et en attendant mon départ, j'allai loger chez le chancelier du consulat, pour bien prouver au public que la nation n'était pas complice des injustices de l'ambassadeur. Celui-ci, furieux de me voir fêté dans mon infortune et lui délaissé, tout ambassadeur qu'il était, perdit tout à fait la tête, et se comporta comme un forcené. Il s'oublia jusqu'à présenter un mémoire au sénat pour me faire arrêter. Sur l'avis que m'en donna l'abbé de Binis, je résolus de rester encore quinze jours, au lieu de partir le surlendemain comme j'avais compté. On avait vu et approuvé ma conduite; j'étais universellement estimé. La seigneurie ne daigna pas même répondre à l'extravagant mémoire de l'ambassadeur, et me fit dire par le consul que je pouvais rester à Venise aussi longtemps qu'il me plairait, sans m'inquiéter des démarches d'un fou. Je continuai de voir mes amis j'allai prendre congé de M. l'ambassadeur d'Espagne, qui me reçut très bien, et du comte de Finochietti, ministre de Naples, que je ne trouvai pas, mais à qui j'écrivis, et qui me répondit la lettre du monde la plus obligeante. Je partis enfin, ne laissant, malgré mes embarras, d'autres dettes que les emprunts dont je viens de parler, et une cinquante d'écus chez un marchand nommé Morandi, que Carrio se chargea de payer et que je ne lui ai jamais rendus, quoique nous nous soyons souvent revus depuis ce temps-là mais quant aux deux emprunts dont j'ai parlé, je les remboursai très exactement sitôt que la chose me fut possible. Ne quittons pas Venise sans dire un mot des célèbres amusements de cette ville, ou du moins de la très petite part que j'y pris durant mon séjour. On a vu dans le cours de ma jeunesse combien peu j'ai couru les plaisirs de cet âge, ou du moins ceux qu'on nomme ainsi. Je ne changeai pas de goût à Venise; mais mes occupations, qui d'ailleurs m'en auraient empêché, rendirent plus piquantes les récréations simples que je me permettais. La première et la plus douce était la société des gens de mérite, MM. le Blond, de Saint-Cyr, Carrio, Altuna, et un gentilhomme forlan dont j'ai grand regret d'avoir oublié le nom, et dont je ne me rappelle point sans émotion l'aimable souvenir c'était, de tous les hommes que j'ai connus dans ma vie, celui dont le coeur ressemblait le plus au mien. Nous étions liés aussi avec deux ou trois Anglais pleins d'esprit et de connaissances, passionnés de la musique ainsi que nous. Tous ces messieurs avaient leurs femmes, ou leurs amies, ou leurs maÃtresses, ces dernières presque toutes filles à talents, chez lesquelles on faisait de la musique ou des bals. On y jouait aussi, mais très peu; les goûts vifs, les talents, les spectacles nous rendaient cet amusement insipide. Le jeu n'est que la ressource des gens ennuyés. J'avais apporté de Paris le préjugé qu'on a dans ce pays-là contre la musique italienne mais j'avais aussi reçu de la nature cette sensibilité de tact contre laquelle les préjugés ne tiennent pas. J'eus bientôt pour cette musique la passion qu'elle inspire à ceux qui sont faits pour en juger. En écoutant les barcarolles, je trouvais que je n'avais pas ouï chanter jusqu'alors; et bientôt je m'engouai tellement de l'Opéra, qu'ennuyé de babiller, manger et jouer dans les loges, quand je n'aurais voulu qu'écouter, je me dérobais souvent à la compagnie pour aller d'un autre côté. Là , tout seul, enfermé dans ma loge, je me livrais, malgré la longueur du spectacle, au plaisir d'en jouir à mon aise jusqu'à la fin. Un jour, au théâtre de Saint-Chrysostome, je m'endormis, et bien plus profondément que je n'aurais fait dans mon lit. Les airs bruyants et brillants ne me réveillèrent point; mais qui pourrait exprimer la sensation délicieuse que me firent la douce harmonie et les chants angéliques de celui qui me réveilla! Quel réveil, quels ravissements, quelle extase quand j'ouvris au même instant les oreilles et les yeux! Ma première idée fut de me croire en paradis. Ce morceau ravissant, que je me rappelle encore et que je n'oublierai de ma vie, commençait ainsi Conservami la bella Che si m'accende il cor. Je voulus avoir ce morceau je l'eus, et je l'ai gardé longtemps; mais il n'était pas sur mon papier comme dans ma mémoire. C'était bien la même note, mais ce n'était pas la même chose. Jamais cet air divin ne peut être exécuté que dans ma tête, comme il le fut le jour qu'il me réveilla. Une musique à mon gré bien supérieure à celle des opéras, et qui n'a pas sa semblable en Italie, ni dans le reste du monde, est celle des scuole. Les scuole sont des maisons de charité établies pour donner l'éducation à des jeunes filles sans bien, et que la république dote ensuite soit pour le mariage, soit pour le cloÃtre. Parmi les talents qu'on cultive dans ces jeunes filles, la musique est au premier rang. Tous les dimanches à l'église de ces quatre scuole, on a durant les vêpres des motets à grand choeur et en grand orchestre, composés et dirigés par les plus grands maÃtres de l'Italie, exécutés dans des tribunes grillées, uniquement par des filles dont la plus vieille n'a pas vingt ans. Je n'ai l'idée de rien d'aussi voluptueux, d'aussi touchant que cette musique les richesses de l'art, le goût exquis des chants, la beauté des voix, la justesse de l'exécution, tout dans ces délicieux concerts concourt à produire une impression qui n'est assurément pas du bon costume, mais dont je doute qu'aucun coeur d'homme soit à l'abri. Jamais Carrio ni moi ne manquions ces vêpres aux Mendicanti, et nous n'étions pas les seuls. L'église était toujours pleine d'amateurs; les acteurs même de l'Opéra venaient se former au vrai goût du chant sur ces excellents modèles. Ce qui me désolait était ces maudites grilles qui ne laissaient passer que des sons, et me cachaient les anges de beauté dont ils étaient dignes. Je ne parlais d'autre chose. Un jour que j'en parlais chez M. le Blond Si vous êtes si curieux, me dit-il, de voir ces petites filles, il est aisé de vous contenter. Je suis un des administrateurs de la maison; je veux vous y donner à goûter avec elles. Je ne le laissai pas en repos qu'il ne m'eût tenu parole. En entrant dans le salon qui renfermait ces beautés si convoitées, je sentis un frémissement d'amour que je n'avais jamais éprouvé. M. le Blond me présenta l'une après l'autre ces chanteuses célèbres dont la voix et le nom étaient tout ce qui m'était connu. Venez, Sophie... Elle était horrible. Venez, Cattina... Elle était borgne. Venez, Bettina... La petite vérole l'avait défigurée. Presque pas une n'était sans quelque notable défaut. Le bourreau riait de ma cruelle surprise. Deux ou trois cependant me parurent passables; elles ne chantaient que dans les choeurs. J'étais désolé. Durant le goûter, on les agaça, elles s'égayèrent. La laideur n'exclut pas les grâces; je leur en trouvai. Je me disais on ne chante pas ainsi sans âme; elles en ont. Enfin ma façon de les voir changea si bien, que je sortis presque amoureux de tous ces laiderons. J'osais à peine retourner à leurs vêpres. J'eus de quoi me rassurer. Je continuai de trouver leurs chants délicieux et leurs voix fardaient si bien leurs visages, que tant qu'elles chantaient je m'obstinais, en dépit de mes yeux, à les trouver belles. La musique en Italie coûte si peu de chose, que ce n'est pas la peine de s'en faire faute quand on a du goût pour elle. Je louai un clavecin, et pour un petit écu j'avais chez moi quatre ou cinq symphonistes, avec lesquels je m'exerçais une fois la semaine à exécuter les morceaux qui m'avaient fait le plus de plaisir à l'Opéra. J'y fis essayer aussi quelques symphonies de mes Muses galantes. Soit qu'elles plussent ou qu'on me voulût cajoler, le maÃtre des ballets de Saint-Jean-Chrysostome m'en fit demander deux que j'eus le plaisir d'entendre exécuter par cet admirable orchestre, et qui furent dansées par une petite Bettina, jolie et surtout aimable fille, entretenue par un Espagnol de nos amis appelé Fagoaga, et chez laquelle nous allions passer la soirée assez souvent. Mais, à propos de filles, ce n'est pas dans une ville comme Venise qu'on s'en abstient n'avez-vous rien, pourrait-on me dire, à confesser sur cet article? Oui, j'ai quelque chose à dire en effet, et je vais procéder à cette confession avec la même naïveté que j'ai mise à toutes les autres. J'ai toujours eu du dégoût pour les filles publiques, et je n'avais pas à Venise autre chose à ma portée, l'entrée de la plupart des maisons du pays m'étant interdite à cause de ma place. Les filles de M. le Blond étaient très aimables, mais d'un difficile abord; et je considérais trop le père et la mère pour penser même à les convoiter. J'aurais eu plus de goût pour une jeune personne appelée mademoiselle de Catanéo, fille de l'agent du roi de Prusse; mais Carrio était amoureux d'elle, il a même été question de mariage. Il était à son aise, et je n'avais rien; il avait cent louis d'appointements, je n'avais que cent pistoles; et outre que je ne voulais pas aller sur les brisées d'un ami, je savais que partout, et surtout à Venise, avec une bourse aussi mal garnie, on ne doit pas se mêler de faire le galant. Je n'avais pas perdu la funeste habitude de donner le change à mes besoins; et, trop occupé pour sentir vivement ceux que le climat donne, je vécus près d'un an dans cette ville aussi sage que j'avais fait à Paris, et j'en suis reparti au bout de dix-huit mois sans avoir approché du sexe que deux seules fois, par les singulières occasions que je vais dire. La première me fut procurée par l'honnête gentilhomme Vitali, quelque temps après l'excuse que je l'obligeai de me demander dans toutes les formes. On parlait à table des amusements de Venise. Ces messieurs me reprochaient mon indifférence pour le plus piquant de tous, vantant la gentillesse des courtisanes vénitiennes, et disant qu'il n'y en avait point au monde qui les valussent. Dominique dit qu'il fallait que je fisse connaissance avec la plus aimable de toutes; qu'il voulait m'y mener et que j'en serais content. Je me mis à rire de cette offre obligeante, et le comte Peati, homme déjà vieux et vénérable, dit, avec plus de franchise que je n'en aurais attendu d'un Italien, qu'il me croyait trop sage pour me laisser mener chez des filles par mon ennemi. Je n'en avais en effet ni l'intention ni la tentation; et malgré cela, par une de ces inconséquences que j'ai peine à comprendre moi-même, je finis par me laisser entraÃner contre mon goût, mon coeur, ma raison, ma volonté même, uniquement par faiblesse, par honte de marquer de la défiance, et, comme on dit dans ce pays-là , per non parer troppo coglione. La Padoana chez qui nous allâmes était d'une assez jolie figure, belle même, mais non pas d'une beauté qui me plût. Dominique me laissa chez elle. Je fis venir des sorbetti, je la fis chanter, et au bout d'une demi-heure, je voulus m'en aller, en laissant sur la table un ducat; mais elle eut le singulier scrupule de n'en vouloir point qu'elle ne l'eût gagné et moi la singulière bêtise de lever son scrupule. Je m'en revins au palais, si persuadé que j'étais poivré, que la première chose que je fis en arrivant fut d'envoyer chercher le chirurgien pour lui demander des tisanes. Rien ne peut égaler le malaise d'esprit que je souffris durant trois semaines, sans qu'aucune incommodité réelle, aucun signe apparent le justifiât. Je ne pouvais concevoir qu'on pût sortir impunément des bras de la Padoana. Le chirurgien lui-même eut toute la peine imaginable à me rassurer. Il n'en put venir à bout qu'en me persuadant que j'étais conformé d'une façon particulière à ne pouvoir pas aisément être infecté; et quoique je me sois moins exposé peut-être qu'aucun autre homme à cette expérience, ma santé, de ce côté, n'ayant jamais reçu d'atteinte, m'est une preuve que le chirurgien avait raison. Cette opinion cependant ne m'a jamais rendu téméraire; et si je tiens en effet cet avantage de la nature, je puis dire que je n'en ai pas abusé. Mon autre aventure, quoique avec une fille aussi, fut d'une espèce bien différente, et quant à son origine et quant à ses effets. J'ai dit que le capitaine Olivet m'avait donné à dÃner sur son bord, et que j'y avais mené le secrétaire d'Espagne. Je m'attendais au salut du canon. L'équipage nous reçut en haie, mais il n'y eut pas une amorce brûlée, ce qui me mortifia beaucoup à cause de Carrio, que je vis en être un peu piqué; et il était vrai que sur les vaisseaux marchands on accordait le salut du canon à des gens qui ne nous valaient certainement pas; d'ailleurs, je croyais avoir mérité quelque distinction du capitaine. Je ne pus me déguiser, parce que cela m'est toujours impossible; et quoique le dÃner fût très bon, et qu'Olivet en fÃt très bien les honneurs, je le commençai de mauvaise humeur, mangeant peu et parlant encore moins. A la première santé, du moins, j'attendais une salve rien. Carrio, qui me lisait dans l'âme, riait de me voir grogner comme un enfant. Au tiers du dÃner, je vois approcher une gondole. Ma foi, monsieur, me dit le capitaine, prenez garde à vous, voici l'ennemi. Je lui demande ce qu'il veut dire il répond en plaisantant. La gondole aborde, et j'en vois sortir une jeune personne éblouissante, fort coquettement mise et fort leste, qui dans trois sauts fut dans la chambre; et je la vis établie à côté de moi avant que j'eusse aperçu qu'on y avait mis un couvert. Elle était aussi charmante que vive, une brunette de vingt ans au plus. Elle ne parlait qu'italien; son accent seul eût suffi pour me tourner la tête. Tout en mangeant, tout en causant, elle me regarde, me fixe un moment, puis s'écriant Bonne Vierge! ah! mon cher Brémond, qu'il y a de temps que je ne t'ai vu! se jette entre mes bras, colle sa bouche contre la mienne, et me serre à m'étouffer. Ses grands yeux noirs à l'orientale lançaient dans mon coeur des traits de feu; et quoique la surprise fÃt d'abord quelque diversion, la volupté me gagna très rapidement, au point que, malgré les spectateurs il fallut bientôt que cette belle me contÃnt elle-même; car j'étais ivre ou plutôt furieux. Quand elle me vit au point où elle me voulait, elle mit plus de modération dans ses caresses, mais non dans sa vivacité; et quand il lui plut de nous expliquer la cause vraie ou fausse de toute cette pétulance, elle nous dit que je ressemblais, à s'y tromper, à M. de Brémond, directeur des douanes de Toscane; qu'elle avait raffolé de ce M. de Brémond; qu'elle en raffolait encore; qu'elle l'avait quitté, parce qu'elle était une sotte; qu'elle me prenait à sa place; qu'elle voulait m'aimer parce que cela lui convenait; qu'il fallait, par la même raison, que je l'aimasse tant que cela lui conviendrait; et que, quand elle me planterait là , je prendrais patience comme avait fait son cher Brémond. Ce qui fut dit fut fait. Elle prit possession de moi comme d'un homme à elle, me donnait à garder ses gants, son éventail, son cinda, sa coiffe; m'ordonnait d'aller ici ou là , de faire ceci ou cela et j'obéissais. Elle me dit d'aller renvoyer sa gondole, parce qu'elle voulait se servir de la mienne, et j'y fus; elle me dit de m'ôter de ma place, et de prier Carrio de s'y mettre, parce qu'elle avait à lui parler, et je le fis. Ils causèrent très longtemps ensemble et tout bas; je les laissai faire. Elle m'appela, je revins. Écoute, Zanetto, me dit-elle, je ne veux point être aimée à la française, et même il n'y ferait pas bon au premier moment d'ennui, va-t'en. Mais ne reste pas à demi, je t'en avertis. Nous allâmes après le dÃner voir la verrerie à Murano. Elle acheta beaucoup de petites breloques, qu'elle nous laissa payer sans façon; mais elle donna partout des tringueltes beaucoup plus forts que tout ce que nous avions dépensé. Par l'indifférence avec laquelle elle jetait son argent et nous laissait jeter le nôtre, on voyait qu'il n'était d'aucun prix pour elle. Quand elle se faisait payer, je crois que c'était par vanité plus que par avarice elle s'applaudissait du prix qu'on mettait à ses faveurs. Le soir, nous la ramenâmes chez elle. Tout en causant, je vis deux pistolets sur sa toilette. Ah! ah! dis-je en en prenant un, voici une boÃte à mouches de nouvelle fabrique; pourrait-on savoir quel en est l'usage? Je vous connais d'autres armes qui font feu mieux que celles-là . Après quelques plaisanteries sur le même ton, elle nous dit, avec une naïve fierté qui la rendait encore plus charmante Quand j'ai des bontés pour des gens que je n'aime point, je leur fais payer l'ennui qu'ils me donnent; rien n'est plus juste mais en endurant leurs caresses, je ne veux pas endurer leurs insultes, et je ne manquerai pas le premier qui me manquera. En la quittant j'avais pris son heure pour le lendemain. Je ne la fis pas attendre. Je la trouvai in vestito di confidenza dans un déshabillé plus que galant, qu'on ne connaÃt que dans les pays méridionaux, et que je ne m'amuserai pas à décrire, quoique je me le rappelle trop bien. Je dirai seulement que ses manchettes et son tour de gorge étaient bordés d'un fil de soie garni de pompons couleur de rose. Cela me parut animer une fort belle peau. Je vis ensuite que c'était la mode à Venise; et l'effet en est si charmant, que je suis surpris que cette mode n'ait jamais passé en France. Je n'avais point d'idée des voluptés qui m'attendaient. J'ai parlé de madame de Larnage, dans les transports que son souvenir me rend quelquefois encore; mais qu'elle était vieille, et laide, et froide auprès de ma Zulietta! Ne tâchez pas d'imaginer les charmes et les grâces de cette fille enchanteresse, vous resteriez trop loin de la vérité; les jeunes vierges des cloÃtres sont moins fraÃches, les beautés du sérail sont moins vives, les houris du paradis sont moins piquantes. Jamais si douce jouissance ne s'offrit au coeur et aux sens d'un mortel. Ah! du moins, si je l'avais su goûter pleine et entière un seul moment!... Je la goûtai, mais sans charme; j'en émoussai toutes les délices; je les tuai comme à plaisir. Non, la nature ne m'a point fait pour jouir. Elle a mis dans ma mauvaise tête le poison de ce bonheur ineffable, dont elle a mis l'appétit dans mon coeur. S'il est une circonstance de ma vie qui peigne bien mon naturel, c'est celle que je vais raconter. La force avec laquelle je me rappelle en ce moment l'objet de mon livre me fera mépriser ici la fausse bienséance qui m'empêcherait de le remplir. Qui que vous soyez, qui voulez connaÃtre un homme, osez lire les deux ou trois pages suivantes vous allez connaÃtre à plein Jean-Jacques Rousseau. J'entrai dans la chambre d'une courtisane comme dans le sanctuaire de l'amour et de la beauté; j'en crus voir la divinité dans sa personne. Je n'aurais jamais cru que, sans respect et sans estime, on pût rien sentir de pareil à ce qu'elle me fit éprouver. A peine eus-je connu, dans les premières familiarités, le prix de ses charmes et de ses caresses, que, de peur d'en perdre le fruit d'avance, je voulus me hâter de le cueillir. Tout à coup, au lieu des flammes qui me dévoraient, je sens un froid mortel couler dans mes veines; les jambes me flageolent, et, prêt à me trouver mal, je m'assieds, et je pleure comme un enfant. Qui pourrait deviner la cause de mes larmes, et ce qui me passait par la tête en ce moment? Je me disais Cet objet dont je dispose est le chef-d'oeuvre de la nature et de l'amour; l'esprit, le corps, tout en est parfait; elle est aussi bonne et généreuse qu'elle est aimable et belle; les grands, les princes devraient être ses esclaves; les sceptres devraient être à ses pieds. Cependant la voilà , misérable coureuse, livrée au public; un capitaine de vaisseau marchand dispose d'elle; elle vient se jeter à ma tête, à moi qu'elle sait qui n'ai rien, à moi dont le mérite, qu'elle ne peut connaÃtre, est nul à ses yeux. Il y a là quelque chose d'inconcevable. Ou mon coeur me trompe, fascine mes sens et me rend la dupe d'une indigne salope, ou il faut que quelque défaut secret que j'ignore détruise l'effet de ses charmes, et la rende odieuse à ceux qui devraient se la disputer. Je me mis à chercher ce défaut avec une contention d'esprit singulière, et il ne me vint pas même à l'esprit que la v... pût y avoir part. La fraÃcheur de ses chairs, l'éclat de son coloris, la blancheur de ses dents, la douceur de son haleine, l'air de propreté répandu sur toute sa personne éloignaient de moi si parfaitement cette idée, qu'en doute encore sur mon état depuis la Padoana, je me faisais plutôt un scrupule de n'être pas assez sain pour elle; et je suis très persuadé qu'en cela ma confiance ne me trompait pas. Ces réflexions, si bien placées, m'agitèrent au point d'en pleurer. Zulietta, pour qui cela faisait sûrement un spectacle tout nouveau dans la circonstance, fut un moment interdite; mais, ayant fait un tour de chambre et passé devant son miroir, elle comprit et mes yeux lui confirmèrent que le dégoût n'avait pas de part à ce rat. Il ne lui fut pas difficile de m'en guérir et d'effacer cette petite honte; mais au moment que j'étais prêt à me pâmer sur une gorge qui semblait pour la première fois souffrir la bouche et la main d'un homme, je m'aperçus qu'elle avait un téton borgne. Je me frappe, j'examine, je crois voir que ce téton n'est pas conformé comme l'autre. Me voilà cherchant dans ma tête comment on peut avoir un téton borgne; et, persuadé que cela tenait à quelque notable vice naturel, à force de tourner et retourner cette idée, je vis clair comme le jour que dans la plus charmante personne dont je pusse me former l'image, je ne tenais dans mes bras qu'une espèce de monstre, le rebut de la nature, des hommes et de l'amour. Je poussai la stupidité jusqu'à lui parler de ce téton borgne. Elle prit d'abord la chose en plaisantant, et, dans son humeur folâtre, dit et fit des choses à me faire mourir d'amour; mais, gardant un fonds d'inquiétude que je ne pus lui cacher, je la vis enfin rougir, se rajuster, se redresser, et, sans dire un seul mot, s'aller mettre à sa fenêtre. Je voulus m'y mettre à côté d'elle; elle s'en ôta, fut s'asseoir sur un lit de repos, se leva le moment d'après; et, se promenant par la chambre en s'éventant, me dit d'un ton froid et dédaigneux Zanetto, lascia le donne, e studia la matematica. Avant de la quitter, je lui demandai pour le lendemain un autre rendez-vous, qu'elle remit au troisième jour, en ajoutant, avec un sourire ironique, que je devais avoir besoin de repos. Je passai ce temps mal à mon aise, le coeur plein de ses charmes et de ses grâces, sentant mon extravagance, me la reprochant, regrettant les moments si mal employés, qu'il n'avait tenu qu'à moi de rendre les plus doux de ma vie, attendant avec la plus vive impatience celui d'en réparer la perte, et néanmoins inquiet encore, malgré que j'en eusse, de concilier les perfections de cette adorable fille avec l'indignité de son état. Je courus, je volai chez elle à l'heure dite. Je ne sais si son tempérament ardent eût été plus content de cette visite; son orgueil l'eût été du moins, et je me faisais d'avance une jouissance délicieuse de lui montrer de toutes manières comment je savais réparer mes torts. Elle m'épargna cette épreuve. Le gondolier, qu'en abordant j'envoyai chez elle, me rapporta qu'elle était partie la veille pour Florence. Si je n'avais pas senti tout mon amour en la possédant, je le sentis bien cruellement en la perdant. Mon regret insensé ne m'a point quitté. Tout aimable, toute charmante qu'elle était à mes yeux, je pouvais me consoler de la perdre; mais de quoi je n'ai pu me consoler, je l'avoue, c'est qu'elle n'ait emporté de moi qu'un souvenir méprisant. Voilà mes deux histoires. Les dix-huit mois que j'ai passés à Venise ne m'ont fourni de plus à dire qu'un simple projet tout au plus. Carrio était galant ennuyé de n'aller toujours que chez des filles engagées à d'autres, il eut la fantaisie d'en avoir une à son tour; et, comme nous étions inséparables, il me proposa l'arrangement, peu rare à Venise, d'en avoir une à nous deux. J'y consentis. Il s'agissait de la trouver sûre. Il chercha tant, qu'il déterra une petite fille de onze à douze ans, que son indigne mère cherchait à vendre. Nous fûmes la voir ensemble. Mes entrailles s'émurent en voyant cette enfant elle était blonde et douce comme un agneau; on ne l'aurait jamais crue Italienne. On vit pour très peu de chose à Venise nous donnâmes quelque argent à la mère, et pourvûmes à l'entretien de la fille. Elle avait de la voix pour lui procurer un talent de ressource, nous lui donnâmes une épinette et un maÃtre à chanter. Tout cela nous coûtait à peine à chacun deux sequins par mois, et nous en épargnait davantage en autres dépenses; mais comme il fallait attendre qu'elle fût mûre, c'était semer beaucoup avant que de recueillir. Cependant, contents d'aller là passer les soirées, causer et jouer très innocemment avec cette enfant, nous nous amusions plus agréablement peut-être que si nous l'avions possédée tant il est vrai que ce qui nous attache le plus aux femmes est moins la débauche qu'un certain agrément de vivre auprès d'elles! Insensiblement mon coeur s'attachait à la petite Anzoletta, mais d'un attachement paternel, auquel les sens avaient si peu de part, qu'à mesure qu'il augmentait il m'aurait été moins possible de les y faire entrer; et je sentais que j'aurais eu horreur d'approcher cette fille devenue nubile comme d'un inceste abominable. Je voyais les sentiments du bon Carrio prendre, à son insu, le même tour. Nous nous ménagions, sans y penser, des plaisirs non moins doux, mais bien différents de ceux dont nous avions d'abord eu l'idée; et je suis certain que, quelque belle qu'eût pu devenir cette pauvre enfant, loin d'être jamais les corrupteurs de son innocence, nous en aurions été les protecteurs. Ma catastrophe, arrivée peu de temps après, ne me laissa pas celui d'avoir part à cette bonne oeuvre; et je n'ai à me louer dans cette affaire que du penchant de mon coeur. Revenons à mon voyage. Mon premier projet en sortant de chez M. de Montaigu était de me retirer à Genève, en attendant qu'un meilleur sort, écartant les obstacles, pût me réunir à ma pauvre maman. Mais l'éclat qu'avait fait notre querelle, et la sottise qu'il fit d'en écrire à la cour, me fit prendre le parti d'aller moi-même y rendre compte de ma conduite, et me plaindre de celle d'un forcené. Je marquai de Venise ma résolution à M. du Theil, chargé par intérim des affaires étrangères après la mort de M. Amelot. Je partis aussitôt que ma lettre je pris ma route par Bergame, Côme et Domo d'Ossola; je traversai le Simplon. A Sion, M. de Chaignon, chargé des affaires de France, me fit mille amitiés; à Genève, M. de la Closure m'en fit autant. J'y renouvelai connaissance avec M. de Gauffecourt, dont j'avais quelque argent à recevoir. J'avais traversé Nyon sans voir mon père non qu'il ne m'en coûtât extrêmement, mais je n'avais pu me résoudre à me montrer à ma belle-mère après mon désastre, certain qu'elle me jugerait sans vouloir m'écouter. Le libraire Duvillard, ancien ami de mon père, me reprocha vivement ce tort. Je lui en dis la cause; et, pour le réparer sans m'exposer à voir ma belle-mère, je pris une chaise, et nous fûmes ensemble à Nyon descendre au cabaret. Duvillard s'en fut chercher mon pauvre père, qui vint tout courant m'embrasser. Nous soupâmes ensemble, et, après avoir passé une soirée bien douce à mon coeur, je retournai le lendemain matin à Genève avec Duvillard, pour qui j'ai toujours conservé de la reconnaissance du bien qu'il me fit en cette occasion. Mon plus court chemin n'était pas par Lyon, mais j'y voulus passer pour vérifier une friponnerie bien basse de M. de Montaigu. J'avais fait venir de Paris une petite caisse contenant une veste brodée en or, quelques paires de manchettes et six paires de bas de soie blancs; rien de plus. Sur la proposition qu'il m'en fit lui-même, je fis ajouter cette caisse, ou plutôt cette boÃte, à son bagage. Dans le mémoire d'apothicaire qu'il voulut me donner en payement de mes appointements, et qu'il avait écrit de sa main, il avait mis que cette boÃte, qu'il appelait ballot, pesait onze quintaux, et il m'en avait passé le port à un prix énorme. Par les soins de M. Boy de la Tour, auquel j'étais recommandé par M. Roguin, son oncle, il fut vérifié, sur les registres des douanes de Lyon et de Marseille, que ledit ballot ne pesait que quarante-cinq livres, et n'avait payé le port qu'à raison de ce poids. Je joignis cet extrait authentique au mémoire de M. de Montaigu; et, muni de ces pièces et de plusieurs autres de la même force, je me rendis à Paris, très impatient d'en faire usage. J'eus, durant toute cette longue route, de petites aventures à Côme, en Valais et ailleurs. Je vis plusieurs choses, entre autres les Ãles Borromées, qui mériteraient d'être décrites; mais le temps me gagne, les espions m'obsèdent; je suis forcé de faire à la hâte et mal un travail qui demanderait le loisir et la tranquillité qui me manquent. Si jamais la Providence, jetant les yeux sur moi, me procure enfin des jours plus calmes, je les destine à refondre, si je puis, cet ouvrage, ou à y faire du moins un supplément dont je sens qu'il a grand besoin. Le bruit de mon histoire m'avait devancé, et en arrivant je trouvai que dans les bureaux et dans le public tout le monde était scandalisé des folies de l'ambassadeur. Malgré cela, malgré le cri public dans Venise, malgré les preuves sans réplique que j'exhibais, je ne pus obtenir aucune justice. Loin d'avoir ni satisfaction ni réparation, je fus même laissé à la discrétion de l'ambassadeur pour mes appointements, et cela par l'unique raison que n'étant pas Français, je n'avais pas droit à la protection nationale, et que c'était une affaire particulière entre lui et moi. Tout le monde convint avec moi que j'étais offensé, lésé, malheureux; que l'ambassadeur était un extravagant cruel, inique, et que toute cette affaire le déshonorait à jamais. Mais quoi! Il était l'ambassadeur; je n'étais, moi, que le secrétaire. Le bon ordre, ou ce qu'on appelle ainsi, voulait que je n'obtinsse aucune justice, et je n'en obtins aucune. Je m'imaginai qu'à force de crier et de traiter publiquement ce fou comme il le méritait, on me dirait à la fin de me taire; et c'était ce que j'attendais, bien résolu de n'obéir qu'après qu'on aurait prononcé. Mais il n'y avait point alors de ministre des affaires étrangères. On me laissa clabauder, on m'encouragea même, on faisait chorus; mais l'affaire en resta toujours là , jusqu'à ce que, las d'avoir toujours raison et jamais justice, je perdis enfin courage, et plantai là tout. La seule personne qui me reçut mal, et dont j'aurais le moins attendu cette injustice, fut madame de Beuzenval. Toute pleine des prérogatives du rang et de la noblesse, elle ne put jamais se mettre dans la tête qu'un ambassadeur pût avoir tort avec son secrétaire. L'accueil qu'elle me fit fut conforme à ce préjugé. J'en fus si piqué, qu'en sortant de chez elle je lui écrivis une des fortes et vives lettres que j'aie peut-être écrites, et n'y suis jamais retourné. Le P. Castel me reçut mieux; mais à travers le patelinage jésuitique, je le vis suivre assez fidèlement une des grandes maximes de la Société, qui est d'immoler toujours le plus faible au plus puissant. Le vif sentiment de la justice de ma cause et ma fierté naturelle ne me laissèrent pas endurer patiemment cette partialité. Je cessai de voir le P. Castel, et par là d'aller aux Jésuites, où je ne connaissais que lui seul. D'ailleurs l'esprit tyrannique et intrigant de ses confrères, si différent de la bonhomie du bon P. Hemet, me donnait tant d'éloignement pour leur commerce, que je n'en ai vu aucun depuis ce temps-là , si ce n'est le P. Berthier, que je vis deux ou trois fois chez M. Dupin, avec lequel il travaillait de toute sa force à la réfutation de Montesquieu. Achevons, pour n'y plus revenir, ce qui me reste à dire de M. de Montaigu. Je lui avais dit dans nos démêlés qu'il ne lui fallait pas un secrétaire, mais un clerc de procureur. Il suivit cet avis, et me donna réellement pour successeur un vrai procureur, qui dans moins d'un an lui vola vingt ou trente mille livres. Il le chassa, le fit mettre en prison; chassa ses gentilshommes avec esclandre et scandale, se fit partout des querelles, reçut des affronts qu'un valet n'endurerait pas, et finit, à force de folies, par se faire rappeler et renvoyer planter ses choux. Apparemment que, parmi les réprimandes qu'il reçut à la cour, son affaire avec moi ne fut pas oubliée; du moins, peu de temps après son retour, il m'envoya son maÃtre d'hôtel pour solder mon compte et me donner de l'argent. J'en manquais dans ce moment-là ; mes dettes de Venise, dettes d'honneur si jamais il en fut, me pesaient sur le coeur. Je saisis le moyen qui se présentait de les acquitter, de même que le billet de Zanetto Nani. Je reçus ce qu'on voulut me donner; je payai toutes mes dettes, et je restai sans un sou, comme auparavant, mais soulagé d'un poids qui m'était insupportable. Depuis lors, je n'ai plus entendu parler de M. de Montaigu qu'à sa mort, que j'appris par la voix publique. Que Dieu fasse paix à ce pauvre homme! Il était aussi propre au métier d'ambassadeur que je l'avais été dans mon enfance à celui de grapignan. Cependant il n'avait tenu qu'à lui de se soutenir honorablement par mes services, et de me faire avancer rapidement dans l'état auquel le comte de Gouvon m'avait destiné dans ma jeunesse, et dont par moi seul je m'étais rendu capable dans un âge plus avancé. La justice et l'inutilité de mes plaintes me laissèrent dans l'âme un germe d'indignation contre nos sottes institutions civiles, où le vrai bien public et la véritable justice sont toujours sacrifiés à je ne sais quel ordre apparent, destructeur en effet de tout ordre, et qui ne fait qu'ajouter la sanction de l'autorité publique à l'oppression du faible et à l'iniquité du fort. Deux choses empêchèrent ce germe de se développer pour lors comme il a fait dans la suite l'une qu'il s'agissait de moi dans cette affaire, et que l'intérêt privé, qui n'a jamais rien produit de grand et de noble, ne saurait tirer de mon coeur les divins élans qu'il n'appartient qu'au plus pur amour du juste et du beau d'y produire; l'autre fut le charme de l'amitié, qui tempérait et calmait ma colère par l'ascendant d'un sentiment plus doux. J'avais fait connaissance à Venise avec un Biscayen, ami de mon ami Carrio, et digne de l'être de tout homme de bien. Cet aimable jeune homme, né pour tous les talents et pour toutes les vertus, venait de faire le tour de l'Italie pour prendre le goût des beaux-arts; et, n'imaginant rien de plus à acquérir, il voulait s'en retourner en droiture dans sa patrie. Je lui dis que les arts n'étaient que le délassement d'un génie comme le sien, fait pour cultiver les sciences; et je lui conseillai, pour en prendre le goût, un voyage et six mois de séjour à Paris. Il me crut, et fut à Paris. Il y était et m'attendait quand j'y arrivai. Son logement était trop grand pour lui; il m'en offrit la moitié; je l'acceptai. Je le trouvai dans la ferveur des hautes connaissances. Rien n'était au-dessus de sa portée; il dévorait et digérait tout avec une prodigieuse rapidité. Comme il me remercia d'avoir procuré cet aliment à son esprit, que le besoin de savoir tourmentait sans qu'il s'en doutât lui-même! Quels trésors de lumières et de vertus je trouvai dans cette âme forte! Je sentis que c'était l'ami qu'il me fallait nous devÃnmes intimes. Nos goûts n'étaient pas les mêmes; nous disputions toujours. Tous deux opiniâtres, nous n'étions jamais d'accord sur rien. Avec cela nous ne pouvions nous quitter; et tout en nous contrariant sans cesse, aucun des deux n'eût voulu que l'autre fût autrement. Ignacio Emmanuel de Altuna était un de ces hommes rares que l'Espagne seule produit, et dont elle produit trop peu pour sa gloire. Il n'avait pas ces violentes passions nationales communes dans son pays; l'idée de la vengeance ne pouvait pas plus entrer dans son esprit que le désir dans son coeur. Il était trop fier pour être vindicatif, et je lui ai souvent ouï dire avec beaucoup de sang-froid qu'un mortel ne pouvait pas offenser son âme. Il était galant sans être tendre. Il jouait avec les femmes comme avec de jolis enfants. Il se plaisait avec les maÃtresses de ses amis; mais je ne lui en ai jamais vu aucune, ni aucun désir d'en avoir. Les flammes de la vertu dont son coeur était dévoré ne permirent jamais à celles de ses sens de naÃtre. Après ses voyages il s'est marié; il est mort jeune; il a laissé des enfants; et je suis persuadé, comme de mon existence, que sa femme est la première et la seule qui lui ait fait connaÃtre les plaisirs de l'amour. A l'extérieur, il était dévot comme un Espagnol, mais en dedans, c'était la piété d'un ange. Hors moi, je n'ai vu que lui seul de tolérant depuis que j'existe. Il ne s'est jamais informé d'aucun homme comment il pensait en matière de religion. Que son ami fût juif, protestant, Turc, bigot, athée, peu lui importait, pourvu qu'il fût honnête homme. Obstiné, têtu pour des opinions indifférentes, dès qu'il s'agissait de religion, même de morale, il se recueillait, se taisait, ou disait simplement Je ne suis chargé que de moi. Il est incroyable qu'on puisse associer autant d'élévation d'âme avec un esprit de détail porté jusqu'à la minutie. Il partageait et fixait d'avance l'emploi de sa journée par heures, quarts d'heure et minutes, et suivait cette distribution avec un tel scrupule, que si l'heure eût sonné tandis qu'il lisait sa phrase, il eût fermé le livre sans achever. De toutes ces mesures de temps ainsi rompues, il y en avait pour telle étude, il y en avait pour telle autre; il y en avait pour la réflexion, pour la conversation, pour l'office, pour Locke, pour le rosaire, pour les visites, pour la musique, pour la peinture; et il n'y avait ni plaisir, ni tentation, ni complaisance qui pût intervertir cet ordre; un devoir à remplir seul l'aurait pu. Quand il me faisait la liste de ses distributions afin que je m'y conformasse, je commençais par rire, et je finissais par pleurer d'admiration. Jamais il ne gênait personne, ni ne supportait la gêne; il brusquait les gens qui, par politesse, voulaient le gêner. Il était emporté sans être boudeur. Je l'ai vu souvent en colère, mais je ne l'ai jamais vu fâché. Rien n'était si gai que son humeur il entendait la raillerie et il aimait à railler; il y brillait même, et il avait le talent de l'épigramme. Quand on l'animait, il était bruyant et tapageur en paroles, sa voix s'entendait de loin; mais tandis qu'il criait, on le voyait sourire, et tout à travers ses emportements, il lui venait quelques mots plaisants qui faisaient éclater tout le monde. Il n'avait pas plus le teint espagnol que le flegme. Il avait la peau blanche, les joues colorées, les cheveux d'un châtain presque blond. Il était grand et bien fait. Son corps fut formé pour loger son âme. Ce sage de coeur ainsi que de tête se connaissait en hommes, et fut mon ami. C'est toute ma réponse à quiconque ne l'est pas. Nous nous liâmes si bien que nous fÃmes le projet de passer nos jours ensemble. Je devais, dans quelques années, aller à Ascoytia pour vivre avec lui dans sa terre. Toutes les parties de ce projet furent arrangées entre nous la veille de son départ. Il n'y manqua que ce qui ne dépend pas des hommes dans les projets les mieux concertés. Les événements postérieurs, mes désastres, son mariage, sa mort enfin, nous ont séparés pour toujours. On dirait qu'il n'y a que les noirs complots des méchants qui réussissent; les projets innocents des bons n'ont presque jamais d'accomplissement. Ayant senti l'inconvénient de la dépendance, je me promis bien de ne m'y plus exposer. Ayant vu renverser dès leur naissance les projets d'ambition que l'occasion m'avait fait former, rebuté de rentrer dans la carrière que j'avais si bien commencée, et dont néanmoins je venais d'être expulsé, je résolus de ne plus m'attacher à personne, mais de rester dans l'indépendance en tirant parti de mes talents, dont enfin je commençais à sentir la mesure, et dont j'avais trop modestement pensé jusqu'alors. Je repris le travail de mon opéra, que j'avais interrompu pour aller à Venise; et, pour m'y livrer plus tranquillement, après le départ d'Altuna, je retournai loger à mon ancien hôtel Saint-Quentin, qui, dans un quartier solitaire et peu loin du Luxembourg, m'était plus commode pour travailler à mon aise que la bruyante rue Saint-Honoré. Là m'attendait la seule consolation réelle que le ciel m'ait fait goûter dans ma misère, et qui seule me la rend supportable. Ceci n'est pas une connaissance passagère; je dois entrer dans quelques détails sur la manière dont elle se fit. Nous avions une nouvelle hôtesse qui était d'Orléans. Elle prit pour travailler en linge une fille de son pays, d'environ vingt-deux à vingt-trois ans, qui mangeait avec nous ainsi que l'hôtesse. Cette fille, appelée Thérèse le Vasseur, était de bonne famille son père était officier de la monnaie d'Orléans, sa mère était marchande. Ils avaient beaucoup d'enfants. La monnaie d'Orléans n'allant plus, le père se trouva sur le pavé; la mère, ayant essuyé des banqueroutes, fit mal ses affaires, quitta le commerce, et vint à Paris avec son mari et sa fille, qui les nourrissait tous trois de son travail. La première fois que je vis paraÃtre cette fille à table, je fus frappé de son maintien modeste, et plus encore de son regard vif et doux, qui pour moi n'eut jamais son semblable. La table était composée, outre M. de Bonnefond, de plusieurs abbés irlandais, gascons, et autres gens de pareille étoffe. Notre hôtesse elle-même avait rôti le balai il n'y avait là que moi seul qui parlât et se comportât décemment. On agaça la petite; je pris sa défense. Aussitôt les lardons tombèrent sur moi. Quand je n'aurais eu naturellement aucun goût pour cette pauvre fille, la compassion, la contradiction m'en auraient donné. J'ai toujours aimé l'honnêteté dans les manières et dans les propos, surtout avec le sexe. Je devins hautement son champion. Je la vis sensible à mes soins; et ses regards, animés par la reconnaissance, qu'elle n'osait exprimer de bouche, n'en devenaient que plus pénétrants. Elle était très timide; je l'étais aussi. La liaison, que cette disposition commune semblait éloigner, se fit pourtant très rapidement. L'hôtesse, qui s'en aperçut, devint furieuse; et ses brutalités avancèrent encore mes affaires auprès de la petite, qui, n'ayant que moi seul d'appui dans la maison, me voyait sortir avec peine et soupirait après le retour de son protecteur. Le rapport de nos coeurs, le concours de nos dispositions eut bientôt son effet ordinaire. Elle crut voir en moi un honnête homme; elle ne se trompa pas. Je crus voir en elle une fille sensible, simple et sans coquetterie; je ne me trompai pas non plus. Je lui déclarai d'avance que je ne l'abandonnerais ni ne l'épouserais jamais. L'amour, l'estime, la sincérité naïve furent les ministres de mon triomphe; et c'était parce que son coeur était tendre et honnête que je fus heureux sans être entreprenant. La crainte qu'elle eut que je ne me fâchasse de ne pas trouver en elle ce qu'elle croyait que j'y cherchais recula mon bonheur plus que toute autre chose. Je la vis, interdite et confuse avant de se rendre, vouloir se faire entendre, et n'oser s'expliquer. Loin d'imaginer la véritable cause de son embarras, j'en imaginai une bien fausse et bien insultante pour ses moeurs; et, croyant qu'elle m'avertissait que ma santé courait des risques, je tombai dans des perplexités qui ne me retinrent pas, mais qui durant plusieurs jours empoisonnèrent mon bonheur. Comme nous ne nous entendions pas l'un l'autre, nos entretiens à ce sujet étaient autant d'énigmes et d'amphigouris plus que risibles. Elle fut prête à me croire absolument fou; je fus prêt à ne savoir plus que penser d'elle. Enfin nous nous expliquâmes elle me fit en pleurant l'aveu d'une faute unique au sortir de l'enfance, fruit de son ignorance et de l'adresse d'un séducteur. Sitôt que je la compris, je fis un cri de joie Pucelage! m'écriai-je c'est bien à Paris, c'est bien à vingt ans qu'on en cherche! Ah! ma Thérèse, je suis trop heureux de te posséder sage et saine, et de ne pas trouver ce que je ne cherchais pas. Je n'avais cherché d'abord qu'à me donner un amusement. Je vis que j'avais plus fait, et que je m'étais donné une compagne. Un peu d'habitude avec cette excellente fille, un peu de réflexion sur ma situation me firent sentir qu'en ne songeant qu'à mes plaisirs, j'avais beaucoup fait pour mon bonheur. Il me fallait, à la place de l'ambition éteinte, un sentiment vif qui remplÃt mon coeur. Il fallait, pour tout dire, un successeur à maman puisque je ne devais plus vivre avec elle, il me fallait quelqu'un qui vécût avec son élève, et en qui je trouvasse la simplicité, la docilité de coeur qu'elle avait trouvée en moi. Il fallait que la douceur de la vie privée et domestique me dédommageât du sort brillant auquel je renonçais. Quand j'étais absolument seul, mon coeur était vide; mais il n'en fallait qu'un pour le remplir. Le sort m'avait ôté, m'avait aliéné, du moins en partie, celui pour lequel la nature m'avait fait. Dès lors j'étais seul; car il n'y eut jamais pour moi d'intermédiaire entre tout et rien. Je trouvais dans Thérèse le supplément dont j'avais besoin; par elle je vécus heureux autant que je pouvais l'être selon le cours des événements. Je voulus d'abord former son esprit j'y perdis ma peine. Son esprit est ce que l'a fait la nature; la culture et les soins n'y prennent pas. Je ne rougis pas d'avouer qu'elle n'a jamais bien su lire, quoiqu'elle écrive passablement. Quand j'allai loger dans la rue Neuve-des-Petits-Champs, j'avais à l'hôtel de Pontchartrain, vis-à -vis mes fenêtres, un cadran sur lequel je m'efforçai durant plus d'un mois à lui faire connaÃtre les heures. A peine les connaÃt-elle encore à présent. Elle n'a jamais pu suivre l'ordre des douze mois de l'année, et ne connaÃt pas un seul chiffre, malgré tous les soins que j'ai pris pour les lui montrer. Elle ne sait ni compter l'argent, ni le prix d'aucune chose. Le mot qui lui vient en parlant est souvent l'opposé de celui qu'elle veut dire. Autrefois j'avais fait un dictionnaire de ses phrases pour amuser madame de Luxembourg, et ses quiproquos sont devenus célèbres dans les sociétés où j'ai vécu. Mais cette personne si bornée, et, si l'on veut, si stupide, est d'un conseil excellent dans les occasions difficiles. Souvent en Suisse, en Angleterre, en France, dans les catastrophes où je me trouvais, elle a vu ce que je ne voyais pas moi-même; elle m'a donné les avis les meilleurs à suivre; elle m'a tiré des dangers où je me précipitais aveuglément; et devant les dames du plus haut rang, devant les grands et les princes, ses sentiments, son bon sens, ses réponses et sa conduite, lui ont attiré l'estime universelle; et à moi, sur son mérite, des compliments dont je sentais la sincérité. Auprès des personnes qu'on aime, le sentiment nourrit l'esprit ainsi que le coeur, et l'on a peu besoin de chercher ailleurs des idées. Je vivais avec ma Thérèse aussi agréablement qu'avec le plus beau génie de l'univers. Sa mère, fière d'avoir été jadis élevée auprès de la marquise de Monpipeau, faisait le bel esprit, voulait diriger le sien, et gâtait, par son astuce, la simplicité de notre commerce. L'ennui de cette importunité me fit un peu surmonter la sotte honte de n'oser me montrer avec Thérèse en public, et nous faisions tête-à -tête de petites promenades champêtres et de petits goûters qui m'étaient délicieux. Je voyais qu'elle m'aimait sincèrement, et cela redoublait ma tendresse. Cette douce intimité me tenait lieu de tout l'avenir ne me touchait plus, ou ne me touchait que comme le présent prolongé je ne désirais rien que d'en assurer la durée. Cet attachement me rendit toute autre dissipation superflue et insipide. Je ne sortais plus que pour aller chez Thérèse; sa demeure devint presque la mienne. Cette vie retirée devint si avantageuse à mon travail, qu'en moins de trois mois mon opéra tout entier fut fait, paroles et musique. Il restait seulement quelques accompagnements et remplissages à faire. Ce travail de manoeuvre m'ennuyait fort. Je proposai à Philidor de s'en charger, en lui donnant part au bénéfice. Il vint deux fois, et fit quelques remplissages dans l'acte d'Ovide; mais il ne put se captiver à ce travail assidu pour un profit éloigné et même incertain. Il ne revint plus, et j'achevai ma besogne moi-même. Mon opéra fait, il s'agit d'en tirer parti; c'était un autre opéra bien plus difficile. On ne vient à bout de rien à Paris quand on y vit isolé. Je pensai à me faire jour par M. de la Poplinière, chez qui Gauffecourt, de retour de Genève, m'avait introduit. M. de la Poplinière était le Mécène de Rameau madame de la Poplinière était sa très humble écolière. Rameau faisait, comme on dit, la pluie et le beau temps dans cette maison. Jugeant qu'il protégerait avec plaisir l'ouvrage d'un de ses disciples, je voulus lui montrer le mien. Il refusa de le voir, disant qu'il ne pouvait lire des partitions, et que cela le fatiguait trop. La Poplinière dit là -dessus qu'on pouvait le lui faire entendre, et m'offrit de rassembler des musiciens pour en exécuter des morceaux. Je ne demandais pas mieux. Rameau consentit en grommelant, et répétant sans cesse que ce devait être une belle chose que la composition d'un homme qui n'était pas enfant de la balle, et qui avait appris la musique tout seul. Je me hâtai de tirer en parties cinq ou six morceaux choisis. On me donna une dizaine de symphonistes, et pour chanteurs, Albert, Bérard et mademoiselle Bourbonnais. Rameau commença dès l'ouverture à faire entendre, par ses éloges outrés, qu'elle ne pouvait être de moi. Il ne laissa passer aucun morceau sans donner des signes d'impatience; mais à un air de haute-contre, dont le chant était mâle et sonore, et l'accompagnement très brillant, il ne put se contenir; il m'apostropha avec une brutalité qui scandalisa tout le monde, soutenant qu'une partie de ce qu'il venait d'entendre était d'un homme consommé dans l'art, et le reste d'un ignorant qui ne savait pas même la musique. Et il est vrai que mon travail, inégal et sans règle, était tantôt sublime et tantôt très plat, comme doit être celui de quiconque ne s'élève que par quelques élans de génie, et que la science ne soutient point. Rameau prétendit ne voir en moi qu'un petit pillard sans talent et sans goût. Les assistants, et surtout le maÃtre de la maison, ne pensèrent pas de même. M. de Richelieu, qui dans ce temps-là voyait beaucoup monsieur et, comme on sait, madame de la Poplinière, ouït parler de mon ouvrage, et voulut l'entendre en entier, avec le projet de le faire donner à la cour s'il en était content. Il fut exécuté à grand choeur et à grand orchestre, aux frais du roi, chez M. Bonneval, intendant des menus. Francoeur dirigeait l'exécution. L'effet en fut surprenant M. le duc ne cessait de s'écrier et d'applaudir; et à la fin d'un choeur, dans l'acte du Tasse, il se leva, vint à moi, et me serrant la main, Monsieur Rousseau, me dit-il, voilà de l'harmonie qui transporte; je n'ai jamais rien entendu de plus beau je veux faire donner cet ouvrage à Versailles. Madame de la Poplinière, qui était là , ne dit pas un mot. Rameau, quoique invité, n'y avait pas voulu venir. Le lendemain, madame de la Poplinière me fit à sa toilette un accueil fort dur, affecta de me rabaisser ma pièce, et me dit que, quoiqu'un peu de clinquant eût d'abord ébloui M. de Richelieu, il en était bien revenu, et qu'elle ne me conseillait pas de compter sur mon opéra. Monsieur le duc arriva peu après, et me tint un tout autre langage, me dit des choses flatteuses sur mes talents, et me parut toujours disposé à faire donner ma pièce devant le roi. Il n'y a, dit-il, que l'acte du Tasse qui ne peut passer à la cour il en faut faire un autre. Sur ce seul mot j'allai m'enfermer chez moi; et dans trois semaines j'eus fait, à la place du Tasse, un autre acte, dont le sujet était Hésiode inspiré par une muse. Je trouvai le secret de faire passer dans cet acte une partie de l'histoire de mes talents, et de la jalousie dont Rameau voulait bien les honorer. Il y avait dans ce nouvel acte une élévation moins gigantesque et mieux soutenue que celle du Tasse; la musique en était aussi noble et beaucoup mieux faite; et si les deux autres actes avaient valu celui-là , la pièce entière eût avantageusement soutenu la représentation mais tandis que j'achevais de la mettre en état, une autre entreprise suspendit l'exécution de celle-là . L'hiver qui suivit la bataille de Fontenoy il y eut beaucoup de fêtes à Versailles, entre autres plusieurs opéras au théâtre des Petites-Écuries. De ce nombre fut le drame de Voltaire, intitulé la Princesse de Navarre, dont Rameau avait fait la musique, et qui venait d'être changé et réformé sous le nom des Fêtes de Ramire. Ce nouveau sujet demandait plusieurs changements aux divertissements de l'ancien, tant dans les vers que dans la musique. Il s'agissait de trouver quelqu'un qui pût remplir ce double objet. Voltaire, alors en Lorraine, et Rameau, tous deux occupés pour lors à l'opéra du Temple de la Gloire, ne pouvant donner des soins à celui-là , M. de Richelieu pensa à moi, me fit proposer de m'en charger et pour que je pusse examiner mieux ce qu'il y avait à faire, il m'envoya séparément le poème et la musique. Avant toute chose, je ne voulus toucher aux paroles que de l'aveu de l'auteur; et je lui écrivis à ce sujet une lettre très honnête, et même respectueuse, comme il convenait. Voici sa réponse, dont l'original est dans la liasse A, no I. "15 décembre 1745. Vous réunissez, monsieur, deux talents qui ont toujours été séparés jusqu'à présent. Voilà déjà deux bonnes raisons pour moi de vous estimer et de chercher à vous aimer. Je suis fâché pour vous que vous employiez ces deux talents à un ouvrage qui n'en est pas trop digne. Il y a quelques mois que M. le duc de Richelieu m'ordonna absolument de faire en un clin d'oeil une petite et mauvaise esquisse de quelques scènes insipides et tronquées, qui devaient s'ajuster à des divertissements qui ne sont point faits pour elles. J'obéis avec la plus grande exactitude; je fis très vite et très mal. J'envoyai ce misérable croquis à M. le duc de Richelieu, comptant qu'il ne servirait pas, ou que je le corrigerais. Heureusement il est entre vos mains, vous en êtes le maÃtre absolu; j'ai perdu entièrement tout cela de vue. Je ne doute pas que vous n'ayez rectifié toutes les fautes échappées nécessairement dans une composition si rapide d'une simple esquisse, que vous n'ayez suppléé à tout. Je me souviens qu'entre autres balourdises, il n'est pas dit, dans ces scènes qui lient les divertissements, comment la princesse Grenadine passe tout d'un coup d'une prison dans un jardin ou dans un palais. Comme ce n'est point un magicien qui lui donne des fêtes, mais un seigneur espagnol, il me semble que rien ne doit se faire par enchantement. Je vous prie, monsieur, de vouloir bien revoir cet endroit, dont je n'ai qu'une idée confuse. Voyez s'il est nécessaire que la prison s'ouvre, et qu'on fasse passer notre princesse de cette prison dans un beau palais doré et verni, préparé pour elle. Je sais très bien que tout cela est fort misérable, et qu'il est au-dessous d'un être pensant de faire une affaire sérieuse de ces bagatelles; mais enfin, puisqu'il s'agit de déplaire le moins qu'on pourra, il faut mettre le plus de raison qu'on peut, même dans un mauvais divertissement d'opéra. Je me rapporte de tout à vous et à M. Ballod, et je compte avoir bientôt l'honneur de vous faire mes remerciements, et de vous assurer, monsieur, à quel point j'ai celui d'être, etc." Qu'on ne soit pas surpris de la grande politesse de cette lettre, comparée aux autres lettres demi-cavalières qu'il m'a écrites depuis ce temps-là . Il me crut en grande faveur auprès de M. de Richelieu; et la souplesse courtisane qu'on lui connaÃt l'obligeait à beaucoup d'égards pour un nouveau venu, jusqu'à ce qu'il connût mieux la mesure de son crédit. Autorisé par M. de Voltaire et dispensé de tous égards pour Rameau, qui ne cherchait qu'à me nuire, je me mis au travail, et en deux mois ma besogne fut faite. Elle se borna, quant aux vers, à très peu de chose. Je tâchai seulement qu'on n'y sentÃt pas la différence des styles; et j'eus la présomption de croire avoir réussi. Mon travail en musique fut plus long et plus pénible outre que j'eus à faire plusieurs morceaux d'appareil, et entre autres l'ouverture, tout le récitatif dont j'étais chargé se trouva d'une difficulté extrême, en ce qu'il fallait lier, souvent en peu de vers et par des modulations très rapides, des symphonies et des choeurs dans des tons fort éloignés car, pour que Rameau ne m'accusât pas d'avoir défiguré ses airs, je n'en voulus changer ni transposer aucun. Je réussis à ce récitatif. Il était bien accentué, plein d'énergie, et surtout excellemment modulé. L'idée des deux hommes supérieurs auxquels on daignait m'associer m'avait élevé le génie; et je puis dire que, dans ce travail ingrat et sans gloire, dont le public ne pouvait pas même être informé, je me tins presque toujours à côté de mes modèles. La pièce, dans l'état où je l'avais mise, fut répétée au grand théâtre de l'Opéra. Des trois auteurs je m'y trouvai seul. Voltaire était absent, et Rameau n'y vint pas, ou se cacha. Les paroles du premier monologue étaient très lugubres; en voici le début O mort! viens terminer les malheurs de ma vie. Il avait bien fallu faire une musique assortissante. Ce fut pourtant là -dessus que madame de la Poplinière fonda sa censure, en m'accusant, avec beaucoup d'aigreur, d'avoir fait une musique d'enterrement. M. de Richelieu commença judicieusement par s'informer de qui étaient les vers de ce monologue. Je lui présentai le manuscrit qu'il m'avait envoyé, et qui faisait foi qu'ils étaient de Voltaire. En ce cas, dit-il, c'est Voltaire seul qui a tort. Durant la répétition, tout ce qui était de moi fut successivement improuvé par madame de la Poplinière, et justifié par M. de Richelieu. Mais enfin j'avais affaire à trop forte partie, et il me fut signifié qu'il y avait à refaire à mon travail plusieurs choses sur lesquelles il fallait consulter M. Rameau. Navré d'une conclusion pareille, au lieu des éloges que j'attendais, et qui certainement m'étaient dus, je rentrai chez moi la mort dans le coeur. J'y tombai malade, épuisé de fatigue, dévoré de chagrin; et de six semaines je ne fus en état de sortir. Rameau, qui fut chargé des changements indiqués par madame de la Poplinière, m'envoya demander l'ouverture de mon grand opéra, pour la substituer à celle que je venais de faire. Heureusement je sentis le croc-en-jambe, et je la refusai. Comme il n'y avait plus que cinq ou six jours jusqu'à la représentation, il n'eut pas le temps d'en faire une, et il fallut laisser la mienne. Elle était à l'italienne, et d'un style très nouveau pour lors en France. Cependant elle fut goûtée et j'appris par M. de Valmalette, maÃtre d'hôtel du roi, et gendre de M. Mussard, mon parent et mon ami, que les amateurs avaient été très contents de mon ouvrage, et que le public ne l'avait pas distingué de celui de Rameau. Mais celui-ci, de concert avec madame de la Poplinière, prit des mesures pour qu'on ne sût pas même que j'y avais travaillé. Sur les livres qu'on distribue aux spectateurs, et où les auteurs sont toujours nommés, il n'y eut de nommé que Voltaire; et Rameau aima mieux que son nom fût supprimé que d'y voir associer le mien. Sitôt que je fus en état de sortir, je voulus aller chez M. de Richelieu. Il n'était plus temps; il venait de partir pour Dunkerque, où il devait commander le débarquement destiné pour l'Écosse. A son retour, je me dis, pour autoriser ma paresse, qu'il était trop tard. Ne l'ayant plus revu depuis lors, j'ai perdu l'honneur que méritait mon ouvrage, l'honoraire qu'il devait me produire; et mon temps, mon travail, mon chagrin, ma maladie et l'argent qu'elle me coûta, tout cela fut à mes frais, sans me rendre un sou de bénéfice, ou plutôt de dédommagement. Il m'a cependant toujours paru que M. de Richelieu avait naturellement de l'inclination pour moi, et pensait avantageusement de mes talents; mais mon malheur et madame de la Poplinière empêchèrent tout l'effet de sa bonne volonté. Je ne pouvais rien comprendre à l'aversion de cette femme, à qui je m'étais efforcé de plaire et à qui je faisais assez régulièrement ma cour. Gauffecourt m'en expliqua les causes D'abord, me dit-il, son amitié pour Rameau, dont elle est la prôneuse en titre, et qui ne veut souffrir aucun concurrent; et de plus un péché originel qui vous damne auprès d'elle, et qu'elle ne vous pardonnera jamais, c'est d'être Genevois. Là -dessus il m'expliqua que l'abbé Hubert, qui l'était, et sincère ami de M. de la Poplinière, avait fait ses efforts pour l'empêcher d'épouser cette femme, qu'il connaissait bien; et qu'après le mariage elle lui avait voué une haine implacable, ainsi qu'à tous les Genevois. Quoique la Poplinière, ajouta-t-il, ait de l'amitié pour vous, et que je le sache, ne comptez pas sur son appui. Il est amoureux de sa femme elle vous hait; elle est méchante, elle est adroite vous ne ferez jamais rien dans cette maison. Je me le tins pour dit. Ce même Gauffecourt me rendit à peu près dans le même temps un service dont j'avais grand besoin. Je venais de perdre mon vertueux père, âgé d'environ soixante ans. Je sentis moins cette perte que je n'aurais fait en d'autres temps, où les embarras de ma situation m'auraient moins occupé. Je n'avais point voulu réclamer de son vivant ce qui restait du bien de ma mère, et dont il tirait le petit revenu je n'eus plus là -dessus de scrupule après sa mort. Mais le défaut de preuve juridique de la mort de mon frère faisait une difficulté que Gauffecourt se chargea de lever, et qu'il leva en effet par les bons offices de l'avocat de Lorme. Comme j'avais le plus grand besoin de cette petite ressource, et que l'événement était douteux, j'en attendais la nouvelle définitive avec le plus vif empressement. Un soir, en rentrant chez moi, je trouvai la lettre qui devait contenir cette nouvelle, et je la pris pour l'ouvrir avec un tremblement d'impatience dont j'eus honte au dedans de moi. Eh quoi! me dis-je avec dédain, Jean-Jacques se laisserait-il subjuguer à ce point par l'intérêt et par la curiosité? Je remis sur-le-champ la lettre sur ma cheminée; je me déshabillai, me couchai tranquillement, dormis mieux qu'à mon ordinaire, et me levai le lendemain assez tard sans plus penser à ma lettre. En m'habillant je l'aperçus; je l'ouvris sans me presser; j'y trouvai une lettre de change. J'eus bien des plaisirs à la fois; mais je puis jurer que le plus vif fut celui d'avoir su me vaincre. J'aurais vingt traits pareils à citer en ma vie, mais je suis trop pressé pour pouvoir tout dire. J'envoyai une petite partie de cet argent à ma pauvre maman, regrettant avec larmes l'heureux temps où j'aurais mis le tout à ses pieds. Toutes ses lettres se sentaient de sa détresse. Elle m'envoyait un tas de recettes et de secrets dont elle prétendait que je fisse ma fortune et la sienne. Déjà le sentiment de sa misère lui resserrait le coeur et lui rétrécissait l'esprit. Le peu que je lui envoyai fut la proie des fripons qui l'obsédaient. Elle ne profita de rien. Cela me dégoûta de partager mon nécessaire avec ces misérables, surtout après l'inutile tentative que je fis pour la leur arracher, comme il sera dit ci-après. Le temps s'écoulait, et l'argent avec lui. Nous étions deux, même quatre, ou, pour mieux dire, nous étions sept ou huit. Car, quoique Thérèse fût d'un désintéressement qui a peu d'exemples, sa mère n'était pas comme elle. Sitôt qu'elle se vit un peu remontée par mes soins, elle fit venir toute sa famille, pour en partager le fruit. Soeurs, fils, filles, petites-filles, tout vint, hors sa fille aÃnée, mariée au directeur des carrosses d'Angers. Tout ce que je faisais pour Thérèse était détourné par sa mère en faveur de ces affamés. Comme je n'avais pas affaire à une personne avide, et que je n'étais pas subjugué par une passion folle, je ne faisais pas des folies. Content de tenir Thérèse honnêtement, mais sans luxe, à l'abri des pressants besoins, je consentais que ce qu'elle gagnait par son travail fût tout entier au profit de sa mère, et je ne me bornais pas à cela; mais, par une fatalité qui me poursuivait, tandis que maman était en proie à ses croquants, Thérèse était en proie à sa famille, et je ne pouvais rien faire d'aucun côté qui profitât à celle pour qui je l'avais destiné. Il était singulier que la cadette des enfants de madame le Vasseur, la seule qui n'eût pas été dotée, était la seule qui nourrissait son père et sa mère, et qu'après avoir été longtemps battue par ses frères, par ses soeurs, même par ses nièces, cette pauvre fille en était maintenant pillée, sans qu'elle pût mieux se défendre de leurs vols que de leurs coups. Une seule de ses nièces, appelée Gothon Leduc, était assez aimable et d'un caractère assez doux, quoique gâtée par l'exemple et les leçons des autres. Comme je les voyais souvent ensemble, je leur donnais les noms qu'elles s'entre-donnaient; j'appelais la nièce ma nièce, et la tante ma tante. Toutes deux m'appelaient leur oncle. De là le nom de tante duquel j'ai continué d'appeler Thérèse, et que mes amis répétaient quelquefois en plaisantant. On sent que, dans une pareille situation, je n'avais pas un moment à perdre pour tâcher de m'en tirer. Jugeant que M. de Richelieu m'avait oublié, et n'espérant plus rien du côté de la cour, je fis quelques tentatives pour faire passer à Paris mon opéra mais j'éprouvai des difficultés qui demandaient bien du temps pour les vaincre, et j'étais de jour en jour plus pressé. Je m'avisai de présenter ma petite comédie de Narcisse aux Italiens. Elle y fut reçue, et j'eus les entrées, qui me firent grand plaisir mais ce fut tout. Je ne pus jamais parvenir à faire jouer ma pièce; et, ennuyé de faire ma cour à des comédiens, je les plantai là . Je revins enfin au dernier expédient qui me restait, et le seul que j'aurais dû prendre. En fréquentant la maison de M. de la Poplinière je m'étais éloigné de celle de M. Dupin. Les deux dames, quoique parentes, étaient mal ensemble et ne se voyaient point; il n'y avait aucune société entre les deux maisons, et Thieriot seul vivait dans l'une et dans l'autre. Il fut chargé de tâcher de me ramener chez M. Dupin. M. de Francueil suivait alors l'histoire naturelle et la chimie, et faisait un cabinet. Je crois qu'il aspirait à l'Académie des sciences; il voulait pour cela faire un livre, et il jugeait que je pouvais lui être utile dans ce travail. Madame Dupin, qui de son côté méditait un autre livre, avait sur moi des vues à peu près semblables. Ils auraient voulu m'avoir en commun pour une espèce de secrétaire, et c'était là l'objet des semonces de Thieriot. J'exigeais préalablement que M. de Francueil emploierait son crédit avec celui de Jelyotte pour faire répéter mon ouvrage à l'Opéra. Il y consentit. Les Muses galantes furent répétées d'abord plusieurs fois au magasin, puis au grand théâtre. Il y avait beaucoup de monde à la grande répétition, et plusieurs morceaux furent très applaudis. Cependant je sentis moi-même durant l'exécution, fort mal conduite par Rebel, que la pièce ne passerait pas, et même qu'elle n'était pas en état de paraÃtre sans de grandes corrections. Ainsi je la retirai sans mot dire, et sans m'exposer au refus; mais je vis clairement par plusieurs indices que l'ouvrage, eût-il été parfait, n'aurait pas passé. M. de Francueil m'avait bien promis de le faire répéter, mais non pas de le faire recevoir. Il me tint exactement parole. J'ai toujours cru voir, dans cette occasion et dans beaucoup d'autres, que ni lui ni madame Dupin ne se souciaient de me laisser acquérir une certaine réputation dans le monde, de peur peut-être qu'on en supposât, en voyant leurs livres, qu'ils avaient greffé leurs talents sur les miens. Cependant, comme madame Dupin m'en a toujours supposé de très médiocres, et qu'elle ne m'a jamais employé qu'à écrire sous sa dictée, ou à des recherches de pure érudition, ce reproche, surtout à son égard, eût été bien injuste. Ce dernier mauvais succès acheva de me décourager. J'abandonnai tout projet d'avancement et de gloire; et, sans plus songer à des talents vrais ou vains qui me prospéraient si peu, je consacrai mon temps et mes soins à me procurer ma subsistance et celle de ma Thérèse, comme il plairait à ceux qui se chargeraient d'y pourvoir. Je m'attachai donc tout à fait à madame Dupin et à M. de Francueil. Cela ne me jeta pas dans une grande opulence; car, avec huit à neuf cents francs par an que j'eus les deux premières années, à peine avais-je de quoi fournir à mes premiers besoins, forcé de me loger à leur voisinage, en chambre garnie, dans un quartier assez cher, et payant un autre loyer à l'extrémité de Paris, tout en haut de la rue Saint-Jacques, où, quelque temps qu'il fÃt, j'allais souper presque tous les soirs. Je pris bientôt le train et même le goût de mes nouvelles occupations. Je m'attachai à la chimie; j'en fis plusieurs cours avec M. de Francueil chez M. Rouelle; et nous nous mÃmes à barbouiller du papier tant bien que mal sur cette science, dont nous possédions à peine les éléments. En 1747, nous allâmes passer l'automne en Touraine, au château de Chenonceaux, maison royale sur le Cher, bâtie par Henri second pour Diane de Poitiers, dont on y voit encore les chiffres, et maintenant possédée par M. Dupin, fermier général. On s'amusa beaucoup dans ce beau lieu; on y faisait très bonne chère; j'y devins gras comme un moine. On y fit beaucoup de musique. J'y composai plusieurs trios à chanter pleins d'une assez forte harmonie, et dont je reparlerai peut-être dans mon supplément, si jamais j'en fais un. On y joua la comédie. J'y en fis, en quinze jours, une en trois actes, intitulée l'Engagement téméraire qu'on trouvera parmi mes papiers, et qui n'a d'autre mérite que beaucoup de gaieté. J'y composai d'autres petits ouvrages, entre autres une pièce en vers intitulée l'Allée de Sylvie, nom d'une allée du parc qui bordait le Cher; et tout cela se fit sans discontinuer mon travail sur la chimie, et celui que je faisais auprès de madame Dupin. Tandis que j'engraissais à Chenonceaux, ma pauvre Thérèse engraissait à Paris d'une autre manière; et quand j'y revins, je trouvai l'ouvrage que j'avais mis sur le métier plus avancé que je ne l'avais cru. Cela m'eût jeté, vu ma situation, dans un embarras extrême, si des camarades de table ne m'eussent fourni la seule ressource qui pouvait m'en tirer. C'est un de ces récits essentiels que je ne puis faire avec trop de simplicité, parce qu'il faudrait, en les commentant, m'excuser ou me charger, et que je ne dois faire ici ni l'un ni l'autre. Durant le séjour d'Altuna à Paris, au lieu d'aller manger chez un traiteur, nous mangions ordinairement lui et moi à notre voisinage, presque vis-à -vis le cul-de-sac de l'Opéra, chez une madame la Selle, femme d'un tailleur, qui donnait assez mal à manger, mais dont la table ne laissait pas d'être recherchée, à cause de la bonne et sûre compagnie qui s'y trouvait; car on n'y recevait aucun inconnu, et il fallait être introduit par quelqu'un de ceux qui y mangeaient d'ordinaire. Le commandeur de Graville, vieux débauché, plein de politesse et d'esprit, mais ordurier, y logeait, et y attirait une folle et brillante jeunesse en officiers aux gardes et mousquetaires. Le commandeur de Nonant, chevalier de toutes les filles de l'Opéra, y apportait journellement toutes les nouvelles de ce tripot. MM. Duplessis, lieutenant-colonel retiré, bon et sage vieillard, et Ancelet, officier des mousquetaires, y maintenaient un certain ordre parmi ces jeunes gens. Il y venait aussi des commerçants, des financiers, des ouvriers, mais polis, honnêtes, et de ceux qu'on distinguait dans leur métier; M. de Besse, M. de Forcade, et d'autres dont j'ai oublié les noms. Enfin l'on y voyait des gens de mise de tous les états, excepté des abbés et des gens de robe, que je n'y ai jamais vus; et c'était une convention de n'y en point introduire. Cette table, assez nombreuse, était très gaie sans être bruyante, et l'on y polissonnait beaucoup sans grossièreté. Le vieux commandeur, avec tous ses contes gras quant à la substance, ne perdait jamais sa politesse de la vieille cour, et jamais un mot de gueule ne sortait de sa bouche qui ne fût si plaisant que des femmes l'auraient pardonné. Son ton servait de règle à toute la table tous ces jeunes gens contaient leurs aventures galantes avec autant de licence que de grâce et les contes de filles manquaient d'autant moins que le magasin était à la porte; car l'allée par où l'on allait chez madame la Selle était la même où donnait la boutique de la Duchapt, célèbre marchande de modes, qui avait alors de très jolies filles avec lesquelles nos messieurs allaient causer avant ou après dÃner. Je m'y serais amusé comme les autres, si j'eusse été plus hardi. Il ne fallait qu'entrer comme eux; je n'osai jamais. Quant à madame la Selle, je continuai d'y aller manger assez souvent après le départ d'Altuna. J'y apprenais des foules d'anecdotes très amusantes, et j'y pris aussi peu à peu, non, grâces au ciel, jamais les moeurs, mais les maximes que j'y vis établies. D'honnêtes personnes, mises à mal, des maris trompés, des femmes séduites, des accouchements clandestins, étaient là les textes les plus ordinaires; et celui qui peuplait le mieux les Enfants-Trouvés était toujours le plus applaudi. Cela me gagna; je formai ma façon de penser sur celle que je voyais en règne chez des gens très aimables, et dans le fond très honnêtes gens; et je me dis Puisque c'est l'usage du pays, quand on y vit on peut le suivre. Voilà l'expédient que je cherchais. Je m'y déterminai gaillardement, sans le moindre scrupule; et le seul que j'eus à vaincre fut celui de Thérèse, à qui j'eus toutes les peines du monde de faire adopter cet unique moyen de sauver son honneur. Sa mère, qui de plus craignait un nouvel embarras de marmaille, étant venue à mon secours, elle se laissa vaincre. On choisit une sage-femme prudente et sûre, appelée mademoiselle Gouin, qui demeurait à la pointe Saint-Eustache, pour lui confier ce dépôt; et quand le temps fut venu, Thérèse fut menée par sa mère chez la Gouin pour y faire ses couches. J'allai l'y voir plusieurs fois, et je lui portai un chiffre que j'avais fait à double sur deux cartes, dont une fut mise dans les langes de l'enfant; et il fut déposé par la sage-femme au bureau des Enfants-Trouvés, dans la forme ordinaire. L'année suivante, même inconvénient et même expédient, au chiffre près, qui fut négligé. Pas plus de réflexion de ma part, pas plus d'approbation de celle de la mère elle obéit en gémissant. On verra successivement toutes les vicissitudes que cette fatale conduite a produites dans ma façon de penser, ainsi que dans ma destinée. Quant à présent, tenons-nous à cette première époque. Ses suites, aussi cruelles qu'imprévues, ne me forceront que trop d'y revenir. Je marque ici celle de ma première connaissance avec madame d'Épinay, dont le nom reviendra souvent dans ces Mémoires elle s'appelait mademoiselle d'Esclavelles, et venait d'épouser M. d'Épinay, fils de M. Lalive de Bellegarde, fermier général. Son mari était musicien, ainsi que M. de Francueil. Elle était musicienne aussi, et la passion de cet art mit entre ces trois personnes une grande intimité. M. de Francueil m'introduisit chez madame d'Épinay; j'y soupais quelquefois avec lui. Elle était aimable, avait de l'esprit, des talents; c'était assurément une bonne connaissance à faire. Mais elle avait une amie, appelée mademoiselle d'Ette, qui passait pour méchante, et qui vivait avec le chevalier de Valory, qui ne passait pas pour bon. Je crois que le commerce de ces deux personnes fit tort à madame d'Épinay, à qui la nature avait donné, avec un tempérament très exigeant, des qualités excellentes pour en régler ou racheter les écarts. M. de Francueil lui communiqua une partie de l'amitié qu'il avait pour moi, et m'avoua ses liaisons avec elle, dont, par cette raison, je ne parlerais pas ici si elles ne fussent devenues publiques au point de n'être pas même cachées à M. d'Épinay. M. de Francueil me fit même sur cette dame des confidences bien singulières, qu'elle ne m'a jamais faites à moi-même, et dont elle ne m'a jamais cru instruit; car je n'en ouvris ni n'en ouvrirai de ma vie la bouche ni à elle ni à qui que ce soit. Toute cette confiance de part et d'autre rendait ma situation très embarrassante surtout avec madame de Francueil, qui me connaissait assez pour ne pas se défier de moi, quoique en liaison avec sa rivale. Je consolais de mon mieux cette pauvre femme, à qui son mari ne rendait assurément pas l'amour qu'elle avait pour lui. J'écoutais séparément ces trois personnes; je gardais leurs secrets avec la plus grande fidélité, sans qu'aucune des trois m'en arrachât jamais aucun de ceux des deux autres, et sans dissimuler à chacune des deux femmes mon attachement pour sa rivale. Madame de Francueil, qui voulait se servir de moi pour bien des choses, essuya des refus formels; et madame d'Épinay, m'ayant voulu charger une fois d'une lettre pour Francueil, non seulement en reçut un pareil, mais encore une déclaration très nette que si elle voulait me chasser pour jamais de chez elle, elle n'avait qu'à me faire une seconde fois pareille proposition. Il faut rendre justice à madame d'Épinay loin que ce procédé parût lui déplaire, elle en parla à Francueil avec éloge, et ne m'en reçut pas moins bien. C'est ainsi que, dans des relations orageuses entre trois personnes que j'avais à ménager, dont je dépendais en quelque sorte, et pour qui j'avais de l'attachement, je conservai jusqu'à la fin leur amitié, leur estime, leur confiance, en me conduisant avec douceur et complaisance, mais toujours avec droiture et fermeté. Malgré ma bêtise et ma gaucherie, madame d'Épinay voulut me mettre des amusements de la Chevrette, château près de Saint-Denis, appartenant à M. de Bellegarde. Il y avait un théâtre où l'on jouait souvent des pièces. On me chargea d'un rôle que j'étudiai six mois sans relâche, et qu'il fallut me souffler d'un bout à l'autre à la représentation. Après cette épreuve on ne me proposa plus de rôle. En faisant la connaissance de madame d'Épinay, je fis aussi celle de sa belle-soeur, mademoiselle de Bellegarde, qui devint bientôt comtesse de Houdetot. La première fois que je la vis, elle était à la veille de son mariage elle me causa longtemps avec cette familiarité charmante qui lui est naturelle. Je la trouvai très aimable; mais j'étais bien éloigné de prévoir que cette jeune personne ferait un jour le destin de ma vie, et m'entraÃnerait, quoique bien innocemment, dans l'abÃme où je suis aujourd'hui. Quoique je n'aie pas parlé de Diderot depuis mon retour de Venise, non plus que de mon ami M. Roguin, je n'avais pourtant négligé ni l'un ni l'autre, et je m'étais surtout lié de jour en jour plus intimement avec le premier. Il avait une Nanette, ainsi que j'avais une Thérèse c'était entre nous une conformité de plus. Mais la différence était que ma Thérèse, aussi bien de figure que sa Nanette, avait une humeur douce et un caractère aimable, fait pour attacher un honnête homme; au lieu que la sienne, pie-grièche et harengère, ne montrait rien aux yeux des autres qui pût racheter la mauvaise éducation. Il l'épousa toutefois. Ce fut fort bien fait, s'il l'avait promis. Pour moi, qui n'avais rien promis de semblable, je ne me pressai pas de l'imiter. Je m'étais aussi lié avec l'abbé de Condillac, qui n'était rien, non plus que moi, dans la littérature, mais qui était fait pour devenir ce qu'il est aujourd'hui. Je suis le premier peut-être qui ai vu sa portée, et qui l'ai estimé ce qu'il valait. Il paraissait aussi se plaire avec moi; et tandis qu'enfermé dans ma chambre, rue Jean-Saint-Denis, près l'Opéra, je faisais mon acte d'Hésiode, il venait quelquefois dÃner avec moi tête à tête en pique-nique. Il travaillait alors à l'Essai sur l'origine des connaissances humaines, qui est son premier ouvrage. Quand il fut achevé, l'embarras fut de trouver un libraire qui voulût s'en charger. Les libraires de Paris sont arrogants et durs pour tout homme qui commence; et la métaphysique, alors très peu à la mode, n'offrait pas un sujet bien attrayant. Je parlai à Diderot de Condillac et de son ouvrage; je leur fis faire connaissance. Ils étaient faits pour se convenir; ils se convinrent. Diderot engagea le libraire Durant à prendre le manuscrit de l'abbé, et ce grand métaphysicien eut de son premier livre, et presque par grâce, cent écus, qu'il n'aurait peut-être pas trouvés sans moi. Comme nous demeurions dans des quartiers fort éloignés les uns des autres, nous nous rassemblions tous trois une fois la semaine au Palais-Royal, et nous allions dÃner ensemble à l'hôtel du Panier-Fleuri. Il fallait que ces petits dÃners hebdomadaires plussent extrêmement à Diderot; car lui, qui manquait presque à tous ses rendez-vous, ne manqua jamais à aucun de ceux-là . Je formai là le projet d'une feuille périodique, intitulée le Persifleur, que nous devions faire alternativement, Diderot et moi. J'en esquissai la première feuille, et cela me fit faire connaissance avec d'Alembert, à qui Diderot en avait parlé. Des événements imprévus nous barrèrent, et ce projet en demeura là . Ces deux auteurs venaient d'entreprendre le Dictionnaire encyclopédique, qui ne devait d'abord être qu'une espèce de traduction de Chambers, semblable à peu près à celle du Dictionnaire de médecine de James, que Diderot venait d'achever. Celui-ci voulut me faire entrer pour quelque chose dans cette seconde entreprise, et me proposa la partie de la musique, que j'acceptai, et que j'exécutai très à la hâte et très mal, dans les trois mois qu'il m'avait donnés, comme à tous les auteurs qui devaient concourir à cette entreprise. Mais je fus le seul qui fut prêt au terme prescrit. Je lui remis mon manuscrit, que j'avais fait mettre au net par un laquais de M. de Francueil, appelé Dupont, qui écrivait très bien, et à qui je payai dix écus tirés de ma poche, qui ne m'ont jamais été remboursés. Diderot m'avait promis, de la part des libraires, une rétribution, dont il ne m'a jamais reparlé, ni moi à lui. Cette entreprise de l'Encyclopédie fut interrompue par sa détention. Les Pensées philosophiques lui avaient attiré quelques chagrins qui n'eurent point de suite. Il n'en fut pas de même de la Lettre sur les aveugles, qui n'avait rien de répréhensible que quelques traits personnels, dont madame Dupré de Saint-Maur et M. de Réaumur furent choqués, et pour lesquels il fut mis au donjon de Vincennes. Rien ne peindra jamais les angoisses que me fit sentir le malheur de mon ami. Ma funeste imagination, qui porte toujours le mal au pis, s'effaroucha. Je le crus là pour le reste de sa vie. La tête faillit m'en tourner. J'écrivis à madame de Pompadour pour la conjurer de le faire relâcher, ou d'obtenir qu'on m'enfermât avec lui. Je n'eus aucune réponse à ma lettre elle était trop peu raisonnable pour être efficace; et je ne me flatte pas qu'elle ait contribué aux adoucissements qu'on mit quelque temps après à la captivité du pauvre Diderot. Mais si elle eût duré quelque temps encore avec la même rigueur, je crois que je serais mort de désespoir au pied de ce malheureux donjon. Au reste, si ma lettre a produit peu d'effet, je ne m'en suis pas non plus beaucoup fait valoir; car je n'en parlai qu'à très peu de gens, et jamais à Diderot lui-même. LIVRE HUITIÈME 1749 J'ai dû faire une pause à la fin du précédent Livre. Avec celui-ci commence, dans sa première origine, la longue chaÃne de mes malheurs. Ayant vécu dans deux des plus brillantes maisons de Paris, je n'avais pas laissé, malgré mon peu d'entregent, d'y faire quelques connaissances. J'avais fait entre autres, chez madame Dupin, celle du jeune prince héréditaire de Saxe-Gotha, et du baron de Thun, son gouverneur. J'avais fait, chez M. de la Poplinière, celle de M. Seguy, ami du baron de Thun, et connu dans le monde littéraire par sa belle édition de Rousseau. Le baron nous invita, M. Seguy et moi, d'aller passer un jour ou deux à Fontenay-sous-Bois, où le prince avait une maison. Nous y fûmes. En passant devant Vincennes je sentis, à la vue du donjon, un déchirement de coeur dont le baron remarqua l'effet sur mon visage. A souper, le prince parla de la détention de Diderot. Le baron, pour me faire parler, accusa le prisonnier d'imprudence j'en mis dans la manière impétueuse dont je le défendis. L'on pardonna cet excès de zèle à celui qu'inspire un ami malheureux, et l'on parla d'autre chose. Il y avait là deux Allemands attachés au prince l'un, appelé M. Klupffell, homme de beaucoup d'esprit, était son chapelain, et devint ensuite son gouverneur, après avoir supplanté le baron; l'autre était un jeune homme, appelé M. Grimm, qui lui servait de lecteur en attendant qu'il trouvât quelque place, et dont l'équipage très mince annonçait le pressant besoin de la trouver. Dès ce même soir, Klupffell et moi commençâmes une liaison qui devint bientôt amitié. Celle avec le sieur Grimm n'alla pas tout à fait si vite il ne se mettait guère en avant, bien éloigné de ce ton avantageux que la prospérité lui donna dans la suite. Le lendemain à dÃner l'on parla de musique il en parla bien. Je fus transporté d'aise en apprenant qu'il accompagnait du clavecin. Après le dÃner on fit apporter de la musique. Nous musicâmes tout le jour au clavecin du prince. Et ainsi commença cette amitié qui d'abord me fut si douce, enfin si funeste, et dont j'aurai tant à parler désormais. En revenant à Paris, j'y appris l'agréable nouvelle que Diderot était sorti du donjon, et qu'on lui avait donné le château et le parc de Vincennes pour prison, sur sa parole, avec permission de voir ses amis. Qu'il me fut dur de n'y pouvoir courir à l'instant même! Mais retenu deux ou trois jours chez madame Dupin par des soins indispensables, après trois ou quatre siècles d'impatience, je volai dans les bras de mon ami. Moment inexprimable! Il n'était pas seul; d'Alembert et le trésorier de la Sainte-Chapelle étaient avec lui. En entrant je ne vis que lui; je ne fis qu'un saut, un cri; je collai mon visage sur le sien, je le serrai étroitement sans lui parler autrement que par mes pleurs et mes sanglots; j'étouffais de tendresse et de joie. Son premier mouvement, sorti de mes bras, fut de se tourner vers l'ecclésiastique, et de lui dire Vous voyez, monsieur, comment m'aiment mes amis. Tout entier à mon émotion, je ne réfléchis pas alors à cette manière d'en tirer avantage; mais en y pensant quelquefois depuis ce temps-là , j'ai toujours jugé qu'à la place de Diderot ce n'eût pas été là la première idée qui me serait venue. Je le trouvai très affecté de sa prison. Le donjon lui avait fait une impression terrible; et quoiqu'il fût agréablement au château, et maÃtre de ses promenades dans un parc qui n'est pas même fermé de murs, il avait besoin de la société de ses amis pour ne pas se livrer à son humeur noire. Comme j'étais assurément celui qui compatissait le plus à sa peine, je crus aussi être celui dont la vue lui serait la plus consolante; et tous les deux jours au plus tard, malgré des occupations très exigeantes, j'allais, soit seul, soit avec sa femme, passer avec lui les après-midi. Cette année 1749, l'été fut d'une chaleur excessive. On compte deux lieues de Paris à Vincennes. Peu en état de payer des fiacres, à deux heures après midi j'allais à pied quand j'étais seul, et j'allais vite pour arriver plus tôt. Les arbres de la route, toujours élagués à la mode du pays, ne donnaient presque aucune ombre; et souvent, rendu de chaleur et de fatigue, je m'étendais par terre, n'en pouvant plus. Je m'avisai, pour modérer mon pas, de prendre quelque livre. Je pris un jour le Mercure de France; et tout en marchant et le parcourant, je tombai sur cette question proposée par l'Académie de Dijon pour le prix de l'année suivante, Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les moeurs. A l'instant de cette lecture je vis un autre univers et je devins un autre homme. Quoique j'aie un souvenir vif de l'impression que j'en reçus, les détails m'en sont échappés depuis que je les ai déposés dans une de mes quatre lettres à M. de Malesherbes. C'est une des singularités de ma mémoire qui mérite d'être dite. Quand elle me sert, ce n'est qu'autant que je me suis reposé sur elle sitôt que j'en confie le dépôt au papier, elle m'abandonne; et dès qu'une fois j'ai écrit une chose, je ne m'en souviens plus du tout. Cette singularité me suit jusque dans la musique. Avant de l'apprendre, je savais par coeur des multitudes de chansons sitôt que j'ai su chanter des airs notés, je n'en ai pu retenir aucun; et je doute que de ceux que j'ai le plus aimés j'en puisse aujourd'hui redire un seul tout entier. Ce que je me rappelle bien distinctement dans cette occasion, c'est qu'arrivant à Vincennes, j'étais dans une agitation qui tenait du délire. Diderot l'aperçut; je lui en dis la cause, et je lui lus la prosopopée de Fabricius, écrite en crayon sous un chêne. Il m'exhorta de donner l'essor à mes idées, et de concourir au prix. Je le fis, et dès cet instant je fus perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l'effet inévitable de cet instant d'égarement. Mes sentiments se montèrent, avec la plus inconcevable rapidité, au ton de mes idées. Toutes mes petites passions furent étouffées par l'enthousiasme de la vérité, de la liberté, de la vertu; et ce qu'il y a de plus étonnant est que cette effervescence se soutint dans mon coeur, durant plus de quatre ou cinq ans, à un aussi haut degré peut-être qu'elle ait jamais été dans le coeur d'aucun autre homme. Je travaillai ce discours d'une façon bien singulière, et que j'ai presque toujours suivie dans mes autres ouvrages. Je lui consacrais les insomnies de mes nuits. Je méditais dans mon lit à yeux fermés, et je tournais et retournais mes périodes dans ma tête avec des peines incroyables; puis, quand j'étais parvenu à en être content, je les déposais dans ma mémoire jusqu'à ce que je pusse les mettre sur le papier mais le temps de me lever et de m'habiller me faisait tout perdre; et quand je m'étais mis à mon papier, il ne me venait presque plus rien de ce que j'avais composé. Je m'avisai de prendre pour secrétaire madame le Vasseur. Je l'avais logée avec sa fille et son mari plus près de moi; et c'était elle qui, pour m'épargner un domestique, venait tous les matins allumer mon feu et faire mon petit service. A son arrivée, je lui dictais de mon lit mon travail de la nuit; et cette pratique, que j'ai longtemps suivie, m'a sauvé bien des oublis. Quand ce discours fut fait, je le montrai à Diderot, qui en fut content, et m'indiqua quelques corrections. Cependant cet ouvrage, plein de chaleur et de force, manque absolument de logique et d'ordre; de tous ceux qui sont sortis de ma plume c'est le plus faible de raisonnement, et le plus pauvre de nombre et d'harmonie mais avec quelque talent qu'on puisse être né, l'art d'écrire ne s'apprend pas tout d'un coup. Je fis partir cette pièce sans en parler à personne autre, si ce n'est, je pense, à Grimm, avec lequel, depuis son entrée chez le comte de Frièse, je commençais à vivre dans la plus grande intimité. Il avait un clavecin qui nous servait de point de réunion, et autour duquel je passais avec lui tous les moments que j'avais de libres, à chanter des airs italiens et des barcarolles sans trêve et sans relâche du matin au soir, ou plutôt du soir au matin; et, sitôt qu'on ne me trouvait pas chez madame Dupin, on était sûr de me trouver chez M. Grimm, ou du moins avec lui, soit à la promenade, soit au spectacle. Je cessai d'aller à la Comédie italienne, où j'avais mes entrées, mais qu'il n'aimait pas, pour aller avec lui, en payant, à la Comédie française, dont il était passionné. Enfin un attrait si puissant me liait à ce jeune homme, et j'en devins tellement inséparable, que la pauvre tante elle-même en était négligée; c'est-à -dire que je la voyais moins, car jamais un moment de ma vie mon attachement pour elle ne s'est affaibli. Cette impossibilité de partager à mes inclinations le peu de temps que j'avais de libre renouvela plus vivement que jamais le désir que j'avais depuis longtemps de ne faire qu'un ménage avec Thérèse mais l'embarras de sa nombreuse famille, et surtout le défaut d'argent pour acheter des meubles, m'avaient jusqu'alors retenu. L'occasion de faire un effort se présenta, et j'en profitai. M. de Francueil et madame Dupin, sentant bien que huit ou neuf cents francs par an ne pouvaient me suffire, portèrent de leur propre mouvement mon honoraire annuel jusqu'à cinquante louis; et, de plus, madame Dupin, apprenant que je cherchais à me mettre dans mes meubles, m'aida de quelque secours pour cela. Avec les meubles qu'avait déjà Thérèse, nous mÃmes tout en commun, et ayant loué un petit appartement à l'hôtel de Languedoc, rue de Grenelle-Saint-Honoré, chez de très bonnes gens, nous nous y arrangeâmes comme nous pûmes; et nous y avons demeuré paisiblement et agréablement pendant sept ans, jusqu'à mon délogement pour l'Ermitage. Le père de Thérèse était un vieux bonhomme très doux, qui craignait extrêmement sa femme, et qui lui avait donné pour cela le surnom de lieutenant criminel, que Grimm, par plaisanterie, transporta dans la suite à la fille. Madame le Vasseur ne manquait pas d'esprit, c'est-à -dire d'adresse; elle se piquait même de politesse et d'airs du grand monde mais elle avait un patelinage mystérieux qui m'était insupportable, donnant d'assez mauvais conseils à sa fille, cherchant à la rendre dissimulée avec moi, et cajolant séparément mes amis aux dépens les uns des autres et aux miens; du reste assez bonne mère parce qu'elle trouvait son compte à l'être, et couvrant les fautes de sa fille parce qu'elle en profitait. Cette femme, que je comblais d'attentions, de soins, de petits cadeaux, et dont j'avais extrêmement à coeur de me faire aimer, était, par l'impossibilité que j'éprouvais d'y parvenir, la seule cause de peine que j'eusse dans mon petit ménage; et du reste je puis dire avoir goûté, durant ces six ou sept ans le plus parfait bonheur domestique que la faiblesse humaine puisse comporter. Le coeur de ma Thérèse était celui d'un ange; notre attachement croissait avec notre intimité, et nous sentions davantage de jour en jour combien nous étions faits l'un pour l'autre. Si nos plaisirs pouvaient se décrire, ils feraient rire par leur simplicité nos promenades tête à tête hors de la ville, où je dépensais magnifiquement huit ou dix sous à quelque guinguette; nos petits soupers à la croisée de ma fenêtre, assis en vis-à -vis sur deux petites chaises posées sur une malle qui tenait la largeur de l'embrasure. Dans cette situation, la fenêtre nous servait de table, nous respirions l'air, nous pouvions voir les environs, les passants; et, quoique au quatrième étage, plonger dans la rue tout en mangeant. Qui décrira, qui sentira les charmes de ces repas, composés, pour tout mets, d'un quartier de gros pain, de quelques cerises, d'un petit morceau de fromage et d'un demi-setier de vin que nous buvions à nous deux? Amitié, confiance, intimité, douceur d'âme, que vos assaisonnements sont délicieux! Quelquefois nous restions là jusqu'à minuit sans y songer, et sans nous douter de l'heure, si la vieille maman ne nous eût avertis. Mais laissons ces détails, qui paraÃtront insipides ou risibles je l'ai toujours dit et senti, la véritable jouissance ne se décrit point. J'en eus à peu près dans le même temps une plus grossière, la dernière de cette espèce que j'aie eue à me reprocher. J'ai dit que le ministre Klupffell était aimable mes liaisons avec lui n'étaient guère moins étroites qu'avec Grimm, et devinrent aussi familières; ils mangeaient quelquefois chez moi. Ces repas, un peu plus que simples, étaient égayés par les fines et folles polissonneries de Klupffell, et par les plaisants germanismes de Grimm, qui n'était pas encore devenu puriste. La sensualité ne présidait pas à nos petites orgies; mais la joie y suppléait, et nous nous trouvions si bien ensemble que nous ne pouvions nous quitter. Klupffell avait mis dans ses meubles une petite fille, qui ne laissait pas d'être à tout le monde, parce qu'il ne pouvait pas l'entretenir à lui tout seul. Un soir, en entrant au café, nous le trouvâmes qui en sortait pour aller souper avec elle. Nous le raillâmes il s'en vengea galamment en nous mettant du même souper, et puis nous raillant à son tour. Cette pauvre créature me parut d'un assez bon naturel, très douce, et peu faite à son métier, auquel une sorcière qu'elle avait avec elle la stylait de son mieux. Les propos et le vin nous égayèrent au point que nous nous oubliâmes. Le bon Klupffell ne voulut pas faire ses honneurs à demi, et nous passâmes tous trois successivement dans la chambre voisine avec la pauvre petite, qui ne savait si elle devait rire ou pleurer. Grimm a toujours affirmé qu'il ne l'avait pas touchée c'était donc pour s'amuser à nous impatienter qu'il resta si longtemps avec elle; et s'il s'en abstint, il est peu probable que ce fût par scrupule, puisque, avant d'entrer chez le comte de Frièse, il logeait chez des filles au même quartier Saint-Roch. Je sortis de la rue des Moineaux, où logeait cette fille, aussi honteux que Saint-Preux sortit de la maison où on l'avait enivré, et je me rappelai bien mon histoire en écrivant la sienne. Thérèse s'aperçut à quelque signe, et surtout à mon air confus, que j'avais quelque reproche à me faire; j'en allégeai le poids par ma franche et prompte confession. Je fis bien; car dès le lendemain, Grimm vint en triomphe lui raconter mon forfait en l'aggravant, et depuis lors il n'a jamais manqué de lui en rappeler malignement le souvenir en cela d'autant plus coupable que, l'ayant mis librement et volontairement dans ma confidence, j'avais droit d'attendre de lui qu'il ne m'en ferait pas repentir. Jamais je ne sentis mieux qu'en cette occasion la bonté de coeur de ma Thérèse; car elle fut plus choquée du procédé de Grimm qu'offensée de mon infidélité, et je n'essuyai de sa part que des reproches touchants et tendres, dans lesquels je n'aperçus jamais la moindre trace de dépit. La simplicité d'esprit de cette excellente fille égalait sa bonté de coeur, c'est tout dire; mais un exemple qui se présente mérite pourtant d'être ajouté. Je lui avais dit que Klupffell était ministre et chapelain du prince de Saxe-Gotha Un ministre était pour elle un homme si singulier, que, confondant comiquement les idées les plus disparates, elle s'avisa de prendre Klupffell pour le pape. Je la crus folle la première fois qu'elle me dit, comme je rentrais, que le pape m'était venu voir. Je la fis expliquer, et je n'eus rien de plus pressé que d'aller conter cette histoire à Grimm et à Klupffell, à qui le nom de pape en resta parmi nous. Nous donnâmes à la fille de la rue des Moineaux le nom de papesse Jeanne. C'étaient des rires inextinguibles; nous étouffions. Ceux qui, dans une lettre qu'il leur a plu de m'attribuer, m'ont fait dire que je n'avais ri que deux fois en ma vie, ne m'ont pas connu dans ce temps-là ni dans ma jeunesse; car assurément cette idée n'aurait jamais pu leur venir. L'année suivante, 1750, comme je ne songeais plus à mon Discours, j'appris qu'il avait remporté le prix à Dijon. Cette nouvelle réveilla toutes les idées qui me l'avaient dicté, les anima d'une nouvelle force, et acheva de mettre en fermentation dans mon coeur ce premier levain d'héroïsme et de vertu que mon père, et ma patrie, et Plutarque y avaient mis dans mon enfance. Je ne trouvai plus rien de grand et de beau que d'être libre et vertueux, au-dessus de la fortune et de l'opinion, et de se suffire à soi-même. Quoique la mauvaise honte et la crainte des sifflets m'empêchassent de me conduire d'abord sur ces principes, et de rompre brusquement en visière aux maximes de mon siècle, j'en eus dès lors la volonté décidée, et je ne tardai à l'exécuter qu'autant de temps qu'il en fallait aux contradictions pour l'irriter et la rendre triomphante. Tandis que je philosophais sur les devoirs de l'homme, un événement vint me faire mieux réfléchir sur les miens. Thérèse devint grosse pour la troisième fois. Trop sincère avec moi, trop fière en dedans pour vouloir démentir mes principes par mes oeuvres, je me mis à examiner la destination de mes enfants, et mes liaisons avec leur mère, sur les lois de la nature, de la justice et de la raison, et sur celles de cette religion pure, sainte, éternelle comme son auteur, que les hommes ont souillée en feignant de vouloir la purifier, et dont ils n'ont plus fait, par leurs formules, qu'une religion de mots, vu qu'il en coûte peu de prescrire l'impossible quand on se dispense de le pratiquer. Si je me trompai dans mes résultats, rien n'est plus étonnant que la sécurité d'âme avec laquelle je m'y livrai. Si j'étais de ces hommes mal nés, sourds à la douce voix de la nature, au dedans desquels aucun vrai sentiment de justice et d'humanité ne germa jamais, cet endurcissement serait tout simple; mais cette chaleur de coeur, cette sensibilité si vive, cette facilité à former des attachements, cette force avec laquelle ils me subjuguent, ces déchirements cruels quand il les faut rompre, cette bienveillance innée pour mes semblables, cet amour ardent du grand, du vrai, du beau, du juste; cette horreur du mal en tout genre, cette impossibilité de haïr, de nuire, et même de le vouloir; cet attendrissement, cette vive et douce émotion que je sens à l'aspect de tout ce qui est vertueux, généreux, aimable tout cela peut-il jamais s'accorder dans la même âme avec la dépravation qui fait fouler aux pieds sans scrupule le plus doux des devoirs? Non, je le sens et le dis hautement, cela n'est pas possible. Jamais un seul instant de sa vie Jean-Jacques n'a pu être un homme sans sentiment, sans entrailles, un père dénaturé. J'ai pu me tromper, mais non m'endurcir. Si je disais mes raisons, j'en dirais trop. Puisqu'elles ont pu me séduire, elles en séduiraient bien d'autres je ne veux pas exposer les jeunes gens qui pourraient me lire à se laisser abuser par la même erreur. Je me contenterai de dire qu'elle fut telle, qu'en livrant mes enfants à l'éducation publique, faute de pouvoir les élever moi-même, en les destinant à devenir ouvriers et paysans plutôt qu'aventuriers et coureurs de fortunes, je crus faire un acte de citoyen et de père, et je me regardai comme un membre de la république de Platon. Plus d'une fois, depuis lors, les regrets de mon coeur m'ont appris que je m'étais trompé; mais, loin que ma raison m'ait donné le même avertissement, j'ai souvent béni le ciel de les avoir garantis par là du sort de leur père, et de celui qui les menaçait quand j'aurais été forcé de les abandonner. Si je les avais laissés à madame d'Épinay ou à madame de Luxembourg, qui, soit par amitié, soit par générosité, soit par quelque autre motif, ont voulu s'en charger dans la suite, auraient-ils été plus heureux, auraient-ils été élevés du moins en honnêtes gens? Je l'ignore; mais je suis sûr qu'on les aurait portés à haïr, peut-être à trahir leurs parents il vaut mieux cent fois qu'ils ne les aient point connus. Mon troisième enfant fut donc mis aux Enfants-Trouvés, ainsi que les premiers, et il en fut de même des deux suivants, car j'en ai eu cinq en tout. Cet arrangement me parut si bon, si sensé, si légitime, que si je ne m'en vantai pas ouvertement, ce fut uniquement par égard pour la mère; mais je le dis à tous ceux à qui j'avais déclaré nos liaisons; je le dis à Diderot, à Grimm; je l'appris dans la suite à madame d'Épinay, et dans la suite encore à madame de Luxembourg, et cela librement, franchement, sans aucune espèce de nécessité, et pouvant aisément le cacher à tout le monde; car la Gouin était une honnête femme, très discrète, et sur laquelle je comptais parfaitement. Le seul de mes amis à qui j'eus quelque intérêt de m'ouvrir fut le médecin Thierry, qui soigna ma pauvre tante dans une de ses couches où elle se trouva fort mal. En un mot, je ne mis aucun mystère à ma conduite, non seulement parce que je n'ai jamais rien su cacher à mes amis, mais parce qu'en effet je n'y voyais aucun mal. Tout pesé, je choisis pour mes enfants le mieux, ou ce que je crus l'être. J'aurais voulu, je voudrais encore avoir été élevé et nourri comme ils l'ont été. Tandis que je faisais ainsi mes confidences, madame le Vasseur les faisait aussi de son côté, mais dans des vues moins désintéressées. Je les avais introduites, elle et sa fille, chez madame Dupin, qui, par amitié pour moi, avait mille bontés pour elles. La mère la mit dans le secret de sa fille. Madame Dupin, qui est bonne et généreuse, et à qui elle ne disait pas combien, malgré la modicité de mes ressources, j'étais attentif à pourvoir à tout, y pourvoyait de son côté avec une libéralité que, par l'ordre de la mère, la fille m'a toujours cachée durant mon séjour à Paris, et dont elle ne me fit l'aveu qu'à l'Ermitage, à la suite de plusieurs autres épanchements de coeur. J'ignorais que madame Dupin, qui ne m'en a jamais fait le moindre semblant, fût si bien instruite; j'ignore encore si madame de Chenonceaux, sa bru, le fut aussi; mais madame de Francueil, sa belle-fille, le fut, et ne put s'en taire. Elle m'en parla l'année suivante, lorsque j'avais déjà quitté leur maison. Cela m'engagea à lui écrire à ce sujet une lettre qu'on trouvera dans mes recueils, et dans laquelle j'expose celles de mes raisons que je pouvais dire sans compromettre madame le Vasseur et sa famille; car les plus déterminantes venaient de là , et je les tus. Je suis sûr de la discrétion de madame Dupin et de l'amitié de madame de Chenonceaux; je l'étais de celle de madame de Francueil, qui d'ailleurs mourut longtemps avant que mon secret fût ébruité. Jamais il n'a pu l'être que par les gens mêmes à qui je l'avais confié, et ne l'a été en effet qu'après ma rupture avec eux. Par ce seul fait ils sont jugés sans vouloir me disculper du blâme que je mérite, j'aime mieux en être chargé que de celui que mérite leur méchanceté. Ma faute est grande, mais c'est une erreur j'ai négligé mes devoirs, mais le désir de nuire n'est pas entré dans mon coeur, et les entrailles de père ne sauraient parler bien puissamment pour des enfants qu'on n'a jamais vus mais trahir la confiance de l'amitié, violer le plus saint de tous les pactes, publier les secrets versés dans notre sein, déshonorer à plaisir l'ami qu'on a trompé, et qui nous respecte encore en nous quittant, ce ne sont pas là des fautes, ce sont des bassesses d'âmes et des noirceurs. J'ai promis ma confession, non ma justification; aussi je m'arrête ici sur ce point. C'est à moi d'être vrai, c'est au lecteur d'être juste. Je ne lui demanderai jamais rien de plus. Le mariage de M. de Chenonceaux me rendit la maison de sa mère encore plus agréable, par le mérite et l'esprit de la nouvelle mariée, jeune personne très aimable, et qui parut me distinguer parmi les scribes de M. Dupin. Elle était fille unique de madame la vicomtesse de Rochechouart, grande amie du comte de Frièse, et par contrecoup de Grimm, qui lui était attaché. Ce fut pourtant moi qui l'introduisis chez sa fille mais leurs humeurs ne se convenant pas, cette liaison n'eut point de suite; et Grimm, qui dès lors visait au solide, préféra la mère, femme du grand monde, à la fille, qui voulait des amis sûrs et qui lui convinssent, sans se mêler d'aucune intrigue ni chercher du crédit parmi les grands. Madame Dupin, ne trouvant pas dans madame de Chenonceaux toute la docilité qu'elle en attendait, lui rendit sa maison fort triste; et madame de Chenonceaux, fière de son mérite, peut-être de sa naissance, aima mieux renoncer aux agréments de la société, et rester presque seule dans son appartement, que de porter un joug pour lequel elle ne se sentait pas faite. Cette espèce d'exil augmenta mon attachement pour elle, par cette pente naturelle qui m'attire vers les malheureux. Je lui trouvai l'esprit métaphysique et penseur, quoique parfois un peu sophistique. Sa conversation, qui n'était point du tout celle d'une jeune femme qui sort du couvent, était pour moi très attrayante. Cependant elle n'avait pas vingt ans, son teint était d'une blancheur éblouissante; sa taille eût été grande et belle, si elle se fût mieux tenue; ses cheveux, d'un blond cendré et d'une beauté peu commune, me rappelaient ceux de ma pauvre maman dans son bel âge, et m'agitaient vivement le coeur. Mais les principes sévères que je venais de me faire, et que j'étais résolu de suivre à tout prix, me garantirent d'elle et de ses charmes. J'ai passé durant tout un été trois ou quatre heures par jour tête à tête avec elle, à lui montrer gravement l'arithmétique, et à l'ennuyer de mes chiffres éternels, sans lui dire un seul mot galant ni lui jeter une oeillade. Cinq ou six ans plus tard je n'aurais pas été si sage ou si fou; mais il était écrit que je ne devais aimer d'amour qu'une fois en ma vie; et qu'une autre qu'elle aurait les premiers et les derniers soupirs de mon coeur. Depuis que je vivais chez madame Dupin, je m'étais toujours contenté de mon sort, sans marquer aucun désir de le voir améliorer. L'augmentation qu'elle avait faite à mes honoraires, conjointement avec M. de Francueil, était venue uniquement de leur propre mouvement. Cette année, M. de Francueil, qui me prenait de jour en jour plus en amitié, songea à me mettre un peu plus au large et dans une situation moins précaire. Il était receveur général des finances. M. Dudoyer, son caissier, était vieux, riche, et voulait se retirer. M. de Francueil m'offrit cette place; et pour me mettre en état de la remplir, j'allai pendant quelques semaines chez M. Dudoyer prendre les instructions nécessaires. Mais soit que j'eusse peu de talent pour cet emploi, soit que Dudoyer, qui me parut vouloir se donner un autre successeur, ne m'instruisÃt pas de bonne foi, j'acquis lentement et mal les connaissances dont j'avais besoin, et tout cet ordre de comptes embrouillés à dessein ne put jamais bien m'entrer dans la tête. Cependant, sans avoir saisi le fin du métier, je ne laissai pas d'en prendre la marche courante assez pour pouvoir l'exercer rondement. J'en commençai même les fonctions. Je tenais les registres et la caisse; je donnais et recevais de l'argent, des récépissés; et quoique j'eusse aussi peu de goût que de talent pour ce métier, la maturité des ans commençant à me rendre sage, j'étais déterminé à vaincre ma répugnance pour me livrer tout entier à mon emploi. Malheureusement, comme je commençais à me mettre en train, M. de Francueil fit un petit voyage, durant lequel je restai chargé de sa caisse, où il n'y avait cependant pour lors que vingt-cinq à trente mille francs. Les soucis, l'inquiétude d'esprit que me donna ce dépôt me firent sentir que je n'étais point fait pour être caissier; et je ne doute point que le mauvais sang que je fis durant cette absence n'ait contribué à la maladie où je tombai après son retour. J'ai dit dans ma première partie que j'étais né mourant. Un vice de conformation dans la vessie me fit éprouver, durant mes premières années, une rétention d'urine presque continuelle; et ma tante Suzon, qui prit soin de moi, eut des peines incroyables à me conserver. Elle en vint à bout cependant; ma robuste constitution prit enfin le dessus, et ma santé s'affermit tellement durant ma jeunesse, qu'excepté la maladie de langueur dont j'ai raconté l'histoire, et de fréquents besoins d'uriner que le moindre échauffement me rendit toujours incommodes, je parvins jusqu'à l'âge de trente ans sans presque me sentir de ma première infirmité. Le premier ressentiment que j'en eus fut à mon arrivée à Venise. La fatigue du voyage et les terribles chaleurs que j'avais souffertes me donnèrent une ardeur d'urine et des maux de reins que je gardai jusqu'à l'entrée de l'hiver. Après avoir vu la Padoana, je me crus mort, et n'eus pas la moindre incommodité. Après m'être épuisé plus d'imagination que de corps pour ma Zulietta, je me portai mieux que jamais. Ce ne fut qu'après la détention de Diderot que l'échauffement contracté dans mes courses de Vincennes, durant les terribles chaleurs qu'il faisait alors, me donna une violente néphrétique, depuis laquelle je n'ai jamais recouvré ma première santé. Au moment dont je parle, m'étant peut-être un peu fatigué au maussade travail de cette maudite caisse, je retombai plus bas qu'auparavant, et je demeurai dans mon lit cinq ou six semaines dans le plus triste état que l'on puisse imaginer. Madame Dupin m'envoya le célèbre Morand, qui, malgré son habileté et la délicatesse de sa main, me fit souffrir des maux incroyables, et ne put jamais venir à bout de me sonder. Il me conseilla de recourir à Daran, dont les bougies plus flexibles parvinrent en effet à s'insinuer mais, en rendant compte à madame Dupin de mon état, Morand lui déclara que dans six mois je ne serais pas en vie. Ce discours, qui me parvint, me fit faire de sérieuses réflexions sur mon état, et sur la bêtise de sacrifier le repos et l'agrément du peu de jours qui me restaient à vivre, à l'assujettissement d'un emploi pour lequel je ne me sentais que du dégoût. D'ailleurs, comment accorder les sévères principes que je venais d'adopter avec un état qui s'y rapportait si peu? et n'aurais-je pas bonne grâce, caissier d'un receveur général des finances, à prêcher le désintéressement et la pauvreté? Ces idées fermentèrent si bien dans ma tête avec la fièvre, elles s'y combinèrent avec tant de force, que rien depuis lors ne les en put arracher; et durant ma convalescence, je me confirmai de sang-froid dans les résolutions que j'avais prises dans mon délire. Je renonçai pour jamais à tout projet de fortune et d'avancement. Déterminé à passer dans l'indépendance et la pauvreté le peu de temps qui me restait à vivre, j'appliquai toutes les forces de mon âme à briser les fers de l'opinion, et à faire avec courage tout ce qui me paraissait bien, sans m'embarrasser aucunement du jugement des hommes. Les obstacles que j'eus à combattre, et les efforts que je fis pour en triompher, sont incroyables. Je réussis autant qu'il était possible, et plus que je n'avais espéré moi-même. Si j'avais aussi bien secoué le joug de l'amitié que celui de l'opinion, je venais à bout de mon dessein, le plus grand peut-être, ou du moins le plus utile à la vertu que mortel ait jamais conçu; mais, tandis que je foulais aux pieds les jugements insensés de la tourbe vulgaire des soi-disant grands et des soi-disant sages, je me laissais subjuguer et mener comme un enfant par de soi-disant amis, qui, jaloux de me voir marcher seul dans une route nouvelle, tout en paraissant s'occuper beaucoup à me rendre heureux, ne s'occupaient en effet qu'à me rendre ridicule, et commencèrent par travailler à m'avilir, pour parvenir dans la suite à me diffamer. Ce fut moins ma célébrité littéraire que ma réforme personnelle, dont je marque ici l'époque, qui m'attira leur jalousie ils m'auraient pardonné peut-être de briller dans l'art d'écrire; mais ils ne purent me pardonner de donner dans ma conduite un exemple qui semblait les importuner. J'étais né pour l'amitié; mon humeur facile et douce la nourrissait sans peine. Tant que je vécus ignoré du public, je fus aimé de tous ceux qui me connurent, et je n'eus pas un seul ennemi; mais sitôt que j'eus un nom, je n'eus plus d'amis. Ce fut un très grand malheur; un plus grand encore fut d'être environné de gens qui prenaient ce nom, et qui n'usèrent des droits qu'il leur donnait que pour m'entraÃner à ma perte. La suite de ces mémoires développera cette odieuse trame; je n'en montre ici que l'origine on en verra bientôt former le premier noeud. Dans l'indépendance où je voulais vivre, il fallait cependant subsister. J'en imaginai un moyen très simple, ce fut de copier de la musique à tant la page. Si quelque occupation plus solide eût rempli le même but, je l'aurais prise; mais ce talent étant de mon goût, et le seul qui, sans assujettissement personnel, pût me donner du pain au jour le jour, je m'y tins. Croyant n'avoir plus besoin de prévoyance, et faisant taire la vanité, de caissier d'un financier je me fis copiste de musique. Je crus avoir gagné beaucoup à ce choix; et je m'en suis si peu repenti, que je n'ai quitté ce métier que par force, pour le reprendre aussitôt que je pourrai. Le succès de mon premier Discours me rendit l'exécution de cette résolution plus facile. Quand il eut remporté le prix, Diderot se chargea de le faire imprimer. Tandis que j'étais dans mon lit, il m'écrivit un billet pour m'en annoncer la publication et l'effet. Il prend, me marquait-il, tout par-dessus les nues; il n'y a pas d'exemple d'un succès pareil. Cette faveur du public, nullement briguée, et pour un auteur inconnu, me donna la première assurance véritable de mon talent, dont, malgré le sentiment interne, j'avais toujours douté jusqu'alors. Je compris tout l'avantage que j'en pouvais tirer pour le parti que j'étais prêt à prendre, et je jugeai qu'un copiste de quelque célébrité dans les lettres ne manquerait vraisemblablement pas de travail. Sitôt que ma résolution fut bien prise et bien confirmée, j'écrivis un billet à M. de Francueil pour lui en faire part, pour le remercier, ainsi que madame Dupin, de toutes leurs bontés, et pour leur demander leur pratique. Francueil, ne comprenant rien à ce billet, et me croyant encore dans le transport de la fièvre, accourut chez moi; mais il trouva ma résolution si bien prise qu'il ne put parvenir à l'ébranler. Il alla dire à madame Dupin et à tout le monde que j'étais devenu fou; je laissai dire, et j'allai mon train. Je commençai ma réforme par ma parure; je quittai la dorure et les bas blancs; je pris une perruque ronde; je posai l'épée; je vendis ma montre en me disant avec une joie incroyable Grâce au ciel, je n'aurai plus besoin de savoir l'heure qu'il est. M. de Francueil eut l'honnêteté d'attendre assez longtemps encore avant de disposer de sa caisse. Enfin, voyant mon parti bien pris, il la remit à M. d'Alibard, jadis gouverneur du jeune Chenonceaux, et connu dans la botanique par sa Flora parisiensis. Quelque austère que fût ma réforme somptuaire, je ne l'étendis pas d'abord jusqu'à mon linge, qui était beau et en quantité, reste de mon équipage de Venise, et pour lequel j'avais un attachement particulier. A force d'en faire un objet de propreté, j'en avais fait un objet de luxe, qui ne laissait pas de m'être coûteux. Quelqu'un me rendit le bon office de me délivrer de cette servitude. La veille de NoÃl, tandis que les gouverneuses étaient à vêpres et que j'étais au concert spirituel, on força la porte d'un grenier où était étendu tout notre linge, après une lessive qu'on venait de faire. On vola tout, et entre autres quarante-deux chemises à moi, de très belle toile, et qui faisaient le fond de ma garde-robe en linge. A la façon dont les voisins dépeignirent un homme qu'on avait vu sortir de l'hôtel, portant des paquets à la même heure, Thérèse et moi soupçonnâmes son frère, qu'on savait être un très mauvais sujet. La mère repoussa vivement ce soupçon; mais tant d'indices le confirmèrent qu'il nous resta, malgré qu'elle en eût. Je n'osai faire d'exactes recherches, de peur de trouver plus que je n'aurais voulu. Ce frère ne se montra plus chez moi, et disparut enfin tout à fait. Je déplorai le sort de Thérèse et le mien de tenir à une famille si mêlée, et je l'exhortai plus que jamais de secouer un joug aussi dangereux. Cette aventure me guérit de la passion du beau linge, et je n'en ai plus eu depuis que de très commun, plus assortissant au reste de mon équipage. Ayant ainsi complété ma réforme, je ne songeai plus qu'à la rendre solide et durable, en travaillant à déraciner de mon coeur tout ce qui tenait encore au jugement des hommes, tout ce qui pouvait me détourner, par la crainte du blâme, de ce qui était bon et raisonnable en soi. A l'aide du bruit que faisait mon ouvrage, ma résolution fit du bruit aussi, et m'attira des pratiques; de sorte que je commençai mon métier avec assez de succès. Plusieurs causes cependant m'empêchèrent d'y réussir comme j'aurais pu faire en d'autres circonstances. D'abord, ma mauvaise santé. L'attaque que je venais d'essuyer eut des suites qui ne m'ont laissé jamais aussi bien portant qu'auparavant; et je crois que les médecins auxquels je me livrai me firent bien autant de mal que la maladie. Je vis successivement Morand, Daran, Helvétius, Malouin, Thierry, qui, tous très savants, tous mes amis, me traitèrent chacun à sa mode, ne me soulagèrent point, et m'affaiblirent considérablement. Plus je m'asservissais à leur direction, plus je devenais jaune, maigre, faible. Mon imagination, qu'ils effarouchaient, mesurant mon état sur l'effet de leurs drogues, ne me montrait avant la mort qu'une suite de souffrances, les rétentions, la gravelle, la pierre. Tout ce qui soulage les autres, les tisanes, les bains, la saignée, empirait mes maux. M'étant aperçu que les sondes de Daran, qui seules me faisaient quelque effet, et sans lesquelles je ne croyais plus pouvoir vivre, ne me donnaient cependant qu'un soulagement momentané, je me mis à faire, à grands frais, d'immenses provisions de sondes, pour pouvoir en porter toute ma vie, même au cas que Daran vÃnt à manquer. Pendant huit ou dix ans que je m'en suis servi si souvent, il faut, avec tout ce qui m'en reste, que j'en aie acheté pour cinquante louis. On sent qu'un traitement si coûteux, si douloureux, si pénible, ne me laissait pas travailler sans distraction, et qu'un mourant ne met pas une ardeur bien vive à gagner son pain quotidien. Les occupations littéraires firent une autre distraction non moins préjudiciable à mon travail journalier. A peine mon discours eut-il paru que les défenseurs des lettres fondirent sur moi comme de concert. Indigné de voir tant de petits messieurs Josse, qui n'entendaient pas même la question, vouloir en décider en maÃtres, je pris la plume, et j'en traitai quelques-uns de manière à ne pas laisser les rieurs de leur côté. Un certain M. Gautier, de Nancy, le premier qui tomba sous ma plume, fut rudement malmené dans une lettre à M. Grimm. Le second fut le roi Stanislas lui-même, qui ne dédaigna pas d'entrer en lice avec moi. L'honneur qu'il me fit me força de changer de ton pour lui répondre; j'en pris un plus grave, mais non moins fort; et, sans manquer de respect à l'auteur, je réfutai pleinement l'ouvrage. Je savais qu'un jésuite, appelé le P. Menou, y avait mis la main je me fiai à mon tact pour démêler ce qui était du prince et ce qui était du moine; et, tombant sans ménagement sur toutes les phrases jésuitiques, je relevai, chemin faisant, un anachronisme que je crus ne pouvoir venir que du révérend. Cette pièce, qui, je ne sais pourquoi, a fait moins de bruit que mes autres écrits, est jusqu'à présent un ouvrage unique dans son espèce. J'y saisis l'occasion qui m'était offerte d'apprendre au public comment un particulier pouvait défendre la cause de la vérité contre un souverain même. Il est difficile de prendre en même temps un ton plus fier et plus respectueux que celui que je pris pour lui répondre. J'avais le bonheur d'avoir affaire à un adversaire pour lequel mon coeur plein d'estime pouvait, sans adulation, la lui témoigner; c'est ce que je fis avec assez de succès, mais toujours avec dignité. Mes amis, effrayés pour moi, croyaient déjà me voir à la Bastille. Je n'eus pas cette crainte un seul moment, et j'eus raison. Ce bon prince, après avoir vu ma réponse, dit J'ai mon compte, je ne m'y frotte plus. Depuis lors, je reçus de lui diverses marques d'estime et de bienveillance, dont j'aurai quelques-unes à citer; et mon écrit courut tranquillement la France et l'Europe, sans que personne y trouvât rien à blâmer. J'eus peu de temps après un autre adversaire auquel je ne m'étais pas attendu, ce même M. Bordes, de Lyon, qui dix ans auparavant m'avait fait beaucoup d'amitiés et rendu plusieurs services. Je ne l'avais pas oublié, mais je l'avais négligé par paresse; et je ne lui avais pas envoyé mes écrits, faute d'occasion toute trouvée pour les lui faire passer. J'avais donc tort; et il m'attaqua, honnêtement toutefois, et je répondis de même. Il répliqua sur un ton plus décidé. Cela donna lieu à ma dernière réponse, après laquelle il ne dit plus rien; mais il devint mon plus ardent ennemi, saisit le temps de mes malheurs pour faire contre moi d'affreux libelles, et fit un voyage à Londres exprès pour m'y nuire. Toute cette polémique m'occupait beaucoup, avec beaucoup de perte de temps pour ma copie, peu de progrès pour la vérité, et peu de profit pour ma bourse. Pissot, alors mon libraire, me donnait toujours très peu de chose de mes brochures, souvent rien du tout, et, par exemple, je n'eus pas un liard de mon premier Discours; Diderot le lui donna gratuitement. Il fallait attendre longtemps, et tirer sou à sou le peu qu'il me donnait. Cependant la copie n'allait point. Je faisais deux métiers, c'était le moyen de faire mal l'un et l'autre. Ils se contrariaient encore d'une autre façon, par les diverses manières de vivre auxquelles ils m'assujettissaient. Le succès de mes premiers écrits m'avait mis à la mode. L'état que j'avais pris excitait la curiosité; l'on voulait connaÃtre cet homme bizarre, qui ne recherchait personne, et ne se souciait de rien que de vivre libre et heureux à sa manière c'en était assez pour qu'il ne le pût point. Ma chambre ne désemplissait pas de gens qui, sous divers prétextes, venaient s'emparer de mon temps. Les femmes employaient mille ruses pour m'avoir à dÃner. Plus je brusquais les gens, plus ils s'obstinaient. Je ne pouvais refuser tout le monde. En me faisant mille ennemis par mes refus, j'étais incessamment subjugué par ma complaisance, et de quelque façon que je m'y prisse, je n'avais pas par jour une heure de temps à moi. Je sentis alors qu'il n'est pas toujours aussi aisé qu'on se l'imagine d'être pauvre et indépendant. Je voulais vivre de mon métier; le public ne le voulait pas. On imaginait mille petits moyens de me dédommager du temps qu'on me faisait perdre. Bientôt il aurait fallu me montrer comme Polichinelle, à tant par personne. Je ne connais pas d'assujettissement plus avilissant et plus cruel que celui-là . Je n'y vis de remède que de refuser les cadeaux grands et petits, de ne faire d'exception pour qui que ce fût. Tout cela ne fit qu'attirer les donneurs, qui voulaient avoir la gloire de vaincre ma résistance, et me forcer de leur être obligé malgré moi. Tel qui ne m'aurait pas donné un écu si je l'avais demandé, ne cessait de m'importuner de ses offres, et, pour se venger de les voir rejetées, taxait mes refus d'arrogance et d'ostentation. On se doutera bien que le parti que j'avais pris, et le système que je voulais suivre, n'étaient pas du goût de madame le Vasseur. Tout le désintéressement de la fille ne l'empêchait pas de suivre les directions de sa mère; et les gouverneuses, comme les appelait Gauffecourt, n'étaient pas toujours aussi fermes que moi dans leurs refus. Quoiqu'on me cachât bien des choses, j'en vis assez pour juger que je ne voyais pas tout; et cela me tourmenta, moins par l'accusation de connivence qu'il m'était aisé de prévoir, que par l'idée cruelle de ne pouvoir jamais être maÃtre chez moi, ni de moi. Je priais, je conjurais, je me fâchais, le tout sans succès; la maman me faisait passer pour un grondeur éternel, pour un bourru; c'étaient, avec mes amis, des chuchotteries continuelles; tout était mystère et secret pour moi dans mon ménage; et, pour ne pas m'exposer sans cesse à des orages, je n'osais plus m'informer de ce qui s'y passait. Il aurait fallu, pour me tirer de tous ces tracas, une fermeté dont je n'étais pas capable. Je savais crier, et non pas agir; on me laissait dire, et l'on allait son train. Ces tiraillements continuels, et les importunités journalières auxquelles j'étais assujetti, me rendirent enfin ma demeure et le séjour de Paris désagréables. Quand mes incommodités me permettaient de sortir, et que je ne me laissais pas entraÃner ici ou là par mes connaissances, j'allais me promener seul; je rêvais à mon grand système, j'en jetais quelque chose sur le papier, à l'aide d'un livret blanc et d'un crayon que j'avais toujours dans ma poche. Voilà comment les désagréments imprévus d'un état de mon choix me jetèrent par diversion tout à fait dans la littérature, et voilà comment je portai dans tous mes premiers ouvrages la bile et l'humeur qui m'en faisaient occuper. Une autre chose y contribuait encore. Jeté malgré moi dans le monde sans en avoir le ton, sans être en état de le prendre et de m'y pouvoir assujettir, je m'avisai d'en prendre un à moi qui m'en dispensât. Ma sotte et maussade timidité, que je ne pouvais vaincre, ayant pour principe la crainte de manquer aux bienséances, je pris, pour m'enhardir, le parti de les fouler aux pieds. Je me fis cynique et caustique par honte; j'affectai de mépriser la politesse que je ne savais pas pratiquer. Il est vrai que cette âpreté, conforme à mes nouveaux principes, s'ennoblissait dans mon âme, y prenait l'intrépidité de la vertu; et c'est, je l'ose dire, sur cette auguste base qu'elle s'est soutenue mieux et plus longtemps qu'on n'aurait dû l'attendre d'un effort si contraire à mon naturel. Cependant, malgré la réputation de misanthropie que mon extérieur et quelques mots heureux me donnèrent dans le monde, il est certain que, dans le particulier, je soutins toujours mal mon personnage, que mes amis et mes connaissances menaient cet ours si farouche comme un agneau, et que, bornant mes sarcasmes à des vérités dures, mais générales, je n'ai jamais su dire un mot désobligeant à qui que ce fût. Le Devin du village acheva de me mettre à la mode, et bientôt il n'y eut pas d'homme plus recherché que moi dans Paris. L'histoire de cette pièce, qui fait époque, tient à celle des liaisons que j'avais pour lors. C'est un détail dans lequel je dois entrer pour l'intelligence de ce qui doit suivre. J'avais un assez grand nombre de connaissances, mais deux seuls amis de choix, Diderot et Grimm. Par un effet du désir que j'ai de rassembler tout ce qui m'est cher, j'étais trop l'ami de tous les deux pour qu'ils ne le fussent pas bientôt l'un de l'autre. Je les liai; ils se convinrent, et s'unirent encore plus étroitement entre eux qu'avec moi. Diderot avait des connaissances sans nombre; mais Grimm, étranger et nouveau venu, avait besoin d'en faire. Je ne demandais pas mieux que de lui en procurer. Je lui avais donné Diderot, je lui donnai Gauffecourt. Je le menai chez madame de Chenonceaux, chez madame d'Épinay, chez le baron d'Holbach, avec lequel je me trouvais lié presque malgré moi. Tous mes amis devinrent les siens, cela était tout simple; mais aucun des siens ne devint jamais le mien, voilà ce qui l'était moins. Tandis qu'il logeait chez le comte de Frièse, il nous donnait souvent à dÃner chez lui; mais jamais je n'ai reçu aucun témoignage d'amitié ni de bienveillance du comte de Frièse ni du comte de Schomberg, son parent, très familier avec Grimm, ni d'aucune des personnes, tant hommes que femmes, avec lesquels Grimm eut par eux des liaisons. J'excepte le seul abbé Raynal, qui, quoique son ami, se montra des miens, et m'offrit dans l'occasion sa bourse avec une générosité peu commune. Mais je connaissais l'abbé Raynal longtemps avant que Grimm le connût lui-même, et je lui avais toujours été attaché depuis un procédé plein de délicatesse et d'honnêteté qu'il eut pour moi dans une occasion bien légère, mais que je n'oublierai jamais. Cet abbé Raynal est certainement un ami chaud. J'en eus la preuve à peu près dans le temps dont je parle envers le même Grimm, avec lequel il était étroitement lié. Grimm, après avoir vu quelque temps de bonne amitié mademoiselle Fel, s'avisa tout d'un coup d'en devenir éperdument amoureux, et de vouloir supplanter Cahusac. La belle, se piquant de constance, éconduisit ce nouveau prétendant. Celui-ci prit l'affaire au tragique, et s'avisa d'en vouloir mourir. Il tomba tout subitement dans la plus étrange maladie dont jamais peut-être on ait ouï parler. Il passait les jours et les nuits dans une continuelle léthargie, les yeux bien ouverts, le pouls bien battant, mais sans parler, sans manger, sans bouger, paraissant quelquefois entendre, mais ne répondant jamais, pas même par signe; et du reste sans agitation, sans douleur, sans fièvre, et restant là comme s'il eût été mort. L'abbé Raynal et moi nous partageâmes sa garde; l'abbé, plus robuste et mieux portant, y passait les nuits, moi les jours, sans le quitter, jamais ensemble; et l'un ne partait jamais sans que l'autre ne fût arrivé. Le comte de Frièse, alarmé, lui amena Senac, qui, après l'avoir bien examiné, dit que ce ne serait rien, et n'ordonna rien. Mon effroi pour mon ami me fit observer avec soin la contenance du médecin, et je le vis sourire en sortant. Cependant le malade resta plusieurs jours immobile, sans prendre ni bouillon, ni quoi que ce fût, que des cerises confites que je lui mettais de temps en temps sur la langue, et qu'il avalait fort bien. Un beau matin il se leva, s'habilla, et reprit son train de vie ordinaire, sans que jamais il m'ait reparlé, ni, que je sache, à l'abbé Raynal, ni à personne, de cette singulière léthargie, ni des soins que nous lui avions rendus tandis qu'elle avait duré. Cette aventure ne laissa pas de faire du bruit; et c'eût été réellement une anecdote merveilleuse que la cruauté d'une fille d'Opéra eût fait mourir un homme de désespoir. Cette belle passion mit Grimm à la mode; bientôt il passa pour un prodige d'amour, d'amitié, d'attachement de toute espèce. Cette opinion le fit rechercher et fêter dans le grand monde, et par là l'éloigna de moi, qui jamais n'avais été pour lui qu'un pis-aller. Je le vis prêt à m'échapper tout à fait. J'en fus navré, car tous les sentiments vifs dont il faisait parade étaient ceux qu'avec moins de bruit j'avais pour lui. J'étais bien aise qu'il réussÃt dans le monde; mais je n'aurais pas voulu que ce fût en oubliant son ami. Je lui dis un jour Grimm, vous me négligez; je vous le pardonne quand la première ivresse des succès bruyants aura fait son effet et que vous en sentirez le vide, j'espère que vous reviendrez à moi, et vous me retrouverez toujours quant à présent, ne vous gênez point; je vous laisse libre, et je vous attends. Il me dit que j'avais raison, s'arrangea en conséquence, et se mit si bien à son aise, que je ne le vis plus qu'avec nos amis communs. Notre principal point de réunion, avant qu'il fût aussi lié avec madame d'Épinay qu'il le fut dans la suite, était la maison du baron d'Holbach. Cedit baron était un fils de parvenu, qui jouissait d'une assez grande fortune, dont il usait noblement, recevant chez lui des gens de lettres et de mérite, et, par son savoir et ses lumières, tenant bien sa place au milieu d'eux. Lié depuis longtemps avec Diderot, il m'avait recherché par son entremise, même avant que mon nom fût connu. Une répugnance naturelle m'empêcha longtemps de répondre à ses avances. Un jour qu'il m'en demanda la raison, je lui dis Vous êtes trop riche. Il s'obstina, et vainquit enfin. Mon plus grand malheur fut toujours de ne pouvoir résister aux caresses je ne me suis jamais bien trouvé d'y avoir cédé. Une autre connaissance, qui devint amitié sitôt que j'eus un titre pour y prétendre, fut celle de M. Duclos. Il y avait plusieurs années que je l'avais vu pour la première fois à la Chevrette, chez madame d'Épinay, avec laquelle il était très bien. Nous ne fÃmes que dÃner ensemble, il repartit le même jour; mais nous causâmes quelques moments après le dÃner. Madame d'Épinay lui avait parlé de moi et de mon opéra des Muses galantes. Duclos, doué de trop grands talents pour ne pas aimer ceux qui en avaient, s'était prévenu pour moi, m'avait invité à l'aller voir. Malgré mon ancien penchant renforcé par la connaissance, ma timidité, ma paresse me retinrent tant que je n'eus aucun passeport auprès de lui que sa complaisance mais, encouragé par mon premier succès et par ses éloges qui me revinrent, je fus le voir, il vint me voir; et ainsi commencèrent entre nous des liaisons qui me le rendront toujours cher, et à qui je dois de savoir, outre le témoignage de mon propre coeur, que la droiture et la probité peuvent s'allier quelquefois avec la culture des lettres. Beaucoup d'autres liaisons moins solides, et dont je ne fais pas ici mention, furent l'effet de mes premiers succès, et durèrent jusqu'à ce que la curiosité fût satisfaite. J'étais un homme sitôt vu, qu'il n'y avait rien à voir de nouveau dès le lendemain. Une femme cependant, qui me rechercha dans ce temps-là , tint plus solidement que toutes les autres ce fut madame la marquise de Créqui, nièce de M. le bailli de Froulay, ambassadeur de Malte, dont le frère avait précédé M. de Montaigu dans l'ambassade de Venise, et que j'avais été voir à mon retour de ce pays-là . Madame de Créqui m'écrivit; j'allai chez elle elle me prit en amitié. J'y dÃnais quelquefois, j'y vis plusieurs gens de lettres, et entre autres M. Saurin, l'auteur de Spartacus, de Barneveldt, etc., devenu depuis lors mon très cruel ennemi sans que j'en puisse imaginer d'autre cause, sinon que je porte le nom d'un homme que son père a bien vilainement persécuté. On voit que, pour un copiste qui devait être occupé de son métier du matin jusqu'au soir, j'avais des distractions qui ne rendaient pas ma journée fort lucrative, et qui m'empêchaient d'être aussi attentif à ce que je faisais pour le bien faire; aussi perdais-je à effacer ou gratter mes fautes, ou à recommencer ma feuille, plus de la moitié du temps qu'on me laissait. Cette importunité me rendait de jour en jour Paris plus insupportable, et me faisait rechercher la campagne avec ardeur. J'allai plusieurs fois passer quelques jours à Marcoussis, dont madame le Vasseur connaissait le vicaire, chez lequel nous nous arrangions tous de façon qu'il ne s'en trouvait pas mal. Grimm y vint une fois avec nous. Le vicaire avait de la voix, chantait bien, et, quoiqu'il ne sût pas la musique, il apprenait sa partie avec beaucoup de facilité et de précision. Nous y passions le temps à chanter mes trios de Chenonceaux. J'y en fis deux ou trois nouveaux, sur des paroles que Grimm et le vicaire bâtissaient tant bien que mal. Je ne puis m'empêcher de regretter ces trios faits et chantés dans des moments de bien pure joie, et que j'ai laissés à Wootton avec toute ma musique. Mademoiselle Davenport en a peut-être déjà fait des papillotes, mais ils méritaient d'être conservés, et sont pour la plupart d'un très bon contrepoint. Ce fut après quelqu'un de ces petits voyages, où j'avais le plaisir de voir la tante à son aise, bien gaie, et où je m'égayais fort aussi, que j'écrivis au vicaire, fort rapidement et fort mal, une épÃtre en vers qu'on trouvera parmi mes papiers. J'avais, plus près de Paris, une autre station fort de mon goût chez M. Mussard, mon compatriote, mon parent et mon ami, qui s'était fait à Passy une retraite charmante où j'ai coulé de bien paisibles moments. M. Mussard était un joaillier, homme de bon sens, qui, après avoir acquis dans son commerce une fortune honnête, et avoir marié sa fille unique à M. de Valmalette, fils d'un agent de change et maÃtre d'hôtel du roi, prit le sage parti de quitter le négoce et les affaires, et de mettre un intervalle de repos et de jouissance entre le tracas de la vie et la mort. Le bonhomme Mussard, vrai philosophe de pratique, vivait sans souci, dans une maison très agréable qu'il s'était bâtie, et dans un très joli jardin qu'il avait planté de ses mains. En fouillant à fond de cuve les terrasses de ce jardin, il trouva des coquillages fossiles, et il en trouva en si grande quantité, que son imagination exaltée ne vit plus que coquilles dans la nature, et qu'il crut enfin tout de bon que l'univers n'était que coquilles, débris de coquilles, et que la terre n'était que du cron. Toujours occupé de cet objet de ses singulières découvertes, il s'échauffa si bien sur ces idées, qu'elles se seraient enfin tournées dans sa tête en système, c'est-à -dire en folie, si, très heureusement pour sa raison, mais bien malheureusement pour ses amis, auxquels il était cher, et qui trouvaient chez lui l'asile le plus agréable, la mort ne fût venue le leur enlever par la plus étrange et cruelle maladie c'était une tumeur dans l'estomac, toujours croissante, qui l'empêchait de manger, sans que durant très longtemps on en trouvât la cause, et qui finit, après plusieurs années de souffrances, par le faire mourir de faim. Je ne puis me rappeler, sans des serrements de coeur, les derniers temps de ce pauvre et digne homme, qui, nous recevant encore avec tant de plaisir, Lenieps et moi, les seuls amis que le spectacle des maux qu'il souffrait n'écarta pas de lui, jusqu'à sa dernière heure, qui, dis-je, était réduit à dévorer des yeux le repas qu'il nous faisait servir, sans pouvoir presque humer quelques gouttes d'un thé bien léger, qu'il fallait rejeter un moment après. Mais avant ces temps de douleur, combien j'en ai passé chez lui d'agréables avec les amis d'élite qu'il s'était faits! A leur tête je mets l'abbé Prevost, homme très aimable et très simple, dont le coeur vivifiait ses écrits, dignes de l'immortalité, et qui n'avait rien dans l'humeur ni dans la société du sombre coloris qu'il donnait à ses ouvrages; le médecin Procope, petit Ésope à bonnes fortunes; Boulanger, le célèbre auteur posthume du Despotisme oriental, et qui, je crois, étendait les systèmes de Mussard sur la durée du monde en femmes, madame Denis, nièce de Voltaire, qui, n'étant alors qu'une bonne femme, ne faisait pas encore du bel esprit; madame Vanloo, non pas belle assurément, mais charmante, qui chantait comme un ange; madame de Valmalette elle-même, qui chantait aussi, et qui, quoique fort maigre, eût été fort aimable si elle en eût moins eu la prétention. Telle était à peu près la société de M. Mussard, qui m'aurait assez plu si son tête-à -tête avec sa conchyliomanie ne m'avait plu davantage; et je puis dire que pendant plus de six mois j'ai travaillé à son cabinet avec autant de plaisir que lui-même. Il y avait longtemps qu'il prétendait que pour mon état les eaux de Passy me seraient salutaires, et qu'il m'exhortait à les venir prendre chez lui. Pour me tirer, un peu de l'urbaine cohue, je me rendis à la fin, et je fus passer à Passy huit ou dix jours, qui me firent plus de bien parce que j'étais à la campagne, que parce que j'y prenais les eaux. Mussard jouait du violoncelle, et aimait passionnément la musique italienne. Un soir nous en parlâmes beaucoup avant de nous coucher et surtout des opere buffe que nous avions vus l'un et l'autre en Italie, et dont nous étions tous deux transportés. La nuit, ne dormant pas, j'allai rêver comment on pourrait faire pour donner en France l'idée d'un drame de ce genre; car les Amours de Ragonde n'y ressemblaient point du tout. Le matin, en me promenant et prenant des eaux, je fis quelques manières de vers très à la hâte, et j'y adaptai des chants qui me revinrent en les faisant. Je barbouillai le tout dans une espèce de salon voûté qui était au haut du jardin; et au thé, je ne pus m'empêcher de montrer ces airs à Mussard et à mademoiselle Duvernois sa gouvernante, qui était en vérité une très bonne et aimable fille. Les trois morceaux que j'avais esquissés étaient le premier monologue, J'ai perdu mon serviteur; l'air du Devin, L'amour croÃt s'il s'inquiète, et le dernier duo, A jamais, Colin, je t'engage, etc. J'imaginais si peu que cela valût la peine d'être suivi, que, sans les applaudissements et les encouragements de l'un et de l'autre, j'allais jeter au feu mes chiffons et n'y plus penser, comme j'ai fait tant de fois pour des choses du moins aussi bonnes mais ils m'excitèrent si bien, qu'en six jours mon drame fut écrit, à quelques vers près, et toute ma musique esquissée, tellement que je n'eus plus à faire à Paris qu'un peu de récitatif et tout le remplissage; et j'achevai le tout avec une telle rapidité, qu'en trois semaines mes scènes furent mises au net et en état d'être représentées. Il n'y manquait que le divertissement, qui ne fut fait que longtemps après. Échauffé de la composition de cet ouvrage, j'avais une grande passion de l'entendre, et j'aurais donné tout au monde pour le voir représenter à ma fantaisie, à portes fermées, comme on dit que Lulli fit une fois jouer Armide pour lui seul. Comme il ne m'était pas possible d'avoir ce plaisir qu'avec le public, il fallait nécessairement, pour jouir de ma pièce, la faire passer à l'Opéra. Malheureusement elle était dans un genre absolument neuf, auquel les oreilles n'étaient point accoutumées; et d'ailleurs, le mauvais succès des Muses galantes me faisait prévoir celui du Devin, si je le présentais sous mon nom. Duclos me tira de peine, et se chargea de faire essayer l'ouvrage en laissant ignorer l'auteur. Pour ne pas me déceler, je ne me trouvai point à cette répétition; et les petits violons, qui la dirigèrent, ne surent eux-mêmes quel en était l'auteur, qu'après qu'une acclamation générale eut attesté la bonté de l'ouvrage. Tous ceux qui l'entendirent en étaient enchantés, au point que dès le lendemain, dans toutes les sociétés, on ne parlait d'autre chose. M. de Cury, intendant des menus, qui avait assisté à la répétition, demanda l'ouvrage pour être donné à la cour. Duclos, qui savait mes intentions, jugeant que je serais moins le maÃtre de ma pièce à la cour qu'à Paris, la refusa. Cury la réclama d'autorité. Duclos tint bon; et le débat entre eux devint si vif, qu'un jour à l'Opéra ils allaient sortir ensemble, si on ne les eût séparés. On voulut s'adresser à moi; je renvoyai la décision de la chose à M. Duclos. Il fallut retourner à lui. M. le duc d'Aumont s'en mêla. Duclos crut enfin devoir céder à l'autorité, et la pièce fut donnée pour être jouée à Fontainebleau. La partie à laquelle je m'étais le plus attaché, et où je m'éloignais le plus de la route commune, était le récitatif. Le mien était accentué d'une façon toute nouvelle, marchait avec le débit de la parole. On n'osa laisser cette terrible innovation; l'on craignait qu'elle ne révoltât les oreilles moutonnières. Je consentis que Francueil et Jelyotte fissent un autre récitatif, mais je ne voulus pas m'en mêler. Quand tout fut prêt et le jour fixé pour la représentation, l'on me proposa le voyage de Fontainebleau, pour voir au moins la dernière répétition. J'y fus avec mademoiselle Fel, Grimm, et, je crois, l'abbé Raynal, dans une voiture de la cour. La répétition fut passable; j'en fus plus content que je ne m'y étais attendu. L'orchestre était nombreux, composé de ceux de l'Opéra et de la Musique du Roi. Jelyotte faisait Colin; mademoiselle Fel, Colette; Cuvilier, le Devin; les choeurs étaient ceux de l'Opéra. Je dis peu de chose c'était Jelyotte qui avait tout dirigé; je ne voulus pas contrôler ce qu'il avait fait; et, malgré mon ton romain, j'étais honteux comme un écolier au milieu de tout ce monde. Le lendemain, jour de la représentation, j'allai déjeuner au café du Grand-Commun. Il y avait là beaucoup de monde. On parlait de la répétition de la veille, et de la difficulté qu'il y avait eu d'y entrer. Un officier qui était là dit qu'il était entré sans peine, conta au long ce qui s'y était passé, dépeignit l'auteur, rapporta ce qu'il avait fait, ce qu'il avait dit; mais ce qui m'émerveilla de ce récit assez long, fait avec autant d'assurance que de simplicité, fut qu'il ne s'y trouva pas un seul mot de vrai. Il m'était très clair que celui qui parlait si savamment de cette répétition n'y avait point été, puisqu'il avait devant les yeux, sans le connaÃtre, cet auteur qu'il disait avoir tant vu. Ce qu'il y eut de plus singulier dans cette scène fut l'effet qu'elle fit sur moi. Cet homme était d'un certain âge; il n'avait point l'air ni le ton fat et avantageux; sa physionomie annonçait un homme de mérite, sa croix de Saint-Louis annonçait un ancien officier. Il m'intéressait, malgré son impudence et malgré moi. Tandis qu'il débitait ses mensonges, je rougissais, je baissais les yeux, j'étais sur les épines; je cherchais quelquefois en moi-même s'il n'y aurait pas moyen de le croire dans l'erreur et de bonne foi. Enfin, tremblant que quelqu'un ne me reconnût et ne lui en fit l'affront, je me hâtai d'achever mon chocolat sans rien dire; et, baissant la tête en passant devant lui, je sortis le plus tôt qu'il me fut possible, tandis que les assistants péroraient sur sa relation. Je m'aperçus dans la rue que j'étais en sueur; et je suis sûr que si quelqu'un m'eût reconnu et nommé avant ma sortie, on m'aurait vu la honte et l'embarras d'un coupable, par le seul sentiment de la peine que ce pauvre homme aurait à souffrir si son mensonge était reconnu. Me voici dans un de ces moments critiques de ma vie où il est difficile de ne faire que narrer, parce qu'il est presque impossible que la narration même ne porte empreinte de censure ou d'apologie. J'essayerai toutefois de rapporter comment et sur quels motifs je me conduisis, sans y ajouter ni louanges ni blâme. J'étais ce jour-là dans le même équipage négligé qui m'était ordinaire grande barbe et perruque assez mal peignée. Prenant ce défaut de décence pour un acte de courage, j'entrai de cette façon dans la même salle où devaient arriver, peu de temps après, le roi, la reine, la famille royale et toute la cour. J'allai m'établir dans la loge où me conduisit M. de Cury, et qui était la sienne c'était une grande loge sur le théâtre, vis-à -vis une petite loge plus élevée, où se plaça le roi avec madame de Pompadour. Environné de dames, et seul d'homme sur le devant de la loge, je ne pus douter qu'on ne m'eût mis là précisément pour être en vue. Quand on eut allumé, me voyant dans cet équipage au milieu de gens tous excessivement parés, je commençai d'être mal à mon aise je me demandai si j'étais à ma place, si j'y étais mis convenablement; et après quelques minutes d'inquiétude, je me répondis, Oui, avec une intrépidité qui venait peut-être plus de l'impossibilité de m'en dédire, que de la force de mes raisons. Je me dis Je suis à ma place puisque je vois jouer ma pièce, que j'y suis invité, que je ne l'ai faite que pour cela, et qu'après tout personne n'a plus de droit que moi-même à jouir du fruit de mon travail et de mes talents. Je suis mis à mon ordinaire, ni mieux, ni pis si je recommence à m'asservir à l'opinion dans quelque chose, m'y voilà bientôt asservi derechef en tout. Pour être toujours moi-même, je ne dois rougir, en quelque lieu que ce soit, d'être mis selon l'état que j'ai choisi; mon extérieur est simple et négligé, mais non crasseux ni malpropre la barbe ne l'est point en elle-même, puisque c'est la nature qui nous la donne, et que, selon les temps et les modes, elle est quelquefois un ornement. On me trouvera ridicule, impertinent, eh! que m'importe! Je dois savoir endurer le ridicule et le blâme, pourvu qu'ils ne soient pas mérités. Après ce petit soliloque, je me raffermis si bien que j'aurais été intrépide, si j'eusse eu besoin de l'être. Mais, soit effet de la présence du maÃtre, soit naturelle disposition des coeurs, je n'aperçus rien que d'obligeant et d'honnête dans la curiosité dont j'étais l'objet. J'en fus touché jusqu'à recommencer d'être inquiet sur moi-même et sur le sort de ma pièce, craignant d'effacer des préjugés si favorables, qui semblaient ne chercher qu'à m'applaudir. J'étais armé contre leur raillerie; mais leur air caressant, auquel je ne m'étais pas attendu, me subjugua si bien, que je tremblais comme un enfant quand on commença. J'eus bientôt de quoi me rassurer. La pièce fut très mal jouée quant aux acteurs, mais bien chantée et bien exécutée quant à la musique. Dès la première scène, qui véritablement est d'une naïveté touchante, j'entendis s'élever dans les loges un murmure de surprise et d'applaudissement jusqu'alors inouï dans ce genre de pièces. La fermentation croissante alla bientôt au point d'être sensible dans toute l'assemblée, et, pour parler à la Montesquieu, d'augmenter son effet par son effet même. A la scène des deux petites bonnes gens, cet effet fut à son comble. On ne claque point devant le roi, cela fit qu'on entendit tout; la pièce et l'auteur y gagnèrent. J'entendais autour de moi un chuchotement de femmes qui me semblaient belles comme des anges, et qui s'entredisaient à demi-voix Cela est charmant, cela est ravissant; il n'y a pas un son là qui ne parle au coeur. Le plaisir de donner de l'émotion à tant d'aimables personnes m'émut moi-même jusqu'aux larmes, et je ne pus les contenir au premier duo, en remarquant que je n'étais pas seul à pleurer. J'eus un moment de retour sur moi-même, en me rappelant le concert de M. de Treitorens. Cette réminiscence eut l'effet de l'esclave qui tenait la couronne sur la tête, des triomphateurs; mais elle fut courte, et je me livrai bientôt pleinement et sans distraction au plaisir de savourer ma gloire. Je suis pourtant sûr qu'en ce moment la volupté du sexe y entrait beaucoup plus que la vanité d'auteur; et sûrement s'il n'y eût eu là que des hommes, je n'aurais pas été dévoré, comme je l'étais sans cesse, du désir de recueillir de mes lèvres les délicieuses larmes que je faisais couler. J'ai vu des pièces exciter de plus vifs transports d'admiration, mais jamais une ivresse aussi pleine, aussi douce, aussi touchante, régner dans tout un spectacle, et surtout à la cour, un jour de première représentation. Ceux qui ont vu celle-là doivent s'en souvenir; car l'effet en fut unique. Le même soir, M. le duc d'Aumont me fit dire de me trouver au château le lendemain sur les onze heures, et qu'il me présenterait au roi. M. de Cury, qui me fit ce message, ajouta qu'on croyait qu'il s'agissait d'une pension, et que le roi voulait me l'annoncer lui-même. Croira-t-on que la nuit qui suivit une aussi brillante journée fut une nuit d'angoisse et de perplexité pour moi? Ma première idée, après celle de cette représentation, se porta sur un fréquent besoin de sortir, qui m'avait fait beaucoup souffrir le soir même au spectacle, et qui pouvait me tourmenter le lendemain quand je serais dans la galerie ou dans les appartements du roi, parmi tous ces grands, attendant le passage de Sa Majesté. Cette infirmité était la principale cause qui me tenait écarté des cercles, et qui m'empêchait d'aller m'enfermer chez des femmes. L'idée seule de l'état où ce besoin pouvait me mettre était capable de me le donner au point de m'en trouver mal, à moins d'un esclandre auquel j'aurais préféré la mort. Il n'y a que les gens qui connaissent cet état qui puissent juger de l'effroi d'en courir le risque. Je me figurais ensuite devant le roi, présenté à Sa Majesté, qui daignait s'arrêter et m'adresser la parole. C'était là qu'il fallait de la justesse et de la présence d'esprit pour répondre. Ma maudite timidité, qui me trouble devant le moindre inconnu, m'aurait-elle quitté devant le roi de France, ou m'aurait-elle permis de bien choisir à l'instant ce qu'il fallait dire! Je voulais, sans quitter l'air et le ton sévère que j'avais pris, me montrer sensible à l'honneur que me faisait un si grand monarque. Il fallait envelopper quelque grande et utile vérité dans une louange belle et méritée. Pour préparer d'avance une réponse heureuse, il aurait fallu prévoir juste ce qu'il pourrait me dire; et j'étais sûr après cela de ne pas retrouver en sa présence un mot de ce que j'aurais médité. Que deviendrais-je en ce moment et sous les yeux de toute la cour, s'il allait m'échapper dans mon trouble quelqu'une de mes balourdises ordinaires? Ce danger m'alarma, m'effraya, me fit frémir au point de me déterminer, à tout risque à ne m'y pas exposer. Je perdais, il est vrai, la pension qui m'était offerte en quelque sorte; mais je m'exemptais aussi du joug qu'elle m'eût imposé. Adieu la vérité, la liberté, le courage. Comment oser désormais parler d'indépendance et de désintéressement? Il ne fallait plus que flatter ou me taire en recevant cette pension encore qui m'assurait qu'elle me serait payée? Que de pas à faire, que de gens à solliciter! Il m'en coûterait plus de soins, et bien plus désagréables pour la conserver, que pour m'en passer. Je crus donc, en y renonçant, prendre un parti très conséquent à mes principes, et sacrifier l'apparence à la réalité. Je dis ma résolution à Grimm, qui n'y opposa rien. Aux autres j'alléguai ma santé, et je partis le matin même. Mon départ fit du bruit et fut généralement blâmé. Mes raisons ne pouvaient être senties par tout le monde m'accuser d'un sot orgueil était bien plus tôt fait, et contentait mieux la jalousie de quiconque sentait en lui-même qu'il ne se serait pas conduit ainsi. Le lendemain Jelyotte m'écrivit un billet, où il me détailla les succès de ma pièce et l'engouement où le roi lui-même en était. Toute la journée, me marquait-il, Sa Majesté ne cesse de chanter, avec la voix la plus fausse de son royaume J'ai perdu mon serviteur; j'ai perdu tout mon bonheur. Il ajoutait que dans la quinzaine on devait donner une seconde représentation du Devin, qui constaterait aux yeux de tout le public le plein succès de la première. Deux jours après, comme j'entrais le soir sur les neuf heures chez madame d'Épinay, où j'allais souper, je me vis croisé par un fiacre à la porte. Quelqu'un qui était dans ce fiacre me fit signe d'y monter; j'y monte c'était Diderot. Il me parla de la pension avec un feu que, sur pareil sujet, je n'aurais pas attendu d'un philosophe. Il ne me fit pas un crime de n'avoir pas voulu être présenté au roi; mais il m'en fit un terrible de mon indifférence pour la pension. Il me dit que si j'étais désintéressé pour mon compte, il ne m'était pas permis de l'être pour celui de madame le Vasseur et de sa fille; que je leur devais de n'omettre aucun moyen possible et honnête de leur donner du pain; et comme on ne pouvait pas dire après tout que j'eusse refusé cette pension, il soutint que, puisqu'on avait paru disposé à me l'accorder, je devais la solliciter et l'obtenir, à quelque prix que ce fût. Quoique je fusse touché de son zèle, je ne pus goûter ses maximes, et nous eûmes à ce sujet une dispute très vive, la première que j'aie eue avec lui; et nous n'en avons jamais eu que de cette espèce, lui me prescrivant ce qu'il prétendait que je devais faire, et moi m'en défendant parce que je croyais ne le devoir pas. Il était tard quand nous nous quittâmes. Je voulus le mener souper chez madame d'Épinay, il ne le voulut point; et, quelque effort que le désir d'unir tous ceux que j'aime m'ait fait faire en divers temps pour l'engager à la voir, jusqu'à la mener à sa porte qu'il nous tint fermée, il s'en est toujours défendu, ne parlant d'elle qu'en termes très méprisants. Ce ne fut qu'après ma brouillerie avec elle et avec lui qu'ils se lièrent et qu'il commença d'en parler avec honneur. Depuis lors Diderot et Grimm semblèrent prendre à tâche d'aliéner de moi les gouverneuses, leur faisant entendre que si elles n'étaient pas plus à leur aise, c'était mauvaise volonté de ma part, et qu'elles ne feraient jamais rien avec moi. Ils tâchaient de les engager à me quitter, leur promettant un regrat de sel, un bureau de tabac et je ne sais quoi encore, par le crédit de madame d'Épinay. Ils voulurent même entraÃner Duclos ainsi que d'Holbach dans leur ligue; mais le premier s'y refusa toujours. J'eus alors quelque vent de tout ce manège; mais je ne l'appris bien distinctement que longtemps après, et j'eus souvent à déplorer le zèle aveugle et peu discret de mes amis, qui, cherchant à me réduire, incommodé comme j'étais, à la plus triste solitude, travaillaient dans leur idée à me rendre heureux par les moyens les plus propres en effet à me rendre misérable. Le carnaval suivant, 1753, le Devin fut joué à Paris, et j'eus le temps, dans cet intervalle, d'en faire l'ouverture et le divertissement. Ce divertissement, tel qu'il est gravé, devait être en action d'un bout à l'autre et dans un sujet suivi, qui, selon moi, fournissait des tableaux très agréables. Mais quand je proposai cette idée à l'Opéra, on ne m'entendit seulement pas, et il fallut coudre des chants et des danses à l'ordinaire cela fit que ce divertissement, quoique plein d'idées charmantes, qui ne déparent point les scènes, réussit très médiocrement. J'ôtai le récitatif de Jelyotte, et je rétablis le mien, tel que je l'avais fait d'abord et qu'il est gravé; et ce récitatif, un peu francisé, je l'avoue, c'est-à -dire traÃné par les acteurs, loin de choquer personne, n'a pas moins réussi que les airs, et a paru, même au public, tout aussi bien fait pour le moins. Je dédiai ma pièce à M. Duclos qui l'avait protégée, et je déclarai que ce serait ma seule dédicace. J'en ai pourtant fait une seconde avec son consentement; mais il a dû se tenir encore plus honoré de cette exception, que si je n'en avais fait aucune. J'ai sur cette pièce beaucoup d'anecdotes, sur lesquelles des choses plus importantes à dire ne me laissent pas le loisir de m'étendre ici. J'y reviendrai peut-être un jour dans le supplément. Je n'en saurais pourtant omettre une, qui peut avoir trait à tout ce qui suit. Je visitais un jour dans le cabinet du baron d'Holbach sa musique; après en avoir parcouru de beaucoup d'espèces, il me dit, en me montrant un recueil de pièces de clavecin Voilà des pièces qui ont été composées pour moi; elles sont pleines de goût, bien chantantes; personne ne les connaÃt ni ne les verra que moi seul. Vous en devriez choisir quelqu'une pour l'insérer dans votre divertissement. Ayant dans la tête des sujets d'airs et des symphonies beaucoup plus que je n'en pouvais employer, je me souciais très peu des siens. Cependant il me pressa tant, que par complaisance je choisis une pastorelle que j'abrégeai, et que je mis en trio pour l'entrée des compagnes de Colette. Quelques mois après, et tandis qu'on représentait le Devin, entrant un jour chez Grimm, je trouvai du monde autour de son clavecin, d'où il se leva brusquement à mon arrivée. En regardant machinalement sur son pupitre, j'y vis ce même recueil du baron d'Holbach, ouvert précisément à cette même pièce qu'il m'avait pressé de prendre, en m'assurant qu'elle ne sortirait jamais de ses mains. Quelque temps après je vis encore ce même recueil ouvert sur le clavecin de M. d'Épinay, un jour qu'il avait musique chez lui. Grimm ni personne n'a jamais parlé de cet air, et je n'en parle ici moi-même que parce qu'il se répandit quelque temps après un bruit que je n'étais pas l'auteur du Devin du village. Comme je ne fus jamais un grand croque-note, je suis persuadé que sans mon Dictionnaire de musique on aurait dit à la fin que je ne la savais pas. Quelque temps avant qu'on donnât le Devin du village, il était arrivé à Paris des bouffons italiens, qu'on fit jouer sur le théâtre de l'Opéra, sans prévoir l'effet qu'ils y allaient faire. Quoiqu'ils fussent détestables, et que l'orchestre, alors très ignorant, estropiât à plaisir les pièces qu'ils donnèrent, elles ne laissèrent pas de faire à l'Opéra français un tort qu'il n'a jamais réparé. La comparaison de ces deux musiques, entendues le même jour sur le même théâtre, déboucha les oreilles françaises; il n'y en eut point qui pût endurer la traÃnerie de leur musique, après l'accent vif et marqué de l'italienne sitôt que les bouffons avaient fini, tout s'en allait. On fut forcé de changer l'ordre, et de mettre les bouffons à la fin. On donnait Églé, Pygmalion, le Sylphe; rien ne tenait. Le seul Devin du village soutint la comparaison, et plut encore après la Serva padrona. Quand je composai mon intermède, j'avais l'esprit rempli de ceux-là ; ce furent eux qui m'en donnèrent l'idée, et j'étais bien éloigné de prévoir qu'on les passerait en revue à côté de lui. Si j'eusse été un pillard, que de vols seraient alors devenus manifestes, et combien on eût pris soin de les faire sentir! Mais rien on a eu beau faire, on n'a pas trouvé dans ma musique la moindre réminiscence d'aucune autre; et tous mes chants, comparés aux prétendus originaux, se sont trouvés aussi neufs que le caractère de musique que j'avais créé. Si l'on eût mis Mondonville ou Rameau à pareille épreuve, ils n'en seraient sortis qu'en lambeaux. Les bouffons firent à la musique italienne des sectateurs très ardents. Tout Paris se divisa en deux partis plus échauffés que s'il se fût agi d'une affaire d'État ou de religion. L'un plus puissant, plus nombreux, composé des grands, des riches et des femmes, soutenait la musique française; l'autre, plus vif, plus fier, plus enthousiaste, était composé des vrais connaisseurs, des gens à talents, des hommes de génie. Son petit peloton se rassemblait à l'Opéra, sous la loge de la reine. L'autre parti remplissait tout le reste du parterre et de la salle; mais son foyer principal était sous la loge du roi. Voilà d'où vinrent ces noms de partis célèbres dans ce temps-là , de coin du roi et de coin de la reine. La dispute, en s'animant, produisit des brochures. Le coin du roi voulut plaisanter; il fut moqué par le Petit Prophète il voulut se mêler de raisonner; il fut écrasé par la Lettre sur la musique française. Ces deux petits écrits, l'un de Grimm, et l'autre de moi, sont les seuls qui survivent à cette querelle; tous les autres sont déjà morts. Mais le Petit Prophète, qu'on s'obstina longtemps à m'attribuer malgré moi, fut pris en plaisanterie, et ne fit pas la moindre peine à son auteur, au lieu que la Lettre sur la musique fut prise au sérieux, et souleva contre moi toute la nation, qui se crut offensée dans sa musique. La description de l'incroyable effet de cette brochure serait digne de la plume de Tacite. C'était le temps de la grande querelle du parlement et du clergé. Le parlement venait d'être exilé; la fermentation était au comble tout menaçait d'un prochain soulèvement. La brochure parut; à l'instant toutes les autres querelles furent oubliées; on ne songea qu'au péril de la musique française, et il n'y eut plus de soulèvement que contre moi. Il fut tel, que la nation n'en est jamais bien revenue. A la cour on ne balançait qu'entre la Bastille et l'exil; et la lettre de cachet allait être expédiée, si M. de Voyer n'en eût fait sentir le ridicule. Quand on lira que cette brochure a peut-être empêché une révolution dans l'État, on croira rêver. C'est pourtant une vérité bien réelle, que tout Paris peut encore attester, puisqu'il n'y a pas aujourd'hui plus de quinze ans de cette singulière anecdote. Si l'on n'attenta pas à ma liberté, l'on ne m'épargna pas du moins les insultes; ma vie même fut en danger. L'orchestre de l'Opéra fit l'honnête complot de m'assassiner quand j'en sortirais. On me le dit, je n'en fus que plus assidu à l'Opéra, et je ne sus que longtemps après que M. Ancelet, officier des mousquetaires, qui avait de l'amitié pour moi, avait détourné l'effet du complot en me faisant escorter à mon insu à la sortie du spectacle. La ville venait d'avoir la direction de l'Opéra. Le premier exploit du prévôt des marchands fut de me faire ôter mes entrées, et cela de la façon la plus malhonnête qu'il fût possible, c'est-à -dire en me les faisant refuser publiquement à mon passage; de sorte que je fus obligé de prendre un billet d'amphithéâtre, pour n'avoir pas l'affront de m'en retourner ce jour-là . L'injustice était d'autant plus criante, que le seul prix que j'avais mis à ma pièce, en la leur cédant, était mes entrées à perpétuité; car quoique ce fût un droit pour tous les auteurs, et que j'eusse ce droit à double titre, je ne laissai pas de le stipuler expressément en présence de M. Duclos. Il est vrai qu'on m'envoya pour mes honoraires, par le caissier de l'Opéra, cinquante louis que je n'avais pas demandés; mais outre que ces cinquante louis ne faisaient pas même la somme qui me revenait dans les règles, ce payement n'avait rien de commun avec le droit d'entrées formellement stipulé, et qui en était entièrement indépendant. Il y avait dans ce procédé une telle complication d'iniquité et de brutalité, que le public, alors dans sa plus grande animosité contre moi, ne laissa pas d'en être unanimement choqué; et tel qui m'avait insulté la veille criait le lendemain tout haut, dans la salle, qu'il était honteux d'ôter ainsi les entrées à un auteur qui les avait si bien méritées et qui pouvait même les réclamer pour deux. Tant est juste le proverbe italien, qu'ognun ama la giustizia in casa d'altrui! Je n'avais là -dessus qu'un parti à prendre, c'était de réclamer mon ouvrage, puisqu'on m'en ôtait le prix convenu. J'écrivis pour cet effet à M. d'Argenson qui avait le département de l'Opéra; et je joignis à ma lettre un mémoire qui était sans réplique, et qui demeura sans réponse et sans effet, ainsi que ma lettre. Le silence de cet homme injuste me resta sur le coeur, et ne contribua pas à augmenter l'estime très médiocre que j'eus toujours pour son caractère et pour ses talents. C'est ainsi qu'on a gardé ma pièce à l'Opéra, en me frustrant du prix pour lequel je l'avais cédée. Du faible au fort, ce serait voler; du fort au faible, c'est seulement s'approprier le bien d'autrui. Quant au produit pécuniaire de cet ouvrage, quoiqu'il ne m'ait pas rapporté le quart de ce qu'il aurait rapporté dans les mains d'un autre, il ne laissa pas d'être assez grand pour me mettre en état de subsister plusieurs années, et suppléer à la copie, qui allait toujours assez mal. J'eus cent louis du roi, cinquante de madame de Pompadour pour la représentation de Belle-Vue, où elle fit elle-même le rôle de Colin, cinquante de l'Opéra, et cinq cents francs de Pissot pour la gravure; en sorte que cet intermède, qui ne me coûta que cinq ou six semaines de travail, me rapporta presque autant d'argent, malgré mon malheur et ma balourdise, que m'en a rapporté depuis l'Émile, qui m'avait coûté vingt ans de méditation et trois ans de travail. Mais je payai bien l'aisance pécuniaire où me mit cette pièce, par les chagrins infinis qu'elle m'attira elle fut le germe des secrètes jalousies qui n'ont éclaté que longtemps après. Depuis son succès, je ne remarquai plus ni dans Grimm, ni dans Diderot, ni dans presque aucun des gens de lettres de ma connaissance, cette cordialité, cette franchise, ce plaisir de me voir, que j'avais cru trouver en eux jusqu'alors. Dès que je paraissais chez le baron, la conversation cessait d'être générale. On se rassemblait par petits pelotons, on se chuchotait à l'oreille, et je restais seul sans savoir à qui parler. J'endurai longtemps ce choquant abandon; et voyant que madame d'Holbach, qui était douce et aimable, me recevait toujours bien, je supportais les grossièretés de son mari, tant qu'elles furent supportables mais un jour il m'entreprit sans sujet, sans prétexte, et avec une telle brutalité, devant Diderot, qui ne dit pas un mot, et devant Margency, qui m'a dit souvent depuis lors avoir admiré la douceur et la modération de mes réponses, qu'enfin chassé de chez lui par ce traitement indigne, je sortis, résolu de n'y plus rentrer. Cela ne m'empêcha pas de parler toujours honorablement de lui et de sa maison; tandis qu'il ne s'exprimait jamais sur mon compte qu'en termes outrageants, méprisants, sans me désigner autrement que par ce petit cuistre, et sans pouvoir cependant articuler aucun tort d'aucune espèce que j'aie eu jamais avec lui, ni avec personne à qui il prÃt intérêt. Voilà comment il finit par vérifier mes prédictions et mes craintes. Pour moi, je crois que mesdits amis m'auraient pardonné de faire des livres, et d'excellents livres, parce que cette gloire ne leur était pas étrangère; mais qu'ils ne purent me pardonner d'avoir fait un opéra, ni les succès brillants qu'eut cet ouvrage, parce qu'aucun d'eux n'était en état de courir la même carrière, ni d'aspirer aux mêmes honneurs. Duclos seul, au-dessus de cette jalousie, parut même augmenter d'amitié pour moi, et m'introduisit chez mademoiselle Quinault, où je trouvai autant d'attentions, d'honnêtetés, de caresses, que j'avais peu trouvé tout cela chez M. d'Holbach. Tandis qu'on jouait le Devin du village à l'Opéra, il était aussi question de son auteur à la Comédie française, mais un peu moins heureusement. N'ayant pu, dans sept ou huit ans, faire jouer mon Narcisse aux Italiens, je m'étais dégoûté de ce théâtre, par le mauvais jeu des acteurs dans le français; et j'aurais bien voulu avoir fait passer ma pièce aux Français, plutôt que chez eux. Je parlai de ce désir au comédien la Noue, avec lequel j'avais fait connaissance, et qui, comme on sait, était homme de mérite et auteur. Narcisse lui plut, il se chargea de le faire jouer anonyme; et en attendant il me procura les entrées, qui me furent d'un grand agrément, car j'ai toujours préféré le Théâtre-Français aux deux autres. La pièce fut reçue avec applaudissement, et représentée sans qu'on en nommât l'auteur; mais j'ai lieu de croire que les comédiens et bien d'autres ne l'ignoraient pas. Les demoiselles Gaussin et Grandval jouaient les rôles d'amoureuses; et quoique l'intelligence du tout fût manquée à mon avis, on ne pouvait pas appeler cela une pièce absolument mal jouée. Toutefois je fus surpris et touché de l'indulgence du public, qui eut la patience de l'entendre tranquillement d'un bout à l'autre, et d'en souffrir même une seconde représentation, sans donner le moindre signe d'impatience. Pour moi, je m'ennuyai tellement à la première, que je ne pus tenir jusqu'à la fin; et, sortant du spectacle, j'entrai au café de Procope, où je trouvai Boissy et quelques autres, qui probablement s'étaient ennuyés comme moi. Là , je dis hautement mon peccavi, m'avouant humblement ou fièrement l'auteur de la pièce et en parlant comme tout le monde en pensait. Cet aveu public de l'auteur d'une mauvaise pièce qui tombe fut fort admiré, et me parut très peu pénible. J'y trouvai même un dédommagement d'amour-propre dans le courage avec lequel il fut fait; et je crois qu'il y eut en cette occasion plus d'orgueil à parler, qu'il n'y aurait eu de sotte honte à se taire. Cependant, comme il était sûr que la pièce, quoique glacée à la représentation, soutenait la lecture, je la fis imprimer; et dans la préface, qui est un de mes bons écrits, je commençai de mettre à découvert mes principes, un peu plus que je n'avais fait jusqu'alors. J'eus bientôt occasion de les développer tout à fait dans un ouvrage de plus grande importance; car ce fut, je pense, en cette année 1753, que parut le programme de l'Académie de Dijon sur l'Origine de l'inégalité parmi les hommes. Frappé de cette grande question, je fus surpris que cette académie eût osé la proposer; mais puisqu'elle avait eu ce courage, je pouvais bien avoir celui de la traiter, et je l'entrepris. Pour méditer à mon aise ce grand sujet, je fis à Saint-Germain un voyage de sept ou huit jours, avec Thérèse, notre hôtesse, qui était une bonne femme, et une de ses amies. Je compte cette promenade pour une des plus agréables de ma vie. Il faisait très beau; ces bonnes femmes se chargèrent des soins et de la dépense; Thérèse s'amusait avec elles; et moi, sans souci de rien, je venais m'égayer sans gêne aux heures des repas. Tout le reste du jour, enfoncé dans la forêt, j'y cherchais, j'y trouvais l'image des premiers temps, dont je traçais fièrement l'histoire; je faisais main basse sur les petits mensonges des hommes; j'osais dévoiler à nu leur nature, suivre le progrès du temps et des choses qui l'ont défigurée, et comparant l'homme de l'homme avec l'homme naturel, leur montrer dans son perfectionnement prétendu la véritable source de ses misères. Mon âme, exaltée par ces contemplations sublimes, s'élevait auprès de la Divinité; et voyant de là mes semblables suivre, dans l'aveugle route de leurs préjugés, celle de leurs erreurs, de leurs malheurs, de leurs crimes, je leur criais d'une faible voix qu'ils ne pouvaient entendre Insensés, qui vous plaignez sans cesse de la nature, apprenez que tous vos maux vous viennent de vous! De ces méditations résulta le Discours sur l'Inégalité, ouvrage qui fut plus du goût de Diderot que tous mes autres écrits, et pour lequel ses conseils me furent le plus utiles, mais qui ne trouva dans toute l'Europe que peu de lecteurs qui l'entendissent, et aucun de ceux-là qui voulût en parler. Il avait été fait pour concourir au prix je l'envoyai donc, mais sûr d'avance qu'il ne l'aurait pas, et sachant bien que ce n'est pas pour des pièces de cette étoffe que sont fondés les prix des académies. Cette promenade et cette occupation firent du bien à mon humeur et à ma santé. Il y avait déjà plusieurs années que, tourmenté de ma rétention d'urine, je m'étais livré tout à fait aux médecins, qui, sans alléger mon mal, avaient épuisé mes forces et détruit mon tempérament. Au retour de Saint-Germain, je me trouvai plus de forces et me sentis beaucoup mieux. Je suivis cette indication, et, résolu de guérir ou mourir sans médecins et sans remèdes, je leur dis adieu pour jamais, et je me mis à vivre au jour la journée, restant coi quand je ne pouvais aller, et marchant sitôt que j'en avais la force. Le train de Paris parmi les gens à prétentions était si peu de mon goût; les cabales des gens de lettres, leurs honteuses querelles, leur peu de bonne foi dans leurs livres, leurs airs tranchants dans le monde m'étaient si odieux, si antipathiques, je trouvais si peu de douceur, d'ouverture de coeur, de franchise dans le commerce même de mes amis, que, rebuté de cette vie tumultueuse, je commençais à soupirer ardemment après le séjour de la campagne; et, ne voyant pas que mon métier me permÃt de m'y établir, j'y courais du moins passer les heures que j'avais de libres. Pendant plusieurs mois, d'abord après mon dÃner j'allais me promener seul au bois de Boulogne, méditant des sujets d'ouvrages, et je ne revenais qu'à la nuit. Gauffecourt, avec lequel j'étais alors extrêmement lié, se voyant obligé d'aller à Genève pour son emploi, me proposa ce voyage j'y consentis. Je n'étais pas assez bien pour me passer des soins de la gouverneuse il fut décidé qu'elle serait du voyage, que sa mère garderait la maison; et, tous nos arrangements pris, nous partÃmes tous trois ensemble le 1er juin 1754. Je dois noter ce voyage comme l'époque de la première expérience qui, jusqu'à l'âge de quarante-deux ans que j'avais alors, ait porté atteinte au naturel pleinement confiant avec lequel j'étais né, et auquel je m'étais toujours livré sans réserve et sans inconvénient. Nous avions un carrosse bourgeois qui nous menait, avec les mêmes chevaux, à très petites journées. Je descendais et marchais souvent à pied. A peine étions-nous à la moitié de notre route, que Thérèse marqua la plus grande répugnance à rester seule dans la voiture avec Gauffecourt, et que quand, malgré ses prières, je voulais descendre, elle descendait et marchait aussi. Je la grondai longtemps de ce caprice, et même je m'y opposai tout à fait, jusqu'à ce qu'elle se vÃt forcée enfin à m'en déclarer la cause. Je crus rêver, je tombai des nues, quand j'appris que mon ami M. de Gauffecourt, âgé de plus de soixante ans, podagre, impotent, usé de plaisirs et de jouissances, travaillait depuis notre départ à corrompre une personne qui n'était plus ni belle ni jeune, qui appartenait à son ami; et cela par les moyens les plus bas, les plus honteux, jusqu'à lui présenter sa bourse, jusqu'à tenter de l'émouvoir par la lecture d'un livre abominable, et par la vue des figures infâmes dont il était plein. Thérèse, indignée, lui lança une fois son vilain livre par la portière; et j'appris que, le premier jour, une violente migraine m'ayant fait aller coucher sans souper, il avait employé tout le temps de ce tête-à -tête à des tentatives et des manoeuvres plus dignes d'un satyre et d'un bouc que d'un honnête homme auquel j'avais confié ma compagne et moi-même. Quelle surprise! quel serrement de coeur tout nouveau pour moi! Moi qui jusqu'alors avais cru l'amitié inséparable de tous les sentiments aimables et nobles qui font tout son charme, pour la première fois de ma vie je me vois forcé de l'allier au dédain, et d'ôter ma confiance et mon estime à un homme que j'aime et dont je me crois aimé! Le malheureux me cachait sa turpitude. Pour ne pas exposer Thérèse, je me vis forcé de lui cacher mon mépris, et de recéler au fond de mon coeur des sentiments qu'il ne devait pas connaÃtre. Douce et sainte illusion de l'amitié! Gauffecourt leva le premier ton voile à mes yeux. Que de mains cruelles l'ont empêché depuis lors de retomber! A Lyon je quittai Gauffecourt, pour prendre ma route par la Savoie, ne pouvant me résoudre à passer derechef si près de maman sans la revoir. Je la revis... Dans quel état, mon Dieu! Quel avilissement! Que lui restait-il de sa vertu première? Était-ce la même madame de Warens, jadis si brillante, à qui le curé Pontverre m'avait adressé? Que mon coeur fut navré! Je ne vis plus pour elle d'autres ressources que de se dépayser. Je lui réitérai vivement et vainement les instances que je lui avais faites plusieurs fois dans mes lettres, de venir vivre paisiblement avec moi, qui voulais consacrer mes jours et ceux de Thérèse à rendre les siens heureux. Attachée à sa pension, dont cependant, quoique exactement payée, elle ne tirait plus rien depuis longtemps, elle ne m'écouta pas. Je lui fis encore quelque légère part de ma bourse, bien moins que je n'aurais dû, bien moins que je n'aurais fait, si je n'eusse été parfaitement sûr qu'elle n'en profiterait pas d'un sou. Durant mon séjour à Genève elle fit un voyage en Chablais, et vint me voir à Grange-Canal. Elle manquait d'argent pour achever son voyage; je n'avais pas sur moi ce qu'il fallait pour cela; je le lui envoyai une heure après par Thérèse. Pauvre maman! Que je dise encore ce trait de son coeur. Il ne lui restait pour dernier bijou qu'une petite bague; elle l'ôta de son doigt pour la mettre à celui de Thérèse, qui la remit à l'instant au sien, en baisant cette noble main qu'elle arrosa de ses pleurs. Ah! c'était alors le moment d'acquitter ma dette. Il fallait tout quitter pour la suivre, m'attacher à elle jusqu'à sa dernière heure, et partager son sort, quel qu'il fût. Je n'en fis rien. Distrait par un autre attachement, je sentis relâcher le mien pour elle, faute d'espoir de pouvoir le lui rendre utile. Je gémis sur elle et ne la suivis pas. De tous les remords que j'ai sentis en ma vie, voilà le plus vif et le plus permanent. Je méritai par là les châtiments terribles qui depuis lors n'ont cessé de m'accabler; puissent-ils avoir expié mon ingratitude! Elle fut dans ma conduite; mais elle a trop déchiré mon coeur pour que jamais ce coeur ait été celui d'un ingrat. Avant mon départ de Paris, j'avais esquissé la dédicace de mon Discours sur l'Inégalité. Je l'achevai à Chambéri, et la datai du même lieu, jugeant qu'il était mieux, pour éviter toute chicane, de ne la dater ni de France ni de Genève. Arrivé dans cette ville, je me livrai à l'enthousiasme républicain qui m'y avait amené. Cet enthousiasme augmenta par l'accueil que j'y reçus. Fêté, caressé dans tous les états, je me livrai tout entier au zèle patriotique, et, honteux d'être exclu de mes droits de citoyen par la profession d'un autre culte que celui de mes pères, je résolus de reprendre ouvertement ce dernier. Je pensais que l'Évangile étant le même pour tous les chrétiens, et le fond du dogme n'étant différent qu'en ce qu'on se mêlait d'expliquer ce qu'on ne pouvait entendre, il appartenait en chaque pays au seul souverain de fixer et le culte et ce dogme inintelligible, et qu'il était par conséquent du devoir du citoyen d'admettre le dogme et de suivre le culte prescrit par la loi. La fréquentation des encyclopédistes, loin d'ébranler ma foi, l'avait affermie par mon aversion naturelle pour la dispute et pour les partis. L'étude de l'homme et de l'univers m'avait montré partout les causes finales et l'intelligence qui les dirigeait. La lecture de la Bible, et surtout de l'Évangile, à laquelle je m'appliquais depuis quelques années, m'avait fait mépriser les basses et sottes interprétations que donnaient à Jésus-Christ les gens les moins dignes de l'entendre. En un mot, la philosophie, en m'attachant à l'essentiel de la religion, m'avait détaché de ce fatras de petites formules dont les hommes l'ont offusquée. Jugeant qu'il n'y avait pas pour un homme raisonnable deux manières d'être chrétien, je jugeais aussi que tout ce qui est forme et discipline était, dans chaque pays, du ressort des lois. De ce principe si sensé, si social, si pacifique, qui m'a attiré de si cruelles persécutions, il s'ensuivait que, voulant être citoyen, je devais être protestant, et rentrer dans le culte établi dans mon pays. Je m'y déterminai; je me soumis même aux instructions du pasteur de la paroisse où je logeais, laquelle était hors de la ville. Je désirai seulement de n'être pas obligé de paraÃtre en consistoire. L'édit ecclésiastique cependant y était formel; on voulut bien y déroger en ma faveur, et l'on nomma une commission de cinq ou six membres pour recevoir en particulier ma profession de foi. Malheureusement le ministre Perdriau, homme aimable et doux, avec qui j'étais lié, s'avisa de me dire qu'on se réjouissait de m'entendre parler dans cette petite assemblée. Cette attente m'effraya si fort, qu'ayant étudié jour et nuit, pendant trois semaines, un petit discours que j'avais préparé, je me troublai lorsqu'il fallut le réciter, au point de n'en pouvoir pas dire un seul mot, et je fis dans cette conférence le rôle du plus sot écolier. Les commissaires parlaient pour moi; je répondais bêtement oui et non; ensuite je fus admis à la communion et réintégré dans mes droits de citoyen je fus inscrit comme tel dans le rôle des gardes que payent les seuls citoyens et bourgeois, et j'assistais à un conseil général extraordinaire, pour recevoir le serment du syndic Mussard. Je fus si touché des bontés que me témoignèrent en cette occasion le conseil, le consistoire, et des procédés obligeants et honnêtes de tous les magistrats, ministres et citoyens, que, pressé par le bonhomme Deluc, qui m'obsédait sans cesse, et encore plus par mon propre penchant, je ne songeai à retourner à Paris que pour dissoudre mon ménage, mettre en règle mes petites affaires, placer madame le Vasseur et son mari, ou pourvoir à leur subsistance, et revenir avec Thérèse m'établir à Genève pour le reste de mes jours. Cette résolution prise, je fis trêve aux affaires sérieuses pour m'amuser avec mes amis jusqu'au temps de mon départ. De tous ces amusements, celui qui me plut davantage fut une promenade autour du lac, que je fis en bateau avec Deluc père, sa bru, ses deux fils et ma Thérèse. Nous mÃmes sept jours à cette tournée, par le plus beau temps du monde. J'en gardai le vif souvenir des sites qui m'avaient frappé à l'autre extrémité du lac, et dont je fis la description quelques années après dans la Nouvelle Héloïse. Les principales liaisons que je fis à Genève, outre les Deluc, dont j'ai parlé, furent le jeune ministre Vernes, que j'avais déjà connu à Paris, et dont j'augurais mieux qu'il n'a valu dans la suite; M. Perdriau, alors pasteur de campagne, aujourd'hui professeur de belles-lettres, dont la société pleine de douceur et d'aménité me sera toujours regrettable, quoiqu'il ait cru du bel air de se détacher de moi; M. Jalabert, alors professeur de physique, depuis conseiller et syndic, auquel je lus mon Discours sur l'Inégalité, mais non pas la dédicace, et qui en parut transporté; le professeur Lullin, avec lequel, jusqu'à sa mort, je suis resté en correspondance, et qui m'avait même chargé d'emplettes de livres pour la Bibliothèque; le professeur Vernet, qui me tourna le dos, comme tout le monde, après que je lui eus donné des preuves d'attachement et de confiance qui l'auraient dû toucher, si un théologien pouvait être touché de quelque chose; Chappuis, commis et successeur de Gauffecourt, qu'il voulut supplanter, et qui bientôt fut supplanté lui-même; Marcet de Mézières, ancien ami de mon père, et qui s'était montré le mien; mais qui, après avoir jadis bien mérité de la patrie, s'étant fait auteur dramatique et prétendant aux deux-cents, changea de maximes et devint ridicule avant sa mort. Mais celui de tous dont j'attendis davantage fut Moultou, jeune homme de la plus grande espérance par ses talents, par son esprit plein de feu, que j'ai toujours aimé, quoique sa conduite à mon égard ait été souvent équivoque, et qu'il ait des liaisons avec mes plus cruels ennemis, mais qu'avec tout cela je ne puis m'empêcher de regarder encore comme appelé à être un jour le défenseur de ma mémoire, et le vengeur de son ami. Au milieu de ces dissipations, je ne perdis ni le goût ni l'habitude de mes promenades solitaires, et j'en faisais souvent d'assez grandes sur les bords du lac, durant lesquelles ma tête, accoutumée au travail, ne demeurait pas oisive. Je digérais le plan déjà formé de mes Institutions politiques, dont j'aurai bientôt à parler; je méditais une Histoire du Valais, un plan de tragédie en prose, dont le sujet, qui n'était pas moins que Lucrèce, ne m'ôtait pas l'espoir d'atterrer les rieurs, quoique j'osasse laisser paraÃtre encore cette infortunée, quand elle ne le peut plus, sur aucun théâtre français. Je m'essayais en même temps sur Tacite, et je traduisis le premier livre de son Histoire, qu'on trouvera parmi mes papiers. Après quatre mois de séjour à Genève, je retournai au mois d'octobre à Paris, et j'évitai de passer par Lyon, pour ne pas me retrouver en route avec Gauffecourt. Comme il entrait dans mes arrangements de ne revenir à Genève que le printemps prochain, je repris pendant l'hiver mes habitudes et mes occupations, dont la principale fut de voir les épreuves de mon Discours sur l'Inégalité, que je faisais imprimer en Hollande par le libraire Rey, dont je venais de faire la connaissance à Genève. Comme cet ouvrage était dédié à la république, et que cette dédicace pouvait ne pas plaire au conseil, je voulais attendre l'effet qu'elle ferait à Genève, avant que d'y retourner. Cet effet ne me fut pas favorable; et cette dédicace, que le plus pur patriotisme m'avait dictée, ne fit que m'attirer des ennemis dans le conseil, et des jaloux dans la bourgeoisie. M. Chouet, alors premier syndic, m'écrivit une lettre honnête, mais froide, qu'on trouvera dans mes recueils, liasse A, no 3. Je reçus des particuliers, entre autres de Deluc et de Jalabert, quelques compliments; et ce fut là tout je ne vis point qu'aucun Genevois me sût un vrai gré du zèle de coeur qu'on sentait dans cet ouvrage. Cette indifférence scandalisa tous ceux qui la remarquèrent. Je me souviens que, dÃnant un jour à Clichy chez madame Dupin, avec Crommelin, résident de la république, et avec M. de Mairan, celui-ci dit en pleine table que le conseil me devait un présent et des honneurs publics pour cet ouvrage, et qu'il se déshonorait s'il y manquait. Crommelin, qui était un petit homme noir et bassement méchant, n'osa rien répondre en ma présence, mais il fit une grimace effroyable qui fit sourire madame Dupin. Le seul avantage que me procura cet ouvrage, outre celui d'avoir satisfait mon coeur, fut le titre de citoyen, qui me fut donné par mes amis, puis par le public à leur exemple, et que j'ai perdu dans la suite, pour l'avoir trop bien mérité. Ce mauvais succès ne m'aurait pas détourné d'exécuter ma retraite à Genève, si des motifs plus puissants sur mon coeur n'y avaient pas concouru. M. d'Épinay, voulant ajouter une aile qui manquait au château de la Chevrette, faisait une dépense immense pour l'achever. Étant allé voir un jour, avec madame d'Épinay, ces ouvrages, nous poussâmes notre promenade un quart de lieue plus loin, jusqu'au réservoir des eaux du parc, qui touchait la forêt de Montmorency, et où était un joli potager, avec une petite loge fort délabrée, qu'on appelait l'Ermitage. Ce lieu solitaire et très agréable m'avait frappé quand je le vis pour la première fois, avant mon voyage à Genève. Il m'était échappé de dire dans mon transport Ah! madame, quelle habitation délicieuse! Voilà un asile tout fait pour moi. Madame d'Épinay ne releva pas beaucoup mon discours; mais à ce second voyage je fus tout surpris de trouver, au lieu de la vieille masure, une petite maison presque entièrement neuve, fort bien distribuée, et très logeable pour un petit ménage de trois personnes. Madame d'Épinay avait fait faire cet ouvrage en silence et à très peu de frais, en détachant quelques matériaux et quelques ouvriers de ceux du château. Au second voyage, elle me dit, en voyant ma surprise Mon ours, voilà votre asile; c'est vous qui l'avez choisi, c'est l'amitié qui vous l'offre; j'espère qu'elle vous ôtera la cruelle idée de vous éloigner de moi. Je ne crois pas avoir été de mes jours plus vivement, plus délicieusement ému; je mouillai de pleurs la main bienfaisante de mon amie, et si je ne fus pas vaincu dès cet instant même, je fus extrêmement ébranlé. Madame d'Épinay, qui ne voulait pas en avoir le démenti, devint si pressante, employa tant de moyens, tant de gens pour me circonvenir, jusqu'à gagner pour cela madame le Vasseur et sa fille, qu'enfin elle triompha de mes résolutions. Renonçant au séjour de ma patrie, je résolus, je promis d'habiter l'Ermitage; et, en attendant que le bâtiment fût sec, elle prit le soin d'en préparer les meubles, en sorte que tout fut prêt pour y entrer le printemps suivant. Une chose qui aida beaucoup à me déterminer fut l'établissement de Voltaire auprès de Genève. Je compris que cet homme y ferait révolution; que j'irais retrouver dans ma patrie le ton, les airs, les moeurs qui me chassaient de Paris; qu'il me faudrait batailler sans cesse, et que je n'aurais d'autre choix dans ma conduite que celui d'être un pédant insupportable ou un lâche et mauvais citoyen. La lettre que Voltaire m'écrivit sur mon dernier ouvrage me donna lieu d'insinuer mes craintes dans ma réponse; l'effet qu'elle produisit les confirma. Dès lors je tins Genève perdue, et je ne me trompai pas. J'aurais dû peut-être aller faire tête à l'orage, si je m'en étais senti le talent. Mais qu'eussé-je fait seul, timide et parlant très mal, contre un homme arrogant, opulent, étayé du crédit des grands, d'une brillante faconde, et déjà l'idole des femmes et des jeunes gens? Je craignis d'exposer inutilement au péril mon courage je n'écoutai que mon naturel paisible, que mon amour du repos, qui, s'il me trompa, me trompe encore aujourd'hui sur le même article. En me retirant à Genève, j'aurais pu m'épargner de grands malheurs à moi-même; mais je doute qu'avec tout mon zèle ardent et patriotique j'eusse fait rien de grand et d'utile pour mon pays. Tronchin, qui, dans le même temps à peu près, fut s'établir à Genève, vint quelque temps après à Paris faire le saltimbanque, et en emporta des trésors. A son arrivée, il me vint voir avec le chevalier de Jaucourt. Madame d'Épinay souhaitait fort de le consulter en particulier, mais la presse n'était pas facile à percer. Elle eut recours à moi. J'engageai Tronchin à l'aller voir. Ils commencèrent ainsi, sous mes auspices, des liaisons qu'ils resserrèrent ensuite à mes dépens. Telle a toujours été ma destinée sitôt que j'ai rapproché l'un de l'autre deux amis que j'avais séparément, ils n'ont jamais manqué de s'unir contre moi. Quoique, dans le complot que formaient dès lors les Tronchin d'asservir leur patrie, ils dussent tous me haïr mortellement, le docteur pourtant continua longtemps à me témoigner de la bienveillance. Il m'écrivit même après mon retour à Genève, pour m'y proposer la place de bibliothécaire honoraire. Mais mon parti était pris, et cette offre ne m'ébranla pas. Je retournai dans ce temps-là chez M. d'Holbach. L'occasion en avait été la mort de sa femme, arrivée, ainsi que celle de madame Francueil, durant mon séjour à Genève. Diderot, en me la marquant, me parla de la profonde affliction du mari. Sa douleur émut mon coeur. Je regrettais moi-même cette aimable femme. J'écrivis sur ce sujet à M. d'Holbach. Ce triste événement me fit oublier tous ses torts, et lorsque je fus de retour de Genève, et qu'il fut de retour lui-même d'un tour de France qu'il avait fait pour se distraire, avec Grimm et d'autres amis, j'allai le voir, et je continuai, jusqu'à mon départ pour l'Ermitage. Quand on sut dans sa coterie que madame d'Épinay, qu'il ne voyait point encore, m'y préparait un logement, les sarcasmes tombèrent sur moi comme la grêle, fondés sur ce qu'ayant besoin de l'encens et des amusements de la ville, je ne soutiendrais pas la solitude seulement quinze jours. Sentant en moi ce qu'il en était, je laissai dire, et j'allai mon train. M. d'Holbach ne laissa pas de m'être utile pour placer le vieux bonhomme le Vasseur, qui avait plus de quatre-vingts ans, et dont sa femme, qui s'en sentait surchargée, ne cessait de me prier de la débarrasser. Il fut mis dans une maison de charité, où l'âge et le regret de se voir loin de sa famille le mirent au tombeau presque en arrivant. Sa femme et ses autres enfants le regrettèrent peu; mais Thérèse, qui l'aimait tendrement, n'a jamais pu se consoler de sa perte, et d'avoir souffert que, si près de son terme, il allât loin d'elle achever ses jours. J'eus à peu près dans le même temps une visite à laquelle je ne m'attendais guère, quoique ce fût une bien ancienne connaissance. Je parle de mon ami Venture, qui vint me surprendre un beau matin, lorsque je ne pensais à rien moins. Un autre homme était avec lui. Qu'il me parût changé! Au lieu de ses anciennes grâces, je ne lui trouvai plus qu'un air crapuleux qui m'empêcha de m'épanouir avec lui. Ou mes yeux n'étaient plus les mêmes, ou la débauche avait abruti son esprit, ou tout son premier éclat tenait à celui de la jeunesse, qu'il n'avait plus. Je le vis presque avec indifférence, et nous nous séparâmes assez froidement. Mais quand il fut parti, le souvenir de nos anciennes liaisons me rappela si vivement celui de mes jeunes ans, si doucement, si sagement consacrés à cette femme angélique qui maintenant n'était guère moins changée que lui, les petites anecdotes de cet heureux temps, la romanesque journée de Toune, passée avec tant d'innocence et de jouissance entre ces deux charmantes filles dont une main baisée avait été l'unique faveur, et qui, malgré cela, m'avait laissé des regrets si vifs, si touchants, si durables; tous ces ravissants délires d'un jeune coeur, que j'avais sentis alors dans toute leur force, et dont je croyais le temps passé pour jamais; toutes ces tendres réminiscences me firent verser des larmes sur ma jeunesse écoulée et sur ses transports désormais perdus pour moi. Ah! combien j'en aurais versé sur leur retour tardif et funeste, si j'avais prévu les maux qu'il m'allait coûter! Avant de quitter Paris, j'eus, durant l'hiver qui précéda ma retraite, un plaisir bien selon mon coeur, et que je goûtai dans toute sa pureté. Palissot, académicien de Nanci, connu par quelques drames, venait d'en donner un à Lunéville, devant le roi de Pologne. Il crut apparemment faire sa cour en jouant, dans ce drame, un homme qui avait osé se mesurer avec le roi la plume à la main. Stanislas, qui était généreux et qui n'aimait pas la satire, fut indigné qu'on osât ainsi personnaliser en sa présence. M. le comte de Tressan écrivit, par l'ordre de ce prince, à d'Alembert et à moi, pour m'informer que l'intention de Sa Majesté était que le sieur Palissot fût chassé de son académie. Ma réponse fut une vive prière à M. de Tressan d'intercéder auprès du roi de Pologne pour obtenir la grâce du sieur Palissot. La grâce fut accordée; et M. de Tressan, en me le marquant au nom du roi, ajouta que ce fait serait inscrit sur les registres de l'académie. Je répliquai que c'était moins accorder une grâce que perpétuer un châtiment. Enfin j'obtins, à force d'instances, qu'il ne serait fait mention de rien dans les registres, et qu'il ne resterait aucune trace publique de cette affaire. Tout cela fut accompagné, tant de la part du roi que de celle de M. de Tressan, de témoignages d'estime et de considération dont je fus extrêmement flatté; et je sentis en cette occasion que l'estime des hommes qui en sont si dignes eux-mêmes produit dans l'âme un sentiment bien plus doux et plus noble que celui de la vanité. J'ai transcrit dans mon recueil les lettres de M. de Tressan avec mes réponses, et l'on en trouvera les originaux dans la liasse A, nos 9, 10 et 11. Je sens bien que si jamais ces mémoires parviennent à voir le jour, je perpétue ici moi-même le souvenir d'un fait dont je voulais effacer la trace; mais j'en transmets bien d'autres malgré moi. Le grand objet de mon entreprise, toujours présent à mes yeux, l'indispensable devoir de la remplir dans toute son étendue, ne m'en laisseront point détourner par de plus faibles considérations qui m'écarteraient de mon but. Dans l'étrange, dans l'unique situation où je me trouve, je me dois trop à la vérité pour devoir rien de plus à autrui. Pour me bien connaÃtre, il faut me connaÃtre dans tous mes rapports, bons et mauvais. Mes confessions sont nécessairement liées avec celles de beaucoup de gens je fais les unes et les autres avec la même franchise en tout ce qui se rapporte à moi, ne croyant devoir à qui que ce soit plus de ménagements que je n'en ai pour moi-même, et voulant toutefois en avoir beaucoup plus. Je veux être toujours juste et vrai, dire d'autrui le bien tant qu'il me sera possible, ne dire jamais que le mal qui me regarde, et qu'autant que j'y suis forcé. Qui est-ce qui, dans l'état où l'on m'a mis, a droit d'exiger de moi davantage? Mes Confessions ne sont point faites pour paraÃtre de mon vivant, ni de celui des personnes intéressées. Si j'étais le maÃtre de ma destinée et de celle de cet écrit, il ne verrait le jour que longtemps après ma mort et la leur. Mais les efforts que la terreur de la vérité fait faire à mes puissants oppresseurs pour en effacer les traces me forcent à faire, pour les conserver, tout ce que me permettent le droit le plus exact et la plus sévère justice. Si ma mémoire devait s'éteindre avec moi, plutôt que de compromettre personne, je souffrirais un opprobre injuste et passager sans murmure; mais puisque enfin mon nom doit vivre, je dois tâcher de transmettre avec lui le souvenir de l'homme infortuné qui le porta, tel qu'il fut réellement, et non tel que d'injustes ennemis travaillent sans relâche à le peindre. LIVRE NEUVIÈME 1756 L'impatience d'habiter l'Ermitage ne me permit pas d'attendre le retour de la belle saison; et sitôt que mon logement fut prêt, je me hâtai de m'y rendre, aux grandes huées de la coterie holbachique, qui prédisait hautement que je ne supporterais pas trois mois de solitude, et qu'on me verrait dans peu revenir avec ma courte honte, vivre comme eux à Paris. Pour moi, qui depuis quinze ans hors de mon élément, me voyais près d'y rentrer, je ne faisais pas même attention à leurs plaisanteries. Depuis que je m'étais, malgré moi, jeté dans le monde, je n'avais cessé de regretter mes chères Charmettes, et la douce vie que j'y avais menée. Je me sentais fait pour la retraite et la campagne; il m'était impossible de vivre heureux ailleurs à Venise, dans le train des affaires publiques, dans la dignité d'une espèce de représentation, dans l'orgueil des projets d'avancement; à Paris, dans le tourbillon de la grande société, dans la sensualité des soupers, dans l'éclat des spectacles, dans la fumée de la gloriole, toujours mes bosquets, mes ruisseaux, mes promenades solitaires, venaient, par leur souvenir, me distraire, me contrister, m'arracher des soupirs et des désirs. Tous les travaux auxquels j'avais pu m'assujettir, tous les projets d'ambition, qui, par accès, avaient animé mon zèle, n'avaient d'autre but que d'arriver un jour à ces bienheureux loisirs champêtres, auxquels en ce moment je me flattais de toucher. Sans m'être mis dans l'honnête aisance que j'avais cru seule pouvoir m'y conduire, je jugeais, par ma situation particulière, être en état de m'en passer, et pouvoir arriver au même but par un chemin tout contraire. Je n'avais pas un sou de rente mais j'avais un nom, des talents; j'étais sobre, et je m'étais ôté les besoins les plus dispendieux, tous ceux de l'opinion. Outre cela, quoique paresseux, j'étais laborieux cependant quand je voulais l'être; et ma paresse était moins celle d'un fainéant, que celle d'un homme indépendant, qui n'aime à travailler qu'à son heure. Mon métier de copiste de musique n'était ni brillant ni lucratif; mais il était sûr. On me savait gré dans le monde d'avoir eu le courage de le choisir. Je pouvais compter que l'ouvrage ne me manquerait pas, et il pouvait me suffire pour vivre, en bien travaillant. Deux mille francs qui me restaient du produit du Devin du village et de mes autres écrits, me faisaient une avance pour n'être pas à l'étroit; et plusieurs ouvrages que j'avais sur le métier me promettaient, sans rançonner les libraires, des suppléments suffisants pour travailler à mon aise, sans m'excéder, et même en mettant à profit les loisirs de la promenade. Mon petit ménage, composé de trois personnes, qui toutes s'occupaient utilement, n'était pas d'un entretien fort coûteux. Enfin mes ressources, proportionnées à mes besoins et à mes désirs, pouvaient raisonnablement me promettre une vie heureuse et durable dans celle que mon inclination m'avait fait choisir. J'aurais pu me jeter tout à fait du côté le plus lucratif; et au lieu d'asservir ma plume à la copie, la dévouer entière à des écrits qui, du vol que j'avais pris et que je me sentais en état de soutenir, pouvaient me faire vivre dans l'abondance et même dans l'opulence, pour peu que j'eusse voulu joindre des manoeuvres d'auteur au soin de publier de bons livres. Mais je sentais qu'écrire pour avoir du pain eût bientôt étouffé mon génie et tué mon talent, qui était moins dans ma plume que dans mon coeur, et né uniquement d'une façon de penser élevée et fière, qui seul pouvait le nourrir. Rien de vigoureux, rien de grand ne peut partir d'une plume toute vénale. La nécessité, l'avidité peut-être, m'eût fait faire plus vite que bien. Si le besoin du succès ne m'eût pas plongé dans les cabales, il m'eût fait chercher à dire moins des choses utiles et vraies, que des choses qui plussent à la multitude; et d'un auteur distingué que je pouvais être, je n'aurais été qu'un barbouilleur de papier. Non, non j'ai toujours senti que l'état d'auteur n'était, ne pouvait être illustre et respectable, qu'autant qu'il n'était pas un métier. Il est trop difficile de penser noblement, quand on ne pense que pour vivre. Pour pouvoir, pour oser dire de grandes vérités, il ne faut pas dépendre de son succès. Je jetais mes livres dans le public avec la certitude d'avoir parlé pour le bien commun, sans aucun souci du reste. Si l'ouvrage était rebuté, tant pis pour ceux qui n'en voulaient pas profiter. Pour moi, je n'avais pas besoin de leur approbation pour vivre. Mon métier pouvait me nourrir, si mes livres ne se vendaient pas; et voilà précisément ce qui les faisait vendre. Ce fut le 9 avril 1756 que je quittai la ville pour n'y plus habiter, car je ne compte pas pour habitation quelques courts séjours que j'ai faits depuis, tant à Paris qu'à Londres et dans d'autres villes, mais toujours de passage, ou toujours malgré moi. Madame d'Épinay vint nous prendre tous trois dans son carrosse; son fermier vint charger mon petit bagage, et je fus installé dès le même jour. Je trouvai ma petite retraite arrangée et meublée simplement, mais proprement, et même avec goût. La main qui avait donné ses soins à cet ameublement le rendait à mes yeux d'un prix inestimable, et je trouvais délicieux d'être l'hôte de mon amie, dans une maison de mon choix, qu'elle avait bâtie exprès pour moi. Quoiqu'il fÃt froid et qu'il y eût même encore de la neige, la terre commençait à végéter; on voyait des violettes et des primevères, les bourgeons des arbres commençaient à poindre, et la nuit même de mon arrivée fut marquée par le premier chant du rossignol, qui se fit entendre presque à ma fenêtre, dans un bois qui touchait la maison. Après un léger sommeil, oubliant à mon réveil ma transplantation, je me croyais encore dans la rue de Grenelle, quand tout à coup ce ramage me fit tressaillir, et je m'écriai dans mon transport Enfin tous mes voeux sont accomplis. Mon premier soin fut de me livrer à l'impression des objets champêtres dont j'étais entouré. Au lieu de commencer à m'arranger dans mon logement, je commençai par m'arranger pour mes promenades, et il n'y eut pas un sentier, pas un taillis, pas un bosquet, pas un réduit autour de ma demeure que je n'eusse parcouru dès le lendemain. Plus j'examinais cette charmante retraite, plus je la sentais faite pour moi. Ce lieu solitaire plutôt que sauvage me transportait en idée au bout du monde. Il avait de ces beautés touchantes qu'on ne trouve guère auprès des villes; et jamais, en s'y trouvant transporté tout d'un coup, on n'eût pu se croire à quatre lieues de Paris. Après quelques jours livrés à mon délire champêtre, je songeai à ranger mes paperasses et à régler mes occupations. Je destinai, comme j'avais toujours fait, mes matinées à la copie, et mes après-dÃnées à la promenade, muni de mon petit livret blanc et de mon crayon car n'ayant jamais pu écrire et penser à mon aise que sub dio, je n'étais pas tenté de changer de méthode, et je comptais bien que la forêt de Montmorency, qui était presque à ma porte, serait désormais mon cabinet de travail. J'avais plusieurs écrits commencés; j'en fis la revue. J'étais assez magnifique en projets; mais dans les tracas de la ville, l'exécution jusqu'alors avait marché lentement. J'y comptais mettre un peu plus de diligence quand j'aurais moins de distraction. Je crois avoir assez bien rempli cette attente; et, pour un homme souvent malade, souvent à la Chevrette, à Épinay, à Eaubonne, au château de Montmorency, souvent obsédé chez lui de curieux désoeuvrés, et toujours occupé la moitié de la journée à la copie, si l'on compte et mesure les écrits que j'ai faits dans les six ans que j'ai passés tant à l'Ermitage qu'à Montmorency, l'on trouvera, je m'assure, que si j'ai perdu mon temps durant cet intervalle, ce n'a pas été du moins dans l'oisiveté. Des divers ouvrages que j'avais sur le chantier, celui que je méditais depuis longtemps, dont je m'occupais avec le plus de goût, auquel je voulais travailler toute ma vie, et qui devait, selon moi, mettre le sceau à ma réputation, était mes Institutions politiques. Il y avait treize à quatorze ans que j'en avais conçu la première idée, lorsque, étant à Venise, j'avais eu quelque occasion de remarquer les défauts de ce gouvernement si vanté. Depuis lors mes vues s'étaient beaucoup étendues par l'étude historique de la morale. J'avais vu que tout tenait radicalement à la politique, et que, de quelque façon qu'on s'y prÃt, aucun peuple ne serait que ce que la nature de son gouvernement le ferait être; ainsi cette grande question du meilleur gouvernement possible me paraissait se réduire à celle-ci Quelle est la nature du gouvernement propre à former le peuple le plus vertueux, le plus éclairé, le plus sage, le meilleur enfin, à prendre ce mot dans son plus grand sens? J'avais cru voir que cette question tenait de bien près à cette autre-ci, si même elle en était différente Quel est le gouvernement qui, par sa nature, se tient toujours le plus près de la loi? De là , qu'est-ce que la loi? et une chaÃne de questions de cette importance. Je voyais que tout cela me menait à de grandes vérités, utiles au bonheur du genre humain, mais surtout à celui de ma patrie, où je n'avais pas trouvé, dans le voyage que je venais d'y faire, les notions des lois et de la liberté assez justes ni assez nettes, à mon gré; et j'avais cru cette manière indirecte de les leur donner la plus propre à ménager l'amour-propre de ses membres, et à me faire pardonner d'avoir pu voir là -dessus un peu plus loin qu'eux. Quoiqu'il y eût déjà cinq ou six ans que je travaillais à cet ouvrage, il n'était encore guère avancé. Les livres de cette espèce demandent de la méditation, du loisir, de la tranquillité. De plus, je faisais celui-là , comme on dit, en bonne fortune, et je n'avais voulu communiquer mon projet à personne, pas même à Diderot. Je craignais qu'il ne parût trop hardi pour le siècle et le pays où j'écrivais, et que l'effroi de mes amis ne me gênât dans l'exécution. J'ignorais encore s'il serait fait à temps, et de manière à pouvoir paraÃtre de mon vivant. Je voulais pouvoir, sans contrainte, donner à mon sujet tout ce qu'il me demandait; bien sûr que, n'ayant point l'humeur satirique, et ne voulant jamais chercher d'application, je serais toujours irrépréhensible en toute équité. Je voulais user pleinement sans doute du droit de penser, que j'avais par ma naissance; mais toujours en respectant le gouvernement sous lequel j'avais à vivre, sans jamais désobéir à ses lois; et, très attentif à ne pas violer le droit des gens, je ne voulais pas non plus renoncer par crainte à ses avantages. J'avoue même qu'étranger et vivant en France, je trouvais ma position très favorable pour oser dire la vérité; sachant bien que, continuant comme je voulais faire à ne rien imprimer dans l'État sans permission, je n'y devais compte à personne de mes maximes et de leur publication partout ailleurs. J'aurais été bien moins libre à Genève même, où, dans quelque lieu que mes livres fussent imprimés, le magistrat avait droit d'épiloguer sur leur contenu. Cette considération avait beaucoup contribué à me faire céder aux instances de madame d'Épinay, et renoncer au projet d'aller m'établir à Genève. Je sentais, comme je l'ai dit dans l'Émile, qu'à moins d'être homme d'intrigues, quand on veut consacrer des livres au vrai bien de la patrie, il ne faut point les composer dans son sein. Ce qui me faisait trouver ma position plus heureuse était la persuasion où j'étais que le gouvernement de France, sans peut-être me voir de fort bon oeil, se ferait un honneur, sinon de me protéger, au moins de me laisser tranquille. C'était, ce me semblait, un trait de politique très simple, et cependant très adroite, de se faire un mérite de tolérer ce qu'on ne pouvait empêcher; puisque si l'on m'eût chassé de France, ce qui était tout ce qu'on avait droit de faire, mes livres n'auraient pas moins été faits, et peut-être avec moins de retenue; au lieu qu'en me laissant en repos, on gardait l'auteur pour caution de ses ouvrages, et de plus, on effaçait des préjugés bien enracinés dans le reste de l'Europe, en se donnant la réputation d'avoir un respect éclairé pour le droit des gens. Ceux qui jugeront sur l'événement que ma confiance m'a trompé pourraient bien se tromper eux-mêmes. Dans l'orage qui m'a submergé, mes livres ont servi de prétexte, mais c'était à ma personne qu'on en voulait. On se souciait très peu de l'auteur, mais on voulait perdre Jean-Jacques; et le plus grand mal qu'on ait trouvé dans mes écrits était l'honneur qu'ils pouvaient me faire. N'enjambons point sur l'avenir. J'ignore si ce mystère, qui en est encore un pour moi, s'éclaircira dans la suite aux yeux des lecteurs; je sais seulement que, si mes principes manifestés avaient dû m'attirer les traitements que j'ai soufferts, j'aurais tardé moins longtemps à en être la victime, puisque celui de tous mes écrits où ces principes sont manifestés avec le plus de hardiesse, pour ne pas dire d'audace, avait paru avoir fait son effet, même avant ma retraite à l'Ermitage, sans que personne eût songé, je ne dis pas à me chercher querelle, mais à empêcher seulement la publication de l'ouvrage en France, où il se vendait aussi publiquement qu'en Hollande. Depuis lors la Nouvelle Héloïse parut encore avec la même facilité, j'ose dire avec le même applaudissement; et, ce qui semble presque incroyable, la profession de foi de cette même Héloïse mourante est exactement la même que celle du Vicaire savoyard. Tout ce qu'il y a de hardi dans le Contrat social était auparavant dans le Discours sur l'Inégalité; tout ce qu'il y a de hardi dans l'Émile était auparavant dans la Julie. Or, ces choses hardies n'excitèrent aucune rumeur contre les deux premiers ouvrages; donc ce ne furent pas elles qui l'excitèrent contre les derniers. Une autre entreprise à peu près du même genre, mais dont le projet était plus récent, m'occupait davantage en ce moment c'était l'extrait des ouvrages de l'abbé de Saint-Pierre, dont, entraÃné par le fil de ma narration, je n'ai pu parler jusqu'ici. L'idée m'en avait été suggérée, depuis mon retour de Genève, par l'abbé de Mably, non pas immédiatement, mais par l'entremise de madame Dupin, qui avait une sorte d'intérêt à me la faire adopter. Elle était une des trois ou quatre jolies femmes de Paris dont le vieux abbé de Saint-Pierre avait été l'enfant gâté; et si elle n'avait pas eu décidément la préférence, elle l'avait partagée au moins avec madame d'Aiguillon. Elle conservait pour la mémoire du bonhomme un respect et une affection qui faisaient honneur à tous deux, et son amour-propre eût été flatté de voir ressusciter par son secrétaire les ouvrages mort-nés de son ami. Ces mêmes ouvrages ne laissaient pas de contenir d'excellentes choses, mais si mal dites, que la lecture en était difficile à soutenir; et il est étonnant que l'abbé de Saint-Pierre, qui regardait ses lecteurs comme de grands enfants, leur parlât cependant comme à des hommes, par le peu de soin qu'il prenait de s'en faire écouter. C'était pour cela qu'on m'avait proposé ce travail comme utile en lui-même, et comme très convenable à un homme laborieux en manoeuvre, mais paresseux comme auteur, qui trouvant la peine de penser très fatigante, aimait mieux, en choses de son goût, éclaircir et pousser les idées d'un autre que d'en créer. D'ailleurs, en ne me bornant pas à la fonction de traducteur, il ne m'était pas défendu de penser quelquefois par moi-même; et je pouvais donner telle forme à mon ouvrage, que bien d'importantes vérités y passeraient sous le manteau de l'abbé de Saint-Pierre, encore plus heureusement que sous le mien. L'entreprise, au reste, n'était pas légère; il ne s'agissait de rien moins que de lire, de méditer, d'extraire vingt-trois volumes, diffus, confus, pleins de longueurs, de redites, de petites vues courtes ou fausses, parmi lesquelles il en fallait pêcher quelques-unes, grandes, belles, et qui donnaient le courage de supporter ce pénible travail. Je l'aurais moi-même souvent abandonné, si j'eusse honnêtement pu m'en dédire, mais en recevant les manuscrits de l'abbé, qui me furent donnés par son neveu le comte de Saint-Pierre, à la sollicitation de Saint-Lambert, je m'étais en quelque sorte engagé d'en faire usage, et il fallait ou les rendre, ou tâcher d'en tirer parti. C'était dans cette dernière intention que j'avais apporté ces manuscrits à l'Ermitage, et c'était là le premier ouvrage auquel je comptais donner mes loisirs. J'en méditais un troisième, dont je devais l'idée à des observations faites sur moi-même; et je me sentais d'autant plus de courage à l'entreprendre, que j'avais lieu d'espérer de faire un livre vraiment utile aux hommes, et même un des plus utiles qu'on pût leur offrir, si l'exécution répondait dignement au plan que je m'étais tracé. L'on a remarqué que la plupart des hommes sont, dans le cours de leur vie, souvent dissemblables à eux-mêmes, et semblent se transformer en des hommes tout différents. Ce n'était pas pour établir une chose aussi connue que je voulais faire un livre; j'avais un objet plus neuf et même plus important c'était de chercher les causes de ces variations, et de m'attacher à celles qui dépendaient de nous, pour montrer comment elles pouvaient être dirigées par nous-mêmes, pour nous rendre meilleurs et plus sûrs de nous. Car il est, sans contredit, plus pénible à l'honnête homme de résister à des désirs déjà tout formés qu'il doit vaincre, que de prévenir, changer ou modifier ces mêmes désirs dans leur source, s'il était en état d'y remonter. Un homme tenté résiste une fois parce qu'il est fort, et succombe une autre fois parce qu'il est faible; s'il eût été le même qu'auparavant, il n'aurait pas succombé. En sondant en moi-même, et en recherchant dans les autres à quoi tenaient ces diverses manières d'être, je trouvai qu'elles dépendaient en grande partie de l'impression antérieure des objets extérieurs, et que, modifiés continuellement par nos sens et par nos organes, nous portions, sans nous en apercevoir, dans nos idées, dans nos sentiments, dans nos actions mêmes, l'effet de ces modifications. Les frappantes et nombreuses observations que j'avais recueillies étaient au-dessus de toute dispute; et par leurs principes physiques elles me paraissaient propres à fournir un régime extérieur, qui, varié selon les circonstances, pouvait mettre ou maintenir l'âme dans l'état le plus favorable à la vertu. Que d'écarts on sauverait à la raison, que de vices on empêcherait de naÃtre, si l'on savait forcer l'économie animale à favoriser l'ordre moral qu'elle trouble si souvent! Les climats, les saisons, les sons, les couleurs, l'obscurité, la lumière, les éléments, les aliments, le bruit, le silence, le mouvement, le repos, tout agit sur notre machine, et sur notre âme par conséquent; tout nous offre mille prises presque assurées, pour gouverner dans leur origine les sentiments dont nous nous laissons dominer. Telle était l'idée fondamentale dont j'avais déjà jeté l'esquisse sur le papier, et dont j'espérais un effet d'autant plus sûr pour les gens bien nés, qui, aimant sincèrement la vertu, se défient de leur faiblesse, qu'il me paraissait aisé d'en faire un livre agréable à lire, comme il l'était à composer. J'ai cependant bien peu travaillé à cet ouvrage, dont le titre était la Morale sensitive ou le Matérialisme du sage. Des distractions dont on apprendra bientôt la cause m'empêchèrent de m'en occuper, et l'on saura aussi quel fut le sort de mon esquisse, qui tient au mien de plus près qu'il ne semblerait. Outre tout cela, je méditais depuis quelque temps un système d'éducation, dont madame de Chenonceaux, que celle de son mari faisait trembler pour son fils, m'avait prié de m'occuper. L'autorité de l'amitié faisait que cet objet, quoique moins de mon goût en lui-même, me tenait au coeur plus que tous les autres. Aussi de tous les sujets dont je viens de parler, celui-là est-il le seul que j'aie conduit à sa fin. Celle que je m'étais proposée en y travaillant méritait, ce me semble, à l'auteur, une autre destinée. Mais n'anticipons pas ici sur ce triste sujet. Je ne serai que trop forcé d'en parler dans la suite de cet écrit. Tous ces divers projets m'offraient des sujets de méditation pour mes promenades car, comme je crois l'avoir dit, je ne puis méditer qu'en marchant; sitôt que je m'arrête, je ne pense plus, et ma tête ne va qu'avec mes pieds. J'avais cependant eu la précaution de me pourvoir aussi d'un travail de cabinet pour les jours de pluie. C'était mon Dictionnaire de musique, dont les matériaux épars, mutilés, informes, rendaient l'ouvrage nécessaire à reprendre presque à neuf. J'apportais quelques livres, dont j'avais besoin pour cela; j'avais passé deux mois à faire l'extrait de beaucoup d'autres, qu'on me prêtait à la bibliothèque du Roi, et dont on me permit même d'emporter quelques-uns à l'Ermitage. Voilà mes provisions pour compiler au logis, quand le temps ne me permettait pas de sortir, et que je m'ennuyais de ma copie. Cet arrangement me convenait si bien, que j'en tirai parti tant à l'Ermitage qu'à Montmorency, et même ensuite à Motiers, où j'achevai ce travail tout en en faisant d'autres, et trouvant toujours qu'un changement d'ouvrage est un véritable délassement. Je suivis assez exactement, pendant quelque temps, la distribution que je m'étais prescrite, et je m'en trouvais très bien; mais quand la belle saison ramena plus fréquemment madame d'Épinay à Épinay ou à la Chevrette, je trouvai que des soins qui d'abord ne me coûtaient pas, mais que je n'avais pas mis en ligne de compte, dérangeaient beaucoup mes autres projets. J'ai déjà dit que madame d'Épinay avait des qualités très aimables elle aimait bien ses amis, elle les servait avec beaucoup de zèle; et, n'épargnant pour eux ni son temps ni ses soins, elle méritait assurément bien qu'en retour ils eussent des attentions pour elle. Jusqu'alors j'avais rempli ce devoir sans songer que c'en était un; mais enfin je compris que je m'étais chargé d'une chaÃne, dont l'amitié seule m'empêchait de sentir le poids j'avais aggravé ce poids par ma répugnance pour les sociétés nombreuses. Madame d'Épinay s'en prévalut pour me faire une proposition qui paraissait m'arranger, et qui l'arrangeait davantage c'était de me faire avertir toutes les fois qu'elle serait seule, ou à peu près. J'y consentis, sans voir à quoi je m'engageais. Il s'ensuivit de là que je ne lui faisais plus de visite à mon heure, mais à la sienne et que je n'étais jamais sûr de pouvoir disposer de moi-même un seul jour. Cette gêne altéra beaucoup le plaisir que j'avais pris jusqu'alors à l'aller voir. Je trouvai que cette liberté qu'elle m'avait tant promise ne m'était donnée qu'à condition de ne m'en prévaloir jamais; et pour une fois ou deux que j'en voulus essayer, il y eut tant de messages, tant de billets, tant d'alarmes sur ma santé que je vis bien qu'il n'y avait que l'excuse d'être à plat de lit qui pût me dispenser de courir à son premier mot. Il fallait me soumettre à ce joug; je le fis, et même assez volontiers pour un aussi grand ennemi de la dépendance, l'attachement sincère que j'avais pour elle m'empêchant en grande partie de sentir le lien qui s'y joignait. Elle remplissait ainsi tant bien que mal les vides que l'absence de sa cour ordinaire laissait dans ses amusements. C'était pour elle un supplément bien mince, mais qui valait encore mieux qu'une solitude absolue, qu'elle ne pouvait supporter. Elle avait cependant de quoi la remplir bien plus aisément depuis qu'elle avait voulu tâter de la littérature, et qu'elle s'était fourré dans la tête de faire bon gré mal gré des romans, des lettres, des comédies, des contes, et d'autres fadaises comme cela. Mais ce qui l'amusait n'était pas tant de les écrire que de les lire; et s'il lui arrivait de barbouiller de suite deux ou trois pages, il fallait qu'elle fût sûre au moins de deux ou trois auditeurs bénévoles, au bout de cet immense travail. Je n'avais guère l'honneur d'être au nombre des élus, qu'à la faveur de quelque autre. Seul, j'étais presque toujours compté pour rien en toute chose; et cela non seulement dans la société de madame d'Épinay, mais dans celle de M. d'Holbach, et partout où M. Grimm donnait le ton. Cette nullité m'accommodait fort partout ailleurs que dans le tête-à -tête, où je ne savais quelle contenance tenir, n'osant parler de littérature, dont il ne m'appartenait pas de juger, ni de galanterie, étant trop timide, et craignant plus que la mort le ridicule d'un vieux galant, outre que cette idée ne me vint jamais près de madame d'Épinay, et ne m'y serait peut-être pas venue une seule fois en ma vie, quand je l'aurais passée entière auprès d'elle non que j'eusse pour sa personne aucune répugnance; au contraire, je l'aimais peut-être trop comme ami, pour pouvoir l'aimer comme amant. Je sentais du plaisir à la voir, à causer avec elle. Sa conversation, quoique assez agréable en cercle, était aride en particulier; la mienne, qui n'était pas plus fleurie, n'était pas pour elle d'un grand secours. Honteux d'un trop long silence, je m'évertuais pour relever l'entretien; et quoiqu'il me fatiguât souvent, il ne m'ennuyait jamais. J'étais fort aise de lui rendre de petits soins, de lui donner de petits baisers bien fraternels, qui ne me paraissaient pas plus sensuels pour elle c'était là tout. Elle était fort maigre, fort blanche, de la gorge comme sur ma main. Ce défaut seul eût suffi pour me glacer jamais mon coeur ni mes sens n'ont su voir une femme dans quelqu'un qui n'eût pas des tétons; et d'autres causes inutiles à dire m'ont toujours fait oublier son sexe auprès d'elle. Ayant ainsi pris mon parti sur un assujettissement nécessaire, je m'y livrai sans résistance, et le trouvai, du moins la première année, moins onéreux que je ne m'y serais attendu. Madame d'Épinay, qui d'ordinaire passait l'été presque entier à la campagne, n'y passa qu'une partie de celui-ci, soit que ses affaires la retinssent davantage à Paris, soit que l'absence de Grimm lui rendÃt moins agréable le séjour de la Chevrette. Je profitai des intervalles qu'elle n'y passait pas, ou durant lesquels elle y avait beaucoup de monde, pour jouir de ma solitude avec ma bonne Thérèse et sa mère, de manière à m'en bien faire sentir le prix. Quoique depuis quelques années j'allasse assez fréquemment à la campagne, c'était presque sans la goûter; et ces voyages, toujours faits avec des gens à prétentions, toujours gâtés par la gêne, ne faisaient qu'aiguiser en moi le goût des plaisirs rustiques, dont je n'entrevoyais de plus près l'image que pour mieux sentir leur privation. J'étais si ennuyé de salons, de jets d'eau, de bosquets, de parterres, et des plus ennuyeux montreurs de tout cela; j'étais si excédé de brochures, de clavecin, de tri, de noeuds, de sots bons mots, de fades minauderies, de petits conteurs et de grands soupers, que quand je lorgnais du coin de l'oeil un simple pauvre buisson d'épines, une haie, une grange, un pré; quand je humais, en traversant un hameau, la vapeur d'une bonne omelette au cerfeuil; quand j'entendais de loin le rustique refrain de la chanson des bisquières, je donnais au diable et le rouge, et les falbalas, et l'ambre; et, regrettant le dÃner de la ménagère et le vin du cru, j'aurais de bon coeur paumé la gueule à monsieur le chef et à monsieur le maÃtre, qui me faisaient dÃner à l'heure où je soupe, souper à l'heure où je dors; mais surtout à messieurs les laquais, qui dévoraient des yeux mes morceaux, et, sous peine de mourir de soif, me vendaient le vin drogué de leur maÃtre dix fois plus cher que je n'en aurais payé de meilleur au cabaret. Me voilà donc enfin chez moi, dans un asile agréable et solitaire, maÃtre d'y couler mes jours dans cette vie indépendante, égale et paisible, pour laquelle je me sentais né. Avant de dire l'effet que cet état, si nouveau pour moi, fit sur mon coeur, il convient d'en récapituler les affections secrètes, afin qu'on suive mieux dans ses causes le progrès de ces nouvelles modifications. J'ai toujours regardé le jour qui m'unit à Thérèse comme celui qui fixa mon être moral. J'avais besoin d'un attachement, puisque enfin celui qui devait me suffire avait été si cruellement rompu. La soif du bonheur ne s'éteint point dans le coeur de l'homme. Maman vieillissait et s'avilissait! Il m'était prouvé qu'elle ne pouvait plus être heureuse ici-bas. Restait à chercher un bonheur qui me fût propre, ayant perdu tout espoir de jamais partager le sien. Je flottai quelque temps d'idée en idée et de projet en projet. Mon voyage de Venise m'eût jeté dans les affaires publiques, si l'homme avec qui j'allai me fourrer avait eu le sens commun. Je suis facile à décourager, surtout dans les entreprises pénibles et de longue haleine. Le mauvais succès de celle-ci me dégoûta de toute autre; et regardant, selon mon ancienne maxime, les objets lointains comme des leurres de dupes, je me déterminai à vivre désormais au jour la journée, ne voyant plus rien dans la vie qui me tentât de m'évertuer. Ce fut précisément alors que se fit notre connaissance. Le doux caractère de cette bonne fille me parut si bien convenir au mien, que je m'unis à elle d'un attachement à l'épreuve du temps et des torts, et que tout ce qui l'aurait dû rompre n'a jamais fait que l'augmenter. On connaÃtra la force de cet attachement dans la suite, quand je découvrirai les plaies, les déchirures dont elle a navré mon coeur dans le fort de mes misères, sans que, jusqu'au moment où j'écris ceci, il m'en soit échappé jamais un seul mot de plainte à personne. Quand on saura qu'après avoir tout fait, tout bravé pour ne m'en point séparer, qu'après vingt-cinq ans passés avec elle, en dépit du sort et des hommes, j'ai fini sur mes vieux jours par l'épouser, sans attente et sans sollicitation de sa part, sans engagement ni promesse de la mienne, on croira qu'un amour forcené, m'ayant dès le premier jour tourné la tête, n'a fait que m'amener par degrés à la dernière extravagance; et on le croira bien plus encore, quand on saura les raisons particulières et fortes qui devaient m'empêcher d'en jamais venir là . Que pensera donc le lecteur quand je lui dirai, dans toute la vérité qu'il doit maintenant me connaÃtre, que du premier moment que je la vis jusqu'à ce jour, je n'ai jamais senti la moindre étincelle d'amour pour elle; que je n'ai pas plus désiré de la posséder que madame de Warens, et que les besoins des sens, que j'ai satisfaits auprès d'elle, ont uniquement été pour moi ceux du sexe, sans avoir rien de propre à l'individu? Il croira qu'autrement constitué qu'un autre homme, je fus incapable de sentir l'amour, puisqu'il n'entrait point dans les sentiments qui m'attachaient aux femmes qui m'ont été les plus chères. Patience, ô mon lecteur! le moment funeste approche, où vous ne serez que trop bien désabusé. Je me répète, on le sait; il le faut. Le premier de mes besoins, le plus grand, le plus fort, le plus inextinguible, était tout entier dans mon coeur c'était le besoin d'une société intime, et aussi intime qu'elle pouvait l'être; c'était surtout pour cela qu'il me fallait une femme plutôt qu'un homme, une amie plutôt qu'un ami. Ce besoin singulier était tel, que la plus étroite union des corps ne pouvait encore y suffire il m'aurait fallu deux âmes dans le même corps; sans cela, je sentais toujours du vide. Je me crus au moment de n'en plus sentir. Cette jeune personne, aimable par mille excellentes qualités, et même alors par la figure, sans ombre d'art ni de coquetterie, eût borné dans elle seule mon existence, si j'avais pu borner la sienne en moi, comme je l'avais espéré. Je n'avais rien à craindre de la part des hommes; je suis sûr d'être le seul qu'elle ait véritablement aimé, et ses tranquilles sens ne lui en ont guère demandé d'autres, même quand j'ai cessé d'en être un pour elle à cet égard. Je n'avais point de famille, elle en avait une; et cette famille, dont tous les naturels différaient trop du sien, ne se trouva pas telle que j'en pusse faire la mienne. Là fut la première cause de mon malheur. Que n'aurais-je point donné pour me faire l'enfant de sa mère! Je fis tout pour y parvenir, et n'en pus venir à bout. J'eus beau vouloir unir tous nos intérêts, cela me fut impossible. Elle s'en fit toujours un différent du mien, contraire au mien, et même à celui de sa fille, qui déjà n'en était plus séparé. Elle et ses autres enfants et petits-enfants devinrent autant de sangsues, dont le moindre mal qu'ils fissent à Thérèse était de la voler. La pauvre fille, accoutumée à fléchir, même sous ses nièces, se laissait dévaliser et gouverner sans mot dire; et je voyais avec douleur qu'épuisant ma bourse et mes leçons, je ne faisais rien pour elle dont elle pût profiter. J'essayai de la détacher de sa mère; elle y résista toujours. Je respectai sa résistance, et l'en estimai davantage mais son refus n'en tourna pas moins à son préjudice et au mien. Livrée à sa mère et aux siens, elle fut à eux plus qu'à moi, plus qu'à elle-même; leur avidité lui fut moins ruineuse que leurs conseils ne lui furent pernicieux; enfin, si, grâce à son amour pour moi, si, grâce à son bon naturel, elle ne fut pas tout à fait subjuguée, c'en fut assez du moins pour empêcher, en grande partie, l'effet des bonnes maximes que je m'efforçais de lui inspirer; c'en fut assez pour que, de quelque façon que je m'y sois pu prendre, nous ayons toujours continué d'être deux. Voilà comment, dans un attachement sincère et réciproque, où j'avais mis toute la tendresse de mon coeur, le vide de ce coeur ne fut pourtant jamais bien rempli. Les enfants, par lesquels il l'eût été, vinrent; ce fut encore pis. Je frémis de les livrer à cette famille mal élevée, pour en être élevés encore plus mal. Les risques de l'éducation des Enfants-Trouvés étaient beaucoup moindres. Cette raison du parti que je pris, plus forte que toutes celles que j'énonçai dans ma lettre à madame de Francueil, fut pourtant la seule que je n'osai lui dire. J'aimais mieux être moins disculpé d'un blâme aussi grave, et ménager la famille d'une personne que j'aimais. Mais on peut juger, par les moeurs de son malheureux frère, si jamais, quoi qu'on en pût dire, je devais exposer mes enfants à recevoir une éducation semblable à la sienne. Ne pouvant goûter dans sa plénitude cette intime société dont je sentais le besoin, j'y cherchais des suppléments qui n'en remplissaient pas le vide, mais qui me le laissaient moins sentir. Faute d'un ami qui fût à moi tout entier, il me fallait des amis dont l'impulsion surmontât mon inertie c'est ainsi que je cultivai, que je resserrai mes liaisons avec Diderot, avec l'abbé de Condillac; que j'en fis avec Grimm une nouvelle plus étroite encore; et qu'enfin je me trouvai par ce malheureux discours, dont j'ai raconté l'histoire, rejeté, sans y songer, dans la littérature, dont je me croyais sorti pour toujours. Mon début me mena par une route nouvelle dans un autre monde intellectuel, dont je ne pus sans enthousiasme envisager la simple et fière économie. Bientôt, à force de m'en occuper, je ne vis plus qu'erreur et folie dans la doctrine de nos sages, qu'oppression et misère dans notre ordre social. Dans l'illusion de mon sot orgueil, je me crus fait pour dissiper tous ces prestiges; et jugeant que, pour me faire écouter, il fallait mettre ma conduite d'accord avec mes principes, je pris l'allure singulière qu'on ne m'a pas permis de suivre, dont mes prétendus amis ne m'ont pu pardonner l'exemple, qui d'abord me rendit ridicule, et qui m'eût enfin rendu respectable, s'il m'eût été possible d'y persévérer. Jusque-là j'avais été bon; dès lors je devins vertueux, ou du moins enivré de la vertu. Cette ivresse avait commencé dans ma tête, mais elle avait passé dans mon coeur. Le plus noble orgueil y germa sur les débris de la vanité déracinée. Je ne jouai rien; je devins en effet tel que je parus; et pendant quatre ans au moins que dura cette effervescence dans toute sa force, rien de grand et de beau ne peut entrer dans un coeur d'homme, dont je ne fusse capable entre le ciel et moi. Voilà d'où naquit ma subite éloquence, voilà d'où se répandit dans mes premiers livres ce feu vraiment céleste qui m'embrasait, et dont pendant quarante ans il ne s'était pas échappé la moindre étincelle, parce qu'il n'était pas encore allumé. J'étais vraiment transformé; mes amis, mes connaissances ne me reconnaissaient plus. Je n'étais plus cet homme timide et plutôt honteux que modeste, qui n'osait ni se présenter, ni parler, qu'un mot badin déconcertait, qu'un regard de femme faisait rougir. Audacieux, fier, intrépide, je portais partout une assurance d'autant plus ferme qu'elle était simple, et résidait dans mon âme plus que dans mon maintien. Le mépris que mes profondes méditations m'avaient inspiré pour les moeurs, les maximes et les préjugés de mon siècle me rendait insensible aux railleries de ceux qui les avaient, et j'écrasais leurs petits bons mots avec mes sentences, comme j'écraserais un insecte entre mes doigts. Quel changement! Tout Paris répétait les âcres et mordants sarcasmes de ce même homme qui, dix ans auparavant et dix ans après, n'a jamais su trouver la chose qu'il avait à dire, ni le mot qu'il devait employer. Qu'on cherche l'état du monde le plus contraire à mon naturel; on trouvera celui-là . Qu'on se rappelle un de ces courts moments de ma vie où je devenais un autre et cessais d'être moi; on le trouve encore dans le temps dont je parle; mais au lieu de durer six jours, six semaines, il dura près de six ans, et durerait peut-être encore, sans les circonstances particulières qui le firent cesser, et me rendirent à la nature, au-dessus de laquelle j'avais voulu m'élever. Ce changement commença sitôt que j'eus quitté Paris, et que le spectacle des vices de cette grande ville cessa de nourrir l'indignation qu'il m'avait inspirée. Quand je ne vis plus les hommes, je cessai de les mépriser; quand je ne vis plus les méchants, je cessai de les haïr. Mon coeur, peu fait pour la haine, ne fit plus que déplorer leur misère, et n'en distinguait pas leur méchanceté. Cet état plus doux, mais bien moins sublime, amortit bientôt l'ardent enthousiasme qui m'avait transporté si longtemps et sans qu'on s'en aperçût, sans presque m'en apercevoir moi-même, je redevins craintif, complaisant, timide; en un mot, le même Jean-Jacques que j'avais été auparavant. Si la révolution n'eût fait que me rendre à moi-même et s'arrêter là , tout était bien; mais malheureusement elle alla plus loin, et m'emporta rapidement à l'autre extrême. Dès lors mon âme en branle n'a plus fait que passer par la ligne du repos, et ses oscillations toujours renouvelées ne lui ont jamais permis d'y rester. Entrons dans le détail de cette seconde révolution époque terrible et fatale d'un sort qui n'a point d'exemple chez les mortels. N'étant que trois dans notre retraite, le loisir et la solitude devaient naturellement resserrer notre intimité. C'est aussi ce qu'ils firent entre Thérèse et moi. Nous passions tête à tête sous les ombrages des heures charmantes, dont je n'avais jamais si bien senti la douceur. Elle me parut la goûter elle-même encore plus qu'elle n'avait fait jusqu'alors. Elle m'ouvrit son coeur sans réserve, et m'apprit de sa mère et de sa famille des choses qu'elle avait eu la force de me taire pendant longtemps. L'une et l'autre avaient reçu de madame Dupin des multitudes de présents faits à mon intention, mais que la vieille madrée, pour ne pas me fâcher, s'était appropriés pour elle et pour ses autres enfants, sans en rien laisser à Thérèse, et avec très sévères défenses de m'en parler; ordre que la pauvre fille avait suivi avec une obéissance incroyable. Mais une chose qui me surprit beaucoup davantage, fut d'apprendre qu'outre les entretiens particuliers que Diderot et Grimm avaient eus souvent avec l'une et l'autre pour les détacher de moi, et qui n'avaient pas réussi par la résistance de Thérèse, tous deux avaient eu depuis lors de fréquents et secrets colloques avec sa mère, sans qu'elle eût pu rien savoir de ce qui se brassait entre eux. Elle savait seulement que les petits présents s'en étaient mêlés, et qu'il y avait de petites allées et venues dont on tâchait de lui faire mystère, et dont elle ignorait absolument le motif. Quand nous partÃmes de Paris, il y avait déjà longtemps que madame le Vasseur était dans l'usage d'aller voir M. Grimm deux ou trois fois par mois, et d'y passer quelques heures à des conversations si secrètes, que le laquais de Grimm était toujours renvoyé. Je jugeai que ce motif n'était autre que le même projet dans lequel on avait tâché de faire entrer la fille, en promettant de leur procurer, par madame d'Épinay, un regrat de sel, un bureau à tabac, et les tentant, en un mot, par l'appât du gain. On leur avait représenté qu'étant hors d'état de rien faire pour elles, je ne pouvais pas même, à cause d'elles, parvenir à rien faire pour moi. Comme je ne voyais à tout cela que de la bonne intention, je ne leur en savais pas absolument mauvais gré. Il n'y avait que le mystère qui me révoltât, surtout de la part de la vieille, qui, de plus, devenait de jour en jour plus flagorneuse et plus pateline avec moi; ce qui ne l'empêchait pas de reprocher sans cesse en secret à sa fille qu'elle m'aimait trop, qu'elle me disait tout, qu'elle n'était qu'une bête, et qu'elle en serait la dupe. Cette femme possédait au suprême degré l'art de tirer d'un sac dix moutures, de cacher à l'un ce qu'elle recevait de l'autre, et à moi ce qu'elle recevait de tous. J'aurais pu lui pardonner son avidité, mais je ne pouvais lui pardonner sa dissimulation. Que pouvait-elle avoir à me cacher, à moi, qu'elle savait si bien qui faisais mon bonheur presque unique de celui de sa fille et du sien? Ce que j'avais fait pour sa fille, je l'avais fait pour moi; mais ce que j'avais fait pour elle méritait de sa part quelque reconnaissance; elle en aurait dû savoir gré du moins à sa fille, et m'aimer pour l'amour d'elle, qui m'aimait. Je l'avais tirée de la plus complète misère; elle tenait de moi sa subsistance, elle me devait toutes les connaissances dont elle tirait si bon parti. Thérèse l'avait longtemps nourrie de son travail, et la nourrissait maintenant de mon pain. Elle tenait tout de cette fille, pour laquelle elle n'avait rien fait; et ses autres enfants qu'elle avait dotés, pour lesquels elle s'était ruinée, loin de lui aider à subsister, dévoraient encore sa subsistance et la mienne. Je trouvais que dans une pareille situation elle devait me regarder comme son unique ami, son plus sûr protecteur, et, loin de me faire un secret de mes propres affaires, loin de comploter contre moi dans ma propre maison, m'avertir fidèlement de tout ce qui pouvait m'intéresser, quand elle l'apprenait plus tôt que moi. De quel oeil pouvais-je donc voir sa conduite fausse et mystérieuse; Que devais-je penser surtout des sentiments qu'elle s'efforçait de donner à sa fille? Quelle monstrueuse ingratitude devait être la sienne, quand elle cherchait à lui en inspirer? Toutes ces réflexions aliénèrent enfin mon coeur de cette femme au point de ne pouvoir plus la voir sans dédain. Cependant je ne cessai jamais de traiter avec respect la mère de ma compagne, et de lui marquer en toutes choses presque les égards et la considération d'un fils; mais il est vrai que je n'aimais pas à rester longtemps avec elle, et il n'est guère en moi de savoir me gêner. C'est encore ici un de ces courts moments de ma vie où j'ai vu le bonheur de bien près, sans pouvoir l'atteindre, et sans qu'il y ait eu de ma faute à l'avoir manqué. Si cette femme se fût trouvée d'un bon caractère, nous étions heureux tous les trois jusqu'à la fin de nos jours; le dernier vivant seul fût resté à plaindre. Au lieu de cela, vous allez voir la marche des choses, et vous jugerez si j'ai pu la changer. Madame le Vasseur, qui vit que j'avais gagné du terrain sur le coeur de sa fille, et qu'elle en avait perdu, s'efforça de le reprendre; et, au lieu de revenir à moi par elle, tenta de me l'aliéner tout à fait. Un des moyens qu'elle employa fut d'appeler sa famille à son aide. J'avais prié Thérèse de n'en faire venir personne à l'Ermitage; elle me le promit. On les fit venir en mon absence, sans la consulter; et puis on lui fit promettre de ne m'en rien dire. Le premier pas fait, tout le reste fut facile; quand une fois on a fait à quelqu'un qu'on aime un secret de quelque chose, on ne se fait bientôt plus guère de scrupule de lui en faire sur tout. Sitôt que j'étais à la Chevrette, l'Ermitage était plein de monde qui s'y réjouissait assez bien. Une mère est toujours bien forte sur une fille d'un bon naturel; cependant, de quelque façon que s'y prÃt la vieille, elle ne put jamais faire entrer Thérèse dans ses vues, et l'engager à se liguer contre moi. Pour elle, elle se décida sans retour et voyant d'un côté sa fille et moi, chez qui l'on pouvait vivre, et puis c'était tout; de l'autre, Diderot, Grimm, d'Holbach, madame d'Épinay, qui promettaient beaucoup et donnaient quelque chose, elle n'estima pas qu'on pût jamais avoir tort dans le parti d'une fermière générale et d'un baron. Si j'eusse eu de meilleurs yeux, j'aurais vu dès lors que je nourrissais un serpent dans mon sein; mais mon aveugle confiance, que rien encore n'avait altérée, était telle, que je n'imaginais pas même qu'on pût vouloir nuire à quelqu'un qu'on devait aimer. En voyant ourdir autour de moi mille trames, je ne savais me plaindre que de la tyrannie de ceux que j'appelais mes amis, et qui voulaient, selon moi, me forcer d'être heureux à leur mode, plutôt qu'à la mienne. Quoique Thérèse refusât d'entrer dans la ligue avec sa mère, elle lui garda derechef le secret son motif était louable; je ne dirai pas si elle fit bien ou mal. Deux femmes qui ont des secrets aiment à babiller ensemble cela les rapprochait; et Thérèse, en se partageant, me laissait sentir quelquefois que j'étais seul; car je ne pouvais plus compter pour société celle que nous avions tous trois ensemble. Ce fut alors que je sentis vivement le tort que j'avais eu durant nos premières liaisons, de ne pas profiter de la docilité que lui donnait son amour, pour l'orner de talents et de connaissances qui, nous tenant plus rapprochés dans notre retraite, aurait agréablement rempli son temps et le mien, sans jamais nous laisser sentir la longueur du tête-à -tête. Ce n'était pas que l'entretien tarÃt entre nous, et qu'elle parût s'ennuyer dans nos promenades; mais enfin nous n'avions pas assez d'idées communes pour nous faire un grand magasin nous ne pouvions plus parler sans cesse de nos projets, bornés désormais à celui de jouir. Les objets qui se présentaient m'inspiraient des réflexions qui n'étaient pas à sa portée. Un attachement de douze ans n'avait plus besoin de paroles; nous nous connaissions trop pour avoir plus rien à nous apprendre. Restait la ressource des caillettes, médire, et dire des quolibets. C'est surtout dans la solitude qu'on sent l'avantage de vivre avec quelqu'un qui sait penser. Je n'avais pas besoin de cette ressource pour me plaire avec elle; mais elle en aurait eu besoin pour se plaire toujours avec moi. Le pis était qu'il fallait avec cela prendre nos tête-à -tête en bonne fortune sa mère, qui m'était devenue importune, me forçait à les épier. J'étais gêné chez moi, c'est tout dire, l'air de l'amour gâtait la bonne amitié. Nous avions un commerce intime, sans vivre dans l'intimité. Dès que je crus voir que Thérèse cherchait quelquefois des prétextes pour éluder les promenades que je lui proposais, je cessai de lui en proposer, sans lui savoir mauvais gré de ne pas s'y plaire autant que moi. Le plaisir n'est point une chose qui dépende de la volonté. J'étais sûr de son coeur, ce m'était assez. Tant que mes plaisirs étaient les siens, je les goûtais avec elle; quand cela n'était pas, je préférais son contentement au mien. Voilà comment, à demi trompé dans mon attente, menant une vie de mon goût, dans un séjour de mon choix, avec une personne qui m'était chère, je parvins pourtant à me sentir presque isolé. Ce qui me manquait m'empêchait de goûter ce que j'avais. En fait de bonheur et de jouissances, il me fallait tout ou rien. On verra pourquoi ce détail m'a paru nécessaire. Je reprends à présent le fil de mon récit. Je croyais avoir des trésors dans les manuscrits que m'avait donnés le comte de Saint-Pierre. En les examinant, je vis que ce n'était presque que le recueil des ouvrages imprimés de son oncle, annotés et corrigés de sa main, avec quelques autres petites pièces qui n'avaient pas vu le jour. Je me confirmai par ses écrits de morale, dans l'idée que m'avaient donnée quelques lettres de lui, que madame de Créqui m'avait montrées, qu'il avait beaucoup plus d'esprit que je n'avais cru; mais l'examen approfondi de ses ouvrages de politique ne me montra que des vues superficielles, des projets utiles, mais impraticables, par l'idée dont l'auteur n'a jamais pu sortir, que les hommes se conduisaient par leurs lumières plutôt que par leurs passions. La haute opinion qu'il avait des connaissances modernes lui avait fait adopter ce faux principe de la raison perfectionnée, base de tous les établissements qu'il proposait, et source de tous ses sophismes politiques. Cet homme rare, l'honneur de son siècle et de son espèce, et le seul peut-être, depuis l'existence du genre humain, qui n'eut d'autre passion que celle de la raison, ne fit cependant que marcher d'erreur en erreur dans tous ses systèmes, pour avoir voulu rendre les hommes semblables à lui, au lieu de les prendre tels qu'ils sont, et qu'ils continueront d'être. Il n'a travaillé que pour des êtres imaginaires, en pensant travailler pour ses contemporains. Tout cela vu, je me trouvai dans quelque embarras sur la forme à donner à mon ouvrage. Passer à l'auteur ses visions, c'était ne rien faire d'utile; les réfuter à la rigueur était faire une chose malhonnête, puisque le dépôt de ses manuscrits, que j'avais accepté et même demandé, m'imposait l'obligation d'en traiter honorablement l'auteur. Je pris enfin le parti qui me parut le plus décent, le plus judicieux et le plus utile ce fut de donner séparément les idées de l'auteur et les miennes, et pour cela, d'entrer dans ses vues, de les éclaircir, de les étendre, et de ne rien épargner pour leur faire valoir tout leur prix. Mon ouvrage devait donc être composé de deux parties absolument séparées l'une, destinée à exposer de la façon que je viens de dire les divers projets de l'auteur. Dans l'autre, qui ne devait paraÃtre qu'après que la première aurait fait son effet, j'aurais porté mon jugement sur ces mêmes projets ce qui, je l'avoue, eût pu les exposer quelquefois au sort du sonnet du Misanthrope. A la tête de tout l'ouvrage devait être une vie de l'auteur, pour laquelle j'avais ramassé d'assez bons matériaux que je me flattais de ne pas gâter en les employant. J'avais un peu vu l'abbé de Saint-Pierre dans sa vieillesse; et la vénération que j'avais pour sa mémoire m'était garant qu'à tout prendre M. le comte ne serait pas mécontent de la manière dont j'aurais traité son parent. Je fis mon essai sur la Paix perpétuelle, le plus considérable et le plus travaillé de tous les ouvrages qui composaient ce recueil; et, avant de me livrer à mes réflexions, j'eus le courage de lire absolument tout ce que l'abbé avait écrit sur ce beau sujet, sans jamais me rebuter par ses longueurs et par ses redites. Le public a vu cet extrait, ainsi je n'ai rien à en dire. Quant au jugement que j'en ai porté, il n'a point été imprimé, et j'ignore s'il le sera jamais; mais il fut fait en même temps que l'extrait. Je passai de là à la Polysynodie, ou pluralité des conseils, ouvrage fait sous le régent, pour favoriser l'administration qu'il avait choisie, et qui fit chasser de l'Académie française l'abbé de Saint-Pierre, pour quelques traits contre l'administration précédente, dont la duchesse du Maine et le cardinal de Polignac furent fâchés. J'achevai ce travail comme le précédent, tant le jugement que l'extrait mais je m'en tins là , sans vouloir continuer cette entreprise, que je n'aurais pas dû commencer. La réflexion qui m'y fit renoncer se présente d'elle-même, et il était étonnant qu'elle ne me fût pas venue plus tôt. La plupart des écrits de l'abbé de Saint-Pierre étaient ou contenaient des observations critiques sur quelques parties du gouvernement de France, et il y en avait même de si libres, qu'il était heureux pour lui de les avoir faites impunément. Mais dans les bureaux des ministres, on avait de tout temps regardé l'abbé de Saint-Pierre comme une espèce de prédicateur plutôt que comme un vrai politique, et on le laissait dire tout à son aise, parce qu'on voyait bien que personne ne l'écoutait. Si j'étais parvenu à le faire écouter, le cas eût été différent. Il était Français, je ne l'étais pas; et en m'avisant de répéter ses censures, quoique sous son nom, je m'exposais à me faire demander un peu rudement, mais sans injustice, de quoi je me mêlais. Heureusement, avant d'aller plus loin, je vis la prise que j'allais donner sur moi, et me retirai bien vite. Je savais que vivant seul au milieu des hommes, et d'hommes tous plus puissants que moi, je ne pouvais jamais, de quelque façon que je m'y prisse, me mettre à l'abri du mal qu'ils voudraient me faire. Il n'y avait qu'une chose, en cela, qui dépendÃt de moi c'était de faire en sorte au moins que quand ils m'en voudraient faire, ils ne le pussent qu'injustement. Cette maxime, qui me fit abandonner l'abbé de Saint-Pierre, m'a fait souvent renoncer à des projets beaucoup plus chéris. Ces gens, toujours prompts à faire un crime de l'adversité, seraient bien surpris s'ils savaient tous les soins que j'ai pris en ma vie pour qu'on ne pût jamais me dire avec vérité, dans mes malheurs Tu les as mérités. Cet ouvrage abandonné me laissa quelque temps incertain sur celui que j'y ferais succéder; et cet intervalle de désoeuvrement fut ma perte, en me laissant tourner mes réflexions sur moi-même, faute d'objet étranger qui m'occupât. Je n'avais plus de projet pour l'avenir qui pût amuser mon imagination; il ne m'était pas même possible d'en faire, puisque la situation où j'étais était précisément celle où s'étaient réunis tous mes désirs je n'en avais plus à former, et j'avais encore le coeur vide. Cet état était d'autant plus cruel, que je n'en voyais point à lui préférer. J'avais rassemblé mes plus tendres affections dans une personne selon mon coeur, qui me les rendait. Je vivais avec elle sans gêne, et pour ainsi dire à discrétion. Cependant un secret serrement de coeur ne me quittait ni près ni loin d'elle. En la possédant, je sentais qu'elle me manquait encore; et la seule idée que je n'étais pas tout pour elle, faisait qu'elle n'était presque rien pour moi. J'avais des amis des deux sexes, auxquels j'étais attaché par la plus pure amitié, par la plus parfaite estime; je comptais sur le plus vrai retour de leur part, et il ne m'était pas même venu dans l'esprit de douter une seule fois de leur sincérité. Cependant cette amitié m'était plus tourmentante que douce, par leur obstination, par leur affectation même à contrarier tous mes goûts, mes penchants, ma manière de vivre tellement qu'il me suffisait de paraÃtre désirer une chose qui n'intéressait que moi seul, et qui ne dépendait pas d'eux, pour les voir tous se liguer à l'instant même pour me contraindre d'y renoncer. Cette obstination de me contrôler en tout dans mes fantaisies, d'autant plus injuste que, loin de contrôler les leurs, je ne m'en informais pas même, me devint si cruellement onéreuse, qu'enfin je ne recevais pas une de leurs lettres sans sentir, en l'ouvrant, un certain effroi qui n'était que trop justifié par sa lecture. Je trouvais que, pour des gens tous plus jeunes que moi, et qui tous auraient eu grand besoin pour eux-mêmes des leçons qu'ils me prodiguaient, c'était aussi trop me traiter en enfant. Aimez-moi, leur disais-je, comme je vous aime; et, du reste, ne vous mêlez pas plus de mes affaires que je ne me mêle des vôtres voilà tout ce que je vous demande. Si de ces deux choses ils m'en ont accordé une, ce n'a pas été du moins la dernière. J'avais une demeure isolée, dans une solitude charmante maÃtre chez moi, j'y pouvais vivre à ma mode, sans que personne eût à m'y contrôler. Mais cette habitation m'imposait des devoirs doux à remplir, mais indispensables. Toute ma liberté n'était que précaire; plus asservi que par des ordres, je devais l'être par ma volonté je n'avais pas un seul jour dont en me levant je pusse dire J'emploierai ce jour comme il me plaira. Bien plus, outre ma dépendance des arrangements de madame d'Épinay, j'en avais une autre bien plus importune, du public et des survenants. La distance où j'étais de Paris n'empêchait pas qu'il ne me vÃnt journellement des tas de désoeuvrés qui, ne sachant que faire de leur temps, prodiguaient le mien sans aucun scrupule. Quand j'y pensais le moins, j'étais impitoyablement assailli; et rarement j'ai fait un joli projet pour ma journée, sans le voir renverser par quelque arrivant. Bref, au milieu des biens que j'avais le plus convoités, ne trouvant point de pure jouissance, je revenais par élan aux jours sereins de ma jeunesse, et je m'écriais quelquefois en soupirant Ah! ce ne sont pas encore ici les Charmettes! Les souvenirs des divers temps de ma vie m'amenèrent à réfléchir sur le point où j'étais parvenu, et je me vis déjà sur le déclin de l'âge, en proie à des maux douloureux, et croyant approcher du terme de ma carrière sans avoir goûté dans sa plénitude presque aucun des plaisirs dont mon coeur était avide, sans avoir donné l'essor aux vifs sentiments que j'y sentais en réserve, sans avoir savouré, sans avoir effleuré du moins cette enivrante volupté que je sentais dans mon âme en puissance, et qui, faute d'objet, s'y trouvait toujours comprimée, sans pouvoir s'exhaler autrement que par mes soupirs. Comment se pouvait-il qu'avec une âme naturellement expansive, pour qui vivre c'était aimer, je n'eusse pas trouvé jusqu'alors un ami tout à moi, un véritable ami, moi qui me sentais si bien fait pour l'être? Comment se pouvait-il qu'avec des sens si combustibles, avec un coeur tout pétri d'amour, je n'eusse pas du moins une fois brûlé de sa flamme pour un objet déterminé? Dévoré du besoin d'aimer sans jamais l'avoir pu bien satisfaire, je me voyais atteindre aux portes de la vieillesse, et mourir sans avoir vécu. Ces réflexions tristes, mais attendrissantes, me faisaient replier sur moi-même avec un regret qui n'était pas sans douceur. Il me semblait que la destinée me devait quelque chose qu'elle ne m'avait pas donné. A quoi bon m'avoir fait naÃtre avec des facultés exquises, pour les laisser jusqu'à la fin sans emploi? Le sentiment de mon prix interne, en me donnant celui de cette injustice, m'en dédommageait en quelque sorte, et me faisait verser des larmes que j'aimais à laisser couler. Je faisais ces méditations dans la plus belle saison de l'année, au mois de juin, sous des bocages frais, au chant du rossignol, au gazouillement des ruisseaux. Tout concourut à me replonger dans cette mollesse trop séduisante, pour laquelle j'étais né, mais dont le ton dur et sévère, où venait de me monter une longue effervescence, m'aurait dû délivrer pour toujours. J'allai malheureusement me rappeler le dÃner du château de Toune, et ma rencontre avec ces deux charmantes filles, dans la même saison et dans des lieux à peu près semblables à ceux où j'étais dans ce moment. Ce souvenir, que l'innocence qui s'y joignait me rendait plus doux encore, m'en rappela d'autres de la même espèce. Bientôt je vis rassemblés autour de moi tous les objets qui m'avaient donné de l'émotion dans ma jeunesse, mademoiselle Gallay, mademoiselle de Graffenried, mademoiselle de Breil, madame Bazile, madame de Larnage, mes jolies écolières, et jusqu'à la piquante Zulietta, que mon coeur ne peut oublier. Je me vis entouré d'un sérail de houris, de mes anciennes connaissances, pour qui le goût le plus vif ne m'était pas un sentiment nouveau. Mon sang s'allume et pétille, la tête me tourne malgré mes cheveux déjà grisonnants, et voilà le brave citoyen de Genève, voilà l'austère Jean-Jacques, à près de quarante-cinq ans, redevenu tout à coup le berger extravagant. L'ivresse dont je fus saisi, quoique si prompte et si folle, fut si durable et si forte, qu'il n'a pas moins fallu, pour m'en guérir, que la crise imprévue et terrible des malheurs où elle m'a précipité. Cette ivresse, à quelque point qu'elle fût portée, n'alla pourtant pas jusqu'à me faire oublier mon âge et ma situation, jusqu'à me flatter de pouvoir inspirer de l'amour encore, jusqu'à tenter de communiquer enfin ce feu dévorant, mais stérile, dont depuis mon enfance je sentais en vain consumer mon coeur. Je ne l'espérai point, et je ne le désirai pas même. Je savais que le temps d'aimer était passé; je sentais trop le ridicule des galants surannés pour y tomber, et je n'étais pas homme à devenir avantageux et confiant sur mon déclin, après l'avoir été si peu durant mes belles années. D'ailleurs, ami de la paix, j'aurais craint les orages domestiques; et j'aimais trop sincèrement ma Thérèse pour l'exposer au chagrin de me voir porter à d'autres des sentiments plus vifs que ceux qu'elle m'inspirait. Que fis-je en cette occasion? Déjà mon lecteur l'a deviné, pour peu qu'il m'ait suivi jusqu'ici. L'impossibilité d'atteindre aux êtres réels me jeta dans le pays des chimères; et ne voyant rien d'existant qui fût digne de mon délire, je le nourris dans un monde idéal que mon imagination créatrice eut bientôt peuplé d'êtres selon mon coeur. Jamais cette ressource ne vint plus à propos et ne se trouva si féconde. Dans mes continuelles extases, je m'enivrais à torrents des plus délicieux sentiments qui jamais soient entrés dans un coeur d'homme. Oubliant tout à fait la race humaine, je me fis des sociétés de créatures parfaites, aussi célestes par leurs vertus que par leurs beautés, d'amis sûrs, tendres, fidèles, tel que je n'en trouvai jamais ici-bas. Je pris un tel goût à planer ainsi dans l'empyrée, au milieu des objets charmants dont je m'étais entouré, que j'y passais les heures, les jours, sans compter; et, perdant le souvenir de toute autre chose, à peine avais-je mangé un morceau à la hâte, que je brûlais de m'échapper pour courir retrouver mes bosquets. Quand, prêt à partir pour le monde enchanté, je voyais arriver de malheureux mortels qui venaient me retenir sur la terre, je ne pouvais modérer ni cacher mon dépit; et, n'étant plus maÃtre de moi, je leur faisais un accueil si brusque, qu'il pouvait porter le nom de brutal. Cela ne fit qu'augmenter ma réputation de misanthropie, par tout ce qui m'en eût acquis une bien contraire, si l'on eût mieux lu dans mon coeur. Au fort de ma plus grande exaltation, je fus retiré tout d'un coup par le cordon, comme un cerf-volant, et remis à ma place par la nature, à l'aide d'une attaque assez vive de mon mal. J'employai le seul remède qui m'eût soulagé, savoir, les bougies, et cela fit trêve à mes angéliques amours car, outre qu'on n'est guère amoureux quand on souffre, mon imagination, qui s'anime à la campagne et sous les arbres, languit et meurt dans la chambre et sous les solives d'un plancher. J'ai souvent regretté qu'il n'existât pas de Dryades; c'eût infailliblement été parmi elles que j'aurais fixé mon attachement. D'autres tracas domestiques vinrent en même temps augmenter mes chagrins. Madame le Vasseur, en me faisant les plus beaux compliments du monde, aliénait de moi sa fille tant qu'elle pouvait. Je reçus des lettres de mon ancien voisinage, qui m'apprirent que la bonne vieille avait fait à mon insu plusieurs dettes au nom de Thérèse, qui le savait, et qui ne m'en avait rien dit. Les dettes à payer me fâchaient beaucoup moins que le secret qu'on m'en avait fait. Eh! comment celle pour qui je n'eus jamais aucun secret pouvait-elle en avoir pour moi! Peut-on dissimuler quelque chose aux gens qu'on aime? La coterie holbachique, qui ne me voyait faire aucun voyage à Paris, commençait à craindre tout de bon que je ne me plusse à la campagne, et que je ne fusse assez fou pour y demeurer. Là commencèrent les tracasseries par lesquelles on cherchait à me rappeler indirectement à la ville. Diderot, qui ne voulait pas se montrer sitôt lui-même, commença par me détacher Deleyre, à qui j'avais procuré sa connaissance, lequel recevait et me transmettait les impressions que voulait lui donner Diderot, sans que lui Deleyre en vit le vrai but. Tout semblait concourir à me tirer de ma douce et folle rêverie. Je n'étais pas guéri de mon attaque, quand je reçus un exemplaire du poème sur la ruine de Lisbonne, que je supposai m'être envoyé par l'auteur. Cela me mit dans l'obligation de lui écrire, et de lui parler de sa pièce. Je le fis par une lettre qui a été imprimée longtemps après sans mon aveu, comme il sera dit ci-après. Frappé de voir ce pauvre homme, accablé, pour ainsi dire, de prospérités et de gloire, déclamer toutefois amèrement contre les misères de cette vie et trouver toujours que tout était mal, je formai l'insensé projet de le faire rentrer en lui-même, et de lui prouver que tout était bien. Voltaire, en paraissant toujours croire en Dieu, n'a réellement jamais cru qu'au diable, puisque son dieu prétendu n'est qu'un être malfaisant qui, selon lui, ne prend plaisir qu'à nuire. L'absurdité de cette doctrine, qui saute aux yeux, est surtout révoltante dans un homme comblé des biens de toute espèce, qui, du sein du bonheur, cherche à désespérer ses semblables par l'image affreuse et cruelle de toutes les calamités dont il est exempt. Autorisé plus que lui à compter et à peser les maux de la vie humaine, j'en fis l'équitable examen, et je lui prouvai que de tous ces maux, il n'y en avait pas un dont la Providence ne fût disculpée, et qui n'eût sa source dans l'abus que l'homme a fait de ses facultés, plus que dans la nature elle-même. Je le traitai dans cette lettre avec tous les égards, toute la considération, tout le ménagement, et je puis dire avec tout le respect possibles. Cependant, lui connaissant un amour-propre extrêmement irritable, je ne lui envoyai pas cette lettre à lui-même, mais au docteur Tronchin, son médecin et son ami, avec plein pouvoir de la donner ou supprimer, selon ce qu'il trouverait le plus convenable. Tronchin donna la lettre. Voltaire me répondit, en peu de lignes, qu'étant malade et garde-malade lui-même, il remettait à un autre temps sa réponse, et ne dit pas un mot sur la question. Tronchin, en m'envoyant cette lettre, en joignit une, où il marquait peu d'estime pour celui qui la lui avait remise. Je n'ai jamais publié ni même montré ces deux lettres, n'aimant point à faire parade de ces sortes de petits triomphes; mais elles sont en originaux dans mes recueils liasse A, no 20 et 21. Depuis lors, Voltaire a publié cette réponse qu'il m'avait promise, mais qu'il ne m'a pas envoyée. Elle n'est autre que le roman de Candide, dont je ne puis parler, parce que je ne l'ai pas lu. Toutes ces distractions m'auraient dû guérir radicalement de mes fantasques amours, et c'était peut-être un moyen que le ciel m'offrait d'en prévenir les suites funestes mais ma mauvaise étoile fut la plus forte; et à peine recommençai-je à sortir, que mon coeur, ma tête et mes pieds reprirent les mêmes routes. Je dis les mêmes, à certains égards; car mes idées, un peu moins exaltées, restèrent cette fois sur la terre, mais avec un choix si exquis de tout ce qui pouvait s'y trouver d'aimable en tout genre, que cette élite n'était guère moins chimérique que le monde imaginaire que j'avais abandonné. Je me figurai l'amour, l'amitié, les deux idoles de mon coeur, sous les plus ravissantes images. Je me plus à les orner de tous les charmes du sexe que j'avais toujours adoré. J'imaginai deux amies, plutôt que deux amis, parce que si l'exemple est plus rare, il est aussi plus aimable. Je les douai de deux caractères analogues, mais différents; de deux figures, non pas parfaites, mais de mon goût, qu'animaient la bienveillance et la sensibilité. Je fis l'une brune et l'autre blonde, l'une vive et l'autre douce, l'une sage et l'autre faible, mais d'une si touchante faiblesse, que la vertu semblait y gagner. Je donnai à l'une des deux un amant dont l'autre fût la tendre amie, et même quelque chose de plus; mais je n'admis ni rivalité, ni querelles, ni jalousie, parce que tout sentiment pénible me coûte à imaginer, et que je ne voulais ternir ce riant tableau par rien qui dégradât la nature. Épris de mes deux charmants modèles, je m'identifiais avec l'amant et l'ami autant qu'il m'était possible; mais je le fis aimable et jeune, lui donnant au surplus les vertus et les défauts que je me sentais. Pour placer mes personnages dans un séjour qui leur convÃnt, je passai successivement en revue les plus beaux lieux que j'eusse vus dans mes voyages. Mais je ne trouvai point de bocage assez frais, point de paysage assez touchant à mon gré. Les vallées de la Thessalie m'auraient pu contenter, si je les avais vues; mais mon imagination, fatiguée à inventer, voulait quelque lieu réel qui pût lui servir de point d'appui, et me faire illusion sur la réalité des habitants que j'y voulais mettre. Je songeai longtemps aux Ãles Borromées, dont l'aspect délicieux m'avait transporté; mais j'y trouvai trop d'ornement et d'art pour mes personnages. Il me fallait cependant un lac, et je finis par choisir celui autour duquel mon coeur n'a jamais cessé d'errer. Je me fixai sur la partie des bords de ce lac, à laquelle depuis longtemps mes voeux ont placé ma résidence dans le bonheur imaginaire auquel le sort m'a borné. Le lieu natal de ma pauvre maman avait encore pour moi un attrait de prédilection. Le contraste des positions, la richesse et la variété des sites, la magnificence, la majesté de l'ensemble qui ravit les sens, émeut le coeur, élève l'âme, achevèrent de me déterminer, et j'établis à Vevai mes jeunes pupilles. Voilà tout ce que j'imaginai du premier bond; le reste n'y fut ajouté que dans la suite. Je me bornai longtemps à un plan si vague, parce qu'il suffisait pour remplir mon imagination d'objets agréables, et mon coeur de sentiments dont il aime à se nourrir. Ces fictions, à force de revenir, prirent enfin plus de consistance, et se fixèrent dans mon cerveau sous une forme déterminée. Ce fut alors que la fantaisie me prit d'exprimer sur le papier quelques-unes des situations qu'elles m'offraient; et, rappelant tout ce que j'avais senti dans ma jeunesse, de donner ainsi l'essor en quelque sorte au désir d'aimer, que je n'avais pu satisfaire, et dont je me sentais dévoré. Je jetai d'abord sur le papier quelques lettres éparses, sans suite et sans liaison; et lorsque je m'avisai de les vouloir coudre, j'y fus souvent fort embarrassé. Ce qu'il y a de peu croyable et de très vrai est que les deux premières parties ont été écrites presque en entier de cette manière, sans que j'eusse aucun plan bien formé, et même sans prévoir qu'un jour je serais tenté d'en faire un ouvrage en règle. Aussi voit-on que ces deux parties, formées après coup de matériaux qui n'ont pas été taillés pour la place qu'ils occupent, sont pleines d'un remplissage verbeux qu'on ne trouve pas dans les autres. Au plus fort de mes rêveries, j'eus une visite de madame d'Houdetot, la première qu'elle m'eût faite en sa vie, mais qui malheureusement ne fut pas la dernière, comme on verra ci-après. La comtesse d'Houdetot était fille de feu M. de Bellegarde, fermier général, soeur de M. d'Épinay et de MM. de Lalive et de la Briche, qui depuis ont été tous deux introducteurs des ambassadeurs. J'ai parlé de la connaissance que je fis avec elle étant fille. Depuis son mariage je ne la vis qu'aux fêtes de la Chevrette, chez madame d'Épinay, sa belle-soeur. Ayant souvent passé plusieurs jours avec elle, tant à la Chevrette qu'à Épinay, non seulement je la trouvai toujours très aimable, mais je crus lui voir aussi pour moi de la bienveillance. Elle aimait assez à se promener avec moi; nous étions marcheurs l'un et l'autre, et l'entretien ne tarissait pas entre nous. Cependant je n'allai jamais la voir à Paris, quoiqu'elle m'en eût prié et même sollicité plusieurs fois. Ses liaisons avec M. de Saint-Lambert, avec qui je commençais d'en avoir, me la rendirent encore plus intéressante; et c'était pour m'apporter des nouvelles de cet ami, qui pour lors était, je crois, à Mahon, qu'elle vint me voir à l'Ermitage. Cette visite eut un peu l'air d'un début de roman. Elle s'égara dans la route. Son cocher, quittant le chemin qui tournait, voulut traverser en droiture, du moulin de Clairvaux à l'Ermitage son carrosse s'embourba dans le fond du vallon; elle voulut descendre, et faire le reste du trajet à pied. Sa mignonne chaussure fut bientôt percée; elle enfonçait dans la crotte; ses gens eurent toutes les peines du monde à la dégager, et enfin elle arriva à l'Ermitage en bottes, et perçant l'air d'éclats de rire, auxquels je mêlai les miens en la voyant arriver. Il fallut changer de tout; Thérèse y pourvut, et je l'engageai d'oublier la dignité, pour faire une collation rustique, dont elle se trouva fort bien. Il était tard, elle resta peu; mais l'entrevue fut si gaie qu'elle y prit goût, et parut disposée à revenir. Elle n'exécuta pourtant ce projet que l'année suivante; mais, hélas! ce retard ne me garantit de rien. Je passai l'automne à une occupation dont on ne se douterait pas, à la garde du fruit de M. d'Épinay. L'Ermitage était le réservoir des eaux du parc de la Chevrette il y avait un jardin clos de murs, et garni d'espaliers et d'autres arbres, qui donnaient plus de fruits à M. d'Épinay que son potager de la Chevrette, quoiqu'on lui en volât les trois quarts. Pour n'être pas un hôte absolument inutile, je me chargeai de la direction du jardin et de l'inspection du jardinier. Tout alla bien jusqu'au temps des fruits; mais à mesure qu'ils mûrissaient, je les voyais disparaÃtre, sans savoir ce qu'ils étaient devenus. Le jardinier m'assura que c'étaient les loirs qui mangeaient tout. Je fis la guerre aux loirs, j'en détruisis beaucoup, et le fruit n'en disparaissait pas moins. Je guettai si bien, qu'enfin je trouvai que le jardinier lui-même était le grand loir. Il logeait à Montmorency, d'où il venait les nuits, avec sa femme et ses enfants, enlever les dépôts de fruits qu'il avait faits pendant la journée, et qu'il faisait vendre à la halle de Paris, aussi publiquement que s'il eût eu un jardin à lui. Ce misérable, que je comblais de bienfaits, dont Thérèse habillait les enfants, et dont je nourrissais presque le père, qui était mendiant, nous dévalisait aussi aisément qu'effrontément, aucun des trois n'étant assez vigilant pour y mettre ordre; et dans une seule nuit, il parvint à vider ma cave, où je ne trouvai rien le lendemain. Tant qu'il ne parut s'adresser qu'à moi, j'endurai tout; mais voulant rendre compte du fruit, je fus obligé d'en dénoncer le voleur. Madame d'Épinay me pria de le payer, de le mettre dehors, et d'en chercher un autre; ce que je fis. Comme ce grand coquin rôdait toutes les nuits autour de l'Ermitage, armé d'un gros bâton ferré qui avait l'air d'une massue, et suivi d'autres vauriens de son espèce; pour rassurer les gouverneuses, que cet homme effrayait terriblement, je fis coucher son successeur toutes les nuits à l'Ermitage; et cela ne les tranquillisant pas encore, je fis demander à madame d'Épinay un fusil que je tins dans la chambre du jardinier, avec charge à lui de ne s'en servir qu'au besoin, si l'on tentait de forcer la porte ou d'escalader le jardin, et de ne tirer qu'à poudre uniquement pour effrayer les voleurs. C'était assurément la moindre précaution que pût prendre, pour la sûreté commune, un homme incommodé, ayant à passer l'hiver au milieu des bois, seul avec deux femmes timides. Enfin, je fis l'acquisition d'un petit chien pour servir de sentinelle. Deleyre m'étant venu voir dans ce temps-là , je lui contai mon cas, et ris avec lui de mon appareil militaire. De retour à Paris, il en voulut amuser Diderot à son tour; et voilà comment la coterie holbachique apprit que je voulais tout de bon passer l'hiver à l'Ermitage. Cette constance, qu'ils n'avaient pu se figurer, les désorienta; et en attendant qu'ils imaginassent quelque autre tracasserie pour me rendre mon séjour déplaisant, ils me détachèrent, par Diderot, le même Deleyre, qui d'abord ayant trouvé mes précautions toutes simples, finit par les trouver inconséquentes à mes principes, et pis que ridicules, dans des lettres où il m'accablait de plaisanteries amères, et assez piquantes pour m'offenser, si mon humeur eût été tournée de ce côté-là . Mais alors saturé de sentiments affectueux et tendres, et n'étant susceptible d'aucun autre, je ne voyais dans ses aigres sarcasmes que le mot pour rire, et ne le trouvais que folâtre, où tout autre l'eût trouvé extravagant. A force de vigilance et de soins, je parvins si bien à garder le jardin, que, quoique la récolte du fruit eût presque manqué cette année, le produit fut triple de celui des années précédentes; et il est vrai que je ne m'épargnais point pour le préserver, jusqu'à escorter les envois que je faisais à la Chevrette et à Épinay, jusqu'à porter des paniers moi-même; et je me souviens que nous en portâmes un si lourd, la tante et moi, que, prêts à succomber sous le faix, nous fûmes contraints de nous reposer de dix en dix pas, et n'arrivâmes que tout en nage. Quand la mauvaise saison commença de me renfermer au logis, je voulus reprendre mes occupations casanières; il ne me fut pas possible. Je ne voyais partout que les deux charmantes amies, que leur ami, leurs entours, le pays qu'elles habitaient, qu'objets créés ou embellis pour elles par mon imagination. Je n'étais plus un moment à moi-même, le délire ne me quittait plus. Après beaucoup d'efforts inutiles pour écarter de moi toutes ces fictions, je fus enfin tout à fait séduit par elles, et je ne m'occupai plus qu'à tâcher d'y mettre quelque ordre et quelque suite, pour en faire une espèce de roman. Mon grand embarras était la honte de me démentir ainsi moi-même si nettement et si hautement. Après les principes sévères que je venais d'établir avec tant de fracas, après les maximes austères que j'avais si fortement prêchées, après tant d'invectives mordantes contre les livres efféminés qui respiraient l'amour et la mollesse, pouvait-on rien imaginer de plus inattendu, de plus choquant que de me voir tout d'un coup m'inscrire de ma propre main parmi les auteurs de ces livres, que j'avais si durement censurés? Je sentais cette inconséquence dans toute sa force, je me la reprochais, j'en rougissais, je m'en dépitais mais tout cela ne put suffire pour me ramener à la raison. Subjugué complètement, il fallut me soumettre à tout risque, et me résoudre à braver le qu'en dira-t-on; sauf à délibérer dans la suite si je me résoudrais à montrer mon ouvrage ou non car je ne supposais pas encore que j'en vinsse à le publier. Ce parti pris, je me jette à plein collier dans mes rêveries; et à force de les tourner et retourner dans ma tête, j'en forme enfin l'espèce de plan dont on a vu l'exécution. C'était assurément le meilleur parti qui se pût tirer de mes folies l'amour du bien, qui n'est jamais sorti de mon coeur, les tourna vers des objets utiles, et dont la morale eût pu faire son profit. Mes tableaux voluptueux auraient perdu toutes leurs grâces, si le doux coloris de l'innocence y eût manqué. Une fille faible est un objet de pitié que l'amour peut rendre intéressant, et qui souvent n'est pas moins aimable mais qui peut supporter sans indignation le spectacle des moeurs à la mode? et qu'y a-t-il de plus révoltant que l'orgueil d'une femme infidèle, qui, foulant ouvertement aux pieds tous ses devoirs, prétend que son mari soit pénétré de reconnaissance de la grâce qu'elle lui accorde de vouloir bien ne pas se laisser prendre sur le fait? Les êtres parfaits ne sont pas dans la nature, et leurs leçons ne sont pas assez près de nous. Mais qu'une jeune personne, née avec un coeur aussi tendre qu'honnête, se laisse vaincre à l'amour étant fille, et retrouve étant femme des forces pour le vaincre à son tour et redevenir vertueuse quiconque vous dira que ce tableau dans sa totalité est scandaleux et n'est pas utile, est un menteur et un hypocrite; ne l'écoutez pas. Outre cet objet de moeurs et d'honnêteté conjugale, qui tient radicalement à tout l'ordre social, je m'en fis un plus grand secret de concorde et de paix publique; objet plus grand, plus important peut-être en lui-même, et du moins pour le moment où l'on se trouvait. L'orage excité par l'Encyclopédie, loin de se calmer, était alors dans sa plus grande force. Les deux partis, déchaÃnés l'un contre l'autre avec la dernière fureur, ressemblaient plutôt à des loups enragés, acharnés à s'entre-déchirer, qu'à des chrétiens et des philosophes qui veulent réciproquement s'éclairer, se convaincre, et se ramener dans la voie de la vérité. Il ne manquait peut-être à l'un et à l'autre que des chefs remuants qui eussent du crédit, pour dégénérer en guerre civile; et Dieu sait ce qu'eût produit une guerre civile de religion, où l'intolérance la plus cruelle était au fond la même des deux côtés. Ennemi né de tout esprit de parti, j'avais dit franchement aux uns et aux autres des vérités dures qu'ils n'avaient pas écoutées. Je m'avisai d'un autre expédient, qui, dans ma simplicité, me parut admirable c'était d'adoucir leur haine réciproque en détruisant leurs préjugés, et de montrer à chaque parti le mérite et la vertu dans l'autre, dignes de l'estime publique et du respect de tous les mortels. Ce projet peu sensé, qui supposait de la bonne foi dans les hommes, et par lequel je tombais dans le défaut que je reprochais à l'abbé de Saint-Pierre, eut le succès qu'il devait avoir; il ne rapprocha point les partis, et ne les réunit que pour m'accabler. En attendant que l'expérience m'eût fait sentir ma folie, je m'y livrai, j'ose le dire, avec un zèle digne du motif qui me l'inspirait, et je dessinai les deux caractères de Wolmar et de Julie, dans un ravissement qui me faisait espérer de les rendre aimables tous les deux, et, qui plus est, l'un par l'autre. Content d'avoir grossièrement esquissé mon plan, je revins aux situations de détail que j'avais tracées; et de l'arrangement que je leur donnai résultèrent les deux premières parties de la Julie, que je fis et mis au net durant cet hiver avec un plaisir inexprimable, employant pour cela le plus beau papier doré, de la poudre d'azur et d'argent pour sécher l'écriture, de la nonpareille bleue pour coudre mes cahiers; enfin ne trouvant rien d'assez galant, rien d'assez mignon pour les charmantes filles dont je raffolais comme un autre Pygmalion. Tous les soirs, au coin de mon feu, je lisais et relisais ces deux parties aux gouverneuses. La fille, sans rien dire, sanglotait avec moi d'attendrissement; la mère, qui ne trouvant point là de compliments, n'y comprenait rien, restait tranquille, et se contentait, dans les moments de silence, de me répéter toujours Monsieur, cela est bien beau. Madame d'Épinay, inquiète de me savoir seul en hiver au milieu des bois, dans une maison isolée, envoyait très souvent savoir de mes nouvelles. Jamais je n'eus de si vrais témoignages de son amitié pour moi, et jamais la mienne n'y répondit plus vivement. J'aurais tort de ne pas spécifier parmi ces témoignages, qu'elle m'envoya son portrait, et qu'elle me demanda des instructions pour avoir le mien peint par Latour, et qui avait été exposé au salon. Je ne dois pas non plus omettre une autre de ses attentions, qui paraÃtra risible, mais qui fait trait à l'histoire de mon caractère, par l'impression qu'elle fit sur moi. Un jour qu'il gelait très fort, en ouvrant un paquet qu'elle m'envoyait de plusieurs commissions dont elle s'était chargée, j'y trouvai un petit jupon de dessous, de flanelle d'Angleterre, qu'elle me marquait avoir porté, et dont elle voulait que je me fisse un gilet. Le tour de son billet était charmant, plein de caresse et de naïveté. Ce soin, plus qu'amical, me parut si tendre, comme si elle se fût dépouillée pour me vêtir, que, dans mon émotion, je baisai vingt fois en pleurant le billet et le jupon. Thérèse me croyait devenu fou. Il est singulier que, de toutes les marques d'amitié que madame d'Épinay m'a prodiguées, aucune ne m'a jamais touché comme celle-là ; et que même, depuis notre rupture, je n'y ai jamais repensé sans attendrissement. J'ai longtemps conservé son petit billet; et je l'aurais encore, s'il n'eût eu le sort de mes autres lettres du même temps. Quoique mes rétentions me laissassent alors peu de relâche en hiver, et qu'une partie de celui-ci je fusse réduit à l'usage des sondes, ce fut pourtant, à tout prendre, la saison que depuis ma demeure en France j'ai passée avec le plus de douceur et de tranquillité. Durant quatre ou cinq mois que le mauvais temps me tint davantage à l'abri des survenants, je savourai, plus que je n'ai fait avant et depuis, cette vie indépendante, égale et simple, dont la jouissance ne faisait pour moi qu'augmenter le prix, sans autre compagnie que celle des deux gouverneuses en réalité, et celle des deux cousines en idée. C'est alors surtout que je me félicitais chaque jour davantage du parti que j'avais eu le bon sens de prendre, sans égard aux clameurs de mes amis, fâchés de me voir affranchi de leur tyrannie; et quand j'appris l'attentat d'un forcené, quand Deleyre et madame d'Épinay me parlaient dans leurs lettres du trouble et de l'agitation qui régnaient dans Paris, combien je remerciai le ciel de m'avoir éloigné de ces spectacles d'horreurs et de crimes, qui n'eussent fait que nourrir, qu'aigrir l'humeur bilieuse que l'aspect des désordres publics m'avait donnée; tandis que, ne voyant plus autour de ma retraite que des objets riants et doux, mon coeur ne se livrait qu'à des sentiments aimables. Je note ici avec complaisance le cours des derniers moments paisibles qui m'ont été laissés. Le printemps qui suivit cet hiver si calme vit éclore le germe des malheurs qui me restent à décrire, et dans le tissu desquels on ne verra plus d'intervalle semblable, où j'aie eu le loisir de respirer. Je crois pourtant me rappeler que durant cet intervalle de paix, et jusqu'au fond de ma solitude, je ne restai pas tout à fait tranquille de la part des holbachiens. Diderot me suscita quelque tracasserie, et je suis fort trompé si ce n'est durant cet hiver que parut le Fils naturel, dont j'aurai bientôt à parler. Outre que, par des causes qu'on saura dans la suite, il m'est resté peu de monuments sûrs de cette époque, ceux même qu'on m'a laissés sont très peu précis quant aux dates. Diderot ne datait jamais ses lettres. Madame d'Épinay, madame d'Houdetot ne dataient guère les leurs que du jour de la semaine, et Deleyre faisait comme elles le plus souvent. Quand j'ai voulu ranger ces lettres dans leur ordre, il a fallu suppléer, en tâtonnant, des dates incertaines, sur lesquelles je ne puis compter. Ainsi, ne pouvant fixer avec certitude le commencement de ces brouilleries, j'aime mieux rapporter ci-après, dans un seul article, tout ce que je m'en puis rappeler. Le retour du printemps avait redoublé mon tendre délire, et dans mes érotiques transports j'avais composé pour les dernières parties de la Julie plusieurs lettres qui se sentent du ravissement dans lequel je les écrivis. Je puis citer entre autres celle de l'Élysée, et de la promenade sur le lac, qui, si je m'en souviens bien, sont à la fin de la quatrième partie. Quiconque en lisant ces deux lettres ne sent pas amollir et fondre son coeur dans l'attendrissement qui me les dicta, doit fermer le livre il n'est pas fait pour juger des choses de sentiment. Précisément dans le même temps, j'eus de madame d'Houdetot une seconde visite imprévue. En l'absence de son mari qui était capitaine de gendarmerie, et de son amant qui servait aussi, elle était venue à Eaubonne, au milieu de la vallée de Montmorency, où elle avait loué une assez jolie maison. Ce fut de là qu'elle vint faire à l'Ermitage une nouvelle excursion. A ce voyage, elle était à cheval et en homme. Quoique je n'aime guère ces sortes de mascarades, je fus pris à l'air romanesque de celle-là , et pour cette fois, ce fut de l'amour. Comme il fut le premier et l'unique en toute ma vie, et que ses suites le rendront à jamais mémorable et terrible à mon souvenir, qu'il me soit permis d'entrer dans quelque détail sur cet article. Madame la comtesse d'Houdetot approchait de la trentaine, et n'était point belle; son visage était marqué de petite vérole; son teint manquait de finesse; elle avait la vue basse et les yeux un peu ronds, mais elle avait l'air jeune avec tout cela; et sa physionomie, à la fois vive et douce, était caressante; elle avait une forêt de grands cheveux noirs, naturellement bouclés, qui lui tombaient au jarret; sa taille était mignonne, et elle mettait dans tous ses mouvements de la gaucherie et de la grâce tout à la fois. Elle avait l'esprit très naturel et très agréable; la gaieté, l'étourderie et la naïveté s'y mariaient heureusement elle abondait en saillies charmantes qu'elle ne recherchait point, et qui partaient quelquefois malgré elle. Elle avait plusieurs talents agréables, jouait du clavecin, dansait bien, faisait d'assez jolis vers. Pour son caractère, il était angélique; la douceur d'âme en faisait le fond; mais hors la prudence et la force, il rassemblait toutes les vertus. Elle était surtout d'une telle sûreté dans le commerce, d'une telle fidélité dans la société, que ses ennemis même n'avaient pas besoin de se cacher d'elle. J'entends par ses ennemis ceux ou plutôt celles qui la haïssaient; car pour elle, elle n'avait pas un coeur qui pût haïr, et je crois que cette conformité contribua beaucoup à me passionner pour elle. Dans les confidences de la plus intime amitié, je ne lui ai jamais ouï parler mal des absents, pas même de sa belle-soeur. Elle ne pouvait ni déguiser ce qu'elle pensait à personne, ni même contraindre aucun de ses sentiments; et je suis persuadé qu'elle parlait de son amant à son mari même, comme elle en parlait à ses amis, à ses connaissances et à tout le monde indifféremment. Enfin, ce qui prouve sans réplique la pureté et la sincérité de son excellent naturel, c'est qu'étant sujette aux plus énormes distractions et aux plus risibles étourderies, il lui en échappait souvent de très imprudentes pour elle-même, mais jamais d'offensantes pour qui que ce fût. On l'avait mariée très jeune et malgré elle au comte d'Houdetot, homme de condition, bon militaire, mais joueur, chicaneur, très peu aimable, et qu'elle n'a jamais aimé. Elle trouva dans M. de Saint-Lambert tous les mérites de son mari, avec les qualités plus agréables, de l'esprit, des vertus, des talents. S'il faut pardonner quelque chose aux moeurs du siècle, c'est sans doute un attachement que sa durée épure, que ses effets honorent, et qui ne s'est cimenté que par une estime réciproque. C'était un peu par goût, à ce que j'ai pu croire, mais beaucoup pour complaire à Saint-Lambert, qu'elle venait me voir. Il l'y avait exhortée, et il avait raison de croire que l'amitié qui commençait à s'établir entre nous rendrait cette société agréable à tous les trois. Elle savait que j'étais instruit de leurs liaisons; et pouvant me parler de lui sans gêne, il était naturel qu'elle se plût avec moi. Elle vint; je la vis; j'étais ivre d'amour sans objet cette ivresse fascina mes yeux, cet objet se fixa sur elle; je vis ma Julie en madame d'Houdetot, et bientôt je ne vis plus que madame d'Houdetot, mais revêtue de toutes les perfections dont je venais d'orner l'idole de mon coeur. Pour m'achever, elle me parla de Saint-Lambert en amante passionnée. Force contagieuse de l'amour! en l'écoutant, en me sentant auprès d'elle, j'étais saisi d'un frémissement délicieux, que je n'avais éprouvé jamais auprès de personne. Elle parlait, et je me sentais ému; je croyais ne faire que m'intéresser à ses sentiments, quand j'en prenais de semblables; j'avalais à longs traits la coupe empoisonnée, dont je ne sentais encore que la douceur. Enfin, sans que je m'en aperçusse et sans qu'elle s'en aperçût, elle m'inspira pour elle-même tout ce qu'elle exprimait pour son amant. Hélas! ce fut bien tard, ce fut bien cruellement brûler d'une passion non moins vive que malheureuse, pour une femme dont le coeur était plein d'un autre amour! Malgré les mouvements extraordinaires que j'avais éprouvés auprès d'elle, je ne m'aperçus pas d'abord de ce qui m'était arrivé ce ne fut qu'après son départ que, voulant penser à Julie, je fus frappé de ne pouvoir plus penser qu'à madame d'Houdetot. Alors mes yeux se dessillèrent; je sentis mon malheur, j'en gémis, mais je n'en prévis pas les suites. J'hésitai longtemps sur la manière dont je me conduirais avec elle, comme si l'amour véritable laissait assez de raison pour suivre des délibérations. Je n'étais pas déterminé quand elle revint me prendre au dépourvu. Pour lors j'étais instruit. La honte, compagne du mal, me rendit muet, tremblant devant elle; je n'osais ouvrir la bouche ni lever les yeux; j'étais dans un trouble inexprimable, qu'il était impossible qu'elle ne vÃt pas. Je pris le parti de le lui avouer, et de lui en laisser deviner la cause c'était la lui dire assez clairement. Si j'eusse été jeune et aimable, et que dans la suite madame d'Houdetot eût été faible, je blâmerais ici sa conduite; mais tout cela n'étant pas, je ne puis que l'applaudir et l'admirer. Le parti qu'elle prit était également celui de la générosité et de la prudence. Elle ne pouvait s'éloigner brusquement de moi sans en dire la cause à Saint-Lambert, qui l'avait lui-même engagée à me voir c'était exposer deux amis à une rupture, et peut-être à un éclat qu'elle voulait éviter. Elle avait pour moi de l'estime et de la bienveillance. Elle eut pitié de ma folie; sans la flatter, elle la plaignit, et tâcha de m'en guérir. Elle était bien aise de conserver à son amant et à elle-même un ami dont elle faisait cas elle ne me parlait de rien avec plus de plaisir que de l'intime et douce société que nous pourrions former entre nous trois, quand je serais devenu raisonnable. Elle ne se bornait pas toujours à ces exhortations amicales, et ne m'épargnait pas au besoin les reproches plus durs que j'avais bien mérités. Je me les épargnais encore moins moi-même; sitôt que je fus seul, je revins à moi; j'étais plus calme après avoir parlé l'amour connu de celle qui l'inspire en devient plus supportable. La force avec laquelle je me reprochais le mien m'en eût dû guérir, si la chose eût été possible. Quels puissants motifs n'appelai-je point à mon aide pour l'étouffer! Mes moeurs, mes sentiments, mes principes, la honte, l'infidélité, le crime, l'abus d'un dépôt confié par l'amitié, le ridicule enfin de brûler à mon âge de la passion la plus extravagante pour un objet dont le coeur préoccupé ne pouvait ni me rendre aucun retour, ni me laisser aucun espoir passion de plus, qui, loin d'avoir rien à gagner par la constance, devenait moins souffrable de jour en jour. Qui croirait que cette dernière considération, qui devait ajouter du poids à toutes les autres, fut celle qui les éluda? Quel scrupule, pensai-je, puis-je me faire d'une folie nuisible à moi seul? Suis-je donc un jeune cavalier fort à craindre pour madame d'Houdetot? Ne dirait-on pas, à mes présomptueux remords, que ma galanterie, mon air, ma parure, vont la séduire? Eh! pauvre Jean-Jacques, aime à ton aise, en sûreté de conscience, et ne crains pas que tes soupirs nuisent à Saint-Lambert. On a vu que jamais je ne fus avantageux, même dans ma jeunesse. Cette façon de penser était dans mon tour d'esprit, elle flattait ma passion; c'en fut assez pour m'y livrer sans réserve, et rire même de l'impertinent scrupule que je croyais m'être fait par vanité plus que par raison. Grande leçon pour les âmes honnêtes, que le vice n'attaque jamais à découvert, mais qu'il trouve le moyen de surprendre, en se masquant toujours de quelque sophisme, et souvent de quelque vertu. Coupable sans remords, je le fus bientôt sans mesure; et, de grâce, qu'on voie comment ma passion suivit la trace de mon naturel, pour m'entraÃner enfin dans l'abÃme. D'abord elle prit un air humble pour me rassurer; et, pour me rendre entreprenant, elle poussa cette humilité jusqu'à la défiance. Madame d'Houdetot, sans cesser de me rappeler à mon devoir, à la raison, sans jamais flatter un moment ma folie, me traitait au reste avec la plus grande douceur, et prit avec moi le ton de l'amitié la plus tendre. Cette amitié m'eût suffi, je le proteste, si je l'avais crue sincère; mais la trouvant trop vive pour être vraie, n'allai-je pas me fourrer dans la tête que l'amour, désormais si peu convenable à mon âge, à mon maintien, m'avait avili aux yeux de madame d'Houdetot; que cette jeune folle ne voulait que se divertir de moi et de mes douceurs surannées; qu'elle en avait fait confidence à Saint-Lambert, et que l'indignation de mon infidélité ayant fait entrer son amant dans ses vues, ils s'entendaient tous les deux pour achever de me faire tourner la tête et me persifler? Cette bêtise, qui m'avait fait extravaguer, à vingt-six ans, auprès de madame de Larnage, que je ne connaissais pas, m'eût été pardonnable à quarante-cinq, auprès de madame d'Houdetot, si j'eusse ignoré qu'elle et son amant étaient trop honnêtes gens l'un et l'autre pour se faire un aussi barbare amusement. Madame d'Houdetot continuait à me faire des visites que je ne tardai pas à lui rendre. Elle aimait à marcher, ainsi que moi nous faisions de longues promenades dans un pays enchanté. Content d'aimer et de l'oser dire, j'aurais été dans la plus douce situation, si mon extravagance n'en eût détruit tout le charme. Elle ne comprit rien d'abord à la sotte humeur avec laquelle je recevais ses caresses mais mon coeur, incapable de savoir jamais rien cacher de ce qui s'y passe, ne lui laissa pas longtemps ignorer mes soupçons; elle en voulut rire; cet expédient ne réussit pas; des transports de rage en auraient été l'effet elle changea de ton. Sa compatissante douceur fut invincible; elle me fit des reproches qui me pénétrèrent; elle me témoigna, sur mes injustes craintes, des inquiétudes dont j'abusai. J'exigeai des preuves qu'elle ne se moquait pas de moi. Elle vit qu'il n'y avait nul moyen de me rassurer. Je devins pressant; le pas était délicat. Il est étonnant, il est unique peut-être qu'une femme ayant pu venir jusqu'à marchander, s'en soit tirée à si bon compte. Elle ne me refusa rien de ce que la plus tendre amitié pouvait accorder. Elle ne m'accorda rien qui pût la rendre infidèle, et j'eus l'humiliation de voir que l'embrasement dont ses légères faveurs allumaient mes sens n'en porta jamais aux siens la moindre étincelle. J'ai dit quelque part qu'il ne faut rien accorder aux sens quand on veut leur refuser quelque chose. Pour connaÃtre combien cette maxime se trouva fausse avec madame d'Houdetot, et combien elle eut raison de compter sur elle-même, il faudrait entrer dans les détails de nos longs et fréquents tête-à -tête, et les suivre dans toute leur vivacité durant quatre mois que nous passâmes ensemble, dans une intimité presque sans exemple entre deux amis de différents sexes, qui se renferment dans les bornes dont nous ne sortÃmes jamais. Ah! si j'avais tardé si longtemps à sentir le véritable amour, qu'alors mon coeur et mes sens lui payèrent bien l'arrérage! et quels sont donc les transports qu'on doit éprouver auprès d'un objet aimé qui nous aime, si même un amour non partagé peut en inspirer de pareils! Mais j'ai tort de dire un amour non partagé; le mien l'était en quelque sorte; il était égal des deux côtés, quoiqu'il ne fût pas réciproque. Nous étions ivres d'amour l'un et l'autre; elle pour son amant, moi pour elle; nos soupirs, nos délicieuses larmes se confondaient. Tendres confidents l'un de l'autre, nos sentiments avaient tant de rapport qu'il était impossible qu'ils ne se mêlassent pas en quelque chose et toutefois, au milieu de cette dangereuse ivresse, jamais elle ne s'est oubliée un moment; et moi je proteste, je jure que si, quelquefois égaré par mes sens, j'ai tenté de la rendre infidèle, jamais je ne l'ai véritablement désiré. La véhémence de ma passion la contenait par elle-même. Le devoir des privations avait exalté mon âme. L'éclat de toutes les vertus ornait à mes yeux l'idole de mon coeur; en souiller la divine image eût été l'anéantir. J'aurais pu commettre le crime; il a cent fois été commis dans mon coeur mais avilir ma Sophie! ah! cela se pouvait-il jamais? Non, non, je le lui ai cent fois dit à elle-même; eussé-je été le maÃtre de me satisfaire, sa propre volonté l'eût-elle mise à ma discrétion, hors quelques courts moments de délire, j'aurais refusé d'être heureux à ce prix. Je l'aimais trop pour vouloir la posséder. Il y a près d'une lieue de l'Ermitage à Eaubonne; dans mes fréquents voyages, il m'est arrivé quelquefois d'y coucher; un soir, après avoir soupé tête à tête, nous allâmes nous promener au jardin, par un très beau clair de lune. Au fond de ce jardin était un assez grand taillis, par où nous fûmes chercher un joli bosquet, orné d'une cascade dont je lui avais donné l'idée, et qu'elle avait fait exécuter. Souvenir immortel d'innocence et de jouissance! Ce fut dans ce bosquet qu'assis avec elle, sur un banc de gazon, sous un acacia tout chargé de fleurs, je trouvai, pour rendre les mouvements de mon coeur, un langage vraiment digne d'eux. Ce fut la première et l'unique fois de ma vie; mais je fus sublime, si l'on peut nommer ainsi tout ce que l'amour le plus tendre et le plus ardent peut porter d'aimable et de séduisant dans un coeur d'homme. Que d'enivrantes larmes je versai sur ses genoux! que je lui en fis verser malgré elle! Enfin, dans un transport involontaire, elle s'écria Non, jamais homme ne fut si aimable; et jamais amant n'aima comme vous! Mais votre ami Saint-Lambert nous écoute, et mon coeur ne saurait aimer deux fois. Je me tus en soupirant; je l'embrassai... Quel embrassement! Mais ce fut tout. Il y avait six mois qu'elle vivait seule, c'est-à -dire loin de son amant et de son mari; il y en avait trois que je la voyais presque tous les jours, et toujours l'amour en tiers entre elle et moi. Nous avions soupé tête-à -tête, nous étions seuls, dans un bosquet au clair de lune; et après deux heures de l'entretien le plus vif et le plus tendre, elle sortit au milieu de la nuit de ce bosquet et des bras de son ami, aussi intacte, aussi pure de corps et de coeur qu'elle y était entrée. Lecteur, pesez toutes ces circonstances, je n'ajouterai rien de plus. Et qu'on n'aille pas s'imaginer qu'ici mes sens me laissaient tranquille, comme auprès de Thérèse et de maman. Je l'ai déjà dit, c'était de l'amour cette fois, et l'amour dans toute son énergie et dans toutes ses fureurs. Je ne décrirai ni les agitations, ni les frémissements, ni les palpitations, ni les mouvements convulsifs, ni les défaillances de coeur que j'éprouvais continuellement; on en pourra juger par l'effet que sa seule image faisait sur moi. J'ai dit qu'il y avait loin de l'Ermitage à Eaubonne je passais par les coteaux d'Andilly, qui sont charmants. Je rêvais en marchant à celle que j'allais voir, à l'accueil caressant qu'elle me ferait, au baiser qui m'attendait à mon arrivée. Ce seul baiser, ce baiser funeste, avant même de le recevoir, m'embrasait le sang à tel point, que ma tête se troublait; un éblouissement m'aveuglait, mes genoux tremblants ne pouvaient me soutenir; j'étais forcé de m'arrêter, de m'asseoir; toute ma machine était dans un désordre inconcevable j'étais prêt à m'évanouir. Instruit du danger, je tâchais, en partant, de me distraire et de penser à autre chose. Je n'avais pas fait vingt pas, que les mêmes souvenirs et tous les accidents qui en étaient la suite revenaient m'assaillir sans qu'il me fût possible de m'en délivrer; et, de quelque façon que je m'y sois pu prendre, je ne crois pas qu'il me soit arrivé de faire seul ce trajet impunément. J'arrivais à Eaubonne, faible, épuisé, rendu, me soutenant à peine. A l'instant que je la voyais, tout était réparé; je ne sentais plus auprès d'elle que l'importunité d'une vigueur inépuisable et toujours inutile. Il y avait sur ma route, à la vue d'Eaubonne, une terrasse agréable, appelée le mont Olympe, où nous nous rendions quelquefois, chacun de notre côté. J'arrivais le premier j'étais fait pour l'attendre; mais que cette attente me coûtait cher! Pour me distraire, j'essayais d'écrire avec mon crayon des billets que j'aurais pu tracer du plus pur de mon sang je n'en ai jamais pu achever un qui fût lisible. Quand elle en trouvait un dans la niche dont nous étions convenus, elle n'y pouvait voir autre chose que l'état vraiment déplorable où j'étais en l'écrivant. Cet état, et surtout sa durée pendant trois mois d'irritation continuelle et de privations, me jeta dans un épuisement dont je n'ai pu me tirer de plusieurs années, et finit par me donner une descente que j'emporterai ou qui m'emportera au tombeau. Telle a été la seule jouissance amoureuse de l'homme du tempérament le plus combustible, mais le plus timide en même temps, que peut-être la nature ait jamais produit. Tels ont été les derniers beaux jours qui m'aient été comptés sur la terre ici commence le long tissu des malheurs de ma vie, où l'on verra peu d'interruption. On a vu dans tout le cours de ma vie que mon coeur, transparent comme le cristal, n'a jamais su cacher, durant une minute entière, un sentiment un peu vif qui s'y fût réfugié. Qu'on juge s'il me fût possible de cacher longtemps mon amour pour madame d'Houdetot. Notre intimité frappait tous les yeux, nous n'y mettions ni secret ni mystère. Elle n'était pas de nature à en avoir besoin; et comme madame d'Houdetot avait pour moi l'amitié la plus tendre, qu'elle ne se reprochait point; que j'avais pour elle une estime dont personne ne connaissait mieux que moi toute la justice; elle, franche, distraite, étourdie; moi, vrai, maladroit, fier, impatient, emporté, nous donnions encore sur nous, dans notre trompeuse sécurité, beaucoup plus de prise que nous n'aurions fait, si nous eussions été coupables. Nous allions l'un et l'autre à la Chevrette, nous nous y trouvions souvent ensemble, quelquefois même par rendez-vous. Nous y vivions à notre ordinaire, nous promenant tous les jours tête à tête, en parlant de nos amours, de nos devoirs, de notre ami, de nos innocents projets, dans le parc, vis-à -vis l'appartement de madame d'Épinay, sous ses fenêtres, d'où, ne cessant de nous examiner, et se croyant bravée, elle assouvissait son coeur par ses yeux, de rage et d'indignation. Les femmes ont toutes l'art de cacher leur fureur, surtout quand elle est vive; madame d'Épinay, violente, mais réfléchie, possède surtout cet art éminemment. Elle feignit de ne rien voir, de ne rien soupçonner; et dans le même temps qu'elle redoublait avec moi d'attentions, de soins, et presque d'agaceries, elle affectait d'accabler sa belle-soeur de procédés malhonnêtes et de marques d'un dédain qu'elle semblait vouloir me communiquer. On juge bien qu'elle ne réussissait pas; mais j'étais au supplice. Déchiré de sentiments contraires, en même temps que j'étais touché de ses caresses, j'avais peine à contenir ma colère, quand je la voyais manquer à madame d'Houdetot. La douceur angélique de celle-ci lui faisait tout endurer sans se plaindre, et même sans lui en savoir plus mauvais gré. Elle était d'ailleurs souvent si distraite, et toujours si peu sensible à ces choses-là , que la moitié du temps elle ne s'en apercevait pas. J'étais si préoccupé de ma passion, que, ne voyant rien que Sophie c'était un des noms de madame d'Houdetot, je ne remarquais pas même que j'étais devenu la fable de toute la maison et des survenants. Le baron d'Holbach, qui n'était jamais venu, que je sache, à la Chevrette, fut au nombre de ces derniers. Si j'eusse été aussi défiant que je le suis devenu dans la suite, j'aurais fort soupçonné madame d'Épinay d'avoir arrangé ce voyage, pour lui donner l'amusant cadeau de voir le citoyen amoureux. Mais j'étais alors si bête, que je ne voyais pas même ce qui crevait les yeux à tout le monde. Toute ma stupidité ne m'empêcha pourtant pas de trouver au baron l'air plus content, plus jovial qu'à son ordinaire. Au lieu de me regarder en noir selon sa coutume, il me lâchait cent propos goguenards, auxquels je ne comprenais rien. J'ouvrais de grands yeux sans rien répondre; madame d'Épinay se tenait les côtés de rire; je ne savais sur quelle herbe ils avaient marché. Comme rien ne passait encore les bornes de la plaisanterie, tout ce que j'aurais eu de mieux à faire, si je m'en étais aperçu, eût été de m'y prêter. Mais il est vrai qu'à travers la railleuse gaieté du baron l'on voyait briller dans ses yeux une maligne joie, qui m'aurait peut-être inquiété, si je l'eusse aussi bien remarquée alors, que je me la rappelai dans la suite. Un jour que j'allai voir madame d'Houdetot à Eaubonne, au retour d'un de ses voyages à Paris, je la trouvai triste, et je vis qu'elle avait pleuré. Je fus obligé de me contraindre, parce que madame de Blainville, soeur de son mari, était là ; mais sitôt que je pus trouver un moment, je lui marquai mon inquiétude. Ah! me dit-elle en soupirant, je crains bien que vos folies ne me coûtent le repos de mes jours. Saint-Lambert est instruit, et mal instruit. Il me rend justice; mais il a de l'humeur, dont, qui pis est, il me cache une partie. Heureusement je ne lui ai rien tu de nos liaisons, qui se sont faites sous ses auspices. Mes lettres étaient pleines de vous, ainsi que mon coeur je ne lui ai caché que votre amour insensé, dont j'espérais vous guérir, et dont, sans m'en parler, je vois qu'il me fait un crime. On nous a desservis, on m'a fait tort, mais n'importe. Ou rompons tout à fait, ou soyez tel que vous devez être. Je ne veux plus rien avoir à cacher à mon amant. Ce fut là le premier moment où je fus sensible à la honte de me voir humilié, par le sentiment de ma faute, devant une jeune femme, dont j'éprouvais les justes reproches, et dont j'aurais dû être le mentor. L'indignation que j'en ressentis contre moi-même eût suffi peut-être pour surmonter ma faiblesse, si la tendre compassion que m'inspirait la victime n'eût encore amolli mon coeur. Hélas! était-ce le moment de pouvoir l'endurcir, lorsqu'il était inondé par des larmes qui le pénétraient de toutes parts? Cet attendrissement se changea bientôt en colère contre les vils délateurs, qui n'avaient vu que le mal d'un sentiment criminel, mais involontaire, sans croire, sans imaginer même la sincère honnêteté de coeur qui le rachetait. Nous ne restâmes pas longtemps en doute sur la main dont partait le coup. Nous savions l'un et l'autre que madame d'Épinay était en commerce de lettres avec Saint-Lambert. Ce n'était pas le premier orage qu'elle avait suscité à madame d'Houdetot, dont elle avait fait mille efforts pour le détacher, et que les succès de quelques-uns de ces efforts faisaient trembler pour la suite. D'ailleurs, Grimm, qui, ce me semble, avait suivi M. de Castries à l'armée, était en Westphalie, aussi bien que Saint-Lambert; ils se voyaient quelquefois. Grimm avait fait, auprès de madame d'Houdetot, quelques tentatives qui n'avaient pas réussi; Grimm, très piqué, cessa tout à fait de la voir. Qu'on juge du sang-froid avec lequel, modeste comme on sait qu'il l'est, il lui supposait des préférences pour un homme plus âgé que lui, et dont lui, Grimm, depuis qu'il fréquentait les grands, ne parlait plus que comme de son protégé. Mes soupçons sur madame d'Épinay se changèrent en certitude, quand j'appris ce qui s'était passé chez moi. Quand j'étais à la Chevrette, Thérèse y venait souvent, soit pour m'apporter mes lettres, soit pour me rendre des soins nécessaires à ma mauvaise santé. Madame d'Épinay lui avait demandé si nous ne nous écrivions pas, madame d'Houdetot et moi. Sur son aveu, madame d'Épinay la pressa de lui remettre les lettres de madame d'Houdetot, l'assurant qu'elle les recachetterait si bien qu'il n'y paraÃtrait pas. Thérèse, sans montrer combien cette proposition la scandalisait, et même sans m'avertir, se contenta de mieux cacher les lettres qu'elle m'apportait précaution très heureuse; car madame d'Épinay la faisait guetter à son arrivée; et, l'attendant au passage, poussa plusieurs fois l'audace jusqu'à chercher dans sa bavette. Elle fit plus s'étant un jour invitée à venir, avec M. de Margency, dÃner à l'Ermitage pour la première fois depuis que j'y demeurais, elle prit le temps que je me promenais avec Margency, pour entrer dans mon cabinet avec la mère et la fille, et les presser de lui montrer les lettres de madame d'Houdetot. Si la mère eût su où elles étaient, les lettres étaient livrées; mais heureusement la fille seule le savait, et nia que j'en eusse conservé aucune. Mensonge assurément plein d'honnêteté, de fidélité, de générosité, tandis que la vérité n'eût été qu'une perfidie. Madame d'Épinay, voyant qu'elle ne pouvait la séduire, s'efforça de l'irriter par la jalousie, en lui reprochant sa facilité et son aveuglement. Comment pouvez-vous, lui dit-elle, ne pas voir qu'ils ont entre eux un commerce criminel? Si, malgré tout ce qui frappe vos yeux, vous avez besoin d'autres preuves, prêtez-vous donc à ce qu'il faut faire pour les avoir vous dites qu'il déchire les lettres de madame d'Houdetot aussitôt qu'il les a lues. Eh bien! recueillez avec soin les pièces, et donnez-les-moi; je me charge de les rassembler. Telles étaient les leçons que mon amie donnait à ma compagne. Thérèse eut la discrétion de me taire assez longtemps toutes ces tentatives; mais voyant mes perplexités, elle se crut obligée à me tout dire, afin que, sachant à qui j'avais affaire, je prisse mes mesures pour me garantir des trahisons qu'on me préparait. Mon indignation, ma fureur ne peut se décrire. Au lieu de dissimuler avec madame d'Épinay, à son exemple, et de me servir de contre-ruses, je me livrai sans mesure à l'impétuosité de mon naturel, et, avec mon étourderie ordinaire, j'éclatai tout ouvertement. On peut juger de mon imprudence par les lettres suivantes, qui montrent suffisamment la manière de procéder de l'un et de l'autre en cette occasion. Billet de madame d'Épinay, liasse A, no 44. "Pourquoi donc ne vous vois-je pas, mon cher ami? Je suis inquiète de vous. Vous m'aviez tant promis de ne faire qu'aller et venir de l'Ermitage ici. Sur cela, je vous ai laissé libre; et, point du tout, vous laissez passer huit jours. Si l'on ne m'avait pas dit que vous étiez en bonne santé, je vous croirais malade. Je vous attendais avant-hier ou hier, et je ne vous vois point arriver. Mon Dieu! qu'avez-vous donc? Vous n'avez point d'affaires; vous n'avez pas non plus de chagrins; car je me flatte que vous seriez venu sur-le-champ me les confier. Vous êtes donc malade! tirez-moi d'inquiétude bien vite, je vous en prie. Adieu, mon cher ami; que cet adieu me donne un bonjour de vous." RÉPONSE. "Ce mercredi matin. Je ne puis rien vous dire encore. J'attends d'être mieux instruit, et je le serai tôt ou tard. En attendant, soyez sûre que l'innocence accusée trouvera un défenseur assez ardent pour donner quelque repentir aux calomniateurs, quels qu'ils soient." Second billet de la même, liasse A, no 45. "Savez-vous que votre lettre m'effraye? Qu'est-ce qu'elle veut donc dire? Je l'ai relue plus de vingt-cinq fois. En vérité, je n'y comprends rien. J'y vois seulement que vous êtes inquiet et tourmenté, et que vous attendez que vous ne le soyez plus pour m'en parler. Mon cher ami, est-ce là ce dont nous étions convenus! Qu'est donc devenue cette amitié, cette confiance? et comment l'ai-je perdue? Est-ce contre moi ou pour moi que vous êtes fâché? Quoi qu'il en soit, venez dès ce soir, je vous en conjure; souvenez-vous que vous m'avez promis, il n'y a pas huit jours, de ne rien garder sur le coeur, et de me parler sur-le-champ. Mon cher ami, je vis dans cette confiance... Tenez, je viens encore de lire votre lettre je n'y conçois pas davantage; mais elle me fait trembler. Il me semble que vous êtes cruellement agité. Je voudrais vous calmer; mais comme j'ignore le sujet de vos inquiétudes, je ne sais que vous dire, sinon que me voilà tout aussi malheureuse que vous, jusqu'à ce que je vous aie vu. Si vous n'êtes pas ici ce soir à six heures, je pars demain pour l'Ermitage, quelque temps qu'il fasse et dans quelque état que je sois; car je ne saurais tenir à cette inquiétude. Bonjour, mon cher ami. A tout hasard, je risque de vous dire, sans savoir si vous en avez besoin ou non, de tâcher de prendre garde, et d'arrêter les progrès que fait l'inquiétude dans la solitude. Une mouche devient un monstre, je l'ai souvent éprouvé." RÉPONSE. "Ce mercredi soir. Je ne puis vous aller voir, ni recevoir votre visite, tant que durera l'inquiétude où je suis. La confiance dont vous parlez n'est plus, et il ne vous sera pas aisé de la recouvrer. Je ne vois à présent, dans votre empressement, que le désir de tirer des aveux d'autrui quelque avantage qui convienne à vos vues; et mon coeur, si prompt à s'épancher dans un coeur qui s'ouvre pour le recevoir, se ferme à la ruse et à la finesse. Je reconnais votre adresse ordinaire dans la difficulté que vous trouvez à comprendre mon billet. Me croyez-vous assez dupe pour penser que vous ne l'ayez pas compris? Non; mais je saurai vaincre vos subtilités à force de franchise. Je vais m'expliquer plus clairement, afin que vous m'entendiez encore moins. Deux amants bien unis et dignes de s'aimer me sont chers je m'attends bien que vous ne saurez pas qui je veux dire, à moins que je ne vous les nomme. Je présume qu'on a tenté de les désunir, et que c'est de moi qu'on s'est servi pour donner de la jalousie à l'un des deux. Le choix n'est pas fort adroit, mais il a paru commode à la méchanceté et cette méchanceté, c'est vous que j'en soupçonne. J'espère que ceci devient plus clair. Ainsi donc la femme que j'estime le plus aurait, de mon su, l'infamie de partager son coeur et sa personne entre deux amants, et moi celle d'être un de ces deux lâches? Si je savais qu'un seul moment de la vie vous eussiez pu penser ainsi d'elle et de moi, je vous haïrais jusqu'à la mort. Mais c'est de l'avoir dit, et non de l'avoir cru, que je vous taxe. Je ne comprends pas, en pareil cas, auquel c'est des trois que vous avez voulu nuire; mais si vous aimez le repos, craignez d'avoir eu le malheur de réussir. Je n'ai caché ni à vous, ni à elle, tout le mal que je pense de certaines liaisons; mais je veux qu'elles finissent par un moyen aussi honnête que sa cause, et qu'un amour illégitime se change en une éternelle amitié. Moi, qui ne fis jamais de mal à personne, servirais-je innocemment à en faire à mes amis? Non; je ne vous le pardonnerais jamais, je deviendrais votre irréconciliable ennemi. Vos secrets seuls seraient respectés; car je ne serai jamais un homme sans foi. Je n'imagine pas que les perplexités où je suis puissent durer bien longtemps. Je ne tarderai pas à savoir si je me suis trompé. Alors j'aurai peut-être de grands torts à réparer, et je n'aurai rien fait en ma vie de si bon coeur. Mais savez-vous comment je rachèterai mes fautes durant le peu de temps qui me reste à passer près de vous! En faisant ce que nul autre ne fera que moi; en vous disant franchement ce qu'on pense de vous dans le monde, et les brèches que vous avez à réparer à votre réputation. Malgré tous les prétendus amis qui vous entourent, quand vous m'aurez vu partir, vous pourrez dire adieu à la vérité; vous ne trouverez plus personne qui vous la dise." Troisième billet de la même, liasse A, no 46. "Je n'entendais pas votre lettre de ce matin je vous l'ai dit, parce que cela était. J'entends celle de ce soir, n'ayez pas peur que j'y réponde jamais je suis trop pressée de l'oublier; et quoique vous me fassiez pitié, je n'ai pu me défendre de l'amertume dont elle me remplit l'âme. Moi, user de ruses, de finesses avec vous! moi! accusée de la plus noire des infamies! Adieu; je regrette que vous ayez la... Adieu je ne sais ce que je dis... adieu je serai bien pressée de vous pardonner. Vous viendrez quand vous voudrez; vous serez mieux reçu que ne l'exigeraient vos soupçons. Dispensez-vous seulement de vous mettre en peine de ma réputation. Peu m'importe celle qu'on me donne. Ma conduite est bonne, et cela me suffit. Au surplus, j'ignorais absolument ce qui est arrivé aux deux personnes qui me sont aussi chères qu'à vous." Cette dernière lettre me tira d'un terrible embarras, et me replongea dans un autre qui n'était guère moindre. Quoique toutes ces lettres et réponses fussent allées et venues dans l'espace d'un jour avec une extrême rapidité, cet intervalle avait suffi pour en mettre entre mes transports de fureur, et pour me laisser réfléchir sur l'énormité de mon imprudence. Madame d'Houdetot ne m'avait rien tant recommandé que de rester tranquille, de lui laisser le soin de se tirer seule de cette affaire, et d'éviter, surtout dans le moment même, toute rupture et tout éclat; et moi, par les insultes les plus ouvertes et les plus atroces, j'allais achever de porter la rage dans le coeur d'une femme qui n'y était déjà que trop disposée. Je ne devais naturellement attendre, de sa part, qu'une réponse si fière, si dédaigneuse, si méprisante, que je n'aurais pu, sans la plus indigne lâcheté, m'abstenir de quitter sa maison sur-le-champ. Heureusement, plus adroite encore que je n'étais emporté, elle évita, par le tour de sa réponse, de me réduire à cette extrémité. Mais il fallait ou sortir, ou l'aller voir sur-le-champ; l'alternative était inévitable. Je pris le dernier parti, fort embarrassé de ma contenance, dans l'explication que je prévoyais. Car comment m'en tirer, sans compromettre ni madame d'Houdetot, ni Thérèse? Et malheur à celle que j'aurais nommée! Il n'y avait rien que la vengeance d'une femme implacable et intrigante ne me fÃt craindre pour celle qui en serait l'objet. C'était pour prévenir ce malheur que je n'avais parlé que de soupçons dans mes lettres, afin d'être dispensé d'énoncer mes preuves. Il est vrai que cela rendait mes emportements plus inexcusables, nuls simples soupçons ne pouvant m'autoriser à traiter une femme, et surtout une amie, comme je venais de traiter madame d'Épinay. Mais ici commence la grande et noble tâche que j'ai dignement remplie, d'expier mes fautes et mes faiblesses cachées, en me chargeant de fautes plus graves, dont j'étais incapable, et que je ne commis jamais. Je n'eus pas à soutenir la prise que j'avais redoutée, et j'en fus quitte pour la peur. A mon abord, madame d'Épinay me sauta au cou, en fondant en larmes. Cet accueil inattendu, et de la part d'une ancienne amie, m'émut extrêmement; je pleurai beaucoup aussi. Je lui dis quelques mots qui n'avaient pas grand sens; elle m'en dit quelques-uns qui en avaient encore moins, et tout finit là . On avait servi; nous allâmes à table, où dans l'attente de l'explication, que je croyais remise après le souper, je fis mauvaise figure; car je suis tellement subjugué par la moindre inquiétude qui m'occupe, que je ne saurais la cacher aux moins clairvoyants. Mon air embarrassé devait lui donner du courage; cependant elle ne risqua point l'aventure il n'y eut pas plus d'explication après le souper qu'avant. Il n'y en eut pas plus le lendemain; et nos silencieux tête-à -tête ne furent remplis que de choses indifférentes ou de quelques propos honnêtes de ma part, par lesquels, lui témoignant ne pouvoir encore rien prononcer sur le fondement de mes soupçons, je lui protestais avec bien de la vérité que s'ils se trouvaient mal fondés, ma vie entière serait employée à réparer leur injustice. Elle ne marqua pas la moindre curiosité de savoir précisément quels étaient ces soupçons, ni comment ils m'étaient venus; et tout notre raccommodement, tant de sa part que de la mienne, consista dans l'embrassement du premier abord. Puisqu'elle était seule offensée, au moins dans la forme, il me parut que ce n'était pas à moi de chercher un éclaircissement qu'elle ne cherchait pas elle-même, et je m'en retournai comme j'étais venu. Continuant au reste à vivre avec elle comme auparavant, j'oubliai bientôt presque entièrement cette querelle, et je crus bêtement qu'elle l'oubliait elle-même, parce qu'elle paraissait ne s'en plus souvenir. Ce ne fut pas là , comme on verra bientôt, le seul chagrin que m'attira ma faiblesse; mais j'en avais d'autres non moins sensibles, que je ne m'étais point attirés, et qui n'avaient pour cause que le désir de m'arracher de ma solitude, à force de m'y tourmenter. Ceux-ci me venaient de la part de Diderot et des holbachiens. Depuis mon établissement à l'Ermitage, Diderot n'avait cessé de m'y harceler, soit par lui-même, soit par Deleyre; et je vis bientôt, aux plaisanteries de celui-ci sur mes courses boscaresques, avec quel plaisir ils avaient travesti l'ermite en galant berger. Mais il n'était pas question de cela dans mes prises avec Diderot; elles avaient des causes plus graves. Après la publication du Fils naturel, il m'en avait envoyé un exemplaire, que j'avais lu avec l'intérêt et l'attention qu'on donne aux ouvrages d'un ami. En lisant l'espèce de poétique en dialogue qu'il y a jointe, je fus surpris, et même un peu contristé, d'y trouver, parmi plusieurs choses désobligeantes mais tolérables, contre les solitaires, cette âpre et dure sentence, sans aucun adoucissement Il n'y a que le méchant qui soit seul. Cette sentence est équivoque, et présente deux sens, ce me semble l'un très vrai, l'autre très faux puisqu'il est même impossible qu'un homme qui est et veut être seul puisse et veuille nuire à personne, et par conséquent qu'il soit un méchant. La sentence en elle-même exigeait donc une interprétation; elle l'exigeait bien plus encore de la part d'un auteur qui, lorsqu'il imprimait cette sentence, avait un ami retiré dans une solitude. Il me paraissait choquant et malhonnête, ou d'avoir oublié en la publiant cet ami solitaire, ou, s'il s'en était souvenu, de n'avoir pas fait, du moins en maxime générale, l'honorable et juste exception qu'il devait non seulement à cet ami, mais à tant de sages respectés, qui dans tous les temps ont cherché le calme et la paix dans la retraite, et dont, pour la première fois depuis que le monde existe, un écrivain s'avise, avec un seul trait de plume, de faire indistinctement autant de scélérats. J'aimais tendrement Diderot, je l'estimais sincèrement, et je comptais avec une entière confiance sur les mêmes sentiments de sa part. Mais, excédé de son infatigable obstination à me contrarier éternellement sur mes goûts, mes penchants, ma manière de vivre, sur tout ce qui n'intéressait que moi seul; révolté de voir un homme plus jeune que moi vouloir à toute force me gouverner comme un enfant; rebuté de sa facilité à promettre, et de sa négligence à tenir; ennuyé de tant de rendez-vous donnés et manqués de sa part, et de sa fantaisie d'en donner toujours de nouveaux, pour y manquer derechef; gêné de l'attendre inutilement trois ou quatre fois par mois, les jours marqués par lui-même, et de dÃner seul le soir, après être allé au-devant de lui jusqu'à Saint-Denis, et l'avoir attendu toute la journée j'avais déjà le coeur plein de ses torts multipliés. Ce dernier me parut plus grave, et me navra davantage. Je lui écrivis pour m'en plaindre, mais avec une douceur et un attendrissement qui me fit inonder mon papier de mes larmes; et ma lettre était assez touchante pour avoir dû lui en tirer. On ne devinerait jamais quelle fut sa réponse sur cet article la voici mot pour mot liasse A, no 33 "Je suis bien aise que mon ouvrage vous ait plu, qu'il vous ait touché. Vous n'êtes pas de mon avis sur les ermites; dites-en tant de bien qu'il vous plaira, vous serez le seul au monde dont j'en penserai encore y aurait-il bien à dire là -dessus, si l'on pouvait vous parler sans vous fâcher Une femme de quatre-vingts ans! etc. On m'a dit une phrase d'une lettre du fils de madame d'Épinay, qui a dû vous peiner beaucoup, ou je connais mal le fond de votre âme." Il faut expliquer les deux dernières phrases de cette lettre. Au commencement de mon séjour à l'Ermitage, madame le Vasseur parut s'y déplaire, et trouver l'habitation trop seule. Ses propos là -dessus m'étant revenus, je lui offris de la renvoyer à Paris, si elle s'y plaisait davantage; d'y payer son loyer, et d'y prendre le même soin d'elle que si elle était encore avec moi. Elle rejeta mon offre, me protesta qu'elle se plaisait fort à l'Ermitage, que l'air de la campagne lui faisait du bien; et l'on voyait que cela était vrai; car elle y rajeunissait pour ainsi dire, et s'y portait beaucoup mieux qu'à Paris. Sa fille m'assura même qu'elle eût été dans le fond très fâchée que nous quittassions l'Ermitage, qui réellement était un séjour charmant, aimant fort le petit tripotage du jardin et des fruits, dont elle avait le maniement; mais qu'elle avait dit ce qu'on lui avait fait dire, pour tâcher de m'engager à retourner à Paris. Cette tentative n'ayant pas réussi, ils tâchèrent d'obtenir, par le scrupule, l'effet que la complaisance n'avait pas produit, et me firent un crime de garder là cette vieille femme, loin des secours dont elle pouvait avoir besoin à son âge; sans songer qu'elle et beaucoup d'autres vieilles gens, dont l'excellent air du pays prolonge la vie, pouvaient tirer ces secours de Montmorency, que j'avais à ma porte; et comme s'il n'y avait des vieillards qu'à Paris, et que partout ailleurs ils fussent hors d'état de vivre. Madame le Vasseur, qui mangeait beaucoup et avec une extrême voracité, était sujette à des débordements de bile et à de fortes diarrhées, qui lui duraient quelques jours, et lui servaient de remède. A Paris, elle n'y faisait jamais rien, et laissait agir la nature. Elle en usait de même à l'Ermitage, sachant bien qu'il n'y avait rien de mieux à faire. N'importe; parce qu'il n'y avait pas des médecins et des apothicaires à la campagne, c'était vouloir sa mort que de l'y laisser, quoiqu'elle s'y portât très bien. Diderot aurait dû déterminer à quel âge il n'est plus permis, sous peine d'homicide, de laisser vivre les vieilles gens hors de Paris. C'était là une des deux accusations atroces sur lesquelles il ne m'exceptait pas de sa sentence, qu'il n'y avait que le méchant qui fût seul; et c'était ce que signifiait son exclamation pathétique et l'et coetera qu'il y avait bénignement ajouté Une femme de quatre-vingts ans! etc. Je crus ne pouvoir mieux répondre à ce reproche qu'en m'en rapportant à madame le Vasseur elle-même. Je la priai d'écrire naturellement son sentiment à madame d'Épinay. Pour la mettre plus à son aise, je ne voulus point voir sa lettre, et je lui montrai celle que je vais transcrire, et que j'écrivais à madame d'Épinay, au sujet d'une réponse que j'avais voulu faire à une autre lettre de Diderot encore plus dure, et qu'elle m'avait empêché d'envoyer. "Ce jeudi. Madame le Vasseur doit vous écrire, ma bonne amie; je l'ai priée de vous dire sincèrement ce qu'elle pense. Pour la mettre bien à son aise, je lui ai dit que je ne voulais point voir sa lettre, et je vous prie de ne me rien dire de ce qu'elle contient. Je n'enverrai pas ma lettre, puisque vous vous y opposez; mais, me sentant très grièvement offensé, il y aurait, à convenir que j'ai tort, une bassesse et une fausseté que je ne saurais me permettre. L'Évangile ordonne bien à celui qui reçoit un soufflet d'offrir l'autre joue, mais non pas de demander pardon. Vous souvenez vous de cet homme de la comédie, qui crie, en donnant des coups de bâton? Voilà le rôle du philosophe. Ne vous flattez pas de l'empêcher de venir par le mauvais temps qu'il fait. Sa colère lui donnera le temps et les forces que l'amitié lui refuse, et ce sera la première fois de sa vie qu'il sera venu le jour qu'il avait promis. Il s'excédera pour venir me répéter de bouche les injures qu'il me dit dans ses lettres; je ne les endurerai rien moins que patiemment. Il s'en retournera être malade à Paris; et moi je serai, selon l'usage, un homme fort odieux. Que faire? Il faut souffrir. Mais n'admirez-vous pas la sagesse de cet homme qui voulait me venir prendre à Saint-Denis en fiacre, y dÃner, me ramener en fiacre; et à qui, huit jours après liasse A, no 34, sa fortune ne permet plus d'aller à l'Ermitage autrement qu'à pied? Il n'est pas absolument impossible, pour parler son langage, que ce soit là le ton de la bonne foi; mais, en ce cas, il faut qu'en huit jours il soit arrivé d'étranges changements dans sa fortune. Je prends part au chagrin que vous donne la maladie de madame votre mère; mais vous voyez que votre peine n'approche pas de la mienne. On souffre moins encore à voir malades les personnes qu'on aime, qu'injustes et cruelles. Adieu, ma bonne amie voici la dernière fois que je vous parlerai de cette malheureuse affaire. Vous me parlez d'aller à Paris, avec un sang-froid qui me réjouirait dans un autre temps." J'écrivis à Diderot ce que j'avais fait au sujet de madame le Vasseur, sur la proposition de madame d'Épinay elle-même; et madame le Vasseur ayant choisi, comme on peut bien croire, de rester à l'Ermitage, où elle se portait très bien, où elle avait toujours compagnie, et où elle vivait très agréablement, Diderot, ne sachant plus de quoi me faire un crime, m'en fit un de cette précaution de ma part, et ne laissa pas de m'en faire un autre de la continuation du séjour de madame le Vasseur à l'Ermitage, quoique cette continuation fût de son choix, et qu'il n'eût tenu et ne tÃnt toujours qu'à elle de retourner vivre à Paris, avec les mêmes secours de ma part qu'elle avait auprès de moi. Voilà l'explication du premier reproche de la lettre de Diderot, no 33. Celle du second est dans sa lettre no 34. "Le Lettré c'était un nom de plaisanterie donné par Grimm au fils de madame d'Épinay, le Lettré a dû vous écrire qu'il y avait sur le rempart vingt pauvres qui mouraient de faim et de froid, et qui attendaient le liard que vous leur donniez. C'est un échantillon de notre petit babil... et si vous entendiez le reste, il vous amuserait comme cela." Voici ma réponse à ce terrible argument, dont Diderot paraissait si fier. "Je crois avoir répondu au Lettré, c'est-à -dire au fils d'un fermier général, que je ne plaignais pas les pauvres qu'il avait aperçus sur le rempart attendant mon liard; qu'apparemment il les en avait amplement dédommagés; que je l'établissais mon substitut; que les pauvres de Paris n'auraient pas à se plaindre de cet échange; que je n'en trouverais pas aisément un aussi bon pour ceux de Montmorency, qui en avaient beaucoup plus de besoin. Il y a ici un bon vieillard respectable, qui, après avoir passé sa vie à travailler, ne le pouvant plus, meurt de faim sur ses vieux jours. Ma conscience est plus contente des deux sous que je lui donne tous les lundis, que des cent liards que j'aurais distribués à tous les gueux du rempart. Vous êtes plaisants, vous autres philosophes, quand vous regardez tous les habitants des villes comme les seuls hommes auxquels vos devoirs vous lient. C'est à la campagne qu'on apprend à aimer et à servir l'humanité; on n'apprend qu'à la mépriser dans les villes." Tels étaient les singuliers scrupules sur lesquels un homme d'esprit avait l'imbécillité de me faire sérieusement un crime de mon éloignement de Paris, et prétendait me prouver, par mon propre exemple, qu'on ne pouvait vivre hors de la capitale sans être un méchant homme. Je ne comprends pas aujourd'hui comment j'eus la bêtise de lui répondre et de me fâcher, au lieu de lui rire au nez pour toute réponse. Cependant les décisions de madame d'Épinay et les clameurs de la coterie holbachique avaient tellement fasciné les esprits en sa faveur, que je passais généralement pour avoir tort dans cette affaire, et que madame d'Houdetot elle-même, grande enthousiaste de Diderot, voulut que j'allasse le voir à Paris, et que je fisse toutes les avances d'un raccommodement qui, tout sincère et entier qu'il fût de ma part, se trouva pourtant peu durable. L'argument victorieux sur mon coeur, dont elle se servit, fut qu'en ce moment Diderot était malheureux. Outre l'orage excité contre l'Encyclopédie, il en essuyait alors un très violent au sujet de sa pièce, que, malgré la petite histoire qu'il avait mise à la tête, on l'accusait d'avoir prise en entier de Goldoni. Diderot, plus sensible encore aux critiques que Voltaire, en était alors accablé. Madame de Graffigny avait même eu la méchanceté de faire courir le bruit que j'avais rompu avec lui à cette occasion. Je trouvai qu'il y avait de la justice et de la générosité de prouver publiquement le contraire; et j'allai passer deux jours, non seulement avec lui, mais chez lui. Ce fut, depuis mon établissement à l'Ermitage, mon second voyage à Paris. J'avais fait le premier pour courir au pauvre Gauffecourt, qui eut une attaque d'apoplexie dont il n'a jamais été bien remis, et durant laquelle je ne quittai pas son chevet qu'il ne fût hors d'affaire. Diderot me reçut bien. Que l'embrassement d'un ami peut effacer de torts! Quel ressentiment peut, après cela, rester dans le coeur? Nous eûmes peu d'explications. Il n'en est pas besoin pour des invectives réciproques. Il n'y a qu'une chose à faire, savoir, de les oublier. Il n'y avait point eu de procédés souterrains, du moins qui fussent à ma connaissance ce n'était pas comme avec madame d'Épinay. Il me montra le plan du Père de famille. Voilà , lui dis-je, la meilleure défense du Fils naturel. Gardez le silence, travaillez cette pièce avec soin, et puis jetez-la tout d'un coup au nez de vos ennemis pour toute réponse. Il le fit, et s'en trouva bien. Il y avait près de six mois que je lui avais envoyé les deux premières parties de la Julie, pour m'en dire son avis. Il ne les avait pas encore lues. Nous en lûmes un cahier ensemble. Il trouva tout cela feuillu, ce fut son terme; c'est-à -dire chargé de paroles et redondant. Je l'avais déjà bien senti moi-même mais c'était le bavardage de la fièvre; je ne l'ai jamais pu corriger. Les dernières parties ne sont pas comme cela. La quatrième surtout, et la sixième, sont des chefs-d'oeuvre de diction. Le second jour de mon arrivée, il voulut absolument me mener souper chez M. d'Holbach. Nous étions loin de compte; car je voulais même rompre l'accord du manuscrit de chimie, dont je m'indignais d'avoir l'obligation à cet homme-là . Diderot l'emporta sur tout. Il me jura que M. d'Holbach m'aimait de tout son coeur; qu'il fallait lui pardonner un ton qu'il prenait avec tout le monde, et dont ses amis avaient plus à souffrir que personne. Il me représenta que refuser le produit de ce manuscrit, après l'avoir accepté deux ans auparavant, était un affront au donateur, qu'il n'avait pas mérité; et que ce refus pourrait même être mésinterprété, comme un secret reproche d'avoir attendu si longtemps d'en conclure le marché. Je vois d'Holbach tous les jours, ajouta-t-il; je connais mieux que vous l'état de son âme. Si vous n'aviez pas lieu d'en être content, croyez-vous votre ami capable de vous conseiller une bassesse? Bref, avec ma faiblesse ordinaire, je me laissai subjuguer, et nous allâmes souper chez le baron, qui me reçut à son ordinaire. Mais sa femme me reçut froidement, et presque malhonnêtement. Je ne reconnus plus cette aimable Caroline qui marquait avoir pour moi tant de bienveillance étant fille. J'avais cru sentir, dès longtemps auparavant, que, depuis que Grimm fréquentait la maison d'Aine, on ne m'y voyait plus d'aussi bon oeil. Tandis que j'étais à Paris, Saint-Lambert y arriva de l'armée. Comme je n'en savais rien, je ne le vis qu'après mon retour en campagne, d'abord à la Chevrette, et ensuite à l'Ermitage, où il vint avec madame d'Houdetot me demander à dÃner. On peut juger si je les reçus avec plaisir! Mais j'en pris bien plus encore à voir leur bonne intelligence. Content de n'avoir pas troublé leur bonheur, j'en étais heureux moi-même; et je puis jurer que durant toute ma folle passion, mais surtout en ce moment, quand j'aurais pu lui ôter madame d'Houdetot, je ne l'aurais pas voulu faire, et je n'en aurais pas même été tenté. Je la trouvais si aimable, aimant Saint-Lambert, que je m'imaginais à peine qu'elle eût pu l'être autant en m'aimant moi-même; et, sans vouloir troubler leur union, tout ce que j'ai le plus véritablement désiré d'elle dans mon délire, était qu'elle se laissât aimer. Enfin, de quelque violente passion que j'aie brûlé pour elle, je trouvais aussi doux d'être le confident que l'objet de ses amours, et je n'ai jamais un moment regardé son amant comme mon rival, mais toujours comme mon ami. On dira que ce n'était pas encore là de l'amour soit; mais c'était donc plus. Pour Saint-Lambert, il se conduisit en honnête homme et judicieux comme j'étais le seul coupable, je fus aussi le seul puni, et même avec indulgence. Il me traita durement, mais amicalement; et je vis que j'avais perdu quelque chose dans son estime, mais rien dans son amitié. Je m'en consolai, sachant que l'une me serait bien plus facile à recouvrer que l'autre, et qu'il était trop sensé pour confondre une faiblesse involontaire et passagère avec un vice de caractère. S'il y avait de ma faute dans tout ce qui s'était passé, il y en avait bien peu. Était-ce moi qui avais recherché sa maÃtresse? N'était-ce pas lui qui me l'avait envoyée? N'était-ce pas elle qui m'avait cherché? Pouvais-je éviter de la recevoir? Que pouvais-je faire? Eux seuls avaient fait le mal, et c'était moi qui l'avais souffert. A ma place, il en eût fait autant que moi, peut-être pis car enfin, quelque fidèle, quelque estimable que fût madame d'Houdetot, elle était femme; il était absent, les occasions étaient fréquentes, les tentations étaient vives, et il lui eût été bien difficile de se défendre toujours avec le même succès contre un homme plus entreprenant. C'était assurément beaucoup pour elle et pour moi, dans une pareille situation, d'avoir pu poser des limites que nous ne nous soyons jamais permis de passer. Quoique je me rendisse, au fond de mon coeur, un témoignage assez honorable, tant d'apparences étaient contre
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Voiciun p'tit retour en images des ateliers du mois d'octobre, sur le thème des pommes : après une dégustation à la découverte de la grande variété des pommes, les plus grands sont repartis avec de belles tartelettes et les plus petits avec de délicieux crumbles d'automne. Merci à Entre2Mondes à Créon et Les Échos Ludiques à Izon de m'accueillir.
Voilà, j'ai racheter il y a peu bourse de l'AFT un couple de Wiliamsii à des allemends. Autant dire ce qui est, c'est un import de mer*e! Enfin bref... Aucun soucis pour la femelle, elle est vive. Le male en revanche semble avoir un problème, il n'accroche pas aux vitre, ce n'est pas lié à un surplus d'humidité. De plus, il lui manque deux doigt à la patte avant.... Je l'ai isoler et je lui ai aménage un peu un terrarium pour lui liège en plaque incliné, bien sec, lui permettant de grimper un petit peu. Une idée sur la cause de ce problème? + Cest un peuple qui balaie son entrée quelques minutes après un bombardement pour offrir le café à ses visiteurs. Qui colle du nylon sur ses fenêtres parce qu’il ne peut plus se payer une vitre.
Puisque chaque colle a un usage particulier, le choix de la colle à utiliser en modélisme doit faire l'objet de toute l'attention du tour d'horizon des différentes colles et de leurs convient tout d'abord de bien différencier quel type de collage on doit effectuer. En effet, le choix d'une colle dépend en premier lieu de la matière dont sont composées les pièces à coller. On n'utilisera pas la même colle selon que l'on doit coller des pièces en plastiques d'une maquette, du métal ou encore des éléments de différents types de colleLa colle pour maquette plastiqueElle se présente sous une forme plus ou moins liquide avec un temps de séchage suffisamment lent pour permettre de positionner les pièces à coller sans se précipiter. Les flacons des colles à maquettes plastiques sont pourvus soit d'un pinceau fin permettant l'application précise de la colle, et généralement intégré à l'intérieur du bouchon, soit d'une aiguille fine permettant la distribution d'une petite quantité de colle pour plastique a la particularité de faire légèrement fondre le plastique, les 2 pièces plastiques à coller se soudant alors l'une à l'autre. C'est une colle qui ne colle pas aux doigts et ne colle que le plastique. Elle sera donc inefficace avec d'autre résultat du collage est particulièrement propre, puisque les 2 pièces soudées par la colle sont complètement gamme de colle comprend la colle Tamiya Thin Cement, très appréciée des maquettistes pour sa fluidité et son collage parfait, ou encore les colles Revell Contacta et Faller Super Expert avec son applicateur aiguille qui permet de déposer une micro goutte de colle même dans les endroits peu colle cyanoacrylateLa colle cyanoacrylate permet de coller à peu près tout plastique, mais aussi métal, bois, porcelaine, caoutchouc...Elle peut donc servir pour le collage des maquettes plastiques, mais également des éléments en photodécoupe par exemple. Si la Super Glue peut être utilisée, elle présente néanmoins quelques inconvénients. Les solvants qui la composent ont tendance à faire blanchir le plastique en s'évaporant. C'est particulièrement gênant à proximité des vitrages et autres plastiques qui doivent rester plus, elle a tendance à sécher rapidement à l'air, ne laissant que peu de marge de manoeuvre pour positionner les lui préfèrera une colle cyanoacrylate anaérobie comme la Colle 21, bien connue des maquettistes, dont le collage ne s'effectue qu'en absence d'air, c'est à dire uniquement quand les 2 pièces à coller seront en plus, l'absence de solvant limite les traces blanches dues aux collage avec ce type de colle est presque instantané. La prise dure en effet seulement quelques faut donc être très précis pour le positionnement des pièces car la marge de manoeuvre est faible. Toutefois, la colle cyano peut être très utile quand il s'agit de coller de petites pièces qui ont un faible point de activateur de colle cyano permet d'accélérer la prise, pour un collage instantané définitif. De même, une poudre de charge sorte de poudre très fine permet de combler des interstices. On met un peu de poudre et une goutte de colle, l'interstice est alors comblé, ce qui peut s'avérer utile pour des maquettes dont les pièces ne sont pas parfaitement colle blancheUtilisée pour coller le bois, le carton, la colle blanche trouve aussi son utilisation dans le collage des éléments de décors, comme le sert aussi à coller le ballast sur les voies de chemin de fer miniature, le sable et le gravier des diorama. Dans ce cas, elle sera fortement diluée pour obtenir une consistance proche de celle du lait et versée à la pipette sur le ballast ou sable préalablement humidifié afin de ne pas déplacer les grains lors du versement de la de réduire les bruits de roulement des trains miniatures, l'utilisation d'une colle blanche souple, comme la Foam Tack Glue de Woodland Scenics ou d'une colle contenant du latex colle pour ballast HEKI permet d'atténuer fortement les bruits. En effet, cette colle reste souple en séchant, permettant d'éviter l'effet de coque généralement obtenu avec les colles blanches classiques. On obtiendra un résultat similaire avec l'excellente colle à reliure de Cléopâtre. La colle blanche est également idéale pour positionner les éléments de décors tels que les personnages. Elle peut être conditionnée en petit pot, en biberon avec bec verseur ou en bidon jusqu'à 1 colle en bombeLa colle en bombe à pulvériser est idéale pour la réalisation d'arbres, le flocage ou encore pour coller proprement un fond de peut être repositionnable ou permanente, avec un pouvoir d'adhérence plus ou moins la réalisation d'arbre, il suffit de vaporiser la colle sur les branches et de saupoudrer de flocage. On pourra de même encoller une surface pour la recouvrir de flocages fibres afin de reproduire l'herbe. Dans ce cas, un appareil électrostatique permettant de redresser les fibres s'avère également très colle thermofusibleElle se présente sous forme de bâtonnets durs de 7 ou 12 mm de diamètre et d'une dizaine de centimètres de long. Elle nécessite un pistolet à colle spécial qui permet de chauffer le bâtonnet. La colle liquéfiée est alors distribuée par l'embout du pistolet. Très pratique pour le collage rapide d'éléments de décors comme les arbres. Il suffit encoller l'extrémité du tronc et de le placer dans un trou préalablement percé. La prise est quasi instantanée car la colle refroidit très vite une fois expulsée du pistolet et redevient dure. La colle thermofusible peut également être utilisée pour la construction du relief, par exemple, l'encollage rapide d'une structure en polystyrène. La colle bi-composantsLa colle bi-composants est une colle epoxy dont la plus connue est l' se compose d'une résine epoxy sous forme plus ou moins pâteuse qu'il faut mélanger à part égale avec un durcisseur. Le mélange obtenu permet d'obtenir, une fois sec, un collage extrêmement résistant. Elle est idéale pour le collage de kits en plâtre par exemple. La colle pour vitragesAfin de ne pas laisser de traces sur les vitrages des maquettes, l'utilisation d'une colle pour vitrage permet un collage propre et invisible. Idéal pour les cockpits d'avion, les vitres de véhicules mais aussi de fenêtres de bâtiments comme le permet par exemple la colle Clearfix d'Humbrol.
RpNA.
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  • bonhomme qui colle aux vitres ne colle plus